X Les princes rebelles

Quelque temps après son sacre, le roi Arthur tint une grande cour à Kerléon. Onze des plus hauts barons de la couronne de Logres y vinrent avec leurs chevaliers : Lot, roi d’Orcanie ; Urien, roi de Gorre ; Ydier, roi de Cornouaille ; Nantre, roi de Garlot ; Carados Biébras ; Belinant, roi de Sorgalies, et son frère Tradelinan, roi de Norgalles ; Clarion, roi de Northumberland ; Brangore, roi d’Estrangore ; Agustan, roi d’Écosse, et le duc Escan de Cambenic. Et Arthur leur fit aussi bel accueil qu’il put et les combla de présents.

Mais, quand ils virent qu’il leur donnait de si riches joyaux, ils le prirent à grand dédain. Bientôt ils lui signifièrent qu’ils ne pouvaient tenir pour leur seigneur un homme d’aussi bas lignage que lui. Arthur était sur ses gardes : il s’enferma aussitôt dans la forteresse de Kerléon et les rois et lui demeurèrent quinze jours à s’entre-surveiller.

Au bout de ce temps on vit arriver Merlin, qui se montra à tout le peuple comme celui qui veut être reconnu ; après quoi il se présenta devant les rebelles, ouvert et joyeux à son ordinaire.

Ils lui firent grand accueil et lui demandèrent ce que c’était que ce nouveau roi que l’archevêque prétendait leur imposer.

– Beaux seigneurs, répondit-il, l’archevêque a bien fait. Et sachez qu’il n’est pas fils d’Antor et frère de Keu, mais de plus haute naissance qu’aucun de vous.

– Comment ? Que nous dites-vous ?

– Mandez-le devant vous, ainsi qu’Ulfin et Antor, et vous saurez la vérité.

Étonnés, les barons envoyèrent Bretel muni d’un sauf-conduit, et Arthur consentit à venir en compagnie de l’archevêque et d’Antor, non sans avoir passé sous sa cotte un court et léger haubergeon, par précaution.

Quand il entra, les barons se levèrent devant lui parce qu’il était roi sacré, et devant l’archevêque parce qu’il était saint et de bonne vie. Mais, à peine furent-ils assis, l’homme de Dieu commença de les supplier au nom de Notre Seigneur de prendre en pitié la chrétienté et de leur rappeler que, riches ou pauvres, ils n’étaient que des hommes soumis à la mort.

– Sire, firent-ils sans le laisser achever, souffrez un peu que nous écoutions Merlin ; ensuite vous retrouverez bien votre sermon.

Merlin se mit donc debout et leur conta tout au long l’histoire d’Uter Pendragon et d’Ygerne ; puis il invoqua le témoignage d’Ulfin et d’Antor ; enfin il exhiba les lettres scellées que le défunt roi avait fait faire de tout cela.

En l’écoutant, le menu peuple qui était dans la salle commença de pleurer d’attendrissement et de maudire ceux qui voulaient nuire au fils d’Uter Pendragon. Mais les barons, après avoir un peu hésité, déclarèrent qu’ils ne consentiraient jamais à tenir leurs fiefs d’un bâtard, et, comme Merlin leur représentait qu’ils se trouvaient mal d’aller contre la volonté de Notre Seigneur qui avait lui-même élu Arthur, ils se moquèrent de lui, disant :

– Il a bien parlé, l’enchanteur !

Enfin, ils furent assembler leurs bannières pour donner sans tarder l’assaut au château. Arthur, qui était revenu s’y enfermer, avait avec lui une grande multitude de menu peuple, mais seulement une poignée de chevaliers. En entrant, il prit Merlin par la main et, le tirant à part avec l’archevêque, Ulfin, Antor, Keu et Bretel, il lui demanda son avis.

– Beau sire, dit Merlin, faites armer vos gens et attendez derrière la porte, et quand je crierai : “Maintenant, à eux !” sortez hardiment et laissez courre les chevaux.

Alors l’archevêque monta sur le mur et excommunia tous ceux qui voulaient méfaire au roi. Puis Merlin, du sommet de la tour, jeta un enchantement tel que toutes les tentes et pavillons des barons rebelles se mirent à flamber. Quand il les vit ainsi en feu, il donna son signal : la porte s’ouvrit brusquement et le roi Arthur et les siens chargèrent aussi vite que leurs chevaux purent galoper, la lance basse et l’écu devant la poitrine. Si bien qu’ils mirent d’abord le désordre dans les rangs de l’ennemi surpris.

Cependant le roi Nantre, qui était grand, fort et membru à merveille, se dit que, s’il tuait Arthur, la guerre serait tôt faite. Il prend une lance peinte, courte, roide et grosse, à fer tranchant, et charge à toute allure le roi. Le voyant venir, Arthur broche à son tour et s’assure sur ses étriers : de sa lance de frêne il heurte le roi Nantre avec tant de force qu’il lui perce son écu et le porte à terre par-dessus la croupe de son destrier, si durement que toute la terre en résonne. Mais les gens du roi Nantre se précipitent à son secours et le remettent à cheval ; ceux du roi Arthur viennent aider à leur seigneur ; il se fait une mêlée furieuse.

Sa lance brisée, Arthur tire son épée, celle qu’il avait arrachée du perron merveilleux. Elle s’appelait Excalibur, qui signifie en hébreutranche fer et acier, et elle jetait autant de clarté que deux cierges allumés. Le roi la brandit et commence de frapper à dextre et senestre, si vivement qu’il semble entouré d’éclairs, et à faire de si grandes prouesses que nul ose l’attendre et que tous l’évitent. Voyant cela, six autres rois s’accordent pour le charger ensemble, et ils le renversent avec son cheval. Mais Keu, Bretel, Antor, Ulfin et leur lignage accourent à la rescousse ; Keu se jette sur le roi Lot, lui décharge un tel coup sur son heaume qu’il l’abat sur l’arçon, le frappe, le refrappe, s’acharne et le fait tomber à bas de son destrier, tout étourdi.

À ce moment, la foule du menu peuple se précipitait à son tour dans la mêlée, armée de haches, de masses, de bâtons, si bien que l’ennemi commença de plier sous le nombre et de fuir. Fort échauffé, Arthur, remonté par les siens, se jette à leur poursuite, et fait merveille d’Excalibur au point que sur ses armes rouges de sang on ne voit plus couleur ni vernis. Semblable à une statue vermeille, il atteint le roi Ydier ; déjà il hausse l’épée pour le férir sur son heaume mais le cheval l’emporte plus loin qu’il n’aurait fallu, si bien que le coup, frôlant l’homme, tombe sur le destrier et lui tranche le cou. Ydier tombe à terre ; ses gens le dégagent, le remontent à grand-peine… Enfin les onze rois s’échappent, rudement pourchassés, laissant sur le terrain tout leur bagage et leur vaisselle d’or et d’argent.

Share on Twitter Share on Facebook