Chapitre XIX Marguerite

Suis-moi, lecteur ! Qui t’a dit qu’il n’existait pas, en ce bas monde, de véritable, de fidèle, d’éternel amour ! Qu’on coupe à ce menteur sa langue scélérate !

Suis-moi, cher lecteur, moi seul, et je te montrerai un tel amour !

Non, le Maître s’était trompé quand, à la clinique, en cet instant où le temps, dans sa course, franchissait le cap de minuit, il avait dit d’un ton douloureux à Ivanouchka qu’elle l’avait oublié. Cela ne pouvait être. Bien sûr qu’elle ne l’avait pas oublié.

Avant toutes choses, dévoilons un secret que le Maître n’avait pas voulu révéler à Ivanouchka. Son amante s’appelait Marguerite Nikolaïevna. Par ailleurs, tout ce que le Maître avait dit d’elle au pauvre poète n’était que la stricte vérité. Il avait fait de sa bien-aimée une description fidèle. Elle était, effectivement, belle et intelligente. À cela, il faut ajouter une chose : on peut affirmer, sans crainte, que bien des femmes auraient donné n’importe quoi pour échanger leur existence contre celle de Marguerite Nikolaïevna. Âgée de trente ans, Marguerite était mariée, sans enfant, à un très éminent spécialiste, auteur, par-dessus le marché, d’une découverte de la plus haute importance, une découverte d’intérêt national. Son mari était jeune, beau, bon, honnête, et il adorait sa femme. Tous deux occupaient entièrement l’étage supérieur d’un magnifique hôtel particulier entouré d’un jardin et situé dans l’une des petites rues qui avoisinent la place de l’Arbat. Séjour enchanteur ! Du reste, chacun peut s’en convaincre, s’il veut bien aller voir ce jardin. Qu’il s’adresse à moi, je lui donnerai l’adresse et je lui indiquerai le chemin, la propriété est encore intacte.

Marguerite Nikolaïevna avait tout l’argent qu’elle pouvait désirer. Marguerite Nikolaïevna pouvait acheter tout ce qui lui faisait envie. Parmi les relations de son mari, elle pouvait rencontrer des gens fort intéressants. Marguerite Nikolaïevna n’avait jamais touché un réchaud à pétrole. Marguerite Nikolaïevna ne connaissait rien des horreurs de l’existence dans un appartement communautaire. En un mot… elle était heureuse ? Eh bien, non, pas un instant ! Dès le moment où, âgée de dix-neuf ans, elle s’était mariée et était venue habiter dans cette propriété, elle n’avait plus connu le bonheur. Dieux, dieux ! Que fallait-il donc à cette femme ? Que fallait-il à cette femme, dans les yeux de qui brûlait constamment une petite flamme incompréhensible ? Que fallait-il à cette sorcière qui louchait très légèrement d’un œil et qui, ce fameux jour, s’était parée d’un bouquet printanier de mimosas ? je l’ignore, je n’en sais rien. Sans doute avait-elle dit la vérité : ce qu’il lui fallait, c’était lui – le Maître –, et pas du tout une maison gothique, pas du tout un jardin privé, pas du tout de l’argent. Elle l’aimait – elle avait dit la vérité.

Même moi – étranger à cette histoire, bien que j’en sois le narrateur véridique –, mon cœur se serre à la pensée de ce que dut éprouver Marguerite lorsque, le lendemain, elle revint à la petite maison du Maître (heureusement, elle n’avait pas eu l’occasion de tout dire à son mari, car celui-ci n’était pas rentré à l’heure prévue), et apprit que le Maître n’était plus là. Elle fit tout pour en savoir davantage, mais naturellement elle n’apprit rien de plus. Alors, elle rentra à la propriété, et recommença à vivre comme par le passé.

Mais dès que la neige sale se fut effacée des rues et des trottoirs, dès que le printemps se mit à souffler par les vasistas des bouffées d’un vent chargé d’angoisse et d’une vague odeur de pourriture, la tristesse de Marguerite Nikolaïevna redoubla. Souvent, en secret, elle pleurait, longuement et amèrement. Celui qu’elle aimait était-il vivant ou mort ? Elle l’ignorait. Et, à mesure que s’écoulaient ces lugubres journées, de plus en plus souvent, surtout à la tombée de la nuit, lui venait la pensée qu’elle était liée à un mort.

Donc, elle devait l’oublier, ou bien mourir elle aussi. Mais traîner plus longtemps cette morne existence, impossible. Impossible ! L’oublier, quoi qu’il en coûtât, l’oublier ! Seulement, il ne se laissait pas oublier, voilà le malheur.

– Oui, oui, oui, la même faute, exactement ! disait Marguerite, assise près du poêle et regardant le feu, qu’elle avait allumé en souvenir du feu qui brûlait à l’époque où il écrivait l’histoire de Ponce Pilate. Pourquoi l’ai-je quitté cette nuit-là ? Pourquoi ? C’était de la folie ! je suis revenue le lendemain, honnêtement, comme je le lui avais promis, mais il était déjà trop tard. Oui, je suis revenue, mais, comme le malheureux Matthieu Lévi, trop tard !

Toutes ces paroles, évidemment, étaient absurdes. Qu’est-ce que cela aurait changé, en effet, si, cette nuit-là, elle était restée chez le Maître ? Aurait-elle pu le sauver ? Ridicule !… pourrions-nous nous exclamer, mais, devant cette femme désespérée, nous nous en abstiendrons.

Le jour où se produisit tout ce remue-ménage insensé provoqué par la présence du magicien noir à Moscou, ce vendredi où l’oncle de Berlioz fut fermement renvoyé à Kiev, où le comptable fut arrêté et où se produisirent toutes sortes de choses excessivement bêtes et incompréhensibles, ce jour-là, vers midi, Marguerite s’éveilla dans sa chambre située en encorbellement dans la tour de la grande maison.

En s’éveillant, Marguerite ne pleura pas, contrairement à ce qui arrivait souvent, car elle eut aussitôt le pressentiment qu’aujourd’hui, enfin, il se passerait quelque chose. Elle s’empressa de réchauffer et de cultiver ce pressentiment dans le fond de son cœur, de peur qu’il ne s’en aille.

– Oui, j’y crois ! murmura solennellement Marguerite. J’y crois ! Il se passera quelque chose ! Ce n’est pas possible autrement, car, en fin de compte, pourquoi serais-je condamnée à souffrir toute ma vie ? Je l’avoue, oui, j’ai menti, j’ai trompé, j’ai vécu une vie secrète, cachée aux regards des gens, mais tout de même, cela ne mérite pas un châtiment aussi cruel… Il va arriver quelque chose, forcément, parce que rien, jamais, ne dure éternellement. En outre, j’ai eu un rêve prophétique, cela, j’en jurerais…

Ainsi murmurait Marguerite Nikolaïevna, en regardant les stores ponceau inondés de soleil, puis en s’habillant fébrilement et en démêlant, devant un miroir à trois faces, les boucles de ses cheveux courts.

Le rêve que Marguerite avait eu cette nuit-là était en effet inhabituel. Le fait est que, tout au long de ce douloureux hiver, jamais elle n’avait vu le Maître en songe. La nuit, il la laissait en paix, et ne venait la tourmenter que pendant la journée. Mais cette fois elle avait rêvé de lui.

Marguerite vit d’abord, dans son rêve, une contrée inconnue d’elle – mélancolique, désolée sous le ciel bas et gris des premiers jours du printemps. Sous ce ciel lugubre, où couraient des lambeaux de nuages noirâtres, passa sans bruit une bande de freux. Un petit pont branlant et noueux enjambait les eaux troubles d’un ruisseau printanier. Çà et là, quelques arbres misérables dressaient tristement leurs troncs dépouillés. Un tremble solitaire, et plus loin, entre les arbres, dans une sorte d’enclos, une petite construction en rondins, qui pouvait être soit une cuisine isolée, soit une étuve, soit le diable sait quoi encore !

Il y avait dans tout cela quelque chose de mort, et de si désolant qu’on avait envie de se pendre à ce tremble, là, près du petit pont. Pas un souffle de brise, pas un mouvement de vie dans ces nuages, pas une âme. Contrée infernale pour un vivant !

Et voici, figurez-vous, que s’ouvre toute grande la porte de cette construction de bois, et qu’il apparaît. Il est assez éloigné, mais on le reconnaît parfaitement. Il semble déguenillé, et il est impossible de distinguer la forme et la nature de ses vêtements. Ses cheveux sont ébouriffés, et il n’est pas rasé. Son regard est inquiet, malade. Il lui fait signe de la main, il l’appelle. Suffoquant dans cette atmosphère sans vie, Marguerite, sautant par-dessus les mottes de terre et les touffes d’herbe, courait vers lui – quand elle s’éveilla.

– Ce rêve ne peut signifier que deux choses, continua Marguerite Nikolaïevna, discutant avec elle-même. Ou bien il est mort, et, s’il m’a fait signe, cela veut dire qu’il est venu me chercher, et que je mourrai bientôt. Et ce sera très bien, car je verrai ainsi la fin de mes tourments. Ou bien il est vivant et, alors, mon rêve n’a qu’une signification possible : en se rappelant ainsi à mon souvenir, il a voulu dire que nous nous reverrons bientôt… Oui, nous nous reverrons très bientôt !

Dans un état d’excitation croissante, Marguerite, tout en achevant de s’habiller, entreprit de se persuader elle-même qu’au fond, les choses prenaient une tournure tout à fait favorable, et qu’il lui appartenait de saisir ce moment favorable et d’en tirer tout le parti possible. Son mari venait de partir en mission pour trois jours entiers. Tout au long de ces trois jours, elle serait donc livrée à elle-même, personne ne l’empêcherait de penser à ce qu’elle voudrait, de rêver à ce qu’il lui plairait. Tout l’étage de la propriété, ce vaste appartement de cinq pièces que des dizaines de milliers de gens, à Moscou, auraient pu envier, était entièrement à sa disposition.

Pour commencer à mettre à profit ses trois jours de liberté, Marguerite ne choisit pas – et de loin – le meilleur endroit du luxueux appartement. Après avoir bu une tasse de thé, elle se rendit dans une petite pièce obscure, sans fenêtre, meublée de deux grandes armoires où étaient rangées les valises et diverses vieilleries. Elle s’accroupit près de la première armoire, dont elle ouvrit le tiroir du bas. Là, sous un entassement de chiffons de soie, elle prit l’unique richesse qu’elle possédât dans la vie. C’était un vieil album de cuir marron où se trouvait une photographie du Maître, un livret de caisse d’épargne au nom de celui-ci, où était inscrit un dépôt de dix mille roubles, des pétales de rose séchés, rangés à plat entre des feuilles de papier à cigarettes, et tout un cahier de feuilles dactylographiées, dont le bord inférieur était rongé par le feu.

Munie de ces précieux objets, Marguerite revint dans sa chambre, plaça la photographie dans le coin de l’une des glaces du miroir à trois faces, devant lequel elle s’assit. Elle demeura là près d’une heure, tenant sur ses genoux le cahier abîmé qu’elle feuilleta, relisant ces lignes dont le feu avait dévoré le commencement et la fin : « … Les ténèbres venues de la mer Méditerranée s’étendirent sur la ville haïe du procurateur. Les passerelles qui reliaient le Temple à la redoutable tour Antonia disparurent, l’insondable obscurité descendue du ciel engloutit les dieux ailés qui dominaient l’hippodrome, le palais des Asmonéens avec ses meurtrières, les bazars, les caravansérails, les ruelles, les piscines… Ainsi disparut Jérusalem, la grande ville, comme effacée de la surface du monde… »

Marguerite aurait voulu lire la suite, mais il n’y avait pas de suite : seulement une frange irrégulière et charbonneuse.

Essuyant ses larmes, Marguerite abandonna le cahier, posa ses coudes sur le dessus de verre de la tablette où elle se refléta, et, les yeux fixes, contempla longuement la photographie. Puis ses larmes se tarirent. Marguerite rassembla soigneusement son bien, et, quelques instants plus tard, celui-ci se trouvait de nouveau enfoui sous les chiffons de soie. Dans la pièce obscure, la serrure se referma avec un petit bruit sec.

Marguerite passa dans le vestibule et enfila son manteau, pour sortir. Sa femme de chambre, la jolie Natacha, lui demanda ce qu’il fallait faire pour le déjeuner, et s’entendit répondre que cela n’avait pas d’importance. Comme elle aimait se distraire, Natacha engagea tout de suite la conversation avec sa maîtresse, en commençant par raconter Dieu sait quoi : qu’hier au théâtre, par exemple, un prestidigitateur avait fait des tours qui avaient épaté tout le monde, qu’il avait distribué gratuitement, à qui voulait, des paires de bas et deux flacons de parfums étrangers par personne, mais qu’ensuite, après la séance, dans la rue – pfuitt ! – tout le monde s’était retrouvé tout nu ! Marguerite se laissa tomber sur une chaise, sous le trumeau de l’entrée, et rit aux éclats.

– Natacha ! Vous n’avez pas honte ? s’écria-t-elle. Vous, une jeune fille instruite et intelligente… dans les queues, les gens inventent le diable sait quelles sottises, et vous allez les répéter !

Natacha rougit jusqu’à la racine des cheveux et répliqua avec ardeur que ce n’était pas du tout des inventions, qu’elle-même avait vu, ce matin, au magasin d’alimentation de la place de l’Arbat, une citoyenne entrer avec des chaussures aux pieds, et que, pendant que cette citoyenne faisait la queue à la caisse, ses chaussures avaient disparu d’un seul coup, et elle s’était retrouvée sur ses bas. Elle roulait des yeux exorbités et son bas avait un trou au talon ! Et ses chaussures étaient des chaussures magiques, qu’elle avait eues à cette fameuse séance.

– Et elle est repartie comme ça ?

– Elle est repartie comme ça ! s’écria Natacha, de plus en plus rouge de voir qu’on ne la croyait pas. Savez-vous, Marguerite Nikolaïevna, que pendant la nuit la milice a arrêté plus de cent personnes ? Des citoyennes qui venaient du théâtre, et qui se promenaient en culotte sur le boulevard de Tver !

– Naturellement, c’est Daria qui vous a raconté cela, dit Marguerite Nikolaïevna. Il y a longtemps que j’ai remarqué que c’était une horrible menteuse.

Cette conversation comique se termina par une agréable surprise pour Natacha. Marguerite alla dans sa chambre et en revint avec une paire de bas et un flacon d’eau de Cologne. Ayant expliqué à Natacha qu’elle voulait, elle aussi, faire un tour de prestidigitation, elle lui fit cadeau des bas et du flacon, en lui demandant seulement de ne pas se promener sur ses bas dans le boulevard de Tver, et de ne pas écouter ce que racontait Daria. Après s’être embrassées, la femme de chambre et sa maîtresse se quittèrent.

Confortablement installée sur la banquette élastique d’un trolleybus, Marguerite Nikolaïevna suivait la rue de l’Arbat, tantôt songeant à ses propres affaires, tantôt écoutant les chuchotements de deux citoyens assis devant elle.

Ceux-ci, qui jetaient de temps à autre des regards méfiants autour d’eux, comme pour s’assurer que personne ne les entendait, échangeaient d’incompréhensibles absurdités. Celui qui était assis près de la fenêtre – un vigoureux gaillard dont la face joufflue était percée de petits yeux de cochon au regard vif – disait à voix basse à son chétif voisin qu’il avait fallu couvrir le cercueil d’un drap noir…

– Mais c’est impossible ! murmura l’autre, stupéfait. On n’a jamais vu ça !… Et qu’a fait Geldybine ?

Dans le bourdonnement régulier du trolleybus, Marguerite saisit quelques mots prononcés par l’homme assis près de la fenêtre :

– … Enquête judiciaire… scandale… des phénomènes surnaturels !…

Marguerite Nikolaïevna parvint cependant à établir un lien entre ces bribes éparses. Les deux citoyens s’entretenaient à voix basse d’un mort (son nom n’avait pas été prononcé) dont on venait de voler la tête dans son cercueil !

C’est ce qui avait mis dans tous ses états ce même Geldybine. Quant aux deux chuchoteurs, ils avaient aussi quelque rapport avec le défunt sans tête.

– Aurons-nous le temps d’acheter des fleurs ? s’inquiéta le petit. L’incinération est pour deux heures, dis-tu ?

Enfin, Marguerite, qui en avait assez de prêter l’oreille à ce mystérieux galimatias à propos de tête volée, fut heureuse de voir qu’elle était arrivée.

Quelques minutes plus tard, elle s’asseyait sur un banc, dans un petit jardin au pied des murs du Kremlin, d’où elle pouvait voir le Manège.

Clignant des yeux à la lumière éclatante du soleil, Marguerite songeait à son rêve et se rappelait que l’an dernier exactement, jour pour jour et heure pour heure, elle était assise sur ce même banc, à côté de lui. Comme alors, elle avait un sac à main noir posé près d’elle. Aujourd’hui, Marguerite était seule, mais elle n’en continuait pas moins à lui parler en pensée : « Si tu as été déporté, pourquoi me laisses-tu sans nouvelles de toi ? Ils doivent bien, tout de même, permettre aux gens de donner de leurs nouvelles. Tu ne m’aimes plus ? Si. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis sûre que si. Donc, tu as été déporté et tu es mort… Mais alors, je t’en prie, laisse-moi en paix, donne-moi enfin la liberté de vivre, laisse-moi respirer !… » Parlant pour lui, Marguerite se répondait à elle-même « Est-ce que je te retiens ? Tu es libre… » Aussitôt, elle répliquait : « C’est ça, ta réponse ? Non, il faut d’abord que tu t’effaces de ma mémoire. Alors là, oui, je serais libre… »

Des gens passaient devant Marguerite Nikolaïevna. Un homme regarda du coin de l’œil cette femme bien habillée. Attiré par sa beauté et sa solitude, il toussota et s’assit à l’autre extrémité du banc. Puis il prit sa respiration et dit :

– Il fait un temps nettement magnifique aujourd’hui…

Mais Marguerite lui jeta un regard si noir qu’il se leva et s’en fut.

– Tiens, voilà un exemple, dit Marguerite, s’adressant toujours à celui qui régnait sur elle. Pourquoi, après tout, ai-je chassé cet homme ? Je m’ennuie, et ce Lovelace n’était pas méchant, mis à part sa façon bête de dire « nettement magnifique »… Qu’est-ce que je fais là, toute seule au pied de ce mur, comme une chouette ? Pourquoi suis-je exclue de la vie ?

Elle baissa la tête, triste et abattue. Mais à ce moment, la même vague d’espoir et d’excitation qui l’avait envahie ce matin déferla sur son cœur. « Oui, quelque chose va arriver ! » La vague déferla une seconde fois, mais elle s’aperçut que, cette fois, c’était une vague sonore. Dans le brouhaha de la ville, on entendait de plus en plus nettement s’approcher des battements de tambour et des sonneries – plutôt fausses – de trompettes.

Marguerite vit d’abord passer le long de la grille du jardin un milicien à cheval, qui allait au pas. Il était suivi de trois miliciens à pied. Derrière eux, s’avançait lentement un camion chargé de musiciens. Enfin, très lentement, venait un corbillard automobile découvert, du dernier modèle, chargé d’un cercueil enfoui sous les couronnes de fleurs. Trois hommes et une femme se tenaient debout aux quatre coins de celui-ci.

Même de loin, Marguerite pouvait voir que les visages de ces quatre personnes chargées d’accompagner le mort à son dernier voyage paraissaient étrangement désemparés. Ce fait était particulièrement remarquable chez la citoyenne qui se tenait debout au coin arrière gauche du corbillard. Les grosses joues de cette citoyenne semblaient encore gonflées de l’intérieur par quelque secret indécent, et dans ses yeux bouffis passaient des lueurs équivoques. Il s’en fallait de peu, semblait-il, pour que la citoyenne, incapable de se contenir, ne s’écriât, avec un clin d’œil du côté du mort : « A-t-on jamais vu une chose pareille ? Ça vous ferait croire au surnaturel !… » Le même air désemparé se lisait chez les piétons qui, au nombre de trois cents environ, suivaient l’enterrement.

Marguerite suivit le cortège des yeux et écouta longuement le « boum, boum, boum » de la grosse caisse qui allait en s’affaiblissant avec la distance, et elle pensa : « Quel étrange enterrement… et quelle tristesse dans ce “boum, boum, boum” ! Ah ! vrai, je donnerais bien mon âme en gage au diable, seulement pour savoir s’il est mort ou vivant… Je serais curieuse de savoir qui on enterre ainsi, avec des figures aussi bizarres. »

– Berlioz, Mikhaïl Alexandrovitch, président du Massolit, prononça à côté de Marguerite une voix d’homme quelque peu nasillarde.

Étonnée, Marguerite tourna la tête et vit un citoyen, qui avait dû s’asseoir sans bruit sur son banc pendant qu’elle regardait l’enterrement. Il est probable, aussi, que dans sa distraction, elle avait posé à haute voix sa dernière question.

Entre-temps, le cortège s’était arrêté, retenu sans doute par un feu rouge.

– Oui, reprit l’inconnu, ils sont dans un état d’esprit tout à fait curieux. Ils accompagnent un mort, mais ils ne pensent qu’à une chose : où a bien pu passer la tête ?

– Quelle tête ? demanda Marguerite en dévisageant son surprenant voisin.

Le voisin en question était de petite taille, d’un roux flamboyant, avec dans la bouche une longue dent acérée semblable à un croc de loup. Il portait un costume rayé de bonne qualité, du linge amidonné, des souliers vernis et un chapeau melon. Sa cravate était de couleur criarde. Le plus étonnant, pourtant, était la poche de poitrine de son veston. Habituellement les hommes y mettent un mouchoir ou un stylo. De la sienne, dépassait un os de poule soigneusement rongé.

– Eh oui, expliqua le rouquin, figurez-vous que ce matin, dans la grande salle de Griboïedov, on a volé la tête du défunt dans son cercueil.

– Mais comment a-t-on pu faire ça ? demanda involontairement Marguerite, qui se souvint en même temps des chuchotements qu’elle avait entendus dans le trolleybus.

– Le diable seul le sait ! répondit cavalièrement le rouquin. Je pense, d’ailleurs, qu’il ne serait pas mauvais de poser la question à Béhémoth. Mais quelle terrible habileté, dans cet escamotage ! Et quel scandale !… Et surtout, on se demande à qui et à quoi cette tête peut bien servir !

Si occupée qu’elle fût par ses propres soucis, Marguerite ne manqua pas d’être frappée par l’étrangeté de ces sornettes.

– Pardon ! s’écria-t-elle soudain. De quel Berlioz parlez-vous ? Celui dont les journaux d’aujourd’hui…

– Justement, justement…

– Mais alors, ce sont sans doute des écrivains qui suivent son enterrement ? demanda Marguerite en montrant soudain les dents.

– Mais oui, naturellement ?

– Et vous les connaissez de vue ?

– Tous jusqu’au dernier, répondit le rouquin.

– Dites-moi, demanda Marguerite dont la voix s’assourdit. Parmi eux, il n’y aurait pas le critique Latounski ?

– Lui, comment voulez-vous ? Si, bien sûr ! répondit le rouquin. Tenez, il est là-bas, au bout du quatrième rang.

– Le blond, là-bas ? demanda Marguerite en plissant les yeux.

– Blond cendré… voyez, il lève les yeux au ciel !

– Il a l’air d’un ecclésiastique ?

– C’est ça !

Marguerite se tut, pour examiner Latounski.

– À ce que je vois, dit en souriant le rouquin, vous haïssez fort ce Latounski.

– Oui, et aussi quelqu’un d’autre, dit Marguerite entre ses dents. Mais c’est sans intérêt.

Le cortège, cependant, s’éloignait. Derrière les piétons venaient maintenant des voitures, vides pour la plupart.

– Bien sûr, c’est sans intérêt, Marguerite Nikolaïevna !

Marguerite s’étonna :

– Vous me connaissez ?

En guise de réponse, le rouquin ôta son chapeau d’un geste large et grotesque.

« Une vraie tête de bandit ! » pensa Marguerite en dévisageant son interlocuteur de rencontre.

– Mais moi je ne vous connais pas, dit-elle sèchement.

– Comment pourriez-vous me connaître ? En tout cas, on m’a envoyé à vous pour une petite affaire.

Marguerite pâlit et se recula.

– Il fallait le dire tout de suite, répondit-elle, au lieu de me débiter le diable sait quelles sottises à propos de tête coupée ! Vous venez m’arrêter ?

– Mais non, pas du tout ! s’écria le rouquin. Qu’est-ce que c’est que ça : dès qu’on ouvre la bouche, les gens croient qu’on veut les arrêter ! Non, simplement, j’ai une affaire à vous proposer.

– Je ne comprends pas, quelle affaire ?

Le rouquin jeta un regard aux alentours et dit mystérieusement :

– Je suis chargé de vous transmettre une invitation, pour ce soir.

– Une invitation ? Vous divaguez.

– Il s’agit d’un très illustre étranger, dit le rouquin d’un ton significatif, en clignant de l’œil.

La colère s’empara de Marguerite.

– Du proxénétisme dans la rue, maintenant ! C’est un nouveau genre ! dit-elle, et elle se leva pour s’en aller.

– Merci pour la commission ! s’écria le rouquin offensé, et il grogna dans le dos de Marguerite : Sotte !

– Canaille ! répliqua Marguerite en se retournant, mais, à ce moment, elle entendit la voix du rouquin :

– Les ténèbres venues de la mer Méditerranée s’étendirent sur la ville haïe du procurateur. Les passerelles qui reliaient le Temple à la redoutable tour Antonia disparurent… ainsi disparut Jérusalem, la grande ville, comme effacée de la surface du monde… La peste vous fasse disparaître, vous aussi, avec votre cahier brûlé et vos pétales de rose ! Restez donc assise toute seule sur ce banc, et suppliez-le de vous laisser enfin la liberté de vivre, de vous laisser respirer, de s’effacer de votre mémoire !

Blême, Marguerite revint sur ses pas. Le rouquin l’examina d’un regard scrutateur.

– Je ne comprends plus, dit faiblement Marguerite. Pour les feuilles du manuscrit, encore, vous pouviez avoir… Vous avez pu vous glisser chez moi, m’espionner… Vous avez soudoyé Natacha, hein ? Mais comment pouvez-vous connaître mes pensées ?

Le visage douloureusement contracté, elle ajouta :

– Dites, qui êtes-vous donc ? Quelle est l’organisation qui vous envoie ?

– J’étais sûr que ça se passerait comme ça…, grommela le rouquin. (Puis il reprit, en élevant la voix :) Pardon, mais je vous ai dit que je n’appartenais à aucune organisation. Asseyez-vous, je vous prie.

Marguerite obéit sans discuter, mais une fois assise, elle demanda encore :

– Qui êtes-vous donc ?

– Bon, d’accord, on m’appelle Azazello, mais de toute façon, ça ne vous dira rien.

– Et vous ne me direz pas comment vous connaissez le manuscrit, et mes pensées ?

– Non, répondit sèchement Azazello.

– Est-ce que vous savez quelque chose de lui ? murmura Marguerite d’un ton suppliant.

– Eh bien, disons que je sais quelque chose.

– Je vous en prie, dites-moi une seule chose… Est-il vivant ?… Ne me faites pas languir !

– Eh bien, oui, là, il est vivant, répondit de mauvaise grâce Azazello.

– Mon Dieu !…

– Ah ! je vous en prie, pas d’émotions ni de cris inutiles, dit Azazello en fronçant les sourcils.

– Pardon, pardon, balbutia Marguerite, vaincue. Bien sûr, je me suis mise en colère. Mais avouez que quand une femme, dans la rue, se voit invitée chez on ne sait qui… Je n’ai pas de préjugés, je vous le jure (Marguerite eut un sourire sans gaieté), mais je ne vois jamais d’étrangers et je n’ai aucune envie d’en fréquenter… de plus, mon mari… mon drame, voyez-vous, c’est que je vis avec quelqu’un que je n’aime pas… mais je considère que ce serait une indignité de gâcher sa vie… De lui, je n’ai jamais reçu que des bienfaits…

Azazello, qui avait écouté ce discours décousu avec un visible ennui, dit abruptement :

– Je vous prie de vous taire une minute.

Soumise, Marguerite se tut.

– L’étranger chez qui je vous invite n’est absolument pas dangereux. De plus, pas une âme ne sera au courant de votre visite, Ça, je m’en porte garant.

– Et pourquoi désire-t-il me voir ? demanda Marguerite d’un ton insinuant.

– Vous le saurez plus tard.

– Je comprends… Je dois me donner à lui, dit Marguerite songeuse.

Azazello ricana avec arrogance et répondit :

– Ce serait le rêve de n’importe quelle femme au monde, je peux vous l’affirmer (un rictus déforma le mufle d’Azazello) mais je vais vous décevoir : il n’en est pas question.

– Mais qui est-ce donc, cet étranger ? (Dans son désarroi, Marguerite avait crié si fort que des passants se retournèrent.) Et quel intérêt aurais-je à aller chez lui ?

Azazello se pencha vers elle et murmura d’un ton lourd de sous-entendus :

– Oh ! le plus grand intérêt… Vous profiterez de l’occasion.

– Quoi ? s’écria Marguerite dont les yeux s’arrondirent. Si je vous comprends bien, vous voulez dire que, là-bas, je pourrai apprendre quelque chose sur lui ?

Azazello acquiesça.

– J’irai ! s’écria avec force Marguerite en saisissant Azazello par le bras. J’irai où vous voudrez !

Azazello, avec un profond soupir de soulagement, se renversa sur le dossier du banc, couvrant de son dos le prénom de Nioura grossièrement gravé dans le bois, et dit d’un ton ironique :

– Fatigante engeance, que ces femmes ! (Il fourra ses mains dans ses poches et étendit ses jambes aussi loin que possible.)

« Pourquoi est-ce moi, par exemple, qu’on a envoyé pour régler cette affaire ? On aurait pu choisir Béhémoth, il a du charme, lui…

Marguerite eut un sourire chargé d’amertume.

– Cessez donc, dit-elle, de vous moquer de moi et de me tourmenter avec vos énigmes ! Je suis malheureuse et vous en profitez… Si je m’engage dans cette histoire plus que bizarre, je vous jure que c’est uniquement parce que vous m’y avez attirée en me parlant de lui ! Mais tous ces mystères me tournent la tête…

– Allons, ne dramatisons pas ! rétorqua Azazello en faisant des grimaces. Il faut aussi vous mettre à ma place, après tout. Taper sur la gueule d’un administrateur, flanquer un oncle à la porte, ou abattre quelqu’un à coups de revolver, ou autres broutilles de ce genre, ça, c’est ma spécialité. Mais discuter avec une femme amoureuse, merci bien !… Voilà une demi-heure que je me tue à vous faire entendre raison… Alors, vous y allez ?

– Oui, répondit simplement Marguerite.

– Dans ce cas, veuillez prendre ceci, dit Azazello en tirant de sa poche une petite boîte ronde en or qu’il tendit à Marguerite en disant : Cachez-la vite, que les passants ne la voient pas. Elle vous sera utile, Marguerite Nikolaïevna, parce que depuis six mois, vous avez rudement vieilli. (Marguerite rougit violemment mais ne dit rien, et Azazello continua :) Ce soir, à neuf heures trente exactement, ayez l’obligeance de vous mettre toute nue et de vous frictionner le visage et tout le corps avec cet onguent. Ensuite, faites ce que vous voudrez, mais ne vous éloignez pas du téléphone. À dix heures, je vous appellerai et je vous dirai tout ce qu’il faut. Vous n’aurez à vous occuper de rien, on vous conduira où vous devez aller et personne ne vous importunera. Vu ?

Après un moment de silence, Marguerite répondit :

– Vu. C’est de l’or pur, à en juger par le poids. Enfin, je me rends parfaitement compte qu’on est en train de me soudoyer pour m’entraîner dans une sombre histoire qui me coûtera sans doute très cher…

– Qu’est-ce que c’est ? siffla Azazello. Vous n’allez pas recommencer ?…

– Non, attendez !…

– Rendez-moi cette crème !

Marguerite serra la boîte dans sa main et reprit :

– Non, attendez… Je sais ce qui m’attend. Mais j’y vais, je suis prête à tout pour lui, parce que je n’ai plus d’autre espoir au monde. Mais je vous avertis que, si vous me perdez, ce sera honteux de votre part ! Honteux ! Je me perds par amour !

Marguerite se frappa la poitrine et regarda le soleil.

– Rendez-moi ça ! cria Azazello furieux. Rendez-moi ça, et au diable toute cette histoire ! Que Béhémoth s’en occupe !

– Oh non ! s’exclama Marguerite, d’une voix qui fit se retourner les passants. Je suis d’accord pour tout, je suis d’accord pour me barbouiller de crème et toute cette comédie, je suis d’accord pour aller à tous les diables ! Je garde la boîte !

– Bah ! s’écria soudainement Azazello et, regardant avec des yeux ronds le grillage du jardin, il montra quelque chose du doigt.

Marguerite se tourna dans la direction que lui indiquait Azazello, mais ne vit rien de particulier. Elle se retourna alors vers Azazello pour lui demander ce que signifiait ce stupide « bah ! », mais il n’y avait plus personne pour lui fournir cette explication : le mystérieux interlocuteur de Marguerite avait disparu.

Marguerite mit vivement la main dans son sac, où elle avait caché la boîte juste avant ce « bah ! », et s’assura qu’elle était toujours là. Alors, sans plus réfléchir, Marguerite sortit rapidement du jardin Alexandrovski.

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