CHAPITRE VI

Les débuts du matelot Friquet dans la cavalerie. – Titi et boulevardier. – La poursuite. – Le chokebore Greener. – L’arsenal du voyageur. – Un coup double. – Encore un coup double. – Un maître tireur. – Bataille gagnée. – Avantages du plomb moulé sur la balle franche. – En route pour Santa-Fé. – Itinéraire. – À travers la pampa. – Un camp sans tentes ni soldats. – Charge à fond de train… contre les voyageurs en chambre. – Les végétaux de la pampa. – Se habla español. – Friquet déclare qu’il ne peut vivre sans manger.

Cette course dura près de deux heures. Les chevaux filaient toujours comme le vent à travers des plaines sablonneuses, faisant suite à l’espèce de promontoire formé par la pampa, et qui s’avançait en pointe aiguë jusqu’au Lagoa dos Patos.

Le terrain, en quelque sorte séparé par bandes d’espèces différentes, produisait les végétaux les plus divers. Ici, grâce à l’humidité chaude du climat, l’épaisse couche d’humus recouvrant des défrichis de forêt disparaissait sous les splendides produits de la flore sous-tropicale, bien que la latitude soit 32° sud.

Caféiers, cannes à sucre, cocotier, bananiers, ananas, manguiers, etc.… croissaient à profusion, non loin de champs cultivés, où poussaient l’orge, le froment, la vigne et l’« Yerba mate » ou thé du Paraguay.

Enfin, dans d’étroites zones de sable, les deux cavaliers, suivis des chevaux de la tropilla, bondissaient à travers d’énormes cactus nopals, qui croissent spontanément, et se couvrent de cochenille.

Les mustangs ne semblaient pas plus fatigués qu’au départ. Telle était pourtant la rapidité de leur course, que les deux hommes pouvaient à peine échanger quelques paroles.

Friquet avait été un peu cahoté au début. Sa science en équitation était des plus élémentaires, mais en somme il se tenait solidement sur le cheval blanc à crinière ardoise, c’était l’important.

Il étreignait le noble animal, un peu de la même façon qu’une vergue d’un bâtiment secoué par l’ouragan.

Puis il s’était peu à peu habitué au mouvement de la bête, et moins préoccupé du soin de garder l’équilibre, il avait pu jeter un coup d’œil sur son libérateur.

Celui-ci, imperturbable toujours, droit et ferme sur son grand cheval pie, fumait avec un véritable sybaritisme une cigarette de tabac français, qu’il venait de rouler et d’allumer comme s’il eût été tranquillement dans un fauteuil.

C’était un jeune homme de haute taille, à la carrure puissante, aux bras solidement musclés, – il en avait donné la preuve dans le saladero, – aux mains fines, bien attachées, brunies par le soleil, et dont les ongles étaient soignés comme ceux d’une petite maîtresse.

Il avait de vingt-cinq à vingt-six ans.

Un large chapeau de feutre noir, coquettement décoré d’une plume d’aigle blanc, s’inclinait crânement sur l’oreille, et découvrait une tête dont l’expression dominante était l’audace et l’énergie.

De grands yeux noirs, luisants comme deux globes d’acier bruni, qui se fixaient droit devant eux, et regardaient bien en face, accentuaient encore cette expression.

Mais, la bouche, un peu grande, surmontée d’une fine moustache brune, et garnie de dents éblouissantes, avait un bon sourire qui, en dépit de son expression un peu moqueuse, compensait avantageusement la dureté et la fixité presque inquiétantes du regard.

Sous la couche de hâle que le soleil des tropiques avait collée à sa peau, on devinait l’épiderme du Parisien. La nuance de son teint paraissait d’ailleurs l’inquiéter médiocrement, bien que les moindres détails de son ajustement semblassent indiquer un homme essentiellement soucieux de l’élégance et du confort.

C’était tout à la fois un bel homme et un fort joli garçon.

Il portait crânement un costume de voyage européen, complété de certaines parties appartenant à celui des gauchos, et indispensables pour une exploration dans l’Amérique du Sud.

Sa tête était couverte d’un foulard flottant sur les oreilles et noué sous le menton, de façon que, pendant la course, l’air s’engouffrant de chaque côté dans les plis du tissu, produit un courant perpétuel dont la fraîcheur est fort appréciable dans la pampa.

Un second foulard, négligemment jeté autour du cou, et tombant sur les épaules, complétait cette parure empruntée aux gauchos, qui ne sortiraient pas plus sans leurs foulards, qu’un boulevardier sans cravate.

Une blouse de molleton gris, très ample, aux innombrables poches, était serrée à la taille par un ceinturon où étaient accrochés deux revolvers nickelés, du système Smith et Wesson, les meilleurs entre tous.

Ses culottes de velours olive se perdaient dans une solide paire de bottes en cuir fauve, plissées à la cheville, à la tige rigide montant jusqu’aux genoux. Au lieu de l’énorme éperon d’argent des gauchos, à molette large comme une soucoupe, un éperon d’acier, aux dents aiguës, à la chaînette étincelante.

Cet équipement se complétait d’un superbe poncho en laine de vigogne, d’un prix inestimable.

On connaît le poncho. C’est une pièce d’étoffe de deux mètres carrés, percée au centre d’un trou où l’on passe la tête. Il protège le voyageur des averses et des rosées tropicales, et lui sert de lit quand il lui est impossible de tendre son hamac.

Il le garantit aussi des rayons du soleil, et l’expérience a démontré qu’une épaisse couverture de laine tient le corps humide et frais le jour, et chaud la nuit.

Celui de notre nouveau compagnon est double ; il se compose de deux espèces d’étoffes superposées, l’une bleu foncé, l’autre jaune pâle.

La chaleur et la lumière agissant différemment sur chacune de ces couleurs, il peut retourner son poncho selon la température.

Est-elle humide et froide, il expose à l’air le côté bleu noir qui absorbe le plus de chaleur.

Le thermomètre remonte-t-il, la couleur jaune clair apparaît et s’oppose à cette absorption.

Enfin, dernière et indispensable concession aux besoins du moment, plutôt qu’à la mode, le voyageur était assis sur une selle du pays.

La selle du gaucho, quoique un peu lourde, est admirablement appropriée aux longues pérégrinations.

Les broderies d’argent, les dessins en maroquin, les riches ornements du genre arabe y sont prodigués. Elle se termine en avant par une pointe élevée, en arrière, par un chanteau plus grand encore.

Une schabraque faite d’une peau de mouton recouvre le siège et pend en plis gracieux. Enfin, dans la selle sont ménagées des poches contenant des gâteaux de maïs, de la caña et des munitions.

On est là-dessus comme sur un divan. On peut à loisir y galoper, ou y dormir. Les étriers, taillés d’ordinaire dans un morceau de bois, sont plus longs que partout ailleurs, et bien qu’ils soient désignés sous le nom d’« Africa », ils n’ont rien de commun avec ceux des Arabes.

Le jeune homme avait avec juste raison remplacé ces boîtes incommodes par des étriers d’acier.

Friquet, de plus en plus tenaillé par la faim, commençait à trouver le temps long. Son examen terminé, nul ne saurait en douter, à l’avantage de son compagnon, notre gamin se demandait avec anxiété quand sonnerait l’heure du dîner. Le galop des chevaux s’étant un peu ralenti, il prit le parti de rompre le silence.

– Je vous avais dit comme ça dans cette espèce d’abattoir, que je faisais le tour du monde. C’est juste, dans le fond, mais le vrai motif de mon entrée était le besoin de manger un bifteck.

« Y a tout près de trente heures que pareille chose ne m’est arrivée, et, dame ! j’ai beau avoir l’estomac complaisant et la tête solide… il me semble que tout tourne.

– Eh ! que diable ne le disiez-vous plus tôt ? Je n’ai à votre service qu’une galette de maïs et une bonne lampée de caña, mais c’est de bon cœur… avec ça on ne meurt pas de faim.

– Pétard ! à bon cœur, bon estomac alors, dit-il en écrasant sous ses molaires les briquettes comestibles mais coriaces, cuites depuis des temps immémoriaux.

– Tenez, pendant que vous vous restaurez, je vais faire souffler nos bêtes, nous causerons un peu.

« Vous me plaisez tout plein !

– Et vous donc, répondit l’affamé, la bouche pleine… Vous êtes un rude gaillard, ni plus ni moins que m’sieu André et le docteur.

– M. André, le docteur, quels sont ces hommes ?

– Mes amis. Deux bons lurons, allez. Ah ! si nous étions tous les quatre, comme nous aurions tôt fait de prendre le bateau et de délivrer le petit.

– Mon cher camarade, vous parlez par énigmes. Il y a un bateau à prendre, bien ; et un « petit » à délivrer, très bien. Cela veut dire en somme crocher des forbans et délivrer un captif. J’en suis ; mais puisque le temps passe et que les minutes valent des heures, vous pourriez, tout en mangeant, m’expliquer ce dont il s’agit.

– Bien volontiers.

– Mais soyez bref.

– Oui.

Et Friquet, sans perdre un coup de dent, raconta son histoire à son nouvel ami, qui l’écouta sans l’interrompre.

Quand il eut fini, le jeune homme lui tendit la main, et lui dit :

– Bien. Vos deux amis sont de vaillants cœurs. Nous les retrouverons. Votre petit frère noir vous sera rendu. J’en suis sûr. Vous étiez jadis quatre, n’est-ce pas ? Eh bien, maintenant nous sommes cinq !

« Ça vous va. Topez là.

« À propos, vous vous appelez ?…

– Friquet… Je suis Parisien, comme vous savez. J’ai été matelot. J’ai rôti tous les balais possibles. J’ai failli être noyé avec m’sieu André, mangé avec le docteur, pendu quand vous êtes arrivé, maintenant, me voilà… cavalier de… dernière classe… et bien votre obligé.

– Ne parlons pas de ça. Moi aussi, je suis Parisien…

– Ah ! m’sieu ; on prétend que les Français sont casaniers, et en voici quatre, dont trois de Paris et un de Marseille, qui courent presque à l’aventure, dans le seul but de faire le tour du monde, et se trouvent…

– Mais oui, la terre est si petite, qu’on se rencontre fatalement en se promenant dessus.

« … Moi, je m’appelle Alphonse Boileau. Je suis journaliste, parce que cela m’amuse ; peintre, parce que j’aime la nature ; musicien, parce que la mélodie me charme ; voyageur, parce que je suis Parisien, et que j’ai assez des têtes ridicules et des ventres obèses qu’on trouve entre Tortoni et le faubourg Montmartre…

« … Enfin, je suis tout cela, parce que je suis un peu millionnaire… que l’argent me brûle la poche, et que je ne veux pas le dépenser d’une façon bête…

– Ça, c’est bien. Je vous comprends. Le proverbe « les extrêmes se touchent » est vrai. Nous voici réunis par les hasards de la vie, un pané et un richard.

« Bon Dieu, que c’est donc drôle.

« Ah ! si m’sieu André était là, avec le docteur ; et Majesté ! comme il ouvrirait un bec, comme il écorcherait votre nom !

« Figurez-vous, le cher petit, qu’il m’appelle toujours Fliki ; le docteur, Doti ; m’sieu André, Adli. Pauvre enfant ! c’est bon, dévoué, honnête.

« Ah ! non, ça me chavire, en pensant qu’il est sur ce damné bateau.

– Mais, sacrebleu, fit Boileau tout ému, nous ne pouvons pourtant pas à nous deux prendre à l’abordage ce satané négrier !

« Si vos deux amis étaient là… je ne dis pas.

– Ça, c’est vrai, reprit le gamin qui ne doutait de rien.

Un nuage de poussière s’élevait à l’horizon.

– Vous sentez-vous remis ? demanda Boileau.

– Ça va.

– Bon. Il est temps. Nous sommes poursuivis. Les coquins de saladeristes veulent vous ramener à votre Flaxhant, mais nous allons voir.

« Inutile de vous dire que je partage votre sort. Je voyage pour mon plaisir, je suis là par hasard. Je vous trouve, vous me plaisez. Allons-y. »

Le nuage grossissait à vue d’œil. Les deux hommes se jetèrent dans un bouquet de lentisques, de vingt-cinq mètres carrés, où les chevaux de réserve les suivirent.

Boileau, toujours imperturbable, décrocha de sa selle une légère valise, longue de quatre-vingts centimètres environ, large de vingt-cinq, couverte de grosse toile, aux coins de cuivre.

Il l’ouvrit posément, et en tira un canon de fusil, puis la crosse, qu’il articula l’un à l’autre en une seconde.

– Tiens, dit Friquet, un flingot à deux coups.

– Et un rude flingot, mon camarade. Vous allez voir ça, si la poudre parle.

– M’sieu André avait une carabine…

– Moi, je préfère le chokebore.

– Qué que c’est que ça ?

– Un fusil lisse, qui possède à petite portée, je veux dire jusqu’à cent mètres, les avantages de la carabine, sans en avoir les inconvénients.

– Ah ! bah !

– Tenez, dans cinq minutes, vous aurez la preuve de ce que j’avance.

« Avec une carabine rayée, vous avez un seul projectile. Un écart d’un dixième de millimètre au départ fait dévier votre balle d’un mètre sur cent. Vous manquez le but.

– J’en sais quelque chose.

– C’est un coup de perdu, et votre vie en dépend.

– Sans doute.

– Dans ce fusil bien soigné, comme vous le voyez, à percussion centrale, calibre 12, avec une cartouche portant six grammes de poudre anglaise et vingt grains de plomb moulé, pesant ensemble trente-cinq grammes, je me fais fort de démolir, mieux qu’à balle franche, à quatre-vingt-dix mètres, un des braillards qui en veulent à votre peau.

– Je ne dis pas non.

– Vous direz oui tout à l’heure, quand j’aurai, à cent pas, puis à quatre-vingts, fait coup double sur les drôles qui s’avancent, ventre à terre.

« Tranquillisez-vous. Il avaleront chacun au moins la moitié des grains de plomb… et ils les garderont.

« Tout ce que je vous demande, pendant ce temps, c’est de recharger au fur et à mesure.

« Nos revolvers Smith et Wesson ont, vous le voyez, le canon très long. Leur calibre est de 11 millimètres. Leur portée est de 250 mètres. De bonnes armes, mon cher.

« J’adapte à chacun d’eux une crosse d’épaulement, cette espèce de triangle de fer que je visse à la crosse.

« Cela me procure deux carabines. Douze coups à tirer ; avec deux dans le chokebore, cela fait quatorze, plus la réserve.

– Bravo ! Bravo ! fit le gamin enthousiasmé.

– Et maintenant, du sang-froid.

Au moment où ces explications indispensables, données avec un calme inouï, étaient terminées, l’ennemi apparaissait distinctement.

Le peloton des gauchos, une douzaine d’hommes environ, le capataz en tête, arrivait comme une trombe.

Son fusil à la main, Boileau se dressa derrière le tronc d’un lentisque, visa une seconde et fit feu.

Le capataz roula. Un second coup retentit, son voisin perdit la selle et fut traîné par un étrier.

Des cris terribles s’élevèrent, poussés par les assaillants qui hésitèrent un instant.

L’intrépide tireur tendit au gamin son fusil vide que celui-ci rechargea, saisit en même temps un de ses revolvers, épaula vivement et ouvrit sur le groupe menaçant un superbe feu de file.

Les peones, furieux d’être tenus en échec par deux hommes, voyant le tiers des leurs hors de combat, firent cabrer leurs chevaux, afin d’éviter les balles cylindro-ogivales qui leur trouaient la peau et faisaient éclater leurs os.

Boileau se mit à rire.

Friquet lui donna son fusil tout armé.

Le peloton n’était plus qu’à quarante pas. Les deux coups résonnèrent presque en même temps.

Deux chevaux, frappés, l’un en plein front, l’autre, au beau milieu du poitrail, culbutèrent comme des lapins, et restèrent allongés sur leurs cavaliers.

– Quand je vous disais que je préfère mon fusil à une carabine !

– Mâtin, c’est de bel ouvrage tout de même. Les pauv’ bêtes n’ont seulement pas fait ouf !

Les peones s’enfuyaient à toute bride, laissant deux cadavres d’hommes sur le sol, et les deux vivants, qui se tortillaient désespérément pour s’arracher de dessous leurs montures.

La bataille était gagnée.

– Et maintenant, une sortie pour achever la défaite.

– Oh ! dit le gamin, ne les tuons pas, il sont par terre !

– Ah çà ! pour qui diable me prenez-vous ? Nous allons tout bonnement leur enlever leurs armes, vous procurer une bonne selle, puis nous les enverrons se faire pendre ailleurs.

Ce qui fut dit, fut exécuté séance tenante. Les gauchos, honteux et tremblants, se rendirent à merci, et s’en allèrent clopin-clopant, accompagnés d’un ironique « Buenos dias caballeros », que le généreux vainqueur leur envoya comme adieu.

Les deux compagnons examinèrent à loisir les cadavres des chevaux. Les ravages produits par le chokebore étaient terribles.

Le premier avait le crâne fracassé, la cervelle était littéralement en bouillie, un œil avait disparu. Quant au second, son poitrail blanc était percé d’une ouverture ronde presque régulière, à y loger le poing. Le coup avait porté un peu en biais. Les grains de plomb avaient broyé un poumon, quelques-uns étaient sortis entre les côtes, entraînant des fragments rosés de substance pulmonaire.

– Eh bien ! fit Boileau triomphant, que dites-vous de mon coup de plomb ? Cela vaut-il la balle franche, qui peut dévier sur un os, ou rebondir sur un repli de la peau ?

– Je dis que c’est effrayant. Mais, enfin comment diable votre fusil serre-t-il ainsi son coup, à quarante mètres ?

– Ah ! ah ! la balistique vous plaît, vous prenez goût aux armes, à la bonne heure, rien n’est plus amusant. Je vais vous expliquer ça en nettoyant mon fusil, besogne que je ne remets pas au lendemain, et dont je ne me décharge jamais sur personne.

Le mot chokebore, composé de deux verbes anglais, to choke étrangler, et to bore, forer, signifie forage à étranglement.

Chaque canon de mon fusil, au lieu d’être un cylindre parfaitement rectiligne à l’intérieur, se rétrécit très légèrement de la culasse jusque vers le milieu de sa longueur, puis se prolonge cylindriquement jusqu’aux environs de la bouche, où il s’étrangle tout à coup.

Cette disposition, a pour objet non seulement de concentrer la charge, de grouper les projectiles, au point qu’ils écartent moitié moins que ceux projetés par les fusils ordinaires, mais encore de répartir les plombs sans grappes, sans vides adjacents, et avec une régularité pour ainsi dire mathématique.

– C’est tout simplement merveilleux. Je comprends parfaitement l’avantage du système. Le gibier ne peut passer au milieu des plombs gros ou petits que le canon concentre jusqu’aux dernières limites de leur course.

– Bravo ! vous comprenez à merveille ! Guinard sera enchanté de savoir que son fusil s’est si bien comporté au Rio-Grande-do-Sul.

– Qu’est-ce que M. Guinard ?

– Un excellent ami à moi, un des plus fins tireurs que je connaisse. Il a gagné en sa vie je ne sais plus combien de prix dans tous les concours européens.

– Mâtin, il va bien, votre ami. Il devrait bien me donner quelques leçons. Où est-il ?

– À notre retour à Paris je vous emmènerai chez lui à son magasin, 8, avenue de l’Opéra… vous serez le bienvenu.

– Quel magasin ?

– C’est vrai, je ne vous avais pas dit que les chokebores les plus renommés sont de Greener, de Londres ; le seul représentant de Greener est, à Paris, M. Guinard.

« C’est lui qui, au moment de mon départ pour l’Amérique, m’a confié cette belle arme, en m’en promettant des merveilles.

« Vous voyez qu’elles se sont réalisées.

« Mon fusil est de nouveau en état, je vais le remiser dans sa boîte en attendant une nouvelle occasion…

« Et maintenant, en route ! Les gauchos ne renonceront pas comme cela à leur poursuite. Il est de toute nécessité de mettre le plus d’intervalle possible entre eux et nous.

« Qui sait ce que l’avenir nous réserve ?

– M’sieu Boileau, un mot encore.

« Vous venez de parler de l’avenue de l’Opéra. Elle est donc enfin percée ?

– Ah ! çà ! d’où sortez-vous donc ? Je le crois parbleu bien qu’elle est percée, depuis le Théâtre-Français, jusqu’à la place de l’Opéra.

« C’est superbe.

« Il y a même un système d’éclairage électrique qui produit le soir un effet admirable.

– C’est qu’il y a longtemps déjà que je suis parti… reprit mélancoliquement le gamin. Je retrouverai en arrivant mon Paris bien changé !

– En selle et au trot !

La tropilla s’ébranla comme un tonnerre, et les bêtes, les crins au vent, les naseaux grands ouverts, s’élancèrent à corps perdu dans les hautes herbes de la pampa.

Friquet était désespéré.

– Il faut donc abandonner mon pauvre petit… là-bas, avec les négriers… Comme il doit souffrir, le cher enfant !

– Il le faut, répondit Boileau, nos existences dépendent de la rapidité de notre course. J’enrage comme vous, croyez-le, mon ami… je n’y peux rien.

« Les hommes du saladero que nous avons si rudement étrillés, vont revenir à la charge. Ils voudront se venger, car ils sont implacables.

« De plus, mes armes les tentent. Ils feront tout au monde pour les avoir. Nous allons être signalés à tous leurs amis, et avant douze heures nous aurons à nos trousses tous les démons de la pampa.

– Comment ! douze heures ?

– Certainement. Ils nous poursuivront jour et nuit, sans une minute de fatigue, sans jamais perdre notre trace, car ce sont d’incomparables chercheurs de piste.

– Vous dites qu’ils retrouveront notre passage, ici, au milieu de ces herbes, de ces terrains défoncés, de ces fondrières.

– N’en doutez pas.

– Alors, où allons-nous ?

– Vers le nord-ouest. Remontons au plus vite. Il faut, comme je le disais tout à l’heure, nous réfugier dans une ville ; après, nous aviserons.

– Et quelle est à votre avis la plus rapprochée ?

– Je ne vois guère que Santa-Fé-de-Borja.

– C’est-il bien loin ?

– Cent vingt-cinq lieues environ, à vol d’oiseau.

– Pétard ! cent vingt-cinq lieues à dada, pour un matelot… oh ! là là, j’vais y laisser le fond de ma culotte…

« C’est l’instant ou jamais de passer cavalier de première classe.

– Eh ! vous ne vous en tirez déjà pas si mal.

– Vous trouvez ?

– Sans exagération. Je ne vous dirai pas que vous êtes très élégant en selle, mais vous êtes solide. C’est l’essentiel.

– Allons, tant mieux ! On deviendra élégant quand on aura le temps.

« Mais enfin, m’sieu Boileau, nos chevaux auront beau filer comme des avisos, nous n’en finirons jamais de leur faire avaler leurs cent vingt-cinq lieues.

– Il nous faudra sept jours. Moins, si c’est possible.

– Puisque vous me le dites, je le crois. C’est égal, c’est raide.

– Tiens, à propos, j’oubliais qu’il y a, presque sur notre route, la petite ville de Caxoveira, sur le Rio-Pardo : si la route ne nous est pas coupée sur la droite par nos hommes qui doivent certainement se douter de notre projet, nous pourrons nous diriger vers ce point. Il faut voir.

Boileau arrêta sa monture, Friquet fit de même. Les bêtes de la tropilla s’empressèrent de suivre cet exemple, et se mirent incontinent à brouter pour ne pas perdre de temps.

Le jeune homme tira d’une de ses nombreuses poches un petit carnet à couverture de toile, renfermant une admirable carte de l’Amérique du Sud.

Il la déplia soigneusement, l’étala sur le devant de sa selle, et se mit à relever la position avec l’habileté d’un chef d’état-major.

Aidé de sa boussole, il traça ensuite sa route, puis, après avoir pris en un clin d’œil toutes ses dispositions, il renferma méthodiquement dans leur enveloppe ces deux objets de première nécessité, fit claquer sa langue d’un air satisfait, et dit de sa voix calme :

– En avant !

– Tiens, dit Friquet, on fait aussi le « point » à terre ?

– Parbleu, pourquoi pas ?

– Dame ! c’est que vous n’avez ni les outils du commandant d’un navire, ni sa méthode.

– Aussi mon procédé est-il nécessairement bien imparfait. Je connais à peu près le chemin parcouru, par la vitesse approximative de mes chevaux. Quant à préciser le point exact où nous sommes, je ne le puis pas. La boussole me donne seulement la direction. La carte m’indiquera, sauf erreur, n’en doutez pas, les accidents de terrain que nous devons rencontrer.

– C’est égal, l’instruction est une belle chose, continua le gamin rêveur. Je serais rudement empêtré, tout seul ici.

« Quand je serai en France, je vous réponds que je bûcherai ferme, pour apprendre tout ce que je pourrai.

– Et vous ferez bien, mon cher camarade. Je vous y aiderai de tout mon pouvoir.

Les heures succédaient aux heures. Les chevaux dévoraient l’espace, sans que rien dans l’allure des nobles animaux indiquât la moindre fatigue. L’interminable pampa se déroulait continuellement devant eux, coupée çà et là de végétaux qui en rompaient, de temps à autre, l’énervante monotonie.

– Nous voici en plein « camp », fit, après un long silence, Boileau qui avait fumé en dilettante une demi-douzaine de cigarettes.

« Qu’en pensez-vous, matelot ?

– Vous appelez ça un camp ? Drôle de camp, où il n’y a que des herbes, mais ni tentes, ni soldats.

– Halte-là ! mon fils. Pas de calembours, s’il vous plaît : par 29° de latitude c’est dangereux.

« Je vais vous expliquer ce que c’est, afin que vous n’y reveniez plus.

« Cette dénomination est donnée par les Anglais, et en général les Européens qui habitent l’Amérique du Sud, à tout le terrain situé en dehors des villes.

« C’est l’abréviation du mot espagnol « campo ».

– Je n’y vois pas d’inconvénient, mais je n’ai pas voulu vous faire la mauvaise farce d’un calembour.

– Je m’en rapporte à vous. C’était une simple plaisanterie. Et d’ailleurs, appelons cela pampa, le nom est plus connu. Sapristi, les voyageurs en chambre sont, comme vous pouvez le voir, de jolis farceurs.

« Imaginez-vous qu’avant de voyager je m’étais meublé le cerveau d’une série de bouquins dus à la plume trop féconde, mais passablement fantaisiste, de messieurs qui n’avaient même pas vu le clocher de Saint-Cloud.

« J’avais pris tout cela pour argent comptant ; eh bien, mon cher, ils ont menti, mais menti comme de simples arracheurs de dents !

– Vraiment ? moi, j’aurais avalé comme du petit-lait toutes les choses imprimées.

« Voyez-vous, une histoire qu’on voit dans les livres, ça paraît toujours vrai.

– Parbleu, j’ai donné comme un conscrit dans toutes ces bourdes… aussi, je leur garde un chien de ma chienne, à mes confrères les écrivains parisiens.

« Ainsi, ne s’est-on pas avisé de dire que la pampa était aussi plate qu’un lac immense, que l’œil n’apercevait que des herbes… encore des herbes… toujours des herbes… Ils ont même dit qu’il n’y en avait qu’une espèce : le gynerium argenteum. Vous savez, ces sortes de grands roseaux qui portent, au bout d’une mince tige flexible, une sorte de bouquet soyeux, en forme de balai.

– Ah ! oui, je vois ça d’ici sur les pelouses… devant les maisons de campagne des environs de Paris.

– Eh bien ! on n’en aperçoit que de loin en loin.

– Je n’en ai pas encore remarqué.

– Je sais bien que de distance en distance on en rencontre d’énormes quantités ; mais enfin, il ne faut pas nous raconter que la cortadera, c’est ainsi qu’on appelle cela ici, est l’unique végétal de la pampa. Et ce gazon court, dru, luisant, sur lequel s’imprime à peine la corne de nos chevaux, et ces grosses masses ébouriffées de paja. Et ces touffes d’artichauts sauvages, ces orties, ces yuccas, ces aloès, ces cactus, et,… que sais-je encore ?… Et ces brillants tapis pourprés ou cramoisis formés par les millions de tiges des verveines odorantes ?

– Ça, c’est vrai dit Friquet vivement intéressé.

– Enfin, continua Boileau complètement emballé, et continuant sa charge à fond de train contre les voyageurs en chambre, il y a ici des arbres.

– Mais oui, il y a des arbres. Comment ! dit Friquet indigné à son tour, ils ont eu le toupet de dire qu’il n’y en avait pas ?

– Parbleu ! Ils ne se sont jamais doutés que souvent, comme en ce moment, la vue de leur « océan de verdure » était interrompue par des arbres magnifiques. Ainsi, voyez ce bouquet d’ombus qui, avec leurs troncs hardis et leurs têtes feuillues rappellent nos chênes européens.

« Nous trouverons plus tard, au bord des rivières, des saules, des frênes et même des peupliers.

« Enfin, la pampa n’est pas aussi plate qu’on aurait voulu nous le faire croire.

– En effet, depuis près d’une heure nous ne cessons de monter et de descendre.

– Vous avez raison. Ces petites ondulations, trop faibles pour mériter le nom de collines, n’en sont pas moins susceptibles de cacher complètement l’horizon. Tenez, voyez, nous venons encore de monter, nous sommes sur le sommet aplati de l’ondulation ; en voici une autre au pied de laquelle nous nous trouvons.

« Si seulement nous rencontrions tout à l’heure entre ces canadas quelque estancia, ou même un simple rancho habité par un peon !

– Oh ! je ne vous comprends plus… Voilà que vous parlez patois.

– C’est pour vous apprendre les mots usuels. Vous faites le Tour du monde pour vous instruire, n’est-ce pas ?

– Je ne demande pas mieux, m’sieu Boileau.

– Les canadas sont des ravines situées entre les monticules, et dans lesquelles les moutons et les bêtes à cornes prennent, de préférence, leur nourriture.

« Une estancia, c’est une ferme ; un rancho, une simple cabane bâtie la plupart du temps en pajareque, c’est-à-dire que les intervalles laissés entre la charpente sont remplis avec de la paille hachée mêlée à de la boue.

« Quant aux peones, ce sont les travailleurs employés chez des maîtres.

– Bon ! Je vais me construire un dictionnaire. Canada, estancia, rancho, pajareque, peones… Ravine, ferme, cabane, torchis, etc.

« Ça va bien… Oh ! que je suis content ! J’apprendrai tout ça à Majesté et je parlerai espagnol avec M. André et le docteur…

« Quand nous serons à Paris et que je m’établirai, je mettrai sur la vitrine, en grosses lettres : Se habla español… c’est comme ça qu’on dit je crois ?

– Oui, mon cher Friquet, dit Boileau en souriant ; vous êtes le plus gai et le plus charmant compagnon de voyage.

– Ma foi, vous pourriez dire aussi le plus affamé et le plus altéré.

« L’estomac « me tire », que j’en crierais si ce n’était pas ma destinée d’avoir toujours faim.

– Le fait est, mon pauvre ami, que votre galette doit être bien loin.

« Tenez, nous avons véritablement de la chance ; voyez-vous sur notre droite, au fond d’une canada, cette cabane que vous savez s’appeler un rancho ?

– Oh ! oui, quel bonheur !

– Nous trouverons là un morceau de bœuf séché, du tasajo, vous vous souvenez, ces biftecks fabriqués là-bas…

– Ah ! ça s’appelle du tasa… rrro… comment diable dites-vous, c’est moitié avec un g et moitié avec un r… drôle de langage, quand on le parle, on a toujours l’air d’être en colère.

« J’aurai du mal à prononcer ça.

– Nous aurons ensuite une bonne tasse de lait, et puis, si vous ne craignez pas le mélange, une excellente lampée de caña, du tord-boyau de première qualité, que je vous recommande.

– Mon estomac n’a peur de rien. Du pain, du lait, du schnick… et la faculté de m’asseoir un moment, ailleurs que sur l’échine du dada, et votre compagnon sera plus heureux qu’un amiral.

– Allons-y donc.

Et piquant droit devant eux, ils arrivèrent en dix minutes à l’humble réduit du solitaire habitant de la pampa.

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