X. L’Autre jalousie

On l’a compris. La pensée, surgie soudain dans l’esprit de Pascal Couture, avait été : « Elle veut quitter l’Almanarre à cause de Libertat. » Cette pensée enveloppait cette, autre, la même qui, depuis la veille, tourmentait son rival : « Qu’y a-t-il eu entre eux ? » Injurieuse défiance que l’admirable garçon avait aussitôt voulu rejeter ! Hélas ! Le soupçon, une fois en nous, ne s’en va pas à notre gré. Il demeure caché dans l’intimité de notre être, il y travaille, il y amasse, comme il avait dit lui-même dans son pittoresque langage de jardinier, en parlant de l’épine d’agave entrée dans son doigt. Comme il rend bien, ce mot populaire, le lent et sûr progrès de l’inflammation qui enveloppe l’éclat, emprisonné dans la plaie, d’une gangue d’humeur, amassée, en effet, autour d’elle ! Le moindre grain de poussière nourrit cette humeur. De même le moindre événement envenime l’âme, à la place ou s’est enfermée et brisée la pointe aiguë. Seulement, il y a des différences dans la manière de réagir et qui mesurent la finesse de notre sensibilité. La même jalousie, qui rend un Libertat impérieux et dur, rend un Pascal Couture plus malheureux encore, mais si tendre dans sa misère, du moment que celle qu’il aime lui dit qu’elle l’aime ! Il se mépriserait de ne pas la croire, il la croit, et c’est à lui-même qu’il en veut. La pupille de lady Agnès, si délicate, si émotive, s’était cabrée contre l’inquisition brutale du premier. Elle allait trouver, dans ce qu’elle devinerait des sentiments du second, un motif de plus de le chérir. Elle avait connu, ou mieux, pressenti, à l’occasion de Libertat, les cruautés de la jalousie de tête. Couture devait lui révéler la douloureuse, mais touchante, mais noble beauté de la jalousie du cœur !

Cette idée que Laurence désirait quitter le pays pour une raison qu’elle dissimulait, Pascal se serait donc défendu de même la discuter. Tout de suite, un mot bien innocent, tombé de la bouche du petit Virgile, avait posé de nouveau devant lui l’énigme des récentes relations entre sa fiancée et son rival de Toulon.

– « Alors, mademoiselle Albani, vous allez être Mme Couture ? Ah ! que je suis content ! » s’était écrié l’enfant, lorsque les deux jeunes gens lui avaient annoncé la nouvelle.

– « Ça nous portera bonheur, » avait dit Laurence, « qu’il nous ait félicités le premier. »

Ces félicitations n’avaient certes pas porté bonheur à Couture, car le petit garçon avait ajouté, avec l’inconscience de son âge :

– « Ah ! vous serez bien plus heureuse avec lui ! »

Avec, qui donc aurait-elle été moins heureuse ? Quelle comparaison s’était présentée spontanément à cette jeune imagination, et pourquoi ? Pourquoi, une heure plus tard, Mme Albani et Marie-Louise s’étaient-elles regardées l’une et l’autre, étrangement, quand le pauvre goy s’était avancé, de sa jambe boiteuse, vers les deux femmes, conduit par Laurence qui lui donnait la main ? Elle n’avait pourtant dit qu’une phrase si simple, et qui aurait dû, après leurs bons et longs rapports de voisinage, être accueillie si joyeusement :

– « Maman, vous n’avez qu’un fils. Vous en aurez deux, si vous dites oui à ce que va vous demander Pascal. Moi, je lui ai déjà dit : oui. »

Pourquoi ce même regard d’une interrogation étonnée, presque déçue, avait-il assombri les prunelles d’Antoine Albani, rentré juste à cette minute, quand sa femme lui avait appris la grande nouvelle ? Pourquoi cette sévérité singulière, soudain empreinte sur le visage de Marius, fixant sa sœur ? Aimant Pascal comme il l’aimait, pourquoi l’avait-il embrassé presque avec gêne ? Et, surtout, pourquoi ce père et cette mère n’avaient-ils pas protesté plus vivement, quand leur futur gendre avait annoncé – en proie à quel embarras ! – son projet de vendre son domaine et de partir pour l’Algérie ? Une fois déjà, il est vrai, ils avaient laissé leur fille aînée les quitter ; mais, durant son exil auprès de lady Agnès, ne répétaient-ils pas combien ils se languissaient d’elle ? Estimaient-ils donc, eux aussi, qu’il valait mieux que le jeune ménage ne vécût pas trop près de Toulon ? Pourquoi ?

– « Il y a une chose dont je suis sûr, » s’était-il dit, aussitôt qu’il s’était retrouvé seul en face de lui-même et pour faire taire la voix intérieure. « Elle est une honnête fille. S’il s’était passé entre elle et ce Libertat quoi que ce fût dont elle eût à rougir, elle me l’aurait avoué. Elle ne voudrait pas devenir ma femme sur un mensonge. Donc, il n’y a rien eu. »

Cet acte de foi dans la probité de Laurence se renouvela pour ce grand et généreux cœur, à toutes les heures, à toutes les minutes, pendant les jours qui suivirent, et toujours en silence. Il se fût méprisé de poser à la jeune fille une question qu’il ne se permettait pas de se formuler à lui-même. L’inexprimé n’en est pas moins torturant, surtout dans le bonheur. On n’est vraiment heureux qu’en l’étant avec toute son âme, et cet effort pour cacher à une fiancée adorée un point de sa sensibilité, lancinant et paroxystique comme une névralgie, eût empoisonné pour le jeune homme cette première et ravissante joie de ses accordailles, sans la dérivation forcée que lui imposait le règlement des derniers rapports entre l’enfant et sa famille. Il fallut d’abord qu’il le conduisit chez ses parents, devant le cercueil de son frère. Le père Nas était venu lui-même chercher son garçon à la bastide. Ce vieux tâcheron, intoxiqué d’alcoolisme, était arrivé comme hébété.

– « Faut qu’y lui dise adieu à ce pauv’Victor, tout d’même !… » avait-il suggéré après un aparté de quelques minutes, où il avait demandé à Couture un acompte sur le prix convenu entre eux pour le louage de son fils.

– « Vous ne venez pas aussi ? » avait-il ajouté. Le protecteur, pour ne pas quitter son protégé, avait accepté cette invitation dont le sens lui fut révélé bientôt par la soudaine éclipse du père.

– « J’ai une course à faire, » avait dit l’ivrogne, « je vous rejoindrai à la maison. » Il avait disparu dans la direction d’un bar dont il était l’habitué, avec l’évident projet de prélever, sur l’avance reçue, deux ou trois apéritifs de consolation, avant que la terrible femme qui gouvernait tout chez lui n’eût mis la main sur cet argent ! Pascal et Virgile continuèrent donc leur route seuls. Quand ils eurent gravi la ruelle caillouteuse qui conduisait, dans la ville haute, à la demeure de Nas, ils trouvèrent la porte barrée par un flot de gens qu’attirait la curiosité d’un si tragique événement. Ils s’écartèrent devant le frère, dont la pâleur et le trouble provoquèrent un murmure de commisération. « Coumo a de peino ! » entendait murmurer autour de lui l’assassin par imprudence, qui n’osait pas lever les yeux. Quelle épreuve, et surtout d’entrer dans la chambre à coucher où se tenait Mme Nas, sa belle-mère à lui, mais la mère du mort. Celui-ci reposait sur le lit, habillé de ses plus beaux vêtements, et presque méconnaissable. Il était tout, enflé par son séjour de plus de soixante heures dans l’eau, verdâtre, et déjà décomposé. Des bouquets de narcisses et des branches de mimosas en fleurs, apportés par les voisins, s’amoncelaient autour du cadavre. Leur violent arôme n’empêchait pas qu’une écœurante fétidité ne remplît la pièce, où les commères du quartier défilaient les unes après les autres. Chaque fois qu’une visiteuse passait le seuil, Mme Nas recommençait de crier et de vociférer, comme si son désespoir se renouvelait avec chaque arrivée d’un nouveau témoin. Par ce besoin d’exaspérer des émotions vraies en les exprimant, qui est la tare de certaines natures méridionales, elle se faisait la comédienne de sa propre douleur. Elle souffrait pourtant avec toute sa chair, comme en témoignait le vieillissement de son masque. L’autre semaine, elle avait les trente-cinq ans de son extrait de naissance. Aujourd’hui, elle en avait quarante, cinquante. Elle n’avait plus d’âge. Elle avait été très jolie ; il lui restait de sa beauté une masse énorme de cheveux noirs et de grands yeux, noirs aussi, dont la flamme brûlait dans un visage amaigri par la mauvaise nourriture, tanné par le travail au grand soleil, et défiguré par la perte de plusieurs dents de devant, qui mettait comme un trou sombre dans sa bouche aux lèvres trop minces. Quand elle aperçut Virgile, un rictus crispa les coins de cette bouche méchante, et ses yeux dardèrent la haine ; mais il y avait un public, et ces signes d’une aversion presque animale, aperçus seulement par Couture et par celui qui en était l’objet, cédèrent la place aussitôt à un grand geste de démonstration théâtrale. Ses plaintes redoublèrent et devinrent des hurlements. De ses deux bras étendus, elle montra le lit au petit garçon qui tremblait de tout son corps. Il marcha, cependant, jusqu’auprès du cadavre de sa victime, poussé par Couture, qui le força de s’agenouiller, et, s’agenouillant lui-même, souffla tout bas au meurtrier :

– « Demande-lui pardon. »

Puis, se relevant en même temps que l’enfant, après une prière prolongée :

« « Hé bien ! madame Nas, » dit-il à la marâtre, « je vous l’emmène, n’est-ce pas ? Je lui commande son deuil. C’est entendu avec son père. »

– « Faites, monsieur Pascal, » repartit-elle durement. « Pour sûr que je n’ai pas le cœur à m’occuper de lui aujourd’hui. »

Elle ne put se retenir d’ajouter :

– « Le voir là, et qui ne pleure seulement pas ! »

– « Je vous le ramènerai pour l’enterrement, » reprit Couture, sans relever la phrase injurieuse. « Nas m’a dit que c’était à Saint-Louis, demain à neuf heures. »

– « Oui, » répondit-elle.

Et, comme d’autres visiteurs arrivaient, elle déchira l’air de ses sanglots avec une abondance de larmes qui semblait augmenter à mesure, au lieu de s’épuiser. À la faveur de cet afflux de gens, Pascal put emmener l’enfant dont le tremblement ne s’arrêtait pas, et qui, à peine dans la rue, supplia :

– « Allons-nous-en vite… Vous avez vu comme elle m’a regardé, Monsieur Couture. Si elle m’avait demandé, j’aurais tout dit. »

– « Il faut pourtant que tu la revoies, » insista Pascal, « et il faut que tu ne dises rien. »

– « Je ne sais pas si je pourrai, monsieur Couture. Quand elle est là… »

– « Il faut que tu puisses, à cause de moi. Oui, à cause de moi. Tu ne veux pas que j’aille en prison ? »

– « Vous, en prison ? »

– « Oui, moi, » dit Pascal, « pour faux témoignage. J’ai déposé que j’avais vu le père Brugeron ramasser la bicyclette, et je ne l’avais pas vu. J’ai menti, moi, Couture, à cause de toi, parce que j’ai cru que je pourrai faire de toi un honnête homme, si tu te repens et si je te garde. Conduis-toi en homme dès maintenant. Dis-toi que tu me dois le silence, et garde-le. »

– « Je penserai à vous, monsieur Couture, quand je serai devant elle. Et alors elle ne me fera pas peur. »

– « Pense surtout à ce que je t’ai déjà dit, que je veux avoir sauvé un honnête homme, » répéta Pascal.

– « Je serai un honnête homme, monsieur Couture. Je vous l’ai déjà promis et je vous le promets encore, » répondit l’enfant, et, prenant la main de son grand ami, il la lui baisa, en ayant soin de ne pas poser sa petite bouche sur le doigt blessé. Puis, câlinement :

– « Je ne vous ai pas fait mal, monsieur Couture ?… Vous verrez. Vous verrez. Vous ne regretterez pas de m’avoir pris, ni vous, ni Mme Laurence. »

– « Tu l’aimes bien, Mme Laurence ? » demanda Pascal.

– « Oh ! oui, » fit l’enfant avec la ferveur que ces petits êtres, tout spontanéité, apportent à l’effusion de leur reconnaissance.

Le jaloux eut au bord des lèvres une question. Allait-il la poser ?

– « Tu as dit, ce matin, qu’elle serait plus heureuse avec moi. Plus heureuse qu’avec qui ? »

Il regardait la grosse tête de Virgile, un peu engoncée entre ses épaules hautes. Dans cette boîte osseuse, allaient et venaient des images où Laurence était mêlée, les souvenirs de paroles entendues. S’il pouvait, lui, Pascal, voir ces images, connaître ces souvenirs, il saurait des choses qu’il ne savait pas, sur les rapports de sa fiancée et de ce Pierre Libertat, dont il avait tant cru qu’elle l’épouserait. Mais faire parler un enfant, qui ne se rend pas compte de la portée de ses phrases, – cet abus de confiance lui répugna trop. Non. La phrase d’inquisition ne serait pas prononcée, et, continuant de regarder l’enfant, il pensait, comme Laurence chez ses parents, quelques heures plus tôt :

– « On ne sait jamais tout de quelqu’un. C’est si triste ! »

Plus tard, la jeune fille et lui devaient, en se racontant tendrement leurs intimes réflexions durant ces jours-là, trouver une infinie douceur à cette ressemblance dans leurs façons de sentir. En ce moment, et jaloux, cette vision de la solitude où nous emprisonne notre ignorance du cœur d’autrui, accablait Couture. Cette mélancolie grandit encore dans le magasin de confections où il dut entrer avec le petit, pour lui acheter des vêtements de deuil. Il écoutait la marchande qui prenait mesure à l’enfant, et commentait l’accident de Victor, dans une si totale ignorance de la vérité ! Un soupçon, même le plus léger, l’aurait consterné, et cette illusion lui était douloureuse.

– « C’est-y malheureux, » disait cette femme, son mètre à la main ! « À son âge, perdre un frère si gentil, et comme ça !… Mais, aussi, donner un vélo à un gamin de onze ans !… Lève ton bras, mon petit. – Ce que j’en vois de ces gosses, sur ces sales machines !… Et ça court, ça court !… Faut les voir aux descentes… Ce qui m’étonne, moi, monsieur Couture, – lève ta tête, pour ton tour de cou, – ce qui m’étonne, c’est qu’il n’y en ait pas deux ou trois par jour qui se cassent les reins et la tête !… Ça vaudrait mieux, peut-être ; ça corrigerait les parents ! – Allons mon petit, quitte ton habit. Bon. Passe cette manche, cette autre. Boutonne-toi. Mets la ceinture… – C’est un amour, en noir, ce gosse, conclut-elle après avoir tiré par le bas le veston-blouse dont elle avait revêtu l’enfant. Et, tapotant les plis afin de les effacer : – « Regarde-toi dans la glace pour te consoler… Ah ! il en a du cœur, ce mignon. Ça se voit, monsieur Pascal. Ce n’est pas comme la petite Guigue, vous savez, celle qui a perdu sa maman, la semaine dernière. « Vous voyez mon chapeau, » qu’elle m’a dit, « madame Margaillon, je n’en ai jamais eu un si beau. » Et elle riait. Péchère ! Elle était heureuse, oui, heureuse, monsieur Pascal ! Et une si bonne maman !… Au lieu que celui-ci… Tiens, laisse-moi t’embrasser, pauvre bijou !… »

– « Non, nous ne savons rien les uns des autres, » se redisait Couture, le lendemain encore, en suivant le convoi de Victor, derrière le père Nas, qui, cette fois, donnait la main à Virgile.

La mère n’était pas venue, d’après la vieille coutume de quelques pays de Provence, où les plus proches demeurent au logis à se lamenter, pendant que l’on enterre les personnes qu’ils pleurent. Ils étaient les seuls dans le cortège, Pascal et l’enfant, à connaître la vérité sur la tragédie que représentait la mince et courte bière, drapée de blanc et parée de fleurs. Et puis, le souvenir de la soirée de la veille, passée auprès de sa fiancée sous les mimosas embaumés de la maison Albani, le faisait se répondre :

– « Mais si. Nous savons les caractères nous savons les cœurs, si nous ne savons pas les actes. Alors, nous devons croire que ces actes ont ressemblé aux cœurs et aux caractères. Ce qu’il y a de certain, c’est que Laurence, avant-hier, prenait le thé avec Mme Libertat. Le fils lui faisait la cour. Il ne la lui fait plus, puisqu’elle m’épouse, Ça, c’est certain aussi. Que se sera – t-il passé ?… Quelque affront de la mère, sans doute, ou du fils. Ces gens riches, avec nous autres, ça se croit tout permis. Alors, elle aura réfléchi. Elle se sera dit : « Pascal est un brave garçon. Il m’aime. Vaut mieux que je l’épouse. »

Cette explication, si peu conforme à la vérité, et pourtant si vraisemblable, achevait de navrer le jeune homme, au lieu de le consoler. Mentalement, il se comparait, lui le cultivateur boiteux, à l’élégant cavalier, et son monologue intérieur se prolongeait, tandis que le convoi entrait au cimetière, que le prêtre prononçait les dernières prières et que le cercueil descendait dans la fosse, où le terrible secret du fratricide s’ensevelissait pour toujours, lui aussi.

– « Oui, elle m’épouse ; mais c’est par pitié, parce qu’elle a vu comme je souffrais. C’est par raison. Hé bien ! Je l’aimerai tant, qu’il faudra bien qu’elle m’aime à la fin… Qu’elle m’aime ? On ne peut pas m’aimer. Surtout elle, une presque dame ! Elle était si gentille avec moi, hier soir. Mais c’était pour moi. Ce n’était pas pour elle. »

On le voit. Ce simple, ce primitif en arrivait, par la naturelle délicatesse de son cœur, à concevoir des susceptibilités sentimentales auxquelles il n’aurait pas su donner forme avec des mots. Mais il les éprouvait, et des résolutions romanesques s’ébauchaient dans cette âme de poète, enfermée dans ce corps disgracieux et dans cette condition si humble :

– « Pourvu qu’elle ne se repente pas, et qu’ensuite elle se considère comme liée d’honneur à ce mariage ! Hier, j’étais trop ému, je ne lui ai pas dit qu’elle restait libre de reprendre sa promesse, que je ne lui en voudrais pas, si elle le faisait. Il faut que je lui dise, avant que le mariage ne soit tout à fait annoncé, aujourd’hui. Et puis, je verrai ce qu’elle répondra… Je verrai ? Est-ce qu’on voit jamais ? Quand même, je dois lui dire ça. »

Il y avait, dans cette résolution, un peu de cet appétit du martyre pour ce qu’ils aiment, tendre et sublime folie des grands amoureux. Afin de l’exécuter plus vite, poussé aussi par le passionné désir de revoir Laurence et d’apaiser cette tempête d’idées par la réalité de cette chère présence, Couture, la cérémonie finie, se hâta vers la gare du chemin de fer du Sud, toujours suivi du garçonnet. Il avait bien calculé. Il arriva juste à temps pour monter dans le train. Quelques minutes plus tard, ils descendaient à la station de l’Almanarre.

– « Va m’attendre chez nous, » dit-il à Virgile, « et ôte ton costume pour travailler. Tu commenceras de biner les rosiers. »

Lui-même, d’une marche aussi rapide que le permettait son infirmité, il se dirigea vers la maison des Albani. Ce lui fut un saisissement, au sortir d’un petit bois d’oliviers, d’apercevoir à droite, et sur un étroit chemin de traverse, la silhouette de Laurence causant avec un homme à cheval, dans lequel il reconnaissait Libertat.

– « Elle ne lui a pourtant pas donné rendez-vous durant mon absence ! » pensa Pascal. « Je deviens fou. Ce n’est pas possible. »

Il pressa le pas vers le groupe avec cette autre idée, trop justifiée, que Laurence était l’objet d’une poursuite qu’elle n’avait pas provoquée. Le seul fait que les deux jeunes gens causassent ainsi dans un endroit découvert écartait toute hypothèse d’un rendez-vous clandestin. Qu’était-il donc arrivé ? Tout simplement que Pierre Libertat n’avait pas voulu considérer comme définitive la parole de rupture prononcée la veille par la jeune fille. Il avait passé plus de quarante-huit heures à lutter, par amour-propre, contre son besoin de la revoir et de tirer au clair le soupçon qui continuait de lui meurtrir l’âme.

– « Si elle m’a joué, » se disait – il, « je me vengerai. »

Sa jalousie s’exaspérait en méchanceté. Il gardait rancune à sa mère du malaise où il se débattait. Il n’avait pas dîné avec elle la veille, également incapable de se taire sur le sujet qui lui tenait au cœur, et de supporter que la dénonciatrice lui en parlât. Il était allé dans un des restaurants du port, hanté par des officiers. Il y avait retrouvé quelques camarades. Cette reprise de contact avec son ancien métier avait encore assombri son humeur. Après une nuit d’insomnie, une dépêche reçue de son écurie lui avait servi de prétexte à ses propres yeux pour prendre le train qui va de Toulon à Hyères. Il y avait lieu, en effet, d’examiner le cheval malade dont il avait parlé lors du thé, en vue d’une décision définitive. Le jeune homme avait eu le courage de choisir la grande ligne pour son voyage, au lieu de celle du Sud qui s’arrête à l’Almanarre. De la gare d’Hyères il était allé droit à son écurie, où l’attendait le vétérinaire. La consultation finie, il avait dit :

– « Sellez-moi Cyrano, je vais lui donner un temps galop. »

C’était le pur-sang sur lequel il se promenait d’habitude sous les beaux pins maritimes du Ceinturon, au pied desquels Victor était allé à cette cueillette des champignons, d’où il n’était pas revenu. Libertat s’était bien dirigé là, d’abord à grande allure. La vue de la chaussée lui avait rendu plus présente la scène du meurtre, telle que Laurence la lui avait racontée, puis, par association d’idées, Laurence elle-même. Irrésistiblement et sans tenir compte, cette fois, de son orgueil blessé, il avait trotté dans la direction de la campagne Albani. D’ailleurs, il avait imaginé un moyen d’amorcer la conversation, croyait-il, sans trop s’humilier. Comme il contournait le domaine, pour éviter la mère et la sœur, occupées derechef à nouer des bouquets dans un carré de violettes, il vit qu’une forme de femme sortait de la maison et marchait rapidement du côté opposé à celui où les travailleuses se tenaient accroupies. C’était Laurence, qui, désireuse de causer avec son fiancé, dés le retour de l’enterrement, se hâtait vers la bastide de Couture, sans soupçonner le menaçant voisinage du prétendant repoussé. Celui-ci connaissait assez la position respective des deux propriétés : celle des Albani et celle de son rival, pour deviner où allait la jeune fille. Un autre détour lui permit de gagner le mince sentier par où elle s’avançait, en s’abritant contre un rideau serré de noirs cyprès derrière lequel il l’attendit. Quand elle fut à portée, il déboucha de sa cachette, et fonça soudain sur elle, aussi vite que le permettait l’étroitesse du chemin, dressé en crête entre les cultures. Contraint de poser son sabot sur de véritables éboulis, Cyrano, nerveux comme un animal de race, bavait sur son filet, en secouant sa tête et dansant un peu. Libertat le calmait de la voix, et caressait de la main son encolure, toute moite du galop de tout à l’heure. Même à cette seconde d’extrême émotion, le sentiment de sa force et de son adresse donnait de l’arrogance à sa hautaine physionomie. Un rien de timidité eût peut-être touché Laurence. Contre cette expression-là, celle du dominateur, elle se raidit, et c’est de nouveau un visage fermé qu’il rencontra en face de lui, lorsqu’il l’aborda, en prononçant la phrase qu’il avait diplomatiquement préparée :

– « Mademoiselle, j’ai réfléchi. Ce malheureux enfant dont vous m’avez parlé, je m’en charge, et sans conditions, comme vous le désirez, sans autre renseignement. Je suis venu vous demander son nom, et, de ce pas, je vais à Collobrières m’entendre avec un de mes fermiers. Pour Cyrano, cette course est un jeu. »

– « Keep quiet, my boy. »

Le rusé personnage avait constaté, au cours de ses entretiens avec Laurence, qu’elle tressaillait toujours un peu, quand elle entendait parler anglais. – Elle revoyait lady Agnès. – Cette fois, elle parut insensible aux réminiscences qu’il avait cru adroit d’évoquer. Froidement, avec un air de dignité qui révélait un parti pris de le tenir à distance, elle répondit :

– « Je vous remercie, monsieur Libertat, mais tout est arrangé, maintenant. M. Pascal Couture garde le petit. Je n’en suis pas moins très sensible à votre offre. Je ne vous fais pas l’affront de vous rappeler votre parole, à propos de lui et de son malheur. Je compte sur votre absolue discrétion. »

Tandis qu’elle parlait, une nervosité gagnait le jeune homme. Il esquissa, malgré lui, un geste d’impatience, dont le contre-coup sur les barres trop tendres de sa bête la fit danser et se défendre.

– « Voyons, voyons, Cyrano… » dit-il en raccourcissant ses rênes et retenant l’animal. « Décidément, » continua-t-il avec un sourire, « il n’y a pas que les dames de susceptibles. »

Et, s’adressant plus directement à Laurence :

– « Ne parlons donc plus de ce petit garçon… Je suis venu pour vous dire une autre chose : c’est que vous m’avez mal quitté, hier, mademoiselle, et que j’en ai eu beaucoup de peine. »

– « Ne continuez pas à me parler sur ce ton, monsieur Libertat, » interrompit-elle. « Je n’ai pas, je n’ai plus le droit de vous écouter. »

Dans ce passage du : « Je n’ai pas » au : « Je n’ai plus, » elle avait mis une énergie qui soulignait encore la différence des deux phrases. Elle regarda le jeune homme en face, et, simplement :

– « Depuis hier, je suis fiancée, » dit-elle.

– « Avec M. Couture, sans doute ? » fit-il ironiquement.

– « Avec M. Couture. »

C’était la minute même où Pascal sortait du petit bois d’oliviers. Comme il apercevait Libertat, Libertat l’aperçut.

– « Hé bien ! » dit-il en ramassant son cheval d’un si brusque mouvement que celui-ci se cabra tout à fait, « vous l’épouserez peut-être, mais vous épouserez quelqu’un que j’aurai cravaché. »

L’inqualifiable menace qu’il proférait ainsi s’accompagnait d’une expression sinistre de ses traits, décomposés par la secousse de la colère. L’amour contrarié au délire, quand il est uniquement fait de désir. Le jeune homme riche, très vaniteux au fond de sa noble et historique origine, n’avait jamais eu pour la fille d’Antoine Albani qu’un sentiment de cet ordre. La résistance de la jolie enfant avait surexcité cette fantaisie chez lui jusqu’à la passion, mais une passion toute physique. La vérité du motif qui l’avait poussé à l’offre du mariage se révélait à cette minute. Le brutal égoïsme du mâle irrité se manifestait par cet éclat de sauvagerie qui allait le précipiter à une action immédiate. La jeune fille le comprit, et, d’instinct, opposant à cette démence le calme qui dompte les frénétiques :

– « Non, monsieur Libertat, » dit – elle simplement, « vous ne ferez pas cela. »

– « C’est ce que vous allez voir, » rugit-il.

– « Vous ne ferez pas cela, » répéta-t-elle, « parce que vous êtes un Monsieur, d’abord, et parce que vous n’êtes pas un lâche. »

– « Je ne suis pas un Monsieur, » répondit-il, « je suis quelqu’un à qui l’on prend la femme qu’il aime et qui se venge. »

– « Arrête-toi, Pascal, » cria Laurence à Couture qui s’approchait en courant, et qu’elle voyait d’un coup d’œil, jeté en arrière, à cent pas à peine. Elle avança vers le cavalier furieux, si près que les naseaux du cheval étonné reniflaient contre sa poitrine.

– « Écartez-vous, » commanda Pierre ; « mais écartez-vous !… »

– « Vous me passerez sur le corps avant de le toucher… »

Ramassant une pierre, elle la leva en ajoutant, un rire de mépris aux lèvres, maintenant, et dans le rude langage d’une fille du peuple :

– « C’est du propre, pour un officier, de se battre avec une femme qui défend son homme. »

Au même instant, on entendit la voix un peu essoufflée, mais ferme, de Couture, qui arrivait plus vite encore, au lieu d’obtempérer à la prière de Laurence. Les derniers mots de sa fiancée lui étaient parvenus, et il criait à son tour :

– « Qu’est-ce que vous me voulez, monsieur Libertat ? »

Pierre avait pâli, à croire qu’il allait s’évanouir. Ses paupières battirent sur ses yeux, dans un spasme de lutte intérieure. Le courage de la jeune fille, la fière attitude du jardinier, qui contrastait d’une façon si humiliante avec son propre égarement, cet appel à son passé d’officier, la bassesse de cette agression d’ont la vilenie apparaissait plus ignominieuse devant le geste de défense de ce frêle bras dressé contre la tête du cheval et la boiterie du rival ainsi menacé – tout rendait la raison à l’insensé. Il s’était repris. Dans le sursaut de son honneur enfin retrouvé, son visage changea. Une ondée de sang revint à ses joues et à son front. Il avait honte. Avec la même brusquerie qu’il avait eue, tout à l’heure, pour brandir sa cravache, il jeta cette cravache très loin dans le champ, à sa droite. Puis, d’une voix rauque, tant cette révolution de tout son être lui serrait la gorge, et sans répondre à Couture :

– « Mademoiselle, » dit-il, « je viens d’être fou. Je vous demande pardon. Oubliez-le. »

Il faisait reculer son cheval en parlant, faute d’espace pour tourner sur la mince crête. Pendant cinq minutes, Laurence et Pascal le virent qui contraignait ainsi la bête, écumante et nerveuse, à se retirer jusqu’au terre-plein où le cavalier put enfin faire volte-face, et il partit à toute bride.

– « Laurence, » demanda Pascal après un silence, « il avait donc dit qu’il t’aimait ? »

– « Oui, » fit Laurence, « avant-hier. Il m’avait demandé d’être sa femme. »

– « Et tu m’as préféré ? » interrogea-t-il.

– « Non, » répondit-elle d’un accent profond. Elle le regardait avec des yeux où passait toute son âme, si longtemps troublée par les contradictions de sa destinée, si partagée entre les mirages de la vie que lui avait fait mener la dangereuse charité de sa protectrice et les conditions réelles de son sort. Tout était simple dans cette âme, à présent, tout était clair. Elle avait compris que cette délicatesse des choses, tant goûtée par elle chez lady Agnès, n’était que la transposition d’une autre délicatesse : celle du cœur. Cette délicatesse-là, elle la rencontrait, vivante et complète, dans cet humble camarade de son enfance, et, continuant de le contempler avec une émotion attendrie, elle répéta :

– « Non, je ne t’ai pas préféré. Je t’ai aimé. »

Et Pascal comprit qu’elle disait vrai.

Février-septembre 1919.

FIN

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