CHAPITRE XVII Une journée agitée

Le vendredi matin, c’est-à-dire le lendemain de la maléfique séance de magie noire, aucun des employés de l’administration des Variétés – le comptable Vassili Stepanovitch Lastotchkine, les deux aides-comptables, les trois dactylos, les deux caissières, les ouvreurs, garçons de courses et femmes de ménage, en un mot : le personnel au complet – n’était à son poste. Ils avaient tous abandonné leur travail et, assis sur les appuis des fenêtres qui donnaient sur la Sadovaïa, ils regardaient ce qui se passait dans la rue, sous les murs du théâtre. Là, sur deux rangs, s’agglutinait une longue queue de plusieurs milliers de personnes, qui s’allongeait jusqu’à la place Koudrinskaïa. En tête de cette file se trouvaient une vingtaine de trafiquants bien connus dans la vie théâtrale de Moscou.

Cette foule, qui se montrait extrêmement agitée, attirait l’attention des citoyens qui passaient dans la rue et discutait des histoires sulfureuses qui couraient sur la séance de magie noire de la veille. Ces mêmes histoires avaient plongé dans le plus grand trouble le comptable Vassili Stepanovitch, qui n’avait pas assisté au spectacle. Les ouvreurs racontaient Dieu sait quoi, et, entre autres, qu’après la séance on avait vu courir dans la rue plusieurs citoyennes en tenue indécente, et ainsi de suite. Le doux et modeste Vassili Stepanovitch accueillait les récits de ces incroyables prodiges avec de simples battements de paupières. Mais que faire en l’occurrence, il n’en savait absolument rien. Et pourtant, il fallait faire quelque chose, et c’était à lui d’y penser, puisque, pour l’heure, il se trouvait être le plus ancien dans le grade le plus élevé.

Vers dix heures du matin, la foule avide de billets était devenue si dense que la milice avait fini par en entendre parler. Avec une célérité inhabituelle, elle envoya des agents, à pied et à cheval, qui réussirent tant bien que mal à rétablir l’ordre. Cependant, même ainsi ramenée à un calme relatif, cette queue qui serpentait sur près d’un kilomètre constituait par elle-même une sorte de scandale, qui laissait les citoyens de la rue Sadovaïa complètement abasourdis.

Cela, c’était au-dehors. Mais à l’intérieur des Variétés également, tout allait de travers. Les coups de téléphone avaient commencé dès les premières heures de la matinée, et, depuis, les sonneries retentissaient sans interruption dans le cabinet de Likhodieïev, dans le cabinet de Rimski, à la comptabilité, à la caisse, dans le bureau de Varienoukha. Au début, Vassili Stepanovitch répondit comme il pouvait, les caissières répondirent aussi, les ouvreurs même marmonnèrent quelques mots dans les téléphones. Mais bientôt, ils cessèrent complètement de répondre, car on leur demandait continuellement où étaient Likhodieïev, Varienoukha ou Rimski, et à cela, il n’y avait strictement rien à répondre. Ils avaient d’abord essayé de s’en tirer en disant : « Likhodieïev est chez lui » », mais de la ville on répliquait alors qu’on avait téléphoné à son appartement, et que l’appartement disait que Likhodieïev était aux Variétés.

Une dame vivement émue téléphona pour réclamer Rimski. On lui conseilla de se renseigner auprès de l’épouse de celui-ci, à quoi la voix dans l’appareil répondit en sanglotant qu’elle était justement l’épouse de Rimski, et que celui-ci restait introuvable. Les choses tournaient maintenant à l’absurde. Déjà, une femme de ménage avait raconté à tout le monde qu’elle était allée au cabinet du directeur financier pour nettoyer, et qu’elle avait trouvé la porte grande ouverte, les lampes allumées, la fenêtre du jardin brisée, un fauteuil renversé, et personne dans la pièce.

À dix heures, Mme Rimski fit irruption dans le théâtre. Elle sanglotait et se tordait les bras. Vassili Stepanovitch perdit complètement la tête, et ne sut que lui dire. À dix heures et demie apparut la milice. Sa première question, tout à fait judicieuse, fut celle-ci :

– Que se passe-t-il chez vous, citoyens ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Le personnel se réfugia aussitôt derrière Vassili Stepanovitch, blême et bouleversé. Ainsi poussé en avant, celui-ci dut appeler les choses par leur nom et avouer que l’administration des Variétés, en la personne du directeur, du directeur financier et de l’administrateur, avait disparu et restait introuvable, que le présentateur, après la séance d’hier soir, avait dû être conduit dans une clinique psychiatrique, et qu’en un mot cette séance avait été un véritable scandale.

La sanglotante Mme Rimski, que l’on s’efforça de calmer autant qu’on le put, fut conduite chez elle, et on s’intéressa alors principalement au récit de la femme de ménage, sur l’état dans lequel elle avait trouvé le cabinet du directeur financier. Le personnel fut prié de retourner à son travail, et quelques instants plus tard paraissaient les enquêteurs, accompagnés d’un mâtin fortement musclé, aux oreilles pointues, au pelage couleur de cendre de cigarette et au regard extrêmement intelligent. Parmi les employés des Variétés, on chuchota aussitôt que ce chien n’était autre que le fameux Tambour. C’était bien lui. Mais sa conduite étonna tout le monde. À peine Tambour fut-il entré dans le cabinet du directeur financier qu’il se mit à gronder, retroussant ses babines sur de monstrueuses canines jaunes, puis se coucha sur le ventre et, avec une curieuse expression de tristesse mêlée de rage dans les yeux, se mit à ramper vers la fenêtre brisée. Surmontant sa peur, il sauta soudain sur l’appui de la fenêtre, dressa vers le ciel sa gueule longue et fine, et poussa un hurlement sauvage et plein de fureur. Refusant de quitter la fenêtre, il grondait et frissonnait, et brûlait visiblement de sauter en bas.

On finit par l’emporter hors du bureau. Dans le hall, on le lâcha, et il fila aussitôt par la grande porte, entraînant les enquêteurs dans la rue, jusqu’à la station de taxis. Là, il perdit la piste qu’il suivait, et on l’emmena.

Après le départ de Tambour, les enquêteurs s’installèrent dans le bureau de Varienoukha, où ils firent venir à tour de rôle les employés des Variétés qui avaient été témoins des événements de la veille, pendant la séance. Il faut dire qu’à chaque pas les enquêteurs se heurtaient à des difficultés imprévues. À tout instant, le fil des événements leur échappait.

Avait-on mis des affiches ? Oui. Mais pendant la nuit – c’était à n’y rien comprendre –, on avait dû en coller de nouvelles par-dessus, car on n’en voyait plus une seule ! Et lui, ce magicien, d’où sortait-il ? Ça, allez le savoir ! Mais enfin, on avait bien signé un contrat ?

– C’est probable, répondit Vassili Stepanovitch, troublé.

– Si contrat il y a eu, il a dû nécessairement passer par la comptabilité ?

– C’est tout à fait certain, répondit Vassili Stepanovitch, très troublé.

– Alors, où est-il ?

– Nulle part, répondit le comptable, de plus en plus pâle et tout pantois.

Effectivement, il n’y avait nulle trace de contrat ni dans les classeurs de la comptabilité, ni chez le directeur financier, ni chez Likhodieïev, ni chez Varienoukha.

Et comment s’appelait donc ce magicien ? Vassili Stepanovitch l’ignorait : il n’avait pas assisté à la séance. Les ouvreurs l’ignoraient aussi. L’une des caissières plissa le front, plissa le front, et réfléchit, réfléchit, et dit finalement :

– Wo… Woland, i’m’semble…

Mais peut-être pas Woland ? Peut-être pas Woland. Peut-être Valand.

On appela le Bureau des étrangers : ils n’avaient jamais entendu parler d’un Woland – pas plus que d’un Valand – magicien.

Le garçon de courses Karpov déclara qu’à ce qu’il paraissait, ce magicien se serait installé dans l’appartement de Likhodieïev. Naturellement, on s’y rendit immédiatement, mais on n’y trouva point de magicien. Likhodieïev n’y était pas non plus, d’ailleurs. Grounia, la bonne, avait filé elle aussi, mais où ? Personne ne le savait. Et Nicanor Ivanovitch, le gérant de l’immeuble, était parti, et le secrétaire Prolejniev aussi.

Bref, c’était vraiment une histoire à dormir debout : tous les chefs de l’administration avaient disparu, on avait assisté à une séance étrange et scandaleuse, et qui en était l’auteur, et qui en était l’instigateur ? Mystère.

Cependant, midi approchait, heure à laquelle, habituellement, on ouvrait la caisse. Mais il ne pouvait évidemment en être question ! On accrocha incontinent, à la porte des Variétés, un énorme carton sur lequel on avait écrit « Aujourd’hui le spectacle est annulé. » À cette annonce, une vive agitation se propagea tout au long de la queue. Mais après quelques remous la foule fut bien obligée de se disperser, et, au bout d’une heure environ, il ne restait plus personne. Les enquêteurs s’en allèrent pour continuer leur travail ailleurs, on donna congé aux employés, en ne laissant sur place que le service de garde habituel, et les portes du théâtre furent fermées.

Le comptable Vassili Stepanovitch avait maintenant deux tâches urgentes à accomplir. En premier lieu, passer à la Commission des spectacles et des délassements comiques pour faire un rapport sur les événements de la veille, et, deuxièmement, remettre à la section financière des spectacles la recette de la soirée, soit 21 711 roubles.

Soigneux et ordonné, Vassili Stepanovitch empaqueta l’argent dans du papier de journal, noua une ficelle autour du paquet, le rangea dans sa serviette et – montrant ainsi sa parfaite connaissance des instructions – se dirigea non pas, naturellement, vers l’arrêt d’autobus ou de tramway, mais vers la station de taxis.

Il y avait là trois voitures vides, mais dès que leurs chauffeurs virent accourir ce client avec une serviette bourrée sous le bras, ils démarrèrent et lui filèrent sous le nez, non sans lui avoir jeté, pour une raison inconnue, un regard mauvais.

Fort troublé par cette circonstance, le comptable demeura planté là un long moment à se demander ce que cela voulait dire.

Quelques minutes plus tard, une autre voiture vide vint se ranger près du trottoir. Mais le visage du chauffeur se figea instantanément, dès qu’il aperçut le client.

– Vous êtes libre ? demanda Vassili Stepanovitch avec un toussotement étonné.

– Faites voir l’argent, répondit aigrement le chauffeur, sans regarder le client.

De plus en plus surpris, le comptable, serrant sous son bras sa précieuse serviette, sortit son portefeuille et en tira un billet de dix roubles, qu’il montra au chauffeur.

– Rien à faire, dit celui-ci d’un ton bref.

– Je vous demande pardon, mais…, commença le comptable.

Le chauffeur lui coupa la parole :

– Vous avez des billets de trois roubles ?

Complètement dérouté, le comptable tira deux billets de trois roubles de son portefeuille et les montra au chauffeur.

– Montez ! lança celui-ci, et il abaissa son drapeau avec une énergie telle qu’il faillit le démolir. En route !

– C’est que vous n’avez pas de monnaie, peut-être ? demanda timidement le comptable.

– De la monnaie ? J’en ai plein ma poche ! tonitrua le chauffeur, dont le rétroviseur refléta le regard injecté de sang. Ça fait la troisième fois que ça arrive depuis ce matin. Et pour les collègues, c’est pareil ! Le premier qui m’a refilé un billet de dix roubles, l’enfant de salaud, je lui rends sa monnaie : quatre roubles cinquante. Il sort, le salaud ! Cinq minutes après, je regarde : en fait de billet de dix, c’est une étiquette d’eau minérale. (Le chauffeur prononça alors quelques paroles inconvenantes.) L’autre, c’était place Zoubovskaïa. Encore un billet de dix. Je rends trois roubles de monnaie. Le type s’en va. Je fourre le billet dans mon porte-monnaie et crac ! une guêpe me mord le doigt, aïe ! et s’envole !… (De nouveau, le chauffeur glissa dans son récit quelques mots inconvenants.) Et le billet de dix, parti ! Paraît qu’hier soir dans cette espèce de (mots inconvenants) théâtre des Variétés, un salopard de prestidigitateur a fait toute une séance de (mots inconvenants) avec des billets de dix roubles…

Le comptable resta muet, se recroquevilla dans son coin et fit comme s’il entendait le nom même de « Variétés » pour la première fois ; mais en lui-même, il pensa : « Eh bien, eh bien !… »

Arrivé à destination, le comptable paya – sans anicroche –, entra dans l’immeuble et s’engagea dans le couloir qui menait au bureau du chef de service. Mais il eut tôt fait de se rendre compte qu’il tombait mal. Un désordre inhabituel régnait dans les bureaux de la Commission des spectacles. Le fichu dénoué et les yeux écarquillés, une employée passa en courant devant le comptable.

– Rien, rien, rien ! criait-elle, s’adressant on ne sait à qui. Rien, mes petites ! La veste et le pantalon sont là, mais dans la veste, rien de rien !

Elle disparut derrière une porte et aussitôt parvint un bruit de vaisselle brisée. Du secrétariat sortit en courant le chef de la première section de la Commission, que le comptable connaissait bien mais qui se trouvait dans un tel état qu’il ne reconnut pas Vassili Stepanovitch, et disparut à son tour.

Fortement ébranlé, le comptable entra dans le bureau du secrétariat, qui servait en même temps d’antichambre au cabinet du président de la Commission. Mais là, il fut définitivement anéanti.

Derrière la porte fermée du cabinet retentissaient les éclats d’une voix formidable, qui – aucun doute n’était possible – appartenait au président de la Commission, Prokhor Petrovitch. « Il passe un sacré savon à quelqu’un, on dirait… », pensa le comptable effaré. Mais à ce moment, son regard tomba sur un spectacle d’un tout autre genre dans un fauteuil de cuir, la tête renversée sur le dossier, un mouchoir trempé serré dans la main, sanglotant sans retenue, gisait, ses longues jambes étendues jusqu’au milieu de la pièce, la secrétaire personnelle de Prokhor Petrovitch, la belle Anna Richardovna.

Tout le menton d’Anna Richardovna était barbouillé de rouge à lèvres, et le rimmel qui avait coulé de ses yeux avait laissé des traînées noirâtres sur la peau de pêche de ses joues.

Dès qu’elle s’aperçut de la présence du comptable, Anna Richardovna se dressa d’un bond, se jeta sur lui, le saisit aux revers de son veston et le tira à travers le bureau en criant :

– Dieu soit loué ! Enfin, un homme brave ! Ils se sont tous sauvés, tous, ils m’ont trahie ! Venez, allons le voir, je ne sais plus quoi faire ! – et, toujours sanglotante, elle traîna le comptable dans le cabinet du président.

Aussitôt entré dans ce cabinet, le comptable laissa choir sa serviette, et toutes ses idées se retrouvèrent cul par-dessus tête. Il faut avouer qu’il y avait de quoi.

Derrière l’énorme bureau garni d’un massif encrier de cristal, était assis un costume vide, qui faisait courir sur une feuille de papier une plume que pas une goutte d’encre ne maculait. Le costume portait cravate, un stylo émergeait de la pochette, mais, au-dessus du col de la chemise, il n’y avait ni cou ni tête, de même que des manchettes ne sortait aucune main. Le costume paraissait profondément absorbé dans son travail et semblait ne rien remarquer du charivari qui régnait alentour. Cependant, ayant entendu entrer quelqu’un, le costume s’adossa dans son fauteuil. De l’espace situé au-dessus du col partit la voix – que le comptable connaissait bien – de Prokhor Petrovitch :

– Qu’est-ce que c’est ? C’est pourtant écrit, à la porte, que je ne reçois personne !

La belle secrétaire poussa un glapissement et, se tordant les mains, s’exclama :

– Vous voyez ? Vous voyez ? Il n’est plus là ! Plus là ! Oh ! Faites-le revenir !

Quelqu’un se glissa dans l’entrebâillement de la porte, fit « Oh ! » et prit la fuite. Le comptable, qui sentit que ses jambes se mettaient à trembler, s’assit au bord d’une chaise, sans oublier de ramasser sa serviette. Anna Richardovna sautait autour de lui, le tirait par son veston qu’elle triturait, et criait :

– Toujours, toujours je l’arrêtais quand il disait des jurons ! Et cette fois, il en a dit un de trop !

Sur ces mots, la jolie femme s’élança vers le bureau monumental et, d’une voix tendre et musicale – quoique un peu nasillarde à force d’avoir pleuré –, s’écria – Procha ! Où êtes-vous ?

– « Procha » ? À qui croyez-vous parler ? s’enquit avec hauteur le costume, et il se renversa dans son fauteuil.

– Il ne me reconnaît pas ! Il ne me reconnaît pas, moi ! Vous vous rendez compte !… et la secrétaire éclata de nouveau en sanglots.

– Je vous prie de ne pas sangloter ainsi dans mon bureau ! dit avec colère l’irascible costume rayé, dont la manche attira un bloc de papier neuf, avec l’intention évidente d’y inscrire un ordre quelconque.

– Non, je ne peux pas voir ça, non, je ne peux pas ! cria Anna Richardovna, et elle courut se réfugier dans le bureau des secrétaires.

Le comptable y entra derrière elle en trombe.

– Figurez-vous que j’étais assise là, commença-t-elle, tremblante d’émotion et de nouveau agrippée à la manche du comptable, et voilà un chat qui entre. Tout noir, et gros comme un hippopotame. Naturellement, je lui crie « Dehors ! Ouste ! » Il sort, et je vois rentrer à sa place un gros type, avec, comme qui dirait, une tête de chat, lui aussi, et il me dit : « Qu’est-ce qui vous prend, citoyenne, de crier “Dehors ! Ouste !” aux visiteurs ? » et il entre tout de go chez Prokhor Petrovitch. Naturellement, je me précipite derrière lui en criant : « Êtes-vous fou ? » Mais lui, avec un toupet inouï, va droit à Prokhor Petrovitch, et s’assoit dans un fauteuil, en face de lui. Et Prokhor Petrovitch, c’est… c’est un cœur d’or, mais il est très nerveux. Il n’aurait pas dû s’emporter, c’est vrai. Mais vous comprenez, un homme très nerveux, qui travaille comme un bœuf… enfin, il s’est emporté. « Qui vous a permis d’entrer comme ça, sans vous faire annoncer ? » Mais l’autre – quel culot ! – se prélasse dans son fauteuil et lui répond en souriant : « J’ai à vous parler de deux ou trois petites choses. » De nouveau, Prokhor Petrovitch s’est mis en colère et lui a dit : « J’ai à faire. » Et savez-vous ce que l’autre lui a répondu : « Mais non, vous n’avez absolument rien à faire »… Hein ? Alors là, évidemment, Prokhor Petrovitch a perdu patience, et il a crié : « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’on le chasse, immédiatement ! Ou que le diable m’emporte ! » Là-dessus, l’autre se met à rire et dit : « Que le diable vous emporte ? Eh bien, mais c’est faisable ! » Et aussitôt – crac ! Je n’ai même pas eu le temps de pousser un cri : plus de type à tête de chat, envolé ! et là… ce… ce costume… Hiii !… glapit Anna Richardovna en ouvrant une bouche distendue, informe. (Les sanglots l’étouffaient. Quand elle reprit sa respiration, ce fut pour débiter un flot d’insanités.) Et figurez-vous qu’il écrit, qu’il écrit, qu’il écrit, impossible de l’arrêter ! Et il répond au téléphone ! Un costume qui écrit, vous vous rendez compte ! Il y a de quoi devenir fou ! Les autres ont tous pris la poudre d’escampette.

Debout, tremblant, le comptable resta coi. Mais le sort lui vint en aide. D’un pas ferme, l’air efficace, la milice pénétra à cet instant dans le secrétariat, en la personne de deux agents. Dès qu’elle les vit, la charmante secrétaire sanglota de plus belle, en montrant du doigt la porte du bureau présidentiel.

– Cessons de pleurer, citoyenne, dit calmement le premier milicien.

Certain que sa présence était désormais tout à fait superflue, le comptable s’élança hors de la pièce, et moins d’une minute plus tard, il se retrouvait à l’air libre. À ce moment, avec un bourdonnement de trompe, une sorte de tourbillon passa dans la tête du comptable, lui apportant des bribes de ce que les ouvreurs avaient raconté, à propos d’un chat qui avait pris part à la séance de la veille. « Hé, hé, hé ! pensa-t-il. Ce Raminagrobis ne serait-il pas le même que le nôtre ? »

N’ayant pu régler ses affaires à la Commission, le consciencieux Vassili Stepanovitch décida de se rendre à l’annexe de ladite Commission, rue Vagankov. Et, pour se calmer un peu, il fit le chemin à pied.

L’annexe municipale de la Commission des spectacles et délassements comiques était installée dans un ancien hôtel particulier tombé en décrépitude, situé au fond d’une cour et célèbre pour les colonnes de porphyre de son vestibule. Mais ce jour-là, ce n’étaient pas les colonnes qui retenaient l’attention des visiteurs mais ce qui se passait dessous.

Quelques-uns de ceux-ci, figés par la stupeur dans le vestibule, contemplaient une demoiselle qui pleurait, assise derrière une petite table sur laquelle étaient disposés quelques livres spécialisés concernant les arts du spectacle, que la demoiselle était ordinairement chargée de vendre. Mais, pour le moment, la demoiselle ne proposait ses livres à personne et, lorsque, par compassion, on la questionnait, elle répondait d’un geste agacé, et continuait de pleurer. Et pendant ce temps, en haut, en bas, de tous côtés, dans tous les bureaux de l’annexe, retentissaient les sonneries stridentes d’au moins vingt téléphones déchaînés.

Tout à coup, la demoiselle cessa de pleurer, tressaillit et cria d’une voix hystérique :

– Ah ! encore !

Et brusquement, d’un soprano tremblant, elle se mit à chanter :

Ô mer sacrée, glorieux Baïkal…

Un garçon de courses parut en haut de l’escalier, menaça on ne sait qui du poing, et joignit sa voix terne de baryton à la voix de la jeune fille :

Va, solide bateau, à la pêche au saumon…

On entendait au loin d’autres voix entonner la chanson, et bientôt ce fut un véritable chœur qui grandit, s’enfla, emplit l’annexe. Au bureau 6, où se tenait le service de vérification des comptes, se détachait une voix de basse, puissante et rauque. La sonnerie persistante des téléphones accompagnait le chœur.

Hé ! Le vent du Nord agite le flot !…

Les larmes coulaient sur les joues de la jeune fille, elle essayait de serrer les dents, mais sa bouche s’ouvrait d’elle-même et, une octave plus haut que le garçon de courses, elle chantait :

Brave pêcheur, ne t’éloigne pas trop !…

Ce qui frappait surtout les visiteurs médusés, c’est que les choristes, bien que dispersés dans tous les coins de l’annexe, chantaient avec un ensemble parfait, comme s’ils ne quittaient pas des yeux la baguette d’un chef invisible.

Dans la rue Vagankov, les passants s’arrêtaient près de la grille de la cour, et s’étonnaient de la gaieté qui régnait à l’annexe.

Dès que le premier couplet fut achevé, le chant s’éteignit tout d’un coup, comme arrêté net, encore une fois, par la baguette d’un chef. Le garçon de courses jura à mi-voix, et disparut.

À ce moment, la porte principale s’ouvrit, livrant passage à un citoyen vêtu d’un manteau de demi-saison, sous lequel passaient les pans d’une blouse blanche. Il était accompagné d’un milicien.

– Faites quelque chose, docteur, je vous en supplie ! cria la demoiselle d’une voix hystérique.

Le secrétaire de l’annexe dévala l’escalier et, visiblement rouge de honte et de confusion, dit en bafouillant :

– Voyez-vous, docteur, c’est un cas d’hypnose collective, de sorte qu’il est absolument indispensable…

Mais les mots s’étouffèrent dans sa gorge, il laissa sa phrase inachevée, et soudain, d’une voix de ténor, il entonna :

Chilka et Nertchinsk…

– Imbécile ! cria la jeune fille, mais elle n’eut pas le temps de dire à qui elle s’adressait ainsi. Au lieu de cela, elle lança malgré elle une roulade, et entonna à son tour la chanson de Chilka et Nertchinsk.

– Reprenez-vous ! Cessez de chanter ! ordonna le docteur au secrétaire.

Tout montrait que le secrétaire aurait donné n’importe quoi pour s’arrêter de chanter, mais qu’il ne le pouvait pas. Et, accompagné par le chœur, il fit savoir ainsi aux passants que :

Dans la forêt, le fauve affamé

Ne le toucha pas,

Et il fut épargné

Par la balle des tireurs.

Aussitôt le couplet terminé, la jeune fille fut la première servie en gouttes de valériane. Puis le docteur courut distribuer le médicament au secrétaire et aux autres employés.

– Excusez-moi, citoyenne, dit tout à coup Vassili Stepanovitch en se tournant vers la jeune fille. Vous n’auriez pas vu ici un chat noir ?

– Un chat ? Quel chat ? répliqua la demoiselle avec colère. Un âne, c’est un âne que nous avons à l’annexe ! (Sur quoi elle ajouta :) Qu’il entende, ça m’est égal, je vais tout raconter !

Et elle raconta effectivement ce qui s’était passé.

On apprit d’abord que le directeur de l’annexe municipale, « après avoir complètement désorganisé le Service des délassements comiques » (selon les propres termes de la jeune fille), avait été pris de la manie d’organiser des cercles à tout propos et en tout genre.

– Pour jeter de la poudre aux yeux des chefs ! clama la jeune fille.

En l’espace d’un an, le directeur avait trouvé le moyen d’organiser un cercle pour l’étude de Lermontov, un cercle d’échecs, un cercle de dames, un cercle de ping-pong et un cercle d’équitation. Pour l’été, il menaçait d’organiser un cercle de canotage en eau douce et un cercle d’alpinisme. Et aujourd’hui, à la pause du déjeuner, le voilà qui entre à la cantine…

– … Bras dessus, bras dessous avec une espèce de sale type, poursuivit la jeune fille, sorti on ne sait d’où, avec un affreux pantalon à carreaux, un lorgnon cassé et…, enfin, une gueule absolument impossible !…

Aussitôt – toujours selon la jeune fille – il présenta le nouveau venu, aux employés qui déjeunaient, comme un excellent spécialiste en organisation de cercles de chant choral.

Les visages des futurs alpinistes s’assombrirent, mais le directeur fit appel à la vaillance de tous. Quant au spécialiste, il plaisanta, fit de l’esprit, et leur jura la main sur le cœur que cette activité ne leur prendrait qu’un temps dérisoire, alors qu’elle leur apporterait – soit dit en passant – des tombereaux d’avantages.

Bien entendu, déclara la jeune fille, Fanov et Kossartchouk, les deux lèche-bottes bien connus de l’annexe, furent les premiers à se précipiter pour s’inscrire. Les autres employés comprirent alors qu’ils n’échapperaient pas au chant choral, et ils durent s’inscrire également à ce cercle. Il fut décidé qu’on chanterait pendant la pause du déjeuner, puisque tout le reste du temps était occupé par Lermontov, le jeu de dames, etc. Le directeur, pour donner l’exemple, annonça qu’il avait une voix de ténor. Ensuite, tout se passa comme dans un mauvais rêve. Le spécialiste chef de chœur au pantalon à carreaux entonna à tue-tête :

– Do, mi, sol, do !…

s’interrompit pour aller débusquer de derrière une armoire quelques timides qui avaient espéré ainsi se soustraire au chant, déclara à Kossartchouk que celui-ci possédait l’oreille absolue, gémit, tempêta, exigea la déférence due à un ancien chantre et maître de chapelle, se cogna le doigt d’un coup de diapason, et supplia tout le monde de vouloir bien entonner « Ô mer sacrée… ».

On entonna. Et on entonna glorieusement. C’était un fait : l’homme à carreaux connaissait fort bien son affaire. Lorsqu’on eut chanté le premier couplet, le chef de chœur s’excusa, dit :

– J’en ai pour une minute… et disparut.

On crut qu’effectivement, il reviendrait dans une minute, et on attendit. Mais dix minutes passèrent, et il ne revenait pas. La joie inonda les employés : il avait filé !

C’est à ce moment que – machinalement pour ainsi dire – ils chantèrent le deuxième couplet. Ils étaient tous entraînés par Kossartchouk, qui n’avait peut-être pas l’oreille absolue, mais possédait un ténor léger assez agréable. On termina la chanson. Et toujours pas de chantre ! Tous regagnèrent leurs bureaux, mais ils n’eurent même pas le temps de s’asseoir. Bien que n’en ayant aucune envie, ils se remirent à chanter. Quant à s’arrêter, il n’en était pas question. Et depuis, c’était ainsi : après une chanson, ils se taisaient trois minutes – et en entonnaient une nouvelle, se taisaient, et entonnaient encore ! C’est alors qu’ils comprirent l’étendue de leur malheur. De honte, le directeur s’enferma dans son bureau.

À ce moment, le récit de la demoiselle s’interrompit brusquement : la valériane n’avait servi à rien.

Un quart d’heure plus tard, trois camions franchissaient la grille, rue Vagankov. On y fit monter tout le personnel de l’annexe, directeur en tête.

Au moment précis où le premier camion sortait en cahotant de la cour pour s’engager dans la rue, les employés, debout à l’arrière et se tenant par les épaules, ouvrirent la bouche tous en même temps, et une chanson populaire retentit dans toute la rue. Elle fut aussitôt reprise en chœur dans le deuxième camion, puis dans le troisième. Et il en fut ainsi tout au long de la route. Les passants, qui se hâtaient d’aller à leurs affaires, se contentaient de jeter un rapide coup d’œil sur les camions, nullement étonnés, pensant qu’il s’agissait d’un départ en excursion dans la campagne environnante. On se dirigeait effectivement, du reste, vers la campagne environnante, non point pour une excursion, mais pour la clinique du professeur Stravinski.

Quant au comptable, il avait tout à fait perdu la tête. Au bout d’une demi-heure, il arriva tout de même à la section financière, animé par l’espoir de se débarrasser enfin de l’argent de l’État. Instruit par l’expérience, il commença par jeter un regard prudent à la longue salle où, derrière des vitres dépolies qui portaient des inscriptions en lettres d’or, siégeaient les employés. Mais il ne put découvrir aucun indice de trouble ou de scandale. Le calme régnait, comme il convient dans une administration qui se respecte.

Vassili Stepanovitch passa la tête par le guichet au-dessus duquel était inscrit le mot « Versements », salua l’employé – qu’il voyait pour la première fois – et demanda poliment un bulletin de versement.

« Pour quoi faire ? » demanda l’employé.

Le comptable s’étonna.

– Mais pour verser de l’argent. Je suis des Variétés.

– Une minute, dit l’employé, et d’un geste vif, il ferma le grillage de son guichet.

« Bizarre !… » pensa le comptable. Son étonnement était parfaitement naturel. C’était la première fois de sa vie qu’il avait affaire à un cas de ce genre. Chacun sait combien il est difficile de toucher de l’argent, et que l’on a toujours, dans ce domaine, toutes sortes d’obstacles à surmonter. Mais en trente ans de pratique, le comptable n’avait jamais vu quelqu’un – qu’il s’agît d’une personne physique ou morale – faire des difficultés pour recevoir de l’argent.

Enfin, le grillage se rouvrit, et le comptable colla de nouveau sa tête au guichet.

– C’est une grosse somme ? demanda l’employé.

– Vingt et un mille sept cent onze roubles.

– Oh ! oh ! fit l’employé d’un ton curieusement ironique, et il tendit au comptable une formule verte.

Parfaitement au courant des formalités, le comptable remplit celle-ci en un clin d’œil, et dénoua la ficelle de son paquet. Il écarta le papier de journal. Alors, sa vue se brouilla, et il poussa une sorte de mugissement douloureux.

Devant ses yeux venait de s’épanouir une masse d’argent étranger : dollars canadiens, livres anglaises, guldens hollandais, lats lettoniens, kroons estoniens…

– C’est lui ! C’est un des aigrefins des Variétés ! lança une voix rude par-dessus la tête du comptable écrasé.

Et Vassili Stepanovitch fut immédiatement arrêté.

Share on Twitter Share on Facebook