CHAPITRE XXVI L’enterrement

Ce crépuscule fut peut-être la cause du brutal changement qui se produisit dans l’aspect du procurateur. Il parut vieilli tout d’un coup, voûté et, de plus, anxieux. Il promena un regard inquiet autour de lui et, sans raison apparente, sursauta, en posant les yeux sur le fauteuil vide sur le dossier duquel était jeté son manteau. La nuit de fête s’approchait, les ombres du soir jouaient sous les colonnes, et le procurateur fatigué avait probablement cru voir quelqu’un assis dans le fauteuil vide. Cédant à la peur, le procurateur remua le manteau. Puis il le laissa retomber et se mit à arpenter le péristyle, tantôt se frottant les mains fébrilement, tantôt revenant vivement à la table pour saisir sa coupe de vin, tantôt s’arrêtant pour contempler d’un œil stupide la mosaïque du sol, comme s’il essayait d’y déchiffrer on ne sait quels caractères…

Pour la seconde fois de la journée, il était en proie à l’angoisse. Pressant sa tempe, où la douleur infernale du matin n’avait laissé qu’une sourde réminiscence un peu lancinante, le procurateur s’efforça de comprendre d’où lui venait cette souffrance morale. Il le comprit vite, mais il essaya alors de se donner le change. Dans la journée, c’était évident, il avait laissé échapper quelque chose sans retour, et maintenant il voulait rattraper cette perte par des actions médiocres, insignifiantes et, surtout, trop tardives. Et pour se donner le change, il essayait de se persuader que ces actions – ce qu’il faisait en ce moment, ce soir – n’avaient pas moins d’importance que la sentence du matin. Mais il n’y parvenait que bien mal.

Au cours de l’une de ces allées et venues, il s’arrêta brusquement et siffla. En réponse, un aboiement étouffé retentit dans l’ombre, et d’un bond surgit du jardin un gigantesque chien gris aux oreilles pointues, muni d’un collier clouté d’or.

– Banga, Banga, appela le procurateur d’une voix faible.

Le chien se dressa sur ses pattes de derrière et posa ses pattes de devant sur les épaules de son maître, de sorte qu’il faillit le renverser. Puis il lui lécha la joue. Le procurateur s’assit dans le fauteuil. Banga, la langue pendante et la respiration courte, se coucha aux pieds de son maître. La joie qui brillait dans ses yeux signifiait que l’orage – la seule chose au monde que craignît l’animal intrépide – était fini, et aussi qu’il était de nouveau là, près de cet homme qu’il aimait, respectait et considérait comme l’être le plus puissant de la terre, grâce à quoi le chien concluait qu’il devait être lui-même un être extraordinaire, supérieur et privilégié. Cependant, alors qu’il ne regardait même pas son maître, mais le jardin qui s’estompait dans le soir, le chien sentit tout de suite que l’homme était malheureux. Aussi, changeant de position, il se leva, se plaça de côté, et posa ses pattes de devant et sa tête sur les genoux du procurateur, maculant légèrement de sable mouillé les pans du manteau. Cette attitude de Banga signifiait sans doute qu’il voulait consoler son maître, et qu’il était prêt à partager son malheur. Il essaya également d’exprimer cela par ses yeux, levés vers le visage de son maître, et par le frémissement de ses oreilles dressées. Et c’est ainsi que tout deux, l’homme et le chien, pleins d’amour l’un pour l’autre, accueillirent la nuit de fête, sous le péristyle.

Pendant ce temps, l’hôte du procurateur avait fort à faire. Après avoir quitté la terrasse supérieure du jardin qui s’étendait devant le péristyle, il descendit jusqu’à la seconde terrasse et là, tournant à droite, il se dirigea vers les casernements installés dans l’enceinte du palais. Dans ces casernes étaient logées les deux centuries qui étaient arrivées avec le procurateur à Jérusalem pour les fêtes, ainsi que la garde secrète du procurateur, dont l’hôte de Pilate avait le commandement. L’homme n’y demeura pas plus de dix minutes, mais, au bout de ces dix minutes trois fourgons, chargés chacun d’outils de terrassement et d’une barrique d’eau, quittèrent la cour des casernes. Ils étaient accompagnés de quinze hommes à cheval, vêtus de manteaux gris. Les fourgons et leur escorte quittèrent le palais par une porte de derrière, prirent à l’ouest, franchirent l’enceinte de la ville et gagnèrent par un chemin de traverse la route de Bethléem qu’ils suivirent vers le nord ; parvenus au carrefour de la porte d’Hébron, ils s’engagèrent sur la route de Jaffa, que le cortège des condamnés avait suivie dans la journée. Il faisait déjà nuit, et la lune montait à l’horizon.

Peu de temps après le départ des fourgons, l’hôte du procurateur, revêtu maintenant d’une tunique sombre et usagée, quittait à cheval les murs du palais. Il se dirigeait non vers la sortie de la ville, mais vers le centre. Quelque temps plus tard, on pouvait le voir mettre pied à terre devant la forteresse Antonia, située au nord, à proximité immédiate du majestueux édifice du Temple. Dans la forteresse, l’homme ne demeura également qu’un court instant, après quoi on retrouva sa trace dans l’enchevêtrement des ruelles tortueuses de la Ville Basse. Mais là, il était à dos de mulet.

L’invité de Pilate connaissait fort bien la ville, aussi n’eut-il aucune peine à trouver la rue qu’il cherchait. Elle s’appelait rue des Grecs, à cause d’un certain nombre de boutiques grecques qui y étaient installées. C’est à l’une d’elles, où l’on faisait commerce de tapis, que l’homme arrêta sa mule. Il en descendit et attacha la bête à un anneau de la porte cochère. La boutique était déjà fermée. L’homme poussa la porte bâtarde située à côté de l’entrée du magasin et pénétra dans une petite cour carrée entourée de remises. Il tourna le coin de la cour et se trouva devant la terrasse couronnée de lierre d’une maison d’habitation, Il inspecta les alentours. Dans la petite maison comme dans les remises, il faisait noir. On n’avait pas encore allumé la lumière. L’homme appela à mi-voix :

– Niza !

Une porte grinça et, sur la terrasse, dans l’ombre de la nuit tombante, parut la silhouette d’une jeune femme sans voile. Elle se pencha sur la rambarde, fouillant l’ombre avec inquiétude pour essayer de reconnaître le visiteur. Quand elle l’eut reconnu, elle lui adressa un sourire de bienvenue en le saluant de la tête et de la main.

– Tu es seule ? demanda doucement Afranius, en grec.

– Oui, chuchota la jeune femme. Mon mari est parti ce matin pour Césarée. (Elle jeta un coup d’œil à la porte et ajouta :) Mais la servante est à la maison.

Puis elle fit un geste qui signifiait : « Entrez. »

Afranius jeta un dernier regard autour de lui et gravit les quelques marches de pierre, puis la femme et lui disparurent à l’intérieur de la maison. Le temps qu’y passa Afranius fut très court : moins de cinq minutes. En quittant la terrasse, il rabattit son capuchon plus bas sur ses yeux, et gagna la rue. Dans les maisons, les flambeaux s’allumaient déjà, mais on se bousculait encore dans les rues pour les préparatifs de la fête, et Afranius, sur son mulet, se perdit dans le flot des piétons et des cavaliers. Où alla-t-il ensuite ? – nul ne le sait.

Restée seule, la femme qu’Afranius avait appelée Niza entreprit de changer de vêtements. Elle semblait très pressée. Mais, quelque difficulté qu’elle eût à trouver les affaires dont elle avait besoin dans la chambre obscure, elle n’alluma pas de flambeau et n’appela pas sa servante. Ce n’est que lorsqu’elle fut prête, et que sa tête fut couverte d’un voile sombre, qu’on put entendre sa voix :

– Si on me demande, tu diras que je suis en visite chez Oenantha.

À ces mots répondirent, dans l’obscurité, les grognements de la vieille servante :

– Chez Oenantha ? Oh ! cette Oenantha ! Ton mari t’a pourtant défendu d’aller chez elle ! C’est une maquerelle, ton Oenantha ! Va, je le dirai à ton mari…

– Allons, tais-toi donc ! répliqua Niza, et, comme une ombre, elle se glissa hors de la maison.

Les sandales de Niza claquèrent sur les dalles de pierre de la cour. En grognant, la servante referma la porte qui donnait sur la terrasse. Niza était partie.

Au même moment, dans une autre ruelle tortueuse, qui descendait par degrés vers une piscine, sortait d’une maison d’aspect misérable, dont le pignon donnait sur la rue et les fenêtres sur une cour, un jeune homme à la barbe soigneusement taillée, coiffé d’un turban blanc dont le rabat lui tombait sur les épaules, vêtu d’un taleth de fête bleu dont l’ourlet inférieur était orné de glands, et chaussé de crissantes sandales neuves. Ce bel homme au nez busqué, élégamment habillé pour la grande fête, marchait d’un pas alerte, doublant les passants qui se hâtaient de rentrer chez eux pour le repas solennel, et regardant les fenêtres s’allumer les unes après les autres. Le jeune homme suivait le chemin qui, passant devant un bazar, conduisait au palais du grand prêtre Caïphe, situé au pied de la colline où était bâti le Temple.

Quelques instants plus tard, on le vit dans le palais de Caïphe. Et quelque temps après, on l’en vit sortir.

Après sa visite au palais en proie à l’agitation de la fête, où brûlaient déjà chandeliers et torches, le jeune homme reprit d’un pas plus alerte, plus gai encore, le chemin de la Ville Basse. À l’endroit où la rue débouchait sur la place du bazar, il fut dépassé, dans la cohue en effervescence, par une jeune femme au pas léger, presque dansant, dont la tête était cachée jusqu’aux yeux par un voile noir. En passant, elle releva son voile un bref instant, jeta un regard du côté du jeune homme, puis, loin de ralentir son pas, l’accéléra au contraire, comme si elle voulait se dérober à la vue de l’homme qu’elle venait de dépasser.

Or, non seulement le jeune homme avait remarqué cette femme, mais il l’avait reconnue. Et, en la reconnaissant, il sursauta, s’arrêta, regarda avec perplexité son dos qui s’éloignait, puis s’élança à sa poursuite. Il manqua renverser un passant qui portait une cruche, mais il parvint à rattraper la femme ; haletant d’émotion, il cria :

– Niza !

La jeune femme se retourna, dévisagea l’homme d’un air froid et contrarié, et dit sèchement en grec :

– Ah ! c’est toi, Judas ? Je ne t’avais pas reconnu tout de suite. D’ailleurs, c’est très bien. On dit chez nous que celui qu’on voit sans le reconnaître deviendra riche…

Fort troublé, au point que son cœur sautait dans sa poitrine comme un oiseau sous une couverture, Judas demanda, dans un chuchotement entrecoupé, de crainte que les passants ne l’entendent :

– Mais… où vas-tu donc, Niza ?

– Qu’est-ce que cela peut te faire ? répondit Niza avec hauteur et elle ralentit le pas.

Déconcerté, Judas murmura avec des intonations enfantines dans la voix :

– Mais comment… mais nous étions d’accord pour… Je voulais aller chez toi, tu m’avais dit que tu y serais toute la soirée…

– Ah ! non, non (répondit Niza en avançant d’un air capricieux sa lèvre inférieure, de sorte que son visage, le plus joli visage que Judas eût jamais vu de sa vie, lui parut encore plus joli), je m’ennuyais. Vous avez votre fête, mais moi, que veux-tu que je fasse ? Que je reste assise à t’écouter faire le soupirant sur ma terrasse ? Et à avoir peur que la servante n’aille tout raconter à mon mari ? Non, non. J’ai décidé d’aller dans la campagne, écouter les rossignols.

– Dans la campagne ? demanda Judas, complètement perdu. Toute seule ?

– Naturellement, toute seule, répondit Niza.

– Écoute, permets-moi de t’accompagner, demanda Judas qui étouffait.

Ses idées se brouillèrent, et il oublia tout au monde pour ne regarder, d’un air suppliant, que les yeux bleus de Niza, qui maintenant lui paraissaient noirs.

Niza ne répondit rien et allongea le pas.

– Pourquoi ne dis-tu rien, Niza ? demanda Judas d’un ton plaintif, en réglant son pas sur celui de la jeune femme.

– Mais je ne vais pas m’ennuyer, avec toi ? demanda tout à coup Niza en s’arrêtant.

La plus totale confusion régna dans la tête de Judas.

– Bon, très bien, dit enfin Niza d’un ton radouci, allons-y.

– Mais où, où ?

– Attends… entrons dans cette cour pour réfléchir, sinon, j’ai peur que quelqu’un de connaissance ne me voie et n’aille ensuite raconter à mon mari que je me promène dans la rue avec un amoureux.

S’éclipsant du bazar, Niza et Judas se retrouvèrent sous la porte cochère d’une cour inconnue.

– Va au jardin d’oliviers (chuchota Niza en rabattant son voile sur ses yeux et en tournant le dos à un homme qui entrait à ce moment sous le porche, un seau à la main) à Gethsémani, de l’autre côté du Cédron. Tu as compris ?

– Oui, oui, oui…

– Je pars devant, continua Niza, mais ne me suis pas, prends un autre chemin. Je pars devant… Quand tu traverseras le ruisseau… Tu sais où est la grotte ?

– Je sais, je sais…

– Passe devant le pressoir à olives, prends le chemin qui monte et tourne vers la grotte. Je serai là. Mais ne t’avise pas de partir tout de suite après moi, sois patient, attends d’abord ici.

Sur ces mots, Niza quitta le porche comme si elle n’avait jamais parlé avec Judas.

Judas resta seul quelque temps, s’efforçant de rassembler ses pensées qui fuyaient en débandade. Parmi elles, il y avait celle-ci : comment expliquerait-il à sa famille son absence au repas solennel ? Judas chercha quelque mensonge, mais dans son trouble il fut incapable d’inventer quelque chose de convenable, et il s’éloigna de la porte cochère sans même se rendre compte de ce qu’il faisait.

Au lieu de continuer vers la Ville Basse, il changea de route et reprit la direction du palais du Caïphe. La ville était déjà en fête. Autour de Judas, non seulement les fenêtres étaient illuminées, mais on entendait la récitation des psaumes. Au milieu de la rue, les retardataires pressaient leurs ânons, criant après eux et leur donnant des coups de fouet. Les jambes de Judas marchaient toutes seules, il passa sans les voir sous les terribles tours moussues de la forteresse Antonia, il n’entendit pas les sonneries de trompettes qui retentissaient à l’intérieur, il ne prêta aucune attention à une patrouille de cavaliers romains qui éclairaient leur route à la lueur tremblante d’une torche.

Contournant la tour, Judas aperçut en se retournant deux gigantesques flambeaux à cinq branches qui brûlaient à une hauteur vertigineuse au-dessus du Temple. Mais Judas n’en eut qu’une vision confuse. Il lui sembla seulement qu’au-dessus de Jérusalem s’étaient allumées dix lampes d’une taille colossale qui luttaient d’éclat avec la seule lampe qui ne cessait de s’élever, de plus en plus, haut, sur la ville, la lune.

Judas était à présent indifférent à tout ce qui l’entourait. Il se dirigeait à grands pas vers la porte de Gethsémani, désireux de quitter la ville au plus vite. De temps à autre, entre les dos et les visages des passants, il croyait voir surgir furtivement devant lui une petite silhouette dansante, qui l’attirait à sa suite. Mais ce n’était qu’une illusion. Judas savait que Niza avait une forte avance sur lui. Judas passa rapidement devant une rangée de boutiques de changeurs et atteignit enfin la porte de Gethsémani. Quoique brûlant d’impatience, il fut contraint de s’y arrêter. Des chameaux entraient dans la ville, suivis par une patrouille militaire syrienne, que Judas couvrit en pensée de malédictions…

Mais tout a une fin. Le bouillant Judas était déjà hors des murs de la ville. À sa gauche, il vit un petit cimetière auprès duquel étaient dressées quelques tentes rayées de pèlerins. Traversant une route poussiéreuse inondée de lune, Judas courut au ruisseau du Cédron. Sautant de pierre en pierre, tandis que l’eau murmurait sous ses pieds, il atteignit la rive opposée, du côté de Gethsémani, et constata avec joie que la route qui passait en bas des jardins était déserte. Non loin de là, on apercevait la barrière à demi effondrée du jardin d’oliviers.

Après l’atmosphère étouffante de la ville, Judas fut frappé du parfum enivrant de la nuit de printemps. À travers la clôture du jardin se répandait par bouffées la senteur des myrtes et des acacias des clairières de Gethsémani.

Personne ne gardait la barrière, il n’y avait personne aux alentours, et, au bout de quelques instants, Judas courait déjà sous l’ombre mystérieuse des énormes oliviers. La route montait. Judas gravissait la pente en respirant péniblement, passant parfois des ténèbres à des aires plus claires où la lune dessinait des arabesques, qui rappelaient à Judas les tapis qu’il avait vus dans la boutique du mari jaloux de Niza.

Au bout d’un moment, Judas aperçut à sa gauche, dans une clairière, le pressoir à olives avec sa lourde roue de pierre, et, à côté de celui-ci, un entassement indistinct de barils. Il n’y avait personne dans le jardin – le travail s’était arrêté au coucher du soleil –, et des chœurs de rossignols s’égosillaient au-dessus de la tête de Judas.

Le but de Judas était proche. Il savait qu’à sa droite, dans les ténèbres, il n’allait pas tarder à entendre le murmure de l’eau qui s’égouttait sur les parois de la grotte. Il en fut bien ainsi. L’air devint plus frais. Judas ralentit le pas et appela doucement :

– Niza !

Mais, au lieu de Niza, il vit se détacher du tronc épais d’un olivier la silhouette trapue d’un homme dans les mains de qui quelque chose brilla et s’éteignit aussitôt. Avec un faible cri, Judas se rejeta en arrière, mais un deuxième homme lui barra la route.

Le premier demanda à Judas :

– Combien as-tu touché ? dis-le, si tu tiens à la vie !

L’espoir s’empara du cœur de Judas, et il cria d’un ton affolé :

– Trente tétradrachmes ! Trente tétradrachmes ! J’ai tout l’argent sur moi ! Tenez ! Prenez-le, mais laissez-moi la vie !

Le premier des deux hommes arracha aussitôt la bourse des mains de Judas. Au même instant, dans son dos, un couteau fendit l’air et se planta sous l’omoplate de l’amoureux. Judas fut précipité en avant, jeta en l’air ses mains aux doigts crispés. L’autre homme cueillit Judas à la pointe de son couteau et le lui enfonça dans le cœur jusqu’à la garde.

– Ni… za…, prononça Judas, non plus de sa voix haute et claire de jeune homme, mais d’une voix basse et chargée de reproche, et il n’émit pas d’autre son. Son corps s’abattit avec une telle force sur le sol que celui-ci résonna.

Alors une troisième silhouette apparut sur le chemin. C’était un homme, enveloppé dans un manteau à capuchon.

– Faites vite, ordonna-t-il.

Les meurtriers empaquetèrent rapidement la bourse, avec une courte lettre que leur donna le troisième, dans un parchemin qu’ils ficelèrent. Le deuxième homme glissa le paquet sous sa chemise, puis les deux assassins quittèrent la route et leurs ombres se perdirent entre les oliviers. Le troisième s’accroupit près du mort et contempla son visage. Dans l’ombre, il apparaissait blanc comme de la craie et d’une ineffable beauté spirituelle.

Quelques secondes plus tard, il n’y avait plus âme qui vive sur le chemin. Le corps inerte gisait, bras écartés. Son pied gauche se trouvait dans une tache de lune, de sorte qu’on voyait distinctement chaque bride de la sandale. Et pendant ce temps, tout le jardin de Gethsémani retentissait du chant des rossignols.

Personne ne sait où allèrent ensuite les deux assassins de Judas, mais le chemin que suivit le troisième homme est connu. Quittant la route, il s’enfonça au plus épais du bois d’oliviers, se dirigeant rapidement vers le sud. Il franchit l’enceinte du jardin loin de l’entrée principale, à l’angle sud, par une brèche dans le mur de pierre. Il atteignit bientôt le Cédron. Il entra dans l’eau et marcha quelque temps dans le courant, jusqu’à ce qu’il aperçût au loin les silhouettes de deux chevaux et d’un homme. Les chevaux étaient aussi dans le ruisseau, et l’eau mouillait leurs sabots. Leur gardien se mit en selle sur une bête, l’homme au capuchon enfourcha l’autre, et tous deux suivirent au pas le cours du ruisseau. On entendait les cailloux rouler sous les sabots des montures. Au bout d’un moment, les cavaliers sortirent de l’eau et montèrent sur la rive de Jérusalem, pour continuer leur marche sous les murailles de la ville. Puis le gardien poussa son cheval, s’éloigna au galop et disparut. Resté seul sur la route, l’homme au capuchon s’arrêta, mit pied à terre, retourna son manteau, tira de ses vêtements un casque plat sans panache et le mit sur sa tête. L’homme qui remonta à cheval, avec sa chlamyde et sa courte épée au côté, avait toute l’allure d’un militaire. Il toucha sa bête, et celle-ci, fougueuse et bien dressée, partit au grand trot, en secouant légèrement son cavalier. Le voyage ne fut pas long, et bientôt le cavalier se présentait à la porte sud de Jérusalem.

Sous la voûte tremblaient et oscillaient les flammes inquiètes des torches. Les soldats de garde, qui appartenaient à la deuxième centurie de la légion Foudre, étaient assis sur des bancs de pierre et jouaient aux dés. En voyant arriver ce cavalier, ils se mirent précipitamment debout celui-ci les salua de la main en passant et entra dans la ville.

La cité en fête était inondée de lumières. Des flambeaux brûlaient à toutes les fenêtres et de toutes parts, se mêlant en un chœur confus et discordant, retentissaient les prières rituelles. Jetant de temps à autre un coup d’œil par une fenêtre ouverte sur la rue, le cavalier pouvait voir des gens assis autour d’une table où était servie de la viande de chevreau, entourée de coupes de vin et de plats d’herbes amères. Sifflotant un air de chanson, il suivait au petit trot les rues désertées de la Ville Basse, en direction de la tour Antonia, et parfois il levait les yeux vers ces flambeaux à cinq branches d’une dimension telle qu’on n’en avait jamais vu de pareils, qui brûlaient au-dessus du Temple, ou vers la lune qui, encore au-dessus, brillait dans le ciel.

Le palais d’Hérode le Grand ne prenait aucune part à la célébration de la nuit pascale. Dans les logements annexes, orientés au sud, où s’étaient installés les officiers de la cohorte romaine et le légat de la légion, des lumières brillaient, et on sentait qu’il y avait là une certaine animation. Mais le corps de bâtiment principal, dont le seul habitant était, bien malgré lui, le procurateur, avec ses colonnes et ses statues d’or, paraissait aveugle et muet sous la vive clarté de la lune. Là, au cœur du palais, régnaient les ténèbres et le silence.

Le procurateur, comme il l’avait dit à Afranius, n’avait du reste pas voulu y rentrer. Il ordonna qu’on lui fasse un lit sous le péristyle, à l’endroit même où il avait dîné et où, ce matin, il avait conduit l’interrogatoire. Le procurateur s’y étendit, mais le sommeil le fuyait. La lune dénudée semblait suspendue, très haut dans le ciel pur, et, durant plusieurs heures, le procurateur ne le quitta pas des yeux.

Enfin, vers minuit, le sommeil eut pitié de l’hegemon. Bâillant à se décrocher la mâchoire, il détacha et laissa glisser son manteau, ôta le ceinturon qui sanglait sa tunique et où était accroché, dans sa gaine, un large coutelas d’acier, le posa sur le fauteuil près du lit, défit ses sandales et s’allongea. Aussitôt, Banga sauta sur le lit et se coucha près de son maître, tête contre tête, et le procurateur, la main posée sur le cou du chien, ferma les yeux. Alors seulement, le chien s’endormit aussi.

Depuis le haut des marches jusqu’au lit, dressé dans la pénombre protectrice, d’une colonne s’étirait un ruban de lune. Et, dès que le procurateur eut perdu toute attache avec les choses qui l’entouraient, il se mit en marche le long de cette route lumineuse, vers le haut, droit en direction de la lune. En songe, il riait même de bonheur en voyant avec quelle merveilleuse aisance tout s’arrangeait sur ce chemin bleu pâle et transparent. Il marchait accompagné de Banga, et près d’eux marchait le philosophe vagabond. Tous deux disputaient de questions graves et compliquées, et aucun d’eux ne pouvait avoir raison de l’autre. Ils ne s’accordaient sur aucun point, ce qui rendait leur discussion particulièrement intéressante, et inépuisable. Il allait de soi que le supplice d’aujourd’hui n’avait été qu’un pur malentendu : d’ailleurs, le philosophe – qui avait émis, entre autres, l’idée si incroyablement absurde que tout le monde était bon –, le philosophe marchait à côté de lui, donc il était vivant.

Naturellement, l’idée même qu’on ait pu supplicier un homme comme lui était horrible. Non, il n’y avait pas eu de supplice ! Non ! Voilà pourquoi cette promenade sur l’échelle de lune était si belle.

On disposait d’autant de temps qu’on le désirait, l’orage ne menacerait d’éclater que dans la soirée, et la lâcheté, incontestablement, était l’un des pires défauts. Ainsi parlait Yeshoua Ha-Nozri. Non, philosophe, je ne suis pas d’accord : la lâcheté est le pire de tous les défauts !

Ainsi, par exemple, l’actuel procurateur de Judée, alors tribun de légion, n’avait pas eu peur lorsque dans la vallée des Vierges, les Germains furieux avaient failli mettre en pièces le géant Mort-aux-rats. Mais de grâce, philosophe ! Pouvez-vous vraiment, avec votre esprit, accepter l’idée qu’à cause d’un homme coupable d’un crime contre César, le procurateur de Judée ruine sa propre carrière ?

– Oui, Oui…, gémit Pilate avec un sanglot.

Bien entendu, il la ruinerait. Ce matin, il aurait rejeté cette idée, mais maintenant, à la nuit, tout bien considéré, il était d’accord pour ruiner sa carrière. Il était prêt à tout pour sauver du supplice ce médecin, ce rêveur insensé qui n’était aucunement coupable !

– Désormais, nous serons toujours ensemble, disait le loqueteux philosophe dont la route avait croisé, on ne sait comment, celle du Chevalier Lance d’Or. Où l’un sera, l’autre sera ! Et lorsqu’on dira mon nom, on dira aussitôt le tien ! Moi, l’enfant trouvé, fils de parents inconnus, et toi, fils d’un roi astrologue et d’une fille de meunier, la belle Pila.

– Oui, je t’en supplie, souviens-toi de moi, le fils de l’astrologue, pria Pilate dans son rêve.

Ayant obtenu l’assentiment du mendiant d’En-Sarid qui marchait à côté de lui, le cruel procurateur de Judée se mit à rire et à pleurer de joie.

Tout cela était fort bien, mais le réveil de l’hegemon n’en fut que plus pénible. Banga gronda, et le chemin de lune bleu et glissant comme une traînée d’huile s’effaça devant le procurateur. Il ouvrit les yeux, et la première chose qui lui revint à la mémoire, c’est que le supplice avait eu lieu. La première chose que fit le procurateur fut, d’un geste habituel, de retenir Banga par le collier. Puis, d’un regard douloureux, il chercha la lune et s’aperçut qu’elle s’était légèrement déplacée de côté, et qu’elle avait pris une teinte plus argentée. Sa lumière était ternie par une lueur inquiète et déplaisante, qui jouait sous les colonnes, juste devant ses yeux. C’était la flamme fuligineuse d’une torche, que tenait à la main le centurion Mort-aux-rats. Quant à celui-ci, il surveillait du coin de l’œil, d’un air effrayé et haineux, l’animal prêt à bondir.

– Du calme, Banga, dit le procurateur d’une voix souffrante, et il toussa. (Se protégeant de la main contre la flamme de la torche, il reprit :) Même la nuit, au clair de lune, je ne trouve pas la paix !… Ô dieux… Vous aussi, vous avez une triste tâche, Marcus. Mutiler des soldats…

Marcus regarda le procurateur avec un profond étonnement, mais celui-ci se ressaisit. Pour corriger l’impression injurieuse produite par ses paroles, il dit :

– Ne soyez pas offensé, centurion. Ma situation, je vous le répète, est encore pire. Que voulez-vous ?

– Le chef de la garde secrète demande à vous voir, annonça calmement Marcus.

– Appelez-le, appelez-le, ordonna le procurateur en s’éclaircissant la gorge et en cherchant ses sandales de ses pieds nus.

La flamme vacilla entre les colonnes, tandis que les caliguae du centurion claquaient sur la mosaïque. Mort-aux-rats sortit dans le jardin.

– Même au clair de lune, je ne trouve pas la paix, se répéta le procurateur en grinçant des dents.

À la place du centurion parut l’homme au capuchon.

– Banga, du calme, dit doucement le procurateur, et il força le chien à baisser la tête.

Avant de commencer à parler, Afranius, selon son habitude, inspecta les alentours et alla fouiller l’ombre du regard. Une fois assuré que, sauf Banga, personne d’indésirable ne se trouvait là, il dit d’une voix assourdie :

– Je vous prie de me faire passer en jugement, procurateur. Vous aviez raison. Je n’ai pas su assurer la protection de Judas de Kerioth, et on l’a tué. Destituez-moi et faites-moi juger.

Afranius eut la sensation que quatre yeux – deux de chien et deux de loup – le regardaient.

Il tira de sa chlamyde une bourse maculée de croûtes de sang et scellée de deux cachets.

– Voici le sac d’argent que les assassins ont porté dans la maison du grand prêtre. Le sang qui s’y trouve est le sang de Judas de Kerioth.

– Combien y a-t-il là-dedans, je suis curieux de le savoir ? dit Pilate en se penchant sur la bourse.

– Trente tétradrachmes.

Le procurateur sourit et dit :

– C’est peu.

Afranius ne répondit rien.

– Où est le cadavre ?

– Ça, je l’ignore, répondit avec une tranquille dignité l’homme à l’éternel capuchon. Ce matin, nous commencerons les recherches.

Le procurateur sursauta et lâcha les brides de ses sandales qu’il ne parvenait pas à rattacher.

– Et cependant, vous êtes certain qu’il a été tué ?

La réponse fut sèche :

– Procurateur, il y a quinze ans que je travaille en Judée. J’ai commencé à servir sous Valerius Gratius. Il n’est pas indispensable que je voie le cadavre pour savoir qu’un homme est mort, et je vous annonce que celui qu’on appelait Judas de Kerioth a été assassiné il y a quelques heures !

– Pardonnez-moi, Afranius, dit Pilate. Je ne suis pas encore bien réveillé, c’est pourquoi je vous ai dit cela. Je dors mal (le procurateur sourit), et je vois tout le temps, en rêve, un rayon de lune. C’est même drôle, figurez-vous, j’ai rêvé que je me promenais le long de ce rayon. Bon. Ce que je voudrais connaître, ce sont vos hypothèses dans cette affaire. Où pensez-vous chercher le corps ? Asseyez-vous, chef du service secret.

Afranius s’inclina, tira le fauteuil plus près du lit et s’assit, heurtant le sol de son épée.

– Je pense le chercher aux alentours du pressoir à olives, dans le jardin de Gethsémani.

– Ah ! bien. Et pourquoi justement là ?

– D’après mes raisonnements, hegemon, Judas n’a été tué ni à Jérusalem même ni loin de la ville. Il a été tué dans les environs immédiats de Jérusalem.

– Je vous considère comme un des plus éminents spécialistes dans votre partie. Je ne sais pas, du reste, ce qu’il en est à Rome, mais dans les colonies, personne ne vous égale. Alors, expliquez-moi pourquoi.

– Je ne puis, en aucun cas, dit Afranius d’une voix égale, admettre l’idée que Judas serait tombé aux mains d’individus suspects dans l’enceinte de la ville. On n’assassine pas secrètement dans les rues. Donc, il aurait fallu l’attirer dans une cave quelconque. Mais mes hommes l’ont déjà cherché dans la Ville Basse et, s’il y était, ils l’auraient forcément trouvé. Il n’est pas dans la ville, je peux vous le garantir. Et s’il avait été tué loin de la ville, le paquet avec l’argent n’aurait pu être déposé si vite. Il a été tué près de la ville, et on a donc trouvé le moyen de l’attirer hors des murs.

– Je ne vois pas du tout comment on a pu s’y prendre !

– C’est bien là, procurateur, le problème le plus difficile de cette affaire, et je ne sais même pas si je parviendrai à le résoudre.

– Effectivement, c’est un mystère ! Un soir de fête, sans que personne sache pourquoi, voilà un croyant qui abandonne le repas pascal, sort de la ville, et meurt. Qui a pu l’attirer, et comment ? Ne s’agirait-il pas d’une femme ? demanda le procurateur avec une soudaine inspiration.

Afranius répondit d’un air calme et sérieux :

– En aucun cas, procurateur. Cette possibilité est absolument exclue. Il faut raisonner logiquement. Qui avait intérêt à la mort de Judas ? Quelques vagabonds exaltés, un petit cercle d’individus où, avant tout, il n’y a pas de femmes. Pour se marier, procurateur, il faut de l’argent. Pour mettre un homme au monde, il en faut aussi. Mais pour assassiner un homme avec l’aide d’une femme, il en faut énormément, et aucun de ces vagabonds n’en a. Il n’y a pas eu de femme dans cette affaire, procurateur. Je dirai même plus : une telle explication du meurtre ne peut que m’embrouiller, me mettre sur une fausse piste et gêner l’enquête.

– Je vois que vous avez entièrement raison, Afranius, dit Pilate. Je me suis simplement permis d’émettre une hypothèse.

– Hélas ! Elle est erronée, procurateur.

– Mais alors ? Alors ? s’écria le procurateur en dévisageant Afranius avec une curiosité avide.

– Je pense qu’il s’agit tout de même d’une question d’argent.

– Remarquable idée ! Mais qui, et sous quel prétexte, a pu lui proposer de lui remettre de l’argent, la nuit, hors de la ville ?

– Oh ! non, procurateur, ce n’est pas cela. Je ne vois qu’une hypothèse : si elle est fausse, je serai probablement incapable de trouver d’autres explications. (Afranius se pencha plus près de Pilate, et chuchota :) Judas voulait dissimuler son propre argent dans une cachette connue de lui seul.

– Explication pleine de finesse. C’est évidemment ainsi que les choses se sont passées. Maintenant, je vous comprends : ce ne sont pas des gens qui l’ont attiré hors de la ville, mais son propre dessein. Oui, oui, c’est cela.

– C’est cela. Judas était méfiant, et il a caché son argent.

– Oui, mais vous avez dit : à Gethsémani… Pourquoi est-ce là, précisément, que vous avez l’intention de le chercher ? J’avoue que je ne saisis pas très bien.

– Oh ! procurateur, c’est extrêmement simple. Personne ne cacherait de l’argent au bord des routes, dans des endroits découverts et déserts. Judas n’était ni sur la route d’Hébron, ni sur la route de Béthanie. Il devait donc se trouver dans un endroit abrité, caché, avec des arbres. C’est très simple : à part Gethsémani, il n’y a pas d’autres endroits de ce genre près de Jérusalem. Et comme il n’a pas pu aller loin…

– Vous m’avez entièrement convaincu. Alors, que faire maintenant ?

– Je vais immédiatement commencer les recherches pour trouver les meurtriers qui ont traqué Judas hors de la ville. Et moi, pendant ce temps, comme je vous l’ai annoncé, je vais passer en jugement.

– Pourquoi ?

– Mes hommes l’ont perdu de vue dans la soirée, au bazar, après qu’il eut quitté le palais de Caïphe. Je ne comprends pas comment cela a pu se produire. C’est la première fois de ma vie que cela arrive. Il avait été pris en filature immédiatement après notre conversation. Mais dans le quartier du bazar, il s’est faufilé on ne sait où, et il a si bien brouillé sa piste qu’il a disparu sans laisser de traces.

– Bon. Je vous déclare que je n’estime pas nécessaire de vous faire passer en jugement. Vous avez fait tout ce que vous pouviez et personne au monde (le procurateur sourit) n’aurait pu faire plus que vous ! Punissez ceux qui étaient chargés de filer Judas et qui l’ont laissé échapper. Mais je vous préviens, je ne veux aucune sévérité particulière dans cette punition. En fin de compte, nous avons fait ce qu’il fallait pour protéger cette canaille ! Ah ! oui, j’oubliais de vous demander (le procurateur se passa la main sur le front), comment se sont-ils débrouillés pour déposer l’argent chez Caïphe ?

– Voyez-vous, procurateur… Ce n’était pas très compliqué. Les vengeurs de Ha-Nozri sont passés derrière le palais de Caïphe, là où il y a une arrière-cour en contrebas de la rue. Ils n’ont eu qu’à jeter le paquet par-dessus le mur.

– Avec un billet ?

– Oui, exactement comme vous l’aviez supposé, procurateur. Et d’ailleurs… Afranius brisa les cachets qui fermaient le paquet et en montra le contenu à Pilate.

– Hé, que faites-vous là, Afranius ? Ce sont les sceaux du Temple !

– Que le procurateur ne s’inquiète pas pour cela, dit Afranius en refermant le paquet.

– Seriez-vous donc en possession de tous les sceaux nécessaires ? demanda Pilate en riant.

– Il ne peut en être autrement, procurateur, répondit Afranius sans rire, et même d’un ton sévère.

– J’imagine l’effet que cela a dû faire chez Caïphe !

– Certes, procurateur, cela a provoqué une vive émotion. On m’a fait venir immédiatement.

Dans l’ombre, on voyait scintiller les yeux de Pilate.

– C’est intéressant, très intéressant…

– J’ose émettre un avis contraire, procurateur. Ce n’était pas intéressant. Cela a été une affaire excessivement ennuyeuse et fatigante. Quand j’ai demandé, au palais de Caïphe, si cet argent n’avait pas servi à payer quelqu’un, on m’a affirmé catégoriquement qu’il ne s’était rien produit de semblable.

– Ah ! bon ? Eh bien, soit, ils n’ont payé personne, donc. Mais il sera d’autant plus difficile de trouver les assassins.

– C’est absolument certain, procurateur.

– Mais dites-moi, Afranius. Il me vient soudain une idée : n’aurait-il pas lui-même mis fin à ses jours ?

– Oh non, procurateur ! (D’étonnement, Afranius se rejeta même en arrière dans le fauteuil.) Pardonnez-moi, mais c’est tout à fait invraisemblable !

– Ah ! tout est vraisemblable, dans cette ville ! Je suis prêt à parier que, d’ici très peu de temps, le bruit de ce suicide courra dans tout Jérusalem.

De nouveau, Afranius lança au procurateur son regard singulier, puis il réfléchit et dit :

– Cela, c’est possible, procurateur.

Bien que, de la sorte, tout fût clair, le procurateur ne pouvait sans doute détacher son esprit de cette histoire de meurtre de l’homme de Kerioth, car il dit – et son ton, même, était un peu rêveur :

– J’aurais bien voulu voir comment ils l’ont tué…

– Ils l’ont tué avec l’art le plus consommé, procurateur, répondit Afranius en regardant Pilate avec quelque ironie.

– Tiens ? Et d’où tenez-vous cela ?

– Ayez l’obligeance, procurateur, de porter votre attention sur cette bourse, dit Afranius. Je vous garantis que le sang de Judas a jailli à flots. Dans ma vie, j’ai vu bien des meurtres.

– De sorte qu’évidemment il ne se relèvera pas ?

– Si, procurateur, il se relèvera, répondit Afranius, en souriant philosophiquement. Quand la trompette du Messie que les gens d’ici attendent résonnera pour lui. Mais, jusque-là, il ne se relèvera pas.

– Bon, il suffit, Afranius. Cette question est claire. Passons à l’enterrement.

– Les condamnés ont été enterrés, procurateur.

– Ô Afranius, vous faire passer en jugement serait un crime. Vous méritez les plus hautes récompenses. Comment cela s’est-il passé ?

Au moment, raconta Afranius, où lui-même s’occupait de l’affaire de Judas, un détachement de la garde secrète, conduit par l’un de ses lieutenants, arrivait à la colline du supplice, à la tombée de la nuit. Mais là-haut, il manquait un corps.

Pilate tressaillit et dit d’une voix rauque :

– Ah ! Pourquoi n’ai-je pas prévu ça ?

– N’ayez aucune inquiétude, procurateur, dit Afranius, qui poursuivit : Mes hommes ramassèrent les corps de Hestas et Dismas, dont les yeux avaient déjà été becquetés par les charognards, puis se mirent tout de suite à la recherche du troisième corps. Ils ne tardèrent pas à le découvrir. Un individu…

– Matthieu Lévi, dit Pilate, d’un ton plus affirmatif qu’interrogateur.

– Oui, procurateur… Matthieu Lévi, qui s’était caché dans une grotte de la pente nord pour attendre la nuit. Le corps nu de Yeshoua Ha-Nozri était près de lui. Quand des hommes de la garde entrèrent dans la grotte avec une torche, Lévi eut une crise de rage et de désespoir. Il criait qu’il n’avait commis aucun crime, et que, légalement, tout homme avait le droit d’enterrer un criminel supplicié, s’il le désirait. Et Matthieu Lévi disait qu’il n’abandonnerait pas ce corps. Il était surexcité, vociférait des mots sans suite, tantôt suppliait, tantôt menaçait ou maudissait.

– Et il a fallu l’empoigner ? demanda sombrement Pilate.

– Non, procurateur, non, répondit Afranius d’un ton tout à fait rassurant. On a réussi à calmer ce fou insolent, en lui expliquant qu’on allait enterrer le corps. Quand il a compris ce qu’on lui disait, il s’est tenu tranquille, mais il a déclaré qu’il ne s’en irait pas, et qu’il voulait participer à l’enterrement. Il a dit qu’il ne partirait pas même si on essayait de le tuer, et il a même offert pour cela un couteau à pain qu’il avait sur lui.

– On l’a chassé ? demanda Pilate d’une voix étranglée.

– Non, procurateur, non. Mon lieutenant l’a autorisé à participer à l’enterrement.

– Quel est celui de vos lieutenants qui s’est occupé de cela ? demanda Pilate.

– Tholmaï, répondit Afranius, et il ajouta avec inquiétude :

– A-t-il commis une faute ?

– Continuez, dit Pilate. Il n’y a pas eu de faute. Je commence même à ne plus savoir que dire, Afranius, car j’ai manifestement affaire à un homme qui ne commet jamais de fautes. Et cet homme, c’est vous.

– On a fait monter Matthieu Lévi dans le fourgon avec les corps des condamnés et deux heures plus tard, on s’arrêtait à un ravin désert, au nord de Jérusalem. Là, le détachement, en travaillant par équipes, a mis à peine une heure pour creuser une grande fosse où ont été enterrés les trois corps.

– Nus ?

– Non, procurateur. Les hommes avaient apporté exprès des tuniques. Et on a mis des anneaux au doigt des condamnés. Des anneaux cochés. Une coche pour Yeshoua, deux pour Dismas et trois pour Hestas. Puis la fosse a été refermée et recouverte de pierres. Les signes distinctifs sont connus de Tholmaï.

– Ah ! si j’avais pu prévoir !… dit Pilate, le visage crispé. J’aurais grand besoin, pourtant, de voir ce Matthieu Lévi…

– Il est ici, procurateur.

Pilate, les yeux arrondis, considéra Afranius quelque temps, puis répondit :

– Je vous remercie pour tout ce qui a été fait dans cette affaire. Je vous prie, demain, de m’envoyer Tholmaï, mais vous lui direz d’avance que je suis content de lui. Et vous, Afranius – le procurateur tira d’une poche de son ceinturon, posé sur la table, une bague qu’il donna au chef du service secret –, je vous prie d’accepter ceci en souvenir de moi.

Afranius s’inclina et dit :

– C’est un grand honneur, procurateur.

– Vous récompenserez de ma part le détachement qui s’est occupé de l’enterrement. Et vous donnerez un blâme à ceux qui étaient chargés de filer Judas. Que Matthieu Lévi vienne tout de suite. Il me faut des détails, maintenant, sur l’affaire de Yeshoua.

– À vos ordres, procurateur, répondit Afranius, et il se retira avec un profond salut.

Le procurateur frappa dans ses mains et cria :

– Holà ! Quelqu’un ! Et de la lumière !

Afranius était déjà dans le jardin que des serviteurs, derrière Pilate, apportaient de la lumière. Trois chandeliers furent posés sur la table, devant le procurateur, et la nuit lunaire se retira aussitôt dans le jardin, comme si Afranius l’avait emportée avec lui. À sa place parut un inconnu de petite taille et d’une grande maigreur, accompagné par le gigantesque centurion. Celui-ci, sur un regard du procurateur, s’éloigna aussitôt et disparut dans le jardin.

Le procurateur observa l’arrivant d’un regard à la fois avide et quelque peu effrayé. C’est ainsi que l’on regarde quelqu’un dont on a beaucoup entendu parler, à qui on a beaucoup pensé, et qu’on voit paraître enfin.

Le nouveau venu, qui pouvait avoir quarante ans, était noiraud, déguenillé, couvert de boue séchée, et dardait par en dessous des regards sauvages. En un mot, il avait un aspect repoussant et ressemblait plutôt à un de ces innombrables mendiants qui s’agglutinent aux terrasses du Temple ou autour des bazars de la crasseuse et bruyante Ville Basse.

Le silence se prolongeait, et il ne fut interrompu que par l’étrange conduite de l’homme appelé par Pilate. Son visage se décomposa soudain, il tituba, et, s’il ne s’était pas rattrapé, de sa main sale, au bord de la table, il serait tombé.

– Qu’est-ce que tu as ? demanda Pilate.

– Rien, répondit Matthieu Lévi avec une sorte de mouvement de déglutition qui dilata un instant son cou nu, gris et décharné.

– Qu’est-ce que tu as ? répéta Pilate. Réponds !

– Je suis fatigué, répondit Lévi en regardant sombrement le sol de mosaïque.

– Assieds-toi, ordonna Pilate, et il lui montra le fauteuil.

Lévi regarda le procurateur avec méfiance, s’approcha du fauteuil, loucha avec effroi sur les accoudoirs dorés, puis s’assit, non pas dans le fauteuil, mais à côté, par terre.

– Peux-tu m’expliquer pourquoi tu ne t’es pas assis dans le fauteuil ? demanda Pilate.

– Je ne suis pas propre, je le salirais, dit Lévi, les yeux au sol.

– On va tout de suite t’apporter à manger.

– Je ne veux pas manger.

– À quoi bon mentir ? demanda doucement Pilate. Cela fait un jour entier que tu n’as rien mangé, peut-être plus. Bon, très bien, si tu ne veux pas manger, ne mange pas. Je t’ai fait appeler pour que tu me montres le couteau que tu as sur toi.

– Les soldats me l’ont pris en m’amenant ici, dit Lévi, et il ajouta d’un air maussade : Il faut que vous me le redonniez, je dois le rendre à la personne à qui je l’ai volé.

– Pourquoi l’as-tu volé ?

– Pour couper les cordes, dit Lévi.

– Marcus ! appela le procurateur.

Le centurion parut sous les colonnes.

– Donnez-moi son couteau.

De l’un des deux étuis de son ceinturon, Mort-aux-rats tira un couteau à pain sale, le tendit au procurateur, et sortit.

– À qui as-tu pris ce couteau ?

– À un boulanger, près de la porte d’Hébron, tout de suite à gauche en entrant dans la ville.

Pilate examina la large lame, dont il essaya, sans savoir pourquoi, le tranchant du bout du doigt, et dit :

– Pour le couteau, ne t’inquiète pas, il sera reporté à la boulangerie. Maintenant, il me faut autre chose : montre-moi le papyrus que tu as sur toi, et où tu as inscrit les paroles de Yeshoua.

Lévi lança un regard haineux à Pilate, et eut un sourire si mauvais que son visage en fut complètement déformé.

– Vous voulez donc tout me prendre ? La dernière chose que je possède ? demanda-t-il.

– Je ne t’ai pas dit : donne, répliqua Pilate. Je t’ai dit : montre.

Lévi fouilla dans sa chemise et en sortit un rouleau de parchemin. Pilate le prit, le déroula, l’étala entre les chandeliers et se mit, en plissant les yeux, à étudier les signes presque indéchiffrables qui y étaient tracés à l’encre. Il était difficile de suivre les lignes chaotiques et Pilate, les sourcils froncés, se pencha tout près du parchemin et essaya de les suivre du doigt. Il réussit néanmoins à constater que ce texte n’était qu’une suite décousue et incohérente de maximes, de dates, de notes domestiques et de fragments poétiques. « … La mort n’existe pas… hier nous avons mangé de délicieux melons de printemps… » », lut Pilate.

Le visage tendu, Pilate lut encore, en grimaçant :

« … Nous verrons le pur fleuve de la vie…, l’humanité regardera le soleil à travers un cristal transparent… »

Pilate sursauta. Les derniers mots qu’il déchiffra au bas du parchemin étaient : « … plus grand défaut… lâcheté… »

Pilate roula le parchemin et le rendit d’un geste brusque à Lévi.

– Prends, dit-il. (Puis, après un silence, il ajouta :) À ce que je vois, tu es un homme de bibliothèque, et tu n’as aucune raison d’errer seul, vêtu comme un mendiant, et sans logis. À Césarée, j’ai une grande bibliothèque. Je suis très riche, et je veux te prendre à mon service. Tu classeras et tu conserveras mes papyrus, et tu seras nourri et habillé.

Lévi se leva et répondit :

– Non. Je ne veux pas.

– Pourquoi ? demanda le procurateur, le visage assombri. Je te déplais… tu as peur de moi ?

Le même sourire mauvais déforma la figure de Lévi, et il dit :

– Non, c’est toi qui auras peur de moi. Cela ne te sera pas facile de me regarder en face, maintenant que tu l’as tué.

– Tais-toi, dit Pilate. Tiens, prends cet argent.

Lévi secoua négativement la tête, et le procurateur reprit :

– Je sais, tu te considères comme un disciple de Yeshoua. Mais je vais te dire une chose : tu n’as absolument rien compris à ce qu’il t’a enseigné. Sinon, tu aurais forcément accepté quelque chose de moi. Souviens-toi qu’avant de mourir, il a dit qu’il ne faisait de reproches à personne. (Pilate leva le doigt d’un air grave, et son visage trembla.) Lui-même aurait certainement accepté. Tu es cruel, lui ne l’était pas. Où iras-tu ?

Lévi s’était levé tout à coup et approché de la table. Il s’y appuya des deux mains et, fixant le procurateur d’un regard brûlant, il murmura :

– Sache, hegemon, qu’à Jérusalem, il y a un homme que je vais tuer. Je voulais te le dire, afin que tu saches qu’il y aura encore du sang.

– Je le sais aussi bien que toi, qu’il y aura encore du sang, répondit Pilate, et tes paroles ne m’étonnent pas. Naturellement, c’est moi que tu veux tuer ?

– Te tuer, je n’y réussirais pas, répondit Lévi dont un rictus découvrit les dents. Je ne suis pas assez bête pour avoir cette intention. Mais je tuerai Judas de Kerioth et, s’il le faut, j’y consacrerai le reste de ma vie.

Une véritable jouissance alluma les yeux du procurateur. Du doigt, il fit signe à Matthieu Lévi de s’approcher et dit :

– Là non plus, tu ne réussiras pas, inutile de t’agiter. Judas a été assassiné cette nuit.

Lévi fit un bond en arrière, roula des yeux hagards et cria :

– Qui a fait cela ?

– Ne sois pas jaloux, dit Pilate en ricanant et en se frottant les mains. Je crains qu’il n’ait eu d’autres partisans que toi.

– Qui a fait cela ? répéta Lévi d’une voix sourde.

Pilate répondit :

– Moi.

Bouche bée, Lévi regarda fixement le procurateur. Celui-ci ajouta d’une voix douce :

– C’est peu de chose, évidemment, mais c’est tout de même moi qui l’ai fait. Alors – tu ne veux pas accepter quelque chose, maintenant ?

Lévi réfléchit, son visage se fit moins dur, et il dit enfin :

– Dis qu’on m’apporte un morceau de parchemin propre.

Une heure plus tard, Lévi n’était plus dans le palais. Le silence de l’aurore n’était plus troublé maintenant que par les pas étouffés des sentinelles dans le jardin. La lune se décolorait rapidement et, à l’autre extrémité du ciel, on apercevait la petite tache blanche de l’étoile du matin. Les flambeaux étaient depuis longtemps éteints. Le procurateur était étendu sur son lit. La main sous la joue, il dormait, et sa respiration était silencieuse.

Près de lui dormait Banga.

C’est ainsi que Ponce Pilate, cinquième procurateur de Judée, accueillit l’aube du quinzième jour du mois de Nisan.

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