XLI Le “moit-de-jeûne”

Or, en revenant de la mêlée, où il avait pris grand chaud, Sagremor ôta son heaume : aussitôt il commença de se refroidir, d’où lui vint au cœur une si grande douleur que son visage noircit. Sentant qu’il s’affaiblissait, il pria tout bas monseigneur Yvain de le soutenir.

– Sire, murmura-t-il, faites-moi étendre sur le lit : sitôt que j’aurai mangé et bu, cela passera.

Messire Gauvain l’avait entendu : aidé de monseigneur Yvain, il le porta sur une couche ; et là, Merlin lui fit prendre du vin chaud, de manière qu’il se remit bientôt et s’endormit. Car telle était la nature de Sagremor : lorsqu’il était à jeun, s’il s’échauffait trop, il tombait en faiblesse dès qu’il se refroidissait ; mais cela ne lui arrivait pas souvent.

Cependant les chevaliers s’étaient mis à table, et ils causaient de l’accident. Keu le sénéchal, qui avait toujours la langue aiguisée à plaisanter et à mal dire, s’écria qu’on pouvait le surnommerSagremor mort de jeûne. Messire Gauvain le regarda.

– Taisez-vous, Keu, s’écria-t-il, et ne dites point de folies d’un si prud’homme et bon chevalier. Il a sa maladie quand il plaît à Dieu et l’on ne doit pas l’en railler. S’il était venu servir monseigneur le roi, ce n’est point par pauvreté, car il est né d’un empereur, mais hautesse de cœur. Le roi ne doit point souffrir qu’en son hôtel on se moque de Sagremor. Et quiconque le ferait, je le prendrais pour moi.

– Sire, dit Keu, on en raille souvent de plus vaillants que lui, et même on en dit d’assez grosses paroles. S’il s’en fâche, je n’en suis mais. Et qui qu’en grogne, je ne m’en soucie !

Là-dessus ; messire Gauvain voulut se jeter sur le sénéchal Keu. Yvain, qui était assis à son côté, le retint ; mais Gaheriet, courroucé d’entendre traiter ainsi son frère, s’avança et donna un tel soufflet à Keu que toute la salle en résonna et qu’il l’abattit aux pieds de monseigneur Gauvain.

– Orgueilleux truand, parlerez-vous encore ? Si le roi mon oncle et ces autres prud’hommes n’étaient céans, je vous jetterais par cette fenêtre !

Keu voulait se précipiter sur Gaheriet, mais messire Yvain et Merlin les séparèrent. Le roi, en colère, s’était levé et la chambre emplie de chevaliers. Alors messire Gauvain conseilla à son frère de quitter la salle, ce que Gaheriet fit aussitôt. Là-dessus, Sagremor arriva, s’informant de ce qu’il y avait. Merlin le prit par la main et le fit asseoir près de lui pour détourner son attention ; mais le roi dit d’une parole maladroite :

– Je veux, déclara-t-il, que Keu rende à Gaheriet le soufflet qu’il a reçu devant moi !

– Sire, répondit sagement messire Gauvain, laissez passer ce jourd’hui. Demain nous ferons leur paix. Cependant défendez à votre sénéchal de donner des surnoms à de meilleurs que lui, et qui vous aident à défendre votre terre !

– Qu’y a-t-il donc ? demanda Sagremor.

Merlin dut lui conter l’histoire d’un bout à l’autre et il ne fit qu’en rire. Mais le roi, irrité contre son neveu, lui répondit que Gaheriet avait frappé son sénéchal devant lui par dédain, et qu’il ne saurait y avoir de bonne paix tant que Keu n’aurait pas rendu ce qu’il avait reçu.

Alors messire Gauvain cria avec colère :

– Votre barbe passera du blond gris et du gris au blanc avant que vous n’ayez de moi et de mes frères ce que vous désirez ! Comment, diable d’enfer, nous croyez-vous tels que vous puissiez nous humilier devant ce garçon ? Désormais nous reprenons l’hommage que nous vous avons fait, et vous rendons ce que nous tenons de vous et renonçons à votre service, et tous ceux qui nous aiment feront comme nous. Et si vous avez désir de jouter, en compagnie de votre sénéchal, contre moi et Gaheriet, venez dans la plaine !

En l’entendant, Sagremor sauta sur ses pieds.

– Attendez-moi, beau sire, dit-il à monseigneur Gauvain. Mais avant de partir, je veux dire à Keu devant le roi que je lui trancherai la tête si je puis l’atteindre, et non tant pour ce qu’il a dit, que pour ce qu’il nous force à laisser la meilleure compagnie qui soit.

Messire Gauvain, ses trois frères et Sagremor quittèrent ainsi la salle et tous les chevaliers devinrent sombres et soucieux. Yvain et Galessin furent se concerter et décidèrent de suivre leurs cousins. Cependant Merlin venait au roi qui s’était assis à côté du roi Brangore, et il le blâma durement.

– Comment, diable damné, roi rassoté, voulez-vous perdre vos amis à cause du serment que vous avez fait à Antor de ne jamais manquer à Keu ? Et voulez-vous permettre au fils d’un petit vavasseur de dire des folies à vos barons ? Commandez-lui d’aller s’excuser auprès de vos neveux et de Sagremor, et vous-même, avec les rois Ban, Bohor et Brangore, qui sont présents, allez les prier de pardonner.

Ainsi fut fait. Keu s’agenouilla devant monseigneur Gauvain et lui tendit son gage. Mais ce fut seulement quand le roi Arthur lui-même fut venu demander à son neveu de rester, que celui-ci courut embrasser son seigneur, et que tout fut pardonné et oublié.

Alors le roi partagea entre les chevaliers de son armée le butin d’or, d’argent et de pierreries qui avait été fait sur les Saines, les riches draps, les tentes, les destriers, les bonnes armures. Puis il fit Galessin duc de Clarence. Et, après cinq jours de fêtes et de joie, ses hauts barons et les princes étrangers le quittèrent à grand amour.

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