XII Merlin en Romanie

L’empereur Julius César avait une femme qui était de grand lignage et d’une merveilleuse beauté, mais plus luxurieuse que toutes celles de la terre de Rome. Et elle gardait avec elle douze damoiseaux qu’elle attifait en demoiselles pour qu’on n’eût point soupçon de ce qu’elle faisait avec eux toutes les nuits que l’empereur la laissait. Comme elle tremblait que la barbe ne leur vînt, elle leur oignait le menton de chaux et d’un opiat bouilli dans l’urine. Ils portaient des robes traînantes et des voiles, et leurs cheveux étaient longs et arrangés comme ceux des femmes, de manière que personne ne soupçonnait la vérité.

En ce temps-là vient à la cour une pucelle, fille d’un duc d’Allemagne, qui prit du service en guise d’écuyer et sous un habit d’homme. Comme elle était grande, droite et membrue, et qu’elle avait accompli maintes prouesses, l’empereur l’arma chevalier, à la Saint-Jean, en même temps que plusieurs damoiseaux ; puis elle devint son sénéchal. Et elle avait nom Avenable, mais elle se faisait appelée Grisandole ; et tout le monde la prenait pour un homme.

Une nuit que l’empereur était couché auprès de l’emperière, sa femme, il rêva qu’il voyait une grande truie dont les soies traînaient jusqu’à terre. La bête portait sur la tête un cercle d’or et il lui semblait qu’il la connaissait, mais il n’eût pu dire qu’elle lui appartenait. Douze louveteaux vinrent, qui la saillirent ; puis elle s’éloigna avec eux. Il rêva encore qu’il demandait conseil sur ce qu’il devait faire de la truie, et qu’on lui répondait qu’elle devait être jetée au feu avec les louveteaux.

L’empereur s’éveilla tout effrayé de cette vision ; mais il n’en sonna mot à sa femme, car il était sage. Seulement, au retour de la messe, quand il s’assit à son haut manger, il demeura pensif, et si longtemps que ses barons s’en étonnèrent.

À ce moment, on entendit une rumeur. C’était un cerf à dix cors, d’une hauteur merveilleuse, qui se faisait chasser dans les rues de Rome. Tout le peuple le poursuivait à grands cris et huées. Ayant assez couru, le cerf franchit la maîtresse porte du palais suivi des chasseurs, entra dans la salle renversant les tables, les vins, les viandes, les pots et la vaisselle, s’agenouilla devant l’empereur et dit :

– Julius César, laisse tes pensées, qui ne te valent rien : car tu ne trouveras personne qui t’explique ta vision, hors l’homme sauvage.

Là-dessus, les portes qu’on avait pourtant fermées derrière lui s’ouvrent toutes seules, et le cerf s’enfuit à nouveau, court par les rues, toujours chassé, gagne les champs, et s’évanouit comme par enchantement.

L’empereur fut bien courroucé quand il apprit que l’animal avait échappé. Il fit crier par la ville que celui qui lui ramènerait soit l’homme sauvage ou le cerf, aurait sa fille et la moitié de ses terres, pourvu qu’il fût gentilhomme. Aussitôt maints riches damoiseaux de monter à cheval et de courir les bois de Romanie ; mais nul ne trouva rien et il leur fallut revenir. Seul demeura Grisandole le sénéchal, qui était parti avec eux. Huit jours, il erra dans la haute forêt. Une fois qu’il était descendu de son cheval pour prier Notre Seigneur de le guider dans sa quête, le cerf lui apparut soudain et lui dit :

– Avenable, tu chasses la folie, car tu ne trouveras point ce que tu cherches si tu n’apportes chair de porc, purée au poivre, lait, miel et pain chaud. Amène avec toi quatre compagnons et un garçon qui fera cuire la viande devant le feu. Puis tu dresseras le repas sur une table dans l’endroit le plus retiré de la forêt. Vous vous cacherez tout auprès, et vous verrez l’homme sauvage.

Là-dessus, le cerf s’enfuit et Grisandole de remonter à cheval et d’aller chercher ce qu’on lui avait dit. La viande grilla sous un beau chêne, et le fumet qui s’en répandit dans toute la forêt attira bientôt l’homme sauvage. Quand ils le virent, Grisandole et ses compagnons faillirent, de frayeur, perdre le sens. En effet, il avait la tête grosse comme celle d’un veau, les yeux ronds et saillants, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, des lèvres épaisses, toujours entrouvertes, qui laissaient passer ses dents, les pieds retournés et les mains à l’envers, les cheveux noirs, durs et si longs qu’ils tombaient sur sa ceinture ; il était grand, courbé, velu et vieux à merveille, vêtu d’une peau de loup ; et ses oreilles, larges comme vans, pendaient jusqu’à ses genoux, de manière qu’il pouvait s’en envelopper quand il pleuvait ; enfin il était si laid à regarder qu’il n’était homme vivant qui n’en dût avoir grand’peur. Il avançait en frappant les chênes à grands coups de sa massue, et il menait avec lui, comme un berger son troupeau, une harde de cerfs, de biches, de daims et de toutes manières de bêtes rousses.

Ainsi fait, l’homme sauvage s’arrête devant le feu et commence à se chauffer en regardant la nourriture et en baillant comme un affamé. La viande cuite à son gré, il l’arrache de la broche, la dévore sans en rien laisser, avale le pain chaud au miel, boit le lait, et, le ventre plein, s’endort devant le bûcher. Alors Grisandole et ses compagnons s’approchent tout doucement, se jettent sur lui après avoir pris soin d’écarter sa massue, et, l’ayant attaché d’une chaîne de fer, ils le mettent sur un cheval et l’emmènent.

Or, lorsqu’ils eurent cheminé quelque temps, l’homme sauvage regarda Grisandole le sénéchal, se mit à rire, et comme celui-ci l’interrogeait, il lui cria :

– Créature dénaturée, forme muée, trompeuse en toutes choses, poignante comme taon venimeux, empoisonnante comme venin de serpent, tais-toi, car je ne te dirai rien devant que nous soyons en présence de l’empereur.

À quelque temps de là, ils passèrent près d’une abbaye, où une foule de gens attendaient l’aumône. L’homme sauvage, en les voyant, se reprit à rire. Mais quand Grisandole le requit doucement, au nom de Dieu, de lui enseigner pourquoi, il le regarda de travers et lui cria :

– Image fausse, décevante créature, piquante comme alène, par quoi les hommes sont tués et affolés, rasoir plus tranchant et affilé que nulle arme, fontaine que rien n’épuise, tais-toi : je ne parlerai qu’en présence de l’empereur.

Enfin le sénéchal et l’homme sauvage comparurent devant Julius César, et celui-ci se préoccupa des moyens de faire bien et sûrement garder son prisonnier.

– Il n’est besoin de m’enchaîner, dit l’homme sauvage ; je jure que je ne m’en irai point sans congé. Mandez vos barons en conseil : devant eux j’expliquerai tout ce que vous voudrez.

Quatre jours plus tard, les barons assemblés, l’empereur fit asseoir l’homme sauvage à côté de lui. Mais celui-ci déclara qu’il ne dirait rien qu’en présence de l’emperière et de ses douze pucelles. À la vue de celles-ci, pourtant, il se mit à rire, puis il se tourna vers Grisandole et rit encore, puis vers l’empereur, puis vers sa femme, puis vers ses barons, en riant toujours, aux éclats, et de plus en plus fort. À la fin, Julius César lui demanda s’il était fol.

– Sire, sire, répondit-il, si vous me jurez devant tous qu’il ne me sera fait aucun mal et que je serai libre de me retirer quand j’aurai parlé, je vous dirai tout.

L’empereur le lui ayant promis sur sa foi, il reprit :

– Sire, la grande truie que vous vîtes en rêve, c’est votre femme, et les douze louveteaux qui la couvraient, ce sont ses douze pucelles. Faîtes-les dévêtir : vous verrez si elles sont bâties pour la servir.

L’empereur ébahi ordonna qu’on déshabillât sur-le-champ les demoiselles, et l’on remarqua qu’elles étaient garçons, à qui rien ne manquait. Alors Julius César fut si irrité qu’il demeura un moment sans pouvoir parler. Puis il demanda à ses barons quelle justice devait être faite, et les barons jugèrent que la femme devait être brûlée et les ribauds pendus ; ce qui fut exécuté sur-le-champ.

– Mais dites-moi, fit l’empereur à l’homme sauvage, pourquoi vous avez ri en regardant mon sénéchal, et devant l’abbaye, et quand la reine entra ici ce matin.

– Sire empereur, dit l’homme sauvage, la première fois j’ai ri parce qu’une femme m’avait pris par sa puissance et son adresse quand nul homme ne l’aurait su faire : car Grisandole est la plus belle et la meilleure femme et la plus pucelle de votre terre. La seconde, devant l’abbaye, c’est parce qu’un trésor se trouvait enfoui justement sous les pieds de ceux qui demandaient l’aumône. La troisième, c’était par dépit : car l’emperière qui avait le plus prud’homme de votre royaume se donnait chaque jour à douze ribauds. Mais n’en tenez point rancune aux autres femmes ; elles sont clairsemées, celles qui n’ont jamais trompé leur seigneur. C’est que la femme, eût-elle le meilleur des époux, pense toujours en avoir le pire. Voilà pourquoi j’ai ri, et maintenant je m’en irais si j’ai votre congé.

– Mais, dit l’empereur, comment tenir mon serment à l’égard de Grisandole si mon sénéchal est femme et pucelle ? J’ai juré d’octroyer ma fille et la moitié de mon royaume à qui vous amènerait à moi.

– Eh bien, beau sire, épousez votre sénéchal. Vous ne seriez mieux faire.

Sur ce, l’homme sauvage prit congé. Toutefois, avant de partir, il écrivit en caractères hébreux sur le haut de la porte :

Sachent tous ceux qui ces lettres liront, que le grand cerf branchu qui fut chassé dans Rome, et que l’homme sauvage qui expliqua à l’empereur son rêve, ce fut Merlin, le premier conseiller du roi Arthur de Bretagne.

Quelque temps plus tard vint un messager de l’empereur, Adrian de Constantinople. Comme il se retirait, il jeta les yeux sur les lettres qu’avait tracées Merlin et les lut aisément à l’empereur. Mais, aussitôt que Julius César les connut, elles disparurent et l’on n’a jamais su ce qu’elles étaient devenues. Et c’est depuis ce temps que l’empereur de Rome fut jaloux du roi Arthur.

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