XXIV Lancelot et Galaad

Désarmé, étendu en croix au bord du fleuve qu’il ne pouvait franchir, il pria Notre Seigneur jusqu’à ce que la nuit se fut mêlée au jour, puis jusqu’à ce que le soleil abattît la rosée. À ce moment une nacelle qui voguait sans voiles ni avirons vint aborder devant lui : alors, il reprit ses armes et il y monta en faisant le signe de la croix.

À peine y eut-il mis le pied, il sentit toutes les meilleures odeurs du monde, sa faim fut rassasiée, son cœur baigné de la plus douce joie : dont il rendit grâces à Dieu d’abord. Ensuite il se retourna et découvrit, sur un lit très riche, une pucelle morte dont venaient les parfums. Auprès du corps était un bref qui disait comment elle avait changé les renges de l’épée que portait présentement Galaad, et tout ce qui lui était arrivé, ainsi qu’à ses trois compagnons, et comment elle était morte pour guérir une étrangère : car c’était la Pucelle-qui-jamais-ne-mentit. Et, quand il connut tout cela, Lancelot fut encore plus joyeux que devant.

Un mois et plus, il navigua sur la nacelle, et si quelqu’un demande de quoi il vécut durant tout ce temps, le conte répondra que Celui qui fit jaillir l’eau de la roche pour abreuver le peuple d’Israël y veilla : chaque matin, en finissant son oraison, quand Lancelot avait prié Dieu de lui envoyer son pain comme le père à son fils, soudain il se sentait plein de la grâce de Notre Seigneur et il lui semblait qu’il était empli de toutes les bonnes viandes du monde.

Une fois que la nef côtoyait une forêt, il entendit un grand bruit de branches rompues et de feuilles froissées, et il vit un chevalier qui galopait sous les arbres aussi vite que son cheval pouvait aller. D’elle-même la nacelle aborda, et le chevalier y entra après avoir dessellé, débridé et chassé son destrier. Et quand il ôta son heaume pour se signer, Lancelot reconnut Galaad. Il courut à son fils, les bras tendus, et tous deux s’accolèrent et l’eau du cœur leur monta aux yeux. Ils voguèrent de compagnie plus d’une demi-année, accostèrent des îles étrangères et menèrent ensemble de merveilleuses aventures à bonne fin par la grâce du Saint Esprit. Mais ce conte du Graal n’en dit rien : aussi bien, s’il voulait rapporter toutes choses comme elles advinrent, il n’en finirait point.

Après Pâques, il arriva que la nacelle s’approcha d’une pointe de terre sur laquelle attendait un chevalier couvert de blanches armes, qui tenait par le frein un destrier plus blanc que la fleurette d’avril.

– Galaad, cria-t-il, vous avez été assez longtemps en compagnie de votre père. Allez maintenant à votre aventure.

Alors Galaad baisa Lancelot en pleurant.

– Beau doux sire, lui dit-il, je ne sais si je vous reverrai jamais. Je vous recommande à Notre Seigneur : qu’il vous maintienne à Son service !

Il sortit de la nacelle, monta sur le destrier blanc, et, piquant des deux, s’en fut à toute bride, droit comme carreau d’arbalète.

Share on Twitter Share on Facebook