XVIII La bataille de Carohaise

Lorsqu’ils arrivèrent à Carohaise en Carmélide, le roi Léodagan était en conseil dans son palais avec ses barons. Ils se présentèrent en se tenant tous par la main, et saluèrent le roi l’un après l’autre. Puis le roi Ban, qui savait très bien discourir, déclara qu’ils venaient offrir leurs services à condition qu’on ne leur demandât point leurs noms ; et Léodagan les ayant acceptés, ils allèrent, conduits par Merlin, se loger chez un vavasseur appelé Blaire, riche et prud’homme, dont la femme bonne à Dieu et au siècle, se nommait Lionelle.

Ils n’étaient pas arrivés depuis une semaine que l’armée ennemie parut devant Carohaise. Le conseiller de Rome, Ponce Antoine, qui était un très bon et preux chevalier, menait les Romains, le duc Frolle les Allemands, et le roi Claudas les gens de la Terre Déserte.

C’était un mardi soir, 30 avril. Dès que les guetteurs aperçurent au loin les premiers coureurs ennemis et la fumée des incendies, on ferma les portes et tout le monde courut aux armes. Les chevaliers de Léodagan se formèrent sous l’enseigne du roi, d’azur à trois bandes d’or, que portait le sénéchal Cléodalis. Arthur et ses bons compagnons se rassemblèrent autour de la bannière de Merlin ; on y voyait un petit dragon à queue longue et tordue, qui semblait lancer des flammes et dont on eût cru que la langue bougeait sans cesse dans la gueule béante.

Cependant les premiers coureurs ennemis arrivaient au bord du fossé. Ils lancèrent insolemment leurs javelots contre la porte ; puis ils firent tourner leurs chevaux et s’occupèrent à rassembler les bestiaux abandonnés dans les champs par les paysans.

Lorsqu’il vit cela, Merlin, suivi de ses compagnons, se fraya un passage jusqu’à la porte.

– Ouvre, et laisse-nous sortir, commanda-t-il au portier.

– Pas avant d’avoir reçu l’ordre du roi.

– Ouvre, ou malheur à toi !

Et il pose la main sur le fléau, le soulève, écarte ainsi les battants aussi aisément que s’ils n’eussent été clos par une bonne serrure, fait tomber le pont en le poussant rudement, et sort avec les siens ; après quoi le pont se relève de lui-même, la porte se referme toute seule, le pène tourne sans aide et le fléau retombe de son propre mouvement.

Cependant, les quarante et un compagnons se jetaient sur une troupe d’Allemands qui emmenaient du bétail et la dispersaient ; puis ils s’occupaient à grouper les bêtes pour les ramener vers la cité. Mais, à la sonnerie des timbres, des cors, des buccines et des tambours, les Allemands se rassemblèrent rapidement, et bientôt toute l’armée du duc Frolle galopa sur Arthur et les siens.

– Sainte Marie Notre Dame, priez votre cher Fils qu’il nous aide et soutienne ! Poignez, francs chevaliers ! Ores on verra qui preux sera !

Ayant dit, Merlin donne un coup de sifflet : aussitôt une rafale de vent soulève un immense tourbillon de poussière, à l’abri duquel, lâchant le frein et piquant des deux, les compagnons se précipitent sur les ennemis aveuglés et en font un terrible carnage. À cette vue, Léodagan fait à son tour sortir en rase campagne ses chevaliers en deux corps, l’un sous ses ordres, l’autre sous ceux du sénéchal Cléodalis. Mais il est rudement reçu par les gens du roi Claudas de la Déserte et de Ponce Antoine ; les lances se heurtent, les épées frappent les heaumes et les écus, et le bruit du combat devient tel qu’on n’eût point entendu Dieu tonner : les habitants de la ville en étaient tout assourdis.

Or, il arriva que les gens de Léodagan furent enfoncés par ceux de la Déserte, et que le roi fut renversé de son cheval et pris. Merlin le sut dans le même instant, à l’autre bout du champ de bataille.

– À moi, francs chevaliers ! cria-t-il en levant son enseigne flamboyante.

Et les quarante compagnons se rassemblent derrière lui au grand galop. Ils fondent comme une tempête sur les chevaliers qui emmenaient le roi, les tuent ou les dispersent et délivrent Léodagan ; puis, après lui avoir donné de nouvelles armes et un destrier, ils repartent à toute allure derrière leur porte-enseigne, sur leurs chevaux dégouttants de sueur ; s’élancent à la rescousse de Cléodalis qui avait fort à faire contre les Romains ; abattent de leur premier choc ce qu’ils trouvent devant eux, et se mettent à frapper comme charpentiers sur poutres.

Ponce Antoine, qui était un des plus preux chevaliers du monde, ne put souffrir de les voir ainsi travailler : il rassembla ses meilleurs hommes et chargea avec eux au milieu de la mêlée.

À nouveau les chevaliers de Cléodalis plièrent et déjà plusieurs des compagnons de Merlin étaient renversés. Mais le roi Arthur jura de s’essayer au Romain qui bataillait de la sorte. Il fut prendre de ses écuyers une nouvelle lance, roide, à fer tranchant, et revint au galop.

– Sire, lui cria le roi Ban, que voulez-vous faire ? Vous êtes trop jeune et trop petit pour jouter contre un si grand diable. Laissez-moi aller, qui suis votre aîné, et plus fort, et plus haut.

– Je ne saurais jamais ce que je vaux, repartit le roi, si je ne m’essayais contre un chacun.

Et il pique des deux si rudement que le sang sort des flancs de son destrier ; sous les fers du cheval le sol résonne et les pierres volent comme grêle. Le Romain s’adresse à sa rencontre ; mais Arthur lui transperce l’écu, le haubert et le corps, de manière que le fer et une brasse au moins du bois de sa lance passent outre l’échine : et Ponce Antoine tombe mort. Ainsi le roi tire sa bonne épée Excalibur dont il fait merveilles, coupant bras, poings et têtes. Ah ! le beau damoisel ! À le voir, la fille du roi Léodagan, les dames, les pucelles, qui regardaient le combat sur le mur de la ville, tendent leurs mains vers le ciel en priant Notre Seigneur en pleurant de pitié pour le rude travail d’armes qu’il souffre, si jeune encore et si petit.

Cependant, le roi Ban de Benoïc, qui était très grand et large d’épaules, cherchait partout son ennemi mortel le roi Claudas de la Déserte. Midi était déjà passé lorsqu’il l’aperçut au milieu de sa gent : aussitôt il se précipite droit sur lui, renversant tout au passage ; déjà il lève à deux mains son épée : le roi Claudas jette son écu à la parade, mais le coup s’abat si rudement qu’il tranche l’écu, l’arçon et le cheval entre les deux épaules. Et le roi Ban allait faire passer son destrier sur son adversaire gisant et le fouler rudement, lorsqu’il vit à quelque distance Bretel, la cuisse prise sous son cheval abattu et qu’Ulfin défendait de son mieux : il s’élance à leur secours, mais la presse se referme sur eux ; bientôt sa monture et celle d’Ulfin sont tuées : les trois chevaliers se placent dos à dos et se défendent durement. Hélas ! ils sont bien aventurés, au milieu des ennemis, et peu s’en faut qu’il n’advienne un dommage qui ne sera jamais réparé !

À ce moment, Merlin, qui savait toutes choses, appela le roi Arthur et le roi Bohor, et leur apprit ce qui se passait.

– Ah ! sire, s’écria Bohor, si mon frère était tué, de ma vie je ne connaîtrais plus la joie !

– Suivez-moi, dit Merlin.

Et le dragon qu’il tenait à la main se mit à jeter par la gueule des brandons de feu, si bien que tout l’air en devint vermeil et que les bannières des ennemis s’enflammèrent. Derrière lui, à travers la mêlée, les Bretons avançaient comme une vaste nef, laissant dans son sillage une double rangées de chevaliers tombés et de destriers fuyants, les rênes traînant entre leurs pieds. Enfin ils parvinrent au roi Ban et aux siens qui, à pied, leurs heaumes décerclés leur tombant sur les yeux, leurs écus brisés, leurs hauberts rompus et démaillés, se défendaient encore derrière un monceau de chevaux tués, et, tenant à deux poings leurs épées, frappaient furieusement ceux qui tentaient de les approcher. Quand il voit son frère en cet état, le roi Bohor s’appuie sur ses deux étriers si rudement que le fer en plie, il broche des éperons, il vole sur les gens de Claudas, bruissant comme un alérion, il les heurte d’un tel élan que leurs rangs en tremblent ; de son épée toute mouillée de sang et de cervelle, il tranche au premier qu’il rencontre la tête près de l’oreille, l’épaule gauche, tout le corps jusqu’à la ceinture ; au second il découvre le foie et le poumon. Et Arthur et ses compagnons l’imitent, si bien que Ban, Bretel et Ulfin dégagés, rajustent leurs heaumes, s’arment de nouveaux écus, et, montant sur des chevaux pris au passage, ils se rejettent dans la mêlée.

En selle sur un haut destrier très fort et très allant, le duc Frolle avait fait tout le jour un grand massacre des gens de Léodagan. Quand il vit que les Romains et les hommes du roi Claudas lâchaient pied et que sa gent commençait de plier, il prit à deux mains sa masse de cuivre, qu’un homme ordinaire aurait eu peine à soulever, et il se mit, grand et puissant comme il était, à asséner de tels coups qu’autour de lui le sang coulait en ruisseau. Pourtant, lorsque son enseigne eut été abattue, à ce coup, ceux qui l’entouraient, eux-mêmes, se mirent à fuir et il comprit qu’il lui fallait battre en retraite, s’il ne voulait pas être pris. Bien dolent, il tourna bride et s’éloigna solitaire, au galop de son grand destrier.

Les compagnons de Merlin et les chevaliers de Carmélide étaient si occupés à pourchasser les ennemis débandés qu’ils ne l’aperçurent pas. Seul, le roi Arthur se mit à sa poursuite.

Il l’atteignit dans une obscure vallée, creusée entre deux bois. Le soleil déclinait à cette heure et toute sa clarté était éteinte par les montagnes qui s’élevaient de chaque côté de ce val profond.

– Géant félon, cria Arthur, retournez-vous ou vous êtes mort ! Voyez qu’un seul homme vous poursuit !

Le duc d’Allemagne eut grand dépit quand il connut que le chevalier qui le menaçait ainsi n’était qu’un enfant au prix de lui. Il fit tourner son cheval et s’élança, sa masse à la main, couvert de son bouclier fait d’un dos d’olifant. Au premier choc, Arthur de sa lance lui traverse l’épaule ; pourtant le géant ne bouge pas plus qu’un rocher et lève sa masse pour riposter ; mais Arthur esquive le coup en portant son cheval en avant, si roidement que les deux montures se heurtent et tombent. Frolle, qui était beaucoup plus fort et puissant, mais plus lourd, ayant quarante-deux ans, était encore à terre, que déjà son jeune adversaire lui courait sus. Excalibur fulgurait au-dessus de son heaume ; pour parer le coup, Frolle oppose sa masse : elle est tranchée. Alors il dégaine son épée. C’était une des bonnes lames du monde, celle-là même dont Hercule se servit quand il mena Jason en l’île de Colchide pour conquérir la Toison d’or ; et elle avait nom Marmiadoise. Dès qu’elle fut hors du fourreau, elle répandit une si grande clarté que tout le pays en fut illuminé : et Arthur, en la voyant flamboyer ainsi, recula d’un pas pour mieux la considérer.

– Sire chevalier, dit le géant, je ne sais qui vous êtes, mais vous avez de la hardiesse, puisque vous avez osé me poursuivre tout seul. Pour cela, je vous ferai grâce : baillez-moi vos armes, et je vous laisserai aller.

– Vous-même, répondit le roi Arthur rougissant de dépit, mettez bas cette épée et rendez-vous à merci ; et sachez que le fils du roi Uter Pendragon ne vous assure que de la mort.

– Es-tu le roi Arthur ? Apprends donc que je me nomme Frolle et que je suis le duc d’Allemagne. Je tiens tout le pays jusqu’à la terre des Pâtures ; et plus loin elle m’appartiendrait encore, si l’on pouvait y passer, mais on ne saurait à cause d’une statue que Judas mit là en guise de borne et pour marquer jusqu’où s’étendaient ses conquêtes. On la nomme la Laide Semblance : les anciens disent que, sitôt ôtée, les aventures du royaume de Logres cesseront ; mais celui qui la voit en prend aussitôt la monstrueuse figure. Et maintenant, fils d’Uter Pendragon, sache que je fais serment de ne plus connaître le goût du pain et du vin tant que je te saurai vivant.

Il dit, et se jette sur Arthur ; mais celui-ci l’évite et riposte à l’œil droit ; si son épée ne lui eût tourné dans la main, le géant eût été tué. Frolle sent son sang couler sur sa joue : furieux, il court droit sur Arthur pour le saisir, mais celui-ci recule en se défendant à grands coups d’Excalibur. Et voici que six chevaliers romains apparaissent sur la pente de la montagne, galopant en tempête, poursuivis par Ban, Bohor et Nascien. À la vue des Bretons, le duc Frolle revient à son destrier ; déjà il l’enfourche, lorsque le roi Arthur l’atteint et lui décharge un si grand coup sur le bras que le géant laisse choir son épée et, tout étourdi, s’incline sur l’arçon. Mais le cheval, qui était le plus grand et le meilleur du monde, saute, tout effrayé du choc, et emporte à travers la sombre forêt le duc mugissant comme un taureau.

La nuit était venue. Ban et Bohor demandèrent au roi Arthur s’il n’avait point de mal.

– Au contraire, répondit le roi, car j’ai fait aujourd’hui une conquête que je ne changerai pas pour la plus riche cité du monde.

Et après avoir nettoyé soigneusement Excalibur du sang dont elle était souillée, il la remit au fourreau et ramassa l’épée du géant qui étincelait comme un diamant dans l’ombre. Puis les trois rois, en compagnie de Nascien, reprirent le chemin de Carohaise.

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