VII La dame de Nohant et le chevalier à la blanche robe

Ses écuyers portaient sa lance et son heaume, et l’un menait en laisse son destrier, tandis que l’autre chassait devant lui les deux sommiers. Le damoisel chevauchait à leur suite, tout pensif, et ainsi allèrent-ils jusqu’à ce qu’ils parvinssent à la cité de Nohant.

Alentour le pays était ravagé et les maisons incendiées ; mais le roi de Northumberland et ses hommes étaient alors occupés à piller à quelque distance, si bien que le portier les laissa passer, quand il vit qu’ils n’étaient que trois. Les vilains des environs étaient venus se réfugier dans la ville, et elle était si pleine de gens que le blanc damoisel erra longtemps avant de trouver à se loger ; enfin, dans une petite rue, il aperçut un boucher qui lui sembla prud’homme, assis sur les marches de sa maison. L’un des écuyers vint requérir ce vilain de les héberger ; il répondit qu’il n’avait point de place. Pourtant, quand sa femme, qui était bonne à Dieu et au siècle, l’en eut prié, il consentit à recevoir les étrangers dans une grange qu’il avait. Là, les écuyers désarmèrent leur seigneur, puis ils firent nettoyer tout et joncher le sol de paille fraîche, dressèrent un riche lit, firent des sièges, allumèrent un beau feu de bûches sèches et de charbon, mirent les chevaux à l’écurie, les pansèrent, leur donnèrent d’avoine ; enfin ils tirèrent des coffres de belles robes de chevaliers et de valets, blanches comme fleur en avril, dont le damoisel et eux-mêmes se vêtirent ; et, après avoir pris soin d’enfermer les chevaux à l’étable et les malles dans une chambre dont ils ôtèrent la clef, ils s’en furent doucement tous les trois vers le château, non sans regarder curieusement dans la ville. Lorsqu’ils arrivèrent dans la salle, la dame de Nohant causait dans l’embrasure d’une fenêtre avec son sénéchal, et elle se demandait comment elle pourrait défendre sa terre, car beaucoup de ses chevaliers avaient été durement blessés dans les dernières rencontres. Le blanc damoisel vint à elle et, après avoir salué, il lui dit que le roi Arthur l’envoyait pour soutenir son droit.

– Beau sire, Dieu donne bonne aventure au roi Arthur, et soyez le bienvenu ! Mais dites-moi votre nom si cela vous agrée.

– Dame, je suis nouveau chevalier, qui n’a point encore combattu.

À ces mots, la dame baissa tristement la tête. Néanmoins, elle pria le blanc damoisel d’aller se reposer auprès de ses chevaliers, mais elle se retira dans ses chambres, toute dolente et déconfortée.

Or, lorsqu’il fut l’heure de souper et que l’eau fut cornée et les tables mises, les chevaliers de la dame de Nohant vinrent s’asseoir, chacun à sa place ordinaire, et se mirent à manger sans mot dire au blanc damoiselle ni s’occuper de lui le moins du monde. Il était resté dans l’embrasure d’une fenêtre, s’entretenant avec ses écuyers et disant que jamais il n’avait rencontré de gens si peu courtois.

– Allez à notre logis, commanda-t-il aux deux valets, préparez à manger en quantité et faites crier par la ville que tous les pauvres et les ménestrels et les faiseurs de tours sont invités à souper.

– Sire, volontiers, mais venez avec nous ; nous ne voulons vous laisser seul parmi cette canaille.

Ils sortirent de la salle tous trois sans prendre congé de personne, et, pendant que ses gens achetaient ce qui convenait, le damoisel s’étendit sur son lit. Comme son hôtesse était venue lui tenir compagnie dans ses plus beaux habits, il lui fit donner pour la remercier un surcot et un manteau d’écarlate, fourrés de vair et tout neufs, dont elle fut si ravie qu’elle s’en vêtit aussitôt et appela son mari pour qu’il la vit ainsi faite. Et, quand la nuit fut venue, on alluma tant de luminaires qu’on eût cru que la grange flambait ; puis le damoisel fit asseoir les jongleurs, les danseuses, les bouffons d’un côté de la table et la menue gent de l’autre ; et, vers la fin du repas, les ménestrels commencèrent de chanter, de jouer de leurs violes et les acrobates de faire des tours, en sorte que le bruit et la gaieté se répandirent par la ville. Tous les chevaliers du château vinrent regarder à la porte ; mais le blanc damoisel feignit de ne pas seulement les apercevoir.

La dame de Nohant eut nouvelles de cette fête et, quand elle sut que le champion envoyé par le roi Arthur soupait si joyeusement en son logis, elle s’informa et apprit qu’on ne lui avait offert chez elle ni à boire ni à manger et que nul ne l’avait seulement regardé. Alors elle se repentit de ne lui avoir pas fait plus belle chère.

– En nom Dieu, lui dit son sénéchal, ce n’est pas en pleurant qu’on retient les chevaliers étrangers, mais par de belles paroles, des joyaux, des cadeaux ! Fût-il le pire homme du monde, vous deviez l’accueillir à grande joie et le prier de manger à votre table, puisqu’il était envoyé par monseigneur le roi.

– Je vois bien que j’ai fait une folie. Mais je croyais qu’il avait mangé avec mes chevaliers.

– Vous croyiez ? Peut-être est-il de meilleur lignage que vous. Vous n’eussiez rien risqué de le faire asseoir à votre côté.

Alors la dame se mit à pleurer et à gémir comme font les femmes. Mais son sénéchal dit encore :

– Maintenant, rien ne sert de pleurer. Allons, et nous lui parlerons.

Sitôt qu’ils entrèrent au logis du chevalier, les jeux s’arrêtèrent, et la menue gent se leva devant eux. Le damoisel fit semblant de ne rien voir ni entendre, mais il regarda ses écuyers en souriant. Alors son hôte, le boucher, à qui il venait de donner une très belle coupe, le tira par sa robe : de manière qu’il se retourna et, feignant de reconnaître seulement la dame de Nohant, lui souhaita la bienvenue, puis la prit par la main et la fit asseoir à côté de lui, ainsi que le sénéchal. Son hôte, qui était serf, voulait se retirer, mais il l’en empêcha, disant que nul ne lui avait fait un aussi bon accueil depuis son arrivée à Nohant, et que, s’il était encore dans le pays de Logres, il eût demandé au roi Arthur de l’affranchir.

– Sire chevalier, dit la dame de Nohant, je l’affranchis pour l’amour de vous. Et je vous prie, en nom Dieu, de ne pas me tenir rancune et de me pardonner la mauvaise chère que je vous ai faite.

– Dame, je suis venu pour l’amour de monseigneur le roi et non pour aucune autre raison. Je ferai ce que je pourrai en son honneur, et je n’ai point de rancune, n’ayant rien à demander à personne, car nul ne me doit rien.

– Sire, dit le sénéchal, madame voudrait que vous vinssiez vous héberger en son hôtel, et elle vous en prie et requiert.

– Sire, merci à vous et à elle, mais je suis bien ici, répondit le blanc damoisel.

Ainsi causaient-ils tous les trois, en écoutant les ménestrels et regardant les danseuses ; puis la dame le recommanda à Dieu et revint avec le sénéchal à son palais, où le blanc damoisel consentit à s’héberger le lendemain, car il avait le cœur franc et ne gardait point aisément rancune aux dames et à ceux qui amendaient leurs offenses sans félonie.

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