CHAPITRE VII Un mauvais appartement

Si, le matin du lendemain, on avait dit à Stepan Likhodieïev : Stepan, tu seras fusillé si tu ne te lèves pas à l’instant même !

Stepan aurait répondu, d’une voix languissante et à peine perceptible :

– Fusillez-moi, faites de moi ce que vous voudrez, mais je ne me lèverai pas.

Se lever ? Il avait l’impression qu’il ne pouvait même pas ouvrir les yeux, parce que, si jamais il s’en avisait, un éclair allait fulgurer et faire voler sa tête en éclats. Dans cette tête carillonnait une lourde cloche, entre les globes des yeux et les paupières closes flottaient des taches brunes frangées d’un vert éblouissant, et, pour comble, Stepan sentait monter en lui une nausée, et cette nausée lui semblait avoir un rapport étroit avec les sons obsédants d’un phonographe.

Il essaya de rassembler ses souvenirs, mais il se rappela seulement qu’hier soir sans doute – et où ? il n’en savait rien – il se tenait debout, une serviette de table à la main, et tentait d’embrasser une dame, en lui promettant que demain, à midi précis, il viendrait chez elle. La dame refusait en disant :

– Non, non, demain je ne serai pas chez moi !

Mais Stepan insistait opiniâtrement :

– Inutile, je vous assure que je viendrai !

Mais qui était cette dame, et quelle heure il était, et quel jour était-on, et quel mois – Stepan l’ignorait absolument, et, qui pis est, il ne parvenait pas à savoir où il se trouvait. Il voulut tirer au clair, tout au moins, cette dernière question, et pour ce faire il décolla, non sans peine, sa paupière gauche. Dans la pénombre, quelque chose lui envoya un reflet blafard. Stepan, à la longue, reconnut le trumeau, et comprit qu’il était étalé de tout son long sur son propre lit, c’est-à-dire sur l’ancien lit de la bijoutière, dans la chambre à coucher. À ce moment, il ressentit un choc si douloureux dans sa tête qu’il ferma les yeux et poussa un gémissement.

Expliquons-nous : ce matin-là, Stepan Likhodieïev, directeur du théâtre des Variétés, se réveilla chez lui, dans l’appartement qu’il partageait par moitié avec le défunt Berlioz, dans une grande maison de six étages dont la façade donnait sur la rue Sadovaïa.

Il faut dire que cet appartement – le n°50 – jouissait, depuis longtemps déjà, d’une réputation, sinon déplorable, pour le moins étrange. Deux ans auparavant, il avait encore pour propriétaire la veuve d’un bijoutier nommé de Fougères. Anna Frantzevna de Fougères, une dame de cinquante ans fort respectable et douée d’un grand sens pratique, avait concédé à des locataires trois des cinq pièces principales de l’appartement : l’un d’eux se nommait, je crois, Bielomout, quant à l’autre, son nom s’est perdu.

Et voilà que, deux ans auparavant, commencèrent à se produire des faits inexplicables : des gens disparaissaient de cet appartement sans laisser de traces.

Une fois – c’était un jour férié – un milicien se présenta à l’appartement, fit appeler dans le vestibule le deuxième locataire (celui dont le nom s’est perdu), et lui dit qu’on le priait de passer au commissariat, juste pour une minute, afin de signer quelque papier. Le locataire ordonna à Anfissa, l’ancienne et fidèle servante d’Anna Frantzevna, de répondre, au cas où on lui téléphonerait, qu’il serait de retour dans dix minutes, et il sortit avec le correct milicien en gants blancs. Mais il ne revint pas au bout de dix minutes. En fait, il ne revint jamais. Et le plus curieux, c’est que le milicien avait manifestement disparu avec lui.

La dévote – ou, pour parler plus franchement –, la superstitieuse Anfissa déclara sans ambages à Anna Frantzevna, fort affectée par l’événement, qu’il s’agissait là de sorcellerie, et qu’elle savait parfaitement qui avait enlevé le locataire et le milicien, mais que, comme la nuit tombait, elle n’avait pas envie de le dire.

Or, il suffit, comme on le sait, que la sorcellerie commence pour que plus rien ne l’arrête. Le second locataire disparut, si l’on s’en souvient bien, un lundi ; le mercredi suivant, Bielomout fut comme englouti par la terre, dans des circonstances différentes, il est vrai. Le matin, comme d’habitude, une voiture passa le prendre pour l’emmener à son bureau. Elle l’emmena donc, mais elle ne ramena personne. Elle-même, d’ailleurs, ne revint pas.

La consternation et la peine qu’en éprouva Mme Bielomout sont rebelles à la description. Mais hélas l’une et l’autre ne durèrent point. Le soir même, en rentrant avec Anfissa de sa maison de campagne où elle était partie, on ne sait pour quelles raisons, en toute hâte, Anna Frantzevna ne trouva plus la citoyenne Bielomout à l’appartement. Bien plus : sur les portes des deux pièces occupées par les époux Bielomout étaient apposés les scellés.

Deux jours passèrent, cahin-caha. Le troisième jour, Anna Frantzevna, qui pendant tout ce temps avait souffert d’insomnie, se rendit une fois de plus en hâte à sa maison de campagne… Est-il nécessaire de dire qu’elle ne revint pas ?

Demeurée seule, Anfissa pleura tout son soûl, puis s’alla coucher, vers les deux heures du matin. On ignore ce qu’il advint d’elle ensuite, mais les voisins racontèrent qu’ils avaient entendu des bruits dans l’appartement 50 toute la nuit, et que les fenêtres étaient restées éclairées jusqu’au matin. C’est alors qu’on s’aperçut qu’Anfissa n’était plus là.

Dans la maison, toutes sortes de légendes coururent longtemps sur ces disparitions et sur l’appartement maudit. On raconta, par exemple, que cette maigre et dévote Anfissa, paraît-il, portait sur son sein décharné, dans un petit sac de peau de chamois, vingt-cinq gros diamants appartenant à Anna Frantzevna. Que, paraît-il, dans le cellier à bois de cette maison de campagne où Anna Frantzevna se rendait si hâtivement, on avait découvert comme par hasard un fabuleux trésor, constitué précisément de diamants, ainsi que de pièces d’or à l’effigie du tsar… Et cætera et ainsi de suite… Mais nous ne répondons pas de ce que nous ignorons.

Quoi qu’il en soit, l’appartement ne demeura vide et scellé qu’une semaine ; après quoi vinrent y emménager feu Berlioz avec son épouse, et ce même Stepan, également avec son épouse. Et, tout à fait naturellement, à peine furent-ils installés dans l’appartement maléfique qu’il leur arriva le diable sait quoi. Plus précisément, en l’espace d’un mois, les deux épouses disparurent. Mais ce ne fut pas, cette fois, sans laisser de traces. En ce qui concerne la femme de Berlioz, on racontait qu’elle avait été vue à Kharkov en compagnie d’un maître de ballet. Quant à celle de Stepan, elle avait été retrouvée, soi-disant, dans un hospice charitable, où – ajoutaient les mauvaises langues – le directeur des Variétés lui-même, grâce à ses innombrables relations, s’était débrouillé pour lui trouver une chambre, mais à la seule condition qu’il ne fût plus question d’elle rue Sadovaïa…

Ainsi donc, Stepan poussa un gémissement. Il voulut appeler Grounia, la bonne, pour lui réclamer un cachet de pyramidon, mais il fut assez lucide pour se rendre compte que c’était idiot, que Grounia n’avait évidemment pas de pyramidon sur elle. Il essaya alors d’appeler Berlioz à l’aide, et par deux fois il cria d’une voix geignarde « Micha… Micha… », mais, comme vous le pensez bien, il ne reçut aucune réponse. Dans l’appartement régnait le plus complet silence.

Ayant remué les doigts de pieds, Stepan en déduisit qu’il était en chaussettes. Il tendit alors une main tremblante vers sa cuisse, afin de déterminer s’il avait gardé, ou non, son pantalon, mais il ne put parvenir à aucune conclusion précise. Constatant enfin qu’il était seul et abandonné, que personne ne viendrait à son secours, il résolut de se lever, quels que fussent les efforts inhumains que cela lui coûterait.

Stepan ouvrit ses paupières collées et vit dans le trumeau le reflet d’un homme aux cheveux hérissés en tous sens, au visage bouffi couvert de poils raides et noirs, aux yeux boursouflés, vêtu d’une chemise sale avec faux col et cravate, en caleçon et chaussettes.

Ainsi se vit-il dans le trumeau, et à côté de la glace, il découvrit la présence d’un inconnu vêtu de noir et coiffé d’un béret noir.

À cette vue Stepan s’assit sur le lit et écarquilla autant que faire se pouvait ses yeux injectés de sang. C’est l’inconnu qui rompit le premier le silence, en prononçant, d’une lourde voix de basse et avec un accent étranger, ces mots :

– Bonjour, très sympathique Stepan Bogdanovitch !

Il y eut une pause puis Stepan réussit à articuler, au prix d’un terrible effort :

– Que voulez-vous ? et il fut ébahi de ne pas reconnaître sa propre voix.

Il avait prononcé le mot « que » d’une voix de soprano, « voulez » d’une voix de basse, et quant au mot « vous », il refusa simplement de sortir.

L’inconnu eut un petit sourire bienveillant et tira de son gousset une grosse montre en or sur le couvercle de laquelle était serti un triangle de diamant. Il la laissa sonner onze coups et dit :

– Onze heures. Et une heure, exactement, que j’attends votre réveil, puisque vous m’avez recommandé d’être chez vous à dix heures. Me voici !

Stepan chercha à tâtons son pantalon qu’il avait jeté sur une chaise voisine, le trouva, murmura : « Excusez-moi » l’enfila, puis demanda d’une voix rauque :

– Quel est, s’il vous plaît, votre nom ?

Parler lui était pénible. À chaque mot qu’il disait, quelqu’un lui enfonçait dans le cerveau une aiguille qui lui causait une douleur infernale.

– Comment ! Vous avez aussi oublié mon nom ? dit l’inconnu en souriant.

– Je vous demande pardon…, graillonna Stepan, en sentant que sa gueule de bois le gratifiait d’un nouveau symptôme : il avait l’impression que le plancher, autour du lit, s’en allait on ne sait où, et que lui-même allait être précipité la tête la première au fond des enfers, chez le diable et son train.

– Cher Stepan Bogdanovitch, dit le visiteur avec un sourire perspicace, le pyramidon ne vous sera d’aucun secours. Suivez le vieux et sage précepte : guérir le mal par le mal. La seule chose qui puisse vous ramener à la vie, c’est deux petits verres de vodka, avec quelques hors-d’œuvre épicés, froids et chauds.

Stepan était un homme astucieux et, quoique malade, il se rendait bien compte que, puisqu’on l’avait trouvé dans cet état, mieux valait tout avouer.

– À franchement parler, commença-t-il d’une langue légèrement embarrassée, hier j’ai un peu…

– Pas un mot de plus ! dit le visiteur, et il fit pivoter son fauteuil, découvrant une petite table sur laquelle Stepan, les yeux ronds, aperçut un plateau où des tranches de pain blanc voisinaient avec une coupelle de caviar pressé et une petite assiette contenant des bolets marinés ; il y avait encore une cassolette odorante et enfin de la vodka, dans un volumineux carafon qui avait appartenu à la bijoutière. Mais ce qui étonna surtout Stepan, c’est que la vodka devait être glacée, car la carafe était couverte de buée. Au reste, il n’y avait là rien d’incompréhensible car il reposait sur un rince-doigts rempli de glace. Bref, le service était soigné et fort convenable.

Pour éviter que l’étonnement de Stepan ne prît une dimension pathologique, l’inconnu lui versa prestement un demi-verre de vodka.

– Et vous ? dit Stepan d’une voix aiguë.

– Avec plaisir !

D’une main tremblante, Stepan porta son verre à sa bouche, tandis que l’inconnu vidait le sien d’un trait. Après avoir mastiqué un peu de caviar, Stepan accoucha de ces mots :

– Et vous, que… mangez pas ?

– Mille grâces, je ne mange jamais, répondit l’inconnu, et il versa à chacun un second verre.

La cassolette, une fois ouverte, révéla des saucisses chaudes à la sauce tomate.

Et voici que, devant les yeux de Stepan, ces maudites taches vertes s’effacèrent, il se sentit capable de prononcer les mots sans peine, et surtout, des souvenirs lui revinrent. Il se rappela que la veille au soir il se trouvait à Skhodno, dans la villa de l’auteur de sketches Khoustov et que ce même Khoustov l’y avait emmené en taxi. Il se rappelait même qu’ils avaient pris ce taxi près du Métropole, et qu’il y avait encore avec eux un acteur, pas un acteur, non… enfin, avec un phonographe dans une mallette. Oui, oui, oui, c’était à la villa ! Même que ce phonographe, il s’en souvenait, faisait hurler les chiens. Seule cette dame, que Stepan voulait embrasser, demeurait un mystère… le diable sait qui cela pouvait être… elle travaillait à la radio, semble-t-il, ou peut-être pas…

Ainsi, la lumière se faisait un peu sur la journée de la veille. Mais Stepan, à présent, s’intéressait beaucoup plus à la journée d’aujourd’hui, et en particulier à l’apparition dans sa chambre de cet inconnu, accompagné, qui plus est, de hors-d’œuvre et de vodka. Et cela, il eût été bon de l’expliquer !

– Eh bien, j’espère que maintenant, vous vous rappelez mon nom ?

Mais Stepan ne put que faire un geste d’impuissance tout en souriant d’un air confus.

– Sapristi ! Et je sens qu’après la vodka, hier, vous avez bu du porto. Voyons, voyons, peut-on faire une chose pareille ?

– Je voudrais vous demander… que tout cela reste entre nous, n’est-ce pas ? dit Stepan d’un ton obséquieux.

– Mais naturellement, naturellement ? Par contre, cela va de soi, je ne puis répondre de Khoustov.

– Comment ! Vous connaissez Khoustov ?

– Hier, dans votre cabinet, je n’ai fait qu’entrevoir cet individu mais un seul coup d’œil à sa figure m’a suffi pour me rendre compte que c’était un salaud, un intrigant, un opportuniste et un lèche-bottes.

« Absolument exact ! » pensa Stepan, frappé par la vérité, la brièveté et la précision de ce portrait de Khoustov.

Oui, la journée d’hier se recollait par morceaux, mais le directeur des Variétés demeurait très inquiet. En effet, dans cette fameuse journée, un énorme trou noir restait béant. Car – excusez-moi – Stepan n’avait jamais vu cet inconnu en béret dans son cabinet.

– Woland, professeur de magie noire, dit le visiteur avec autorité en voyant l’embarras de Stepan, et il raconta tout depuis le début.

Arrivé hier à Moscou, venant de l’étranger, il se présenta immédiatement chez Stepan et il proposa une série de représentations aux Variétés. Stepan téléphona à la Commission des spectacles de la région de Moscou où il régla cette question (Stepan pâlit et battit des paupières), puis il signa avec le professeur Woland un contrat pour sept représentations (Stepan ouvrit la bouche), et convint avec Woland que celui-ci viendrait chez lui pour régler les détails, ce matin à dix heures… Woland était donc venu. En arrivant, il fut accueilli par Grounia, la bonne, qui lui expliqua qu’elle venait elle-même d’arriver pour faire le ménage, que Berlioz n’était pas là, et que, si le visiteur désirait voir Stepan Bogdanovitch, il n’avait qu’à aller directement dans sa chambre. Stepan Bogdanovitch dormait si profondément que, quant à elle, elle n’allait pas se risquer à le réveiller. Voyant dans quel état se trouvait Stepan Bogdanovitch, l’artiste envoya Grounia au magasin d’alimentation le plus proche, pour la vodka et les hors-d’œuvre, à la pharmacie pour la glace, et…

– Permettez-moi de vous régler ce que je vous dois, gémit Stepan complètement abasourdi, et il se mit chercher son portefeuille.

– Jamais de la vie ! Ce n’est rien ! s’écria l’artiste en tournée, et il refusa d’en entendre davantage.

La question de la vodka et des hors-d’œuvre était donc éclaircie. Malgré cela, Stepan faisait peine à voir ; c’est que, décidément, il ne se souvenait d’aucun contrat, et – qu’on le tue si on veut – il n’avait pas vu ce Woland hier. Khoustov oui, mais Woland non.

– Si vous le permettez, j’aimerais jeter un coup d’œil sur ce contrat, demanda faiblement Stepan.

– Bien sûr, je vous en prie…

Stepan regarda le papier et resta figé d’effroi. Tout y était : d’abord, une signature hardie, de la propre main de Stepan, et… en marge, de l’écriture penchée du directeur financier Rimski, un bon à tirer pour le paiement à l’artiste Woland de la somme de dix mille roubles, à valoir sur les trente-cinq mille roubles qui lui étaient dus pour sept représentations. De plus, un reçu de Woland était joint, comme quoi il avait déjà touché ces dix mille roubles !

« Mais qu’est-ce que c’est que ça ? » pensa le malheureux Stepan, pris de vertige. Était-ce le sinistre début des pertes de mémoire ? Or, puisque le contrat était là, il va de soi que continuer à exprimer des doutes eût été, purement et simplement, commettre une inconvenance. Stepan demanda à son hôte la permission de s’absenter une minute, et, toujours en chaussettes, il se rendit rapidement dans le vestibule, au téléphone. En passant, il cria en direction de la cuisine :

– Grounia !

Mais personne ne répondit. Il jeta un regard à la porte du cabinet de Berlioz qui donnait sur le vestibule, et là il demeura, comme on dit, cloué sur place. La poignée de la porte était attachée par une cordelette scellée au chambranle par un énorme cachet de cire.

« Félicitations ! Il ne manquait plus que ça ! » s’exclama une voix dans la tête de Stepan. Dès cet instant, ses pensées se mirent à courir sur deux voies, mais comme toujours en cas de catastrophe, dans la même direction, du diable sait laquelle. Il se fit dans la tête de Stepan une bouillie difficile à décrire. D’un côté cette diablerie, le béret noir, la vodka glacée et cet invraisemblable contrat… et de l’autre côté, comme si tout cela ne suffisait pas, les scellés sur la porte ! Allez raconter à qui vous voudrez que Berlioz est capable de ceci ou de cela, personne ne voudra vous croire, personne, parole ! Et pourtant, les scellés étaient bien là ! Oui…

À ce moment, de petites idées extrêmement désagréables se mirent à grouiller dans la cervelle de Stepan, à propos d’un article que, comme un fait exprès, il avait récemment refilé à Mikhaïl Alexandrovitch pour être publié dans sa revue. Un article, entre nous, tout à fait stupide ! Et inutile, et en outre, chichement payé…

Le rappel de l’article fit accourir immédiatement le souvenir d’une conversation équivoque qui avait eu lieu dans ce même endroit – Stepan se le rappelait parfaitement –, dans la salle à manger, le soir du 24 avril, au cours d’un dîner en tête à tête de Stepan et Mikhaïl Alexandrovitch. À vrai dire, naturellement, on ne pouvait qualifier cette conversation d’« équivoque » au plein sens du terme (Stepan n’eût jamais accepté de tenir une telle conversation), mais enfin, elle avait porté sur un sujet en quelque sorte superflu. On aurait pu tout aussi bien, citoyens, ne pas l’engager. Et sans les scellés, il est hors de doute que cette conversation aurait pu passer pour une bagatelle parfaitement négligeable. Mais voilà, avec les scellés…

« Ah ! Berlioz, Berlioz ! (Le cerveau de Stepan était en ébullition.) C’est tout simplement inconvenable ! »

Mais ce n’était pas le moment de pleurer sur son sort, et Stepan forma le numéro du cabinet de Rimski, directeur financier des Variétés. La position de Stepan était délicate : d’une part, l’étranger pouvait être offensé de voir Stepan contrôler ses dires après avoir vu le contrat ; et, d’autre part, la conversation avec le directeur financier allait être extrêmement difficile. Impossible, en effet, de lui demander simplement : « Dites-moi, est-ce que j’ai conclu hier, un contrat avec un professeur de magie noire pour trente-cinq mille roubles ? » Non, non, ce genre de question était absolument à rejeter !

– Oui ! fit dans le téléphone la voix rude et désagréable de Rimski.

– Bonjour, Grigori Danilovitch, dit Stepan d’une voix faible, ici Likhodieïev. Voilà ce que… hm… hm… j’ai chez moi ce… hé… cet artiste, Woland… Alors, voilà… je voulais vous demander, comment ça s’arrange, pour ce soir ?…

– Ah ! le magicien noir ? répondit Rimski. Les affiches vont arriver tout de suite.

– Ah ! bon…, dit Stepan d’une voix molle. Eh bien, au revoir…

– Vous serez là bientôt ? demanda Rimski.

– Dans une demi-heure, répondit Stepan, qui raccrocha aussitôt et serra dans ses deux mains sa tête brûlante.

« Ah ! bien. En voilà une sale histoire ! Mais qu’est-ce que j’ai à la mémoire, hein, citoyens ? »

Les convenances, cependant, interdisaient à Stepan de s’attarder plus longtemps dans le vestibule. Un plan lui vint aussitôt à l’esprit : cacher par tous les moyens cet invraisemblable trou de mémoire, et, en premier lieu, interroger habilement l’étranger pour lui faire dire ce qu’il avait exactement l’intention de montrer au théâtre des Variétés, dont la destinée était confiée à Stepan.

À ce moment, Stepan tourna le dos à l’appareil et, dans la glace de l’entrée que l’indolente Grounia n’avait pas nettoyée depuis fort longtemps, il aperçut distinctement un étrange personnage, long comme une perche et muni d’un pince-nez (ah ! si Ivan Nikolaïevitch avait été là ! Il aurait tout de suite reconnu le personnage !). Puis le reflet disparut. Stepan, angoissé, explora plus attentivement le vestibule et, pour la seconde fois, il chancela : dans la glace passait un chat noir d’une taille excessivement développée, qui disparut à son tour.

Le cœur de Stepan cessa de battre un instant, et il tituba comme assommé.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? pensa-t-il. Est-ce que je deviens fou ? D’où sortent ces reflets ? » Il parcourut le vestibule des yeux et cria, effrayé :

– Grounia ! Qu’est-ce que c’est que ce chat qui se balade chez nous ? D’où sort-il ? Et cet autre ?

– Ne vous inquiétez pas, Stepan Bogdanovitch, répondit une voix, qui n’était pas celle de Grounia, mais celle du visiteur depuis la chambre à coucher. Ce chat est à moi. Ne vous énervez pas. Quant à Grounia, elle n’est pas là, je l’ai envoyée à Voronej. Elle se plaignait que vous ne lui donniez jamais de congé.

Ces mots étaient si inattendus et si absurdes que Stepan décida qu’il avait mal compris. Effaré, il retourna au galop dans la chambre… et resta cloué sur le seuil. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête et une fine rosée de sueur couvrit son front.

Le visiteur n’était plus seul dans la chambre. Le second fauteuil était occupé par l’étrange individu qui, tout à l’heure, s’était reflété dans la glace du vestibule. Maintenant on le voyait parfaitement, avec ses petites moustaches de duvet, un verre de son lorgnon qui brillait, et l’autre verre absent. Mais il y avait pis encore, dans cette chambre : sur un pouf de la bijoutière, un troisième personnage se prélassait dans une pose désinvolte. C’était le chat noir aux dimensions effrayantes, un petit verre de vodka dans une patte, et une fourchette, au bout de laquelle il avait piqué un champignon mariné, dans l’autre.

La chambre, déjà faiblement éclairée, s’obscurcit tout à fait aux yeux de Stepan. « Voilà donc, pensa-t-il, comment on devient fou… » et il se cramponna au chambranle de la porte.

– À ce que je vois, vous êtes un peu étonné, très cher Stepan Bogdanovitch ? s’enquit Woland auprès de Stepan qui claquait des dents. Il n’y a pourtant aucune raison de s’étonner. Voici ma suite.

À ces mots, le chat but sa vodka, tandis que la main de Stepan glissait le long du chambranle et retombait.

– Et cette suite a besoin de place, continua Woland, de sorte que l’un de nous est de trop dans cet appartement. Et celui qui est de trop ici, me semble-t-il, c’est vous.

– C’est lui, c’est lui ! entonna d’une voix chevrotante le long personnage à carreaux, en parlant de Stepan à la troisième personne. En général, depuis un certain temps, il se conduit comme un cochon, que c’en est effrayant. Il se soûle, profite de sa situation pour avoir des liaisons féminines, n’en fiche pas une rame, et, d’ailleurs, ne peut rien faire, parce qu’il n’entend absolument rien à la tâche qui lui est confiée. Il jette de la poudre aux yeux de ses supérieurs !

– Il utilise les voitures de l’État pour son compte, et à tout bout de champ ! cafarda le vilain chat, en bouffant son champignon.

C’est alors que l’appartement fut le théâtre d’un quatrième et dernier événement, et, cette fois, Stepan glissa à terre et ne put que griffer, d’une main impuissante, le chambranle de la porte.

Un individu émergea directement du trumeau. Il était de petite taille mais ses épaules étaient extraordinairement larges. Il portait un chapeau melon, et une canine saillait de sa bouche, rendant hideuse sa physionomie, par elle-même singulièrement abjecte. Pour comble, ses cheveux étaient d’un roux flamboyant.

– D’une manière générale, dit le nouveau venu en se mêlant incontinent à la conversation, je ne comprends pas comment il a pu devenir directeur. (La voix du rouquin était excessivement nasillarde.) Il est directeur comme moi je suis évêque.

– Tu ne ressembles pas à un évêque, Azarello, fit remarquer le chat en attirant à soi la casserole de saucisses.

– C’est bien ce que je dis, nasilla le rouquin. (Puis, se tournant vers Woland, il ajouta avec respect :) Puis-je, messire, l’expédier aux cinq cents diables ?

– Ouste ! cracha le chat en hérissant ses poils.

La chambre se mit alors à tourner autour de Stepan. Sa tête heurta le chambranle et, perdant conscience, il pensa « Je meurs… »

Mais il ne mourut point. Entrouvrant les yeux, il vit qu’il était assis sur de la pierre. En outre, il était environné d’un bruit continu. Lorsqu’il eut ouvert les yeux convenablement, il s’aperçut que ce bruit était celui de la mer. Bien plus, la crête des vagues atteignait ses pieds. Bref, il était assis à l’extrémité d’un môle ; le ciel, au-dessus de lui, était d’un bleu lumineux, et derrière lui, une ville blanche s’étendait à flanc de montagne.

Ne sachant comment on se comporte ordinairement en pareil cas, Stepan se mit debout sur ses jambes vacillantes et suivit la jetée en direction du rivage.

Un homme se tenait debout sur le môle. Il fumait et crachait dans la mer. Il regarda Stepan d’un œil féroce, et cessa de cracher.

Stepan ne trouva alors rien de mieux que de s’agenouiller devant le fumeur inconnu et de proférer :

– Dites-moi, je vous en supplie, quelle est cette ville ?

– Fichtre ! dit l’insensible fumeur.

– Je ne suis pas soûl ! protesta Stepan d’une voix rauque. Il m’est arrivé quelque chose… je suis malade… Où suis-je ? Quelle est cette ville ?

– Ben, c’est Yalta…

Stepan poussa un faible soupir et s’écroula sur le flanc, heurtant de la tête les pierres de la jetée chauffée par le soleil. Et il perdit conscience.

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