LIII Gauvain puni

S’étant séparé de ses compagnons, il erra longtemps par la terre de Logres. Un jour qu’il chevauchait dans une forêt, pensif et songeant tristement qu’il n’avait nouvelles de Merlin, il croisa une demoiselle montée sur le plus beau palefroi du monde, noir, harnaché d’une selle d’ivoire aux étriers dorés, dont la housse écarlate battait à terre, et dont le frein était d’or et les rênes d’orfroi. Elle-même était vêtue de samit blanc et, pour éviter le hâle, elle avait la tête voilée de lin et de soie. Gauvain, perdu dans sa rêverie, ne la vit pas. Alors, après l’avoir dépassé, elle fit tourner son palefroi et lui dit :

– Gauvain, on assure que tu es le meilleur chevalier du monde, et c’est vrai ; mais on ajoute que tu en es le plus courtois, et ici cloche la renommée, car tu en es le plus vilain. Tu me rencontres seule en cette forêt, loin de tous, et tu n’as pas même la douceur et l’humilité de me saluer et me parler !

– Demoiselle, dit Gauvain tout confus, je vous supplie de me pardonner.

– S’il plaît à Dieu, tu le payeras cher ! Et une autre fois, tu te souviendras de saluer les dames quand tu les rencontreras. Je te souhaite de ressembler au premier homme que tu verras.

Or, messire Gauvain n’avait pas chevauché une lieue galloise qu’il croisa le nain et sa mie. Dès qu’il aperçut la demoiselle, il se rappela la leçon qu’il venait de s’attirer et s’empressa de la saluer :

– Que Dieu vous donne la joie, et à votre compagnie !

– Que Dieu vous donne bonne aventure ! répliquèrent courtoisement le nain et la demoiselle.

À peine l’avaient-ils dépassé que le nain sentit qu’il reprenait sa première forme, et il devint un jeune homme de vingt-deux ans, droit, haut et large d’épaules, si bien qu’il lui fallut ôter ses armes qui n’étaient plus à sa taille. Quand elle vit son ami retrouver ainsi sa beauté, la demoiselle lui jeta ses bras au col et le baisa plus de cent fois de suite ; et tous deux remercièrent Notre Seigneur et s’en furent à grande joie, bénissant le chevalier qui leur avait ainsi porté bonheur.

Cependant messire Gauvain n’avait pas chevauché trois traits d’arc qu’il sentit les manches de son haubert lui descendre au delà des mains et les pans lui en couvrir les chevilles ; ses deux pieds n’atteignaient plus les étriers et son écu s’élevait maintenant au-dessus de sa tête : en sorte qu’il comprit qu’il était devenu nain. Il en fut si peiné qu’il s’en fallut de peu qu’il ne s’occît ! À la lisière de la forêt, il s’approcha d’un rocher sur lequel il descendit, et là il raccourcit ses étrivières, releva les manches et les pans de son haubert et aussi ses chausses de fer qu’il fixa par des courroies, bref il s’accommoda du mieux qu’il put ; après quoi il reprit sa route, bien angoissé, pour accomplir son serment. Mais vainement il demandait à tous des nouvelles de Merlin : il ne recueillait que moqueries et brocarts, et personne au reste n’en savait. Quand il eut parcouru tout le royaume de Logres et qu’il vit que le terme de son retour approchait, il se désola plus que jamais.

– Ha ! pensait-il, que ferai-je ? J’ai juré à monseigneur mon oncle de revenir après un an et un jour, et pourtant comment oserai-je me montrer à sa cour, ridicule et défiguré comme je suis ? Mais je ne me parjurai point.

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