CHAPITRE VIII

Un souvenir aux absents. – À travers l’Amérique du Sud. – Trop de moustiques. – Les chardons-mitrailleuses. – Alerte ! voici l’ennemi ! – En tirailleurs. – Friquet passe général… Il devient corps d’armée. – La veillée d’armes. – Terrible panique. – Seront-ils pendus, fusillés, noyés ou dévorés vifs ? – Au milieu d’une armée de caraïbes. – Supplice atroce. – Les mangeurs d’entrailles. – Phénomènes électriques. – Traversée difficile. – À cheval sur des cadavres. – De corps d’armée, le gamin redevient simple fantassin. – Le poisson-torpille. – Plus de tabac !

Quatre jours se sont écoulés depuis le moment où nous avons laissé nos deux Parisiens endormis chacun dans un hamac, sur une petite éminence dominant la pampa.

Ils ont beaucoup marché, et, malgré les calculs de Boileau, ils n’ont parcouru, nonobstant la rapidité de leur course, qu’une distance relativement médiocre. Ils ne sont guère qu’à quarante-cinq lieues du point où ils ont infligé aux gauchos une si rude et si belle leçon.

Cela se comprend. Faute d’instruments de précision pour calculer le lieu géographique où ils se trouvent, pour faire le point, en un mot, ils ont suivi une direction qu’il a fallu modifier de temps en temps.

Leur intention étant d’aller au plus vite et par le plus court à Santiago, – c’était l’idée fixe de Friquet, – ils avaient dû renoncer à gagner Santa-Fé-de-Borja où Boileau avait tout d’abord voulu se rendre.

Devant l’insistance de Friquet, il avait renoncé à ce projet, subissant en quelque sorte l’influence de cet invincible pressentiment qui était pour le gamin un article de foi.

– Voyez-vous, m’sieu Boileau, disait notre ami, j’ai idée que nous rencontrerons là-bas M. André et le docteur… Je les ai reconnus quand j’ai crié du haut de ma vergue : Santiago ! Ils m’ont certainement entendu.

« Bien sûr qu’ils se sont dirigés vers cette ville. Pour des débrouillards comme eux, ça n’a été qu’un jeu ; ils ont compris que je leur donnais rendez-vous. Ils s’y trouveront.

« C’est mon idée. À nous quatre, nous nous mettrons en route, puis nous chercherons Majesté, et quand il faudrait descendre en enfer ou grimper à la lune, je jure bien que nous en viendrons à bout.

– Oh ! à nous quatre, disait avec son incomparable confiance Boileau, qui ne doutait jamais de rien, à nous quatre, l’affaire ne fait pas pour moi l’ombre d’un doute.

« Ah ! diable !…

– Quoi donc ?

– C’est qu’il y a, comme je crois vous l’avoir déjà dit, trois Santiago… Santiago de Cuba, où l’on vend encore des esclaves… puis, Santiago, la capitale du Chili, puis enfin, Santiago del Estero, dans la république Argentine.

– Ces trois villes sont-elles bien éloignées l’une de l’autre ?

– Les deux dernières, non ; mais Santiago de Cuba est dans les Antilles. Cela se trouve au diable.

– Eh bien ! allons d’abord à Santiago du Chili ; il est impossible que nos amis n’y soient pas. Si par hasard nous ne les y rencontrons pas, nous irons à Cuba.

– Comme vous voudrez, répliqua Boileau, qui était toujours d’excellente composition quand il s’agissait de faire une bonne action ou de rendre un service.

Et voici comment, après maints tâtonnements opérés pour rectifier leur direction, ils avaient obliqué vers l’ouest, laissant Caxoveira sur leur droite, et étaient arrivés au bord de l’Ybicuy, un affluent de l’Uruguay, à une vingtaine de lieues d’Yaguaray, tête de ligne du chemin de fer en construction qui descend à Montevideo.

Pour la première fois depuis longtemps, l’existence de Friquet n’avait pas été bourrée de ces événements inattendus dont la réunion constituait le plus invraisemblable et parfois le plus cruel des romans.

Le voyage avait été calme comme la pampa qui déroulait ses interminables vagues herbeuses, sous un soleil brûlant, dont aucune brise ne venait tempérer l’intolérable rayonnement.

Les deux voyageurs avaient vécu de leur chasse, ou plutôt de la chasse de Boileau dont le fusil tonnait trois ou quatre fois par jour, et jamais en vain.

Si Friquet ne devenait pas un tireur émérite, il faisait un cavalier passable.

Leur projet était de suivre le cours de l’Ybicuy jusqu’à l’Uruguay, et de traverser la province d’Entre-Rios, ainsi nommée parce qu’elle forme une sorte de presqu’île enserrée entre l’Uruguay et le Parana.

Ils descendraient alors ce dernier fleuve jusqu’à la ville de Parana, gagneraient Rosario et prendraient le chemin de fer qui se dirige vers la Cordillère, et aboutit à Santiago.

Voilà quel était le plan élaboré par Boileau. Cette partie du tour du monde du gamin de Paris devait, on le voit, s’opérer d’une façon absolument prosaïque, mais rapide.

Il était dit que le perpétuel guignon accroché à la personne de Friquet en déciderait autrement. La série des aventures les plus fantastiques allait bientôt recommencer.

On était sans nouvelles des saladeristes. Cela taquinait Boileau et l’inquiétait tout à la fois. Notre brave Parisien connaissait assez le tempérament haineux des métis de l’Amérique du Sud, pour savoir qu’ils ne renonceraient pas aussi facilement à leur vengeance. Aussi, multipliait-il les précautions, en vue d’une attaque possible des gauchos, qui, à un moment donné, pourraient très bien émerger, comme une horde de démons, des grandes herbes de la pampa.

Dans l’hypothèse d’une agression, il avait entravé ses chevaux, dressé selon son habitude, les bagages en forme de redoute, et campait adossé à la rivière.

Le boulevardier cosmopolite avait sagement agi. On verra tout à l’heure comme quoi il est bon d’avoir étudié en chambre la stratégie, avant d’aller l’appliquer un beau matin, au gré de ses fantaisies ou des besoins du moment.

Friquet enrageait. Après avoir donné une pensée à ses amis absents, au docteur, son père adoptif, à André, son grand frère sérieux, et à Majesté, son enfant noir, il essayait vainement de s’endormir.

Il se tournait, se retournait, parlait, jurait. Le sommeil ne venait pas, et pour cause. Une innombrable légion de moustiques, acharnés contre lui, piquait sa peau, trouait sa chair, sangsurait son sang.

C’est en vain que le gamin s’arrachait l’épiderme, en se grattant jusqu’au vif. Les insatiables maringouins occupés à souper ne lâchaient pas prise et puisaient à trompe que veux-tu dans le sang vermeil du petit Parisien.

Boileau fumait son éternelle cigarette avec l’impassibilité d’un bonze. Non pas que sa chair européenne fût plus à l’épreuve des dards cuisants de ce clan d’insectes, mais parce qu’il savait bien que toute tentative pour s’en débarrasser était absolument inutile.

– M’sieu Boileau !

– Quoi ?

– Ça m’arrache, ça me dépèce le cuir. Oh ! les damnées bêtes !

– Que diable voulez-vous que j’y fasse ?

– Pétard ! j’ai plus de trois cent mille cancrelats dans ma chemise.

– Envoyez-la à votre blanchisseuse et laissez-moi dormir.

– Oh ! tonnerre ! si j’avais seulement un peu de poudre Vicat ! Si on pouvait au moins faire de la boxe française avec tout ce tas de punaises !…

– Assez ! assez ! fit Boileau qui se tordait de rire.

– Mais elles ne vous « disent » donc rien ?

– Oh ! si, la preuve, c’est que je serai demain gonflé comme une outre. Mais encore une fois je n’y puis rien.

– Punaises, va ! termina Friquet en exhalant tout son fiel dans ce mot qu’il accentua avec une indéfinissable nuance de dédain rageur.

– Vous calomniez les punaises, mon fils. Ces moustiques, qui n’ont rien de commun avec les incommodes compagnes recelées par les bois de lit des Parisiens, s’appellent des pullones, ainsi nommés à cause de la longueur et de la force de leur aiguillon.

« Nous devons la présence de ces petits vampires au voisinage de la rivière.

– Tiens ! une idée.

– Dites.

– Si j’allais, à l’exemple de mes bons amis les Pahouins, les Gallois et les Osyébas, me rouler un peu dans la vase, cela me collerait au torse un enduit épais qui pourrait protéger mon épiderme.

– Halte-là ! pas de plaisanteries !

– Pourquoi ?

– Vous n’entendez donc pas ces plongeons répétés, ces ébats d’animaux aquatiques, ces plouf ! plouf ! indiquant que les eaux, à l’instar de votre chemise, sont habitées, et qu’il ne fait pas bon d’aller faire le cavalier seul au milieu du « jacarés » en goguettes.

– Ah ! diable ! Les jacarés, ce sont les nommés caïmans.

– Vous l’avez dit.

– Mais comment donc faire ? pétard ! comment donc faire ?

– Attendre minuit.

– Attendre minuit ! Mais il n’est donc pas encore minuit ? Il me semble qu’il y a vingt-quatre heures que je suis harcelé. Pourquoi minuit, s’il vous plaît ?

– Parce que la visite des pullones ne se prolonge pas ordinairement au delà de cette heure. Ils se retirent alors bien repus, comme des consommateurs raisonnables, qui s’en vont quand le patron de l’établissement tourne le compteur du gaz.

– Ah ! tant mieux ! Je pourrai donc piquer mon somme au deuxième quart.

– À votre aise. Je vous le souhaite, et à moi aussi. Ah ! n’oubliez pas pourtant que quand les pullones s’en vont, on voit, ou plutôt en entend arriver leurs proches parents, leurs cousins, si vous l’aimez mieux, les zaracudos. Leur piqûre est moins aiguë, c’est une consolation. Mais leur musique est intolérable. Vous aurez d’ailleurs avant peu un échantillon de leur savoir-faire.

« Ces virtuoses ailés vont exécuter dans un moment leur morceau d’ouverture. Après cela, il vous mettront en morceaux.

– Ma foi, tant pis ! Je vais essayer de les enfumer.

– À votre aise ! moi, j’attends philosophiquement l’arrivée du jour.

Friquet, plus en fureur que jamais, se leva d’un bond, prit le facon (couteau) de son compagnon, et se précipita vers un énorme champ de gamelotes (chardons des prairies) dont il se mit à sabrer les tiges.

– Mais, encore une fois, que diable faites-vous là ? lui demanda Boileau.

– Je coupe un tas de ces grands chardons qui ont des feuilles en hallebarde, et qui sont serrées comme des tiges de blé.

– Mais vous allez vous mettre en lambeaux.

– Aïe ! aïe ! aïe !

– Quand je vous le disais.

– C’est égal, je n’en aurai pas le démenti. Je flanquerai plutôt le feu à cette forêt de dards et de piquants.

Et notre gamin, têtu comme une vieille mule andalouse, s’apercevant que les morsures des chardons étaient plus douloureuses encore que les piqûres des petits monstres ailés, battit le briquet, enflamma un morceau d’amadou, qu’il déposa au milieu d’un paquet d’herbes bien sèches.

La flamme jaillit bientôt et se communiqua comme une traînée de poudre aux gamelotes.

Une pétarade tumultueuse retentit soudain. Pan ! pan ! pan ! patatras ! paf ! pif ! pouf ! pif !

– Qu’est-ce encore ? s’écria Boileau en sursautant.

– Bon ! voyez ce qu’ils ont dans le corps, ceux-là, fit le gamin interloqué. C’est pas des chardons !… c’est du salpêtre. En v’là une comédie !

Et les détonations de continuer comme un feu roulant rappelant assez bien l’endiablée musique produite par une ligne de tirailleurs éparpillés dans la plaine.

Le champ de chardon flambait comme un feu de paille. La flamme se tordait, s’échevelait, à la grande joie du petit homme qui croyait en avoir fini avec les moustiques.

Hélas ! vains efforts, tentative inutile. Pendant que les gamelotes crépitaient avec autant de fureur que lorsqu’ils s’en prennent aux pieds et aux jambes des voyageurs, les mouches à feu reprenaient leur œuvre, et continuaient à verser du poivre de Cayenne sous l’épiderme des deux Parisiens.

L’incendie des chardons, inutile en principe, les sauva pourtant d’un horrible péril !

Au moment où, vaincus par la fatigue, ils allaient céder au sommeil, un galop effréné retentit.

– Alerte ! nos chevaux s’emportent.

– Mais non ! le bruit vient de la plaine.

Les deux Français, debout en un moment, le revolver à la main, l’œil et l’oreille au guet, attendaient, prêts à faire feu, si c’était l’ennemi, prêts aussi à donner une fraternelle accolade à des voyageurs inoffensifs.

Leur hésitation ne fut pas de longue durée. Une série de détonations retentit, et une grêle de projectiles s’éparpilla en ronflant autour d’eux.

Ce n’était ni le bruit aigu de la carabine américaine, accompagnée du sifflement strident de la balle ogivale qui piaule à travers les couches d’air, ni la détonation sonore des armes de guerre.

Nos deux coureurs de la pampa ne purent s’empêcher de rire en entendant ce tapage ridicule qu’on eût dit produit par les pétarades d’un tir de fête de banlieue.

– Allons, bon ! fit Boileau. Ce sont les gauchos. Ils vident leurs tromblons à pierre. Peut-on gaspiller ainsi la poudre et le plomb.

– Moi, renchérit Friquet, je croyais que c’étaient les chardons qui avaient été chargés à mitraille par des farceurs.

– Non, ce sont nos bouchers en quête de chair fraîche. Ils ont envie de nous transformer en Liebig, paraît-il. Drôle d’idée qui pourra leur coûter cher.

– Alors, c’est avec leurs escopettes au canon en forme de cornet acoustique qu’ils prétendent nous éborgner ! M’sieu Boileau, je ne suis qu’un fichu maladroit ; ça c’est pas pour dire, mais je l’ai prouvé à l’abattoir.

« Eh ben arrangez-moi un de ces revolvers… vous savez bien… vissez-moi la petite machine en triangle qui forme une crosse. Je vais me développer tout seul en tirailleur…

« Ça va être d’un drôle !…

– Entendu. Visez attentivement, et ménagez les munitions, car la soute aux poudres est terriblement basse.

Boileau, pendant ce temps, avait transformé en carabines ses deux revolvers nickelés du système Smith et Wesson.

Il en tendit un à Friquet, avec des cartouches.

Une seconde bordée éclata au large, couvrant le tapage produit par les gamelotes. Elle fut non moins inoffensive que la première. Les ennemis, invisibles encore, tiraient par-dessus le rideau de flammes. Leurs coups mal assurés partaient d’un demi-cercle, et les projectiles, qui semblaient dirigés sur le point où se tenaient les Français, s’éparpillaient dans des directions tellement en dehors de la ligne, que le plus « mazette » des tireurs en eût rougi.

Boileau et Friquet, allongés sur le sol, le coude gauche fiché en terre, le droit horizontal, l’arme assujettie sur la paume entr’ouverte, comme sur un affût, attendaient en s’amusant comme des bienheureux.

Ils riaient. Que voulez-vous ? À chacun sa manière. Des Peaux-Rouges eussent poussé une charge, des Anglais eussent pris des notes, des Américains eussent pensé au cours des cuirs ou des cotons…

Nos deux Parisiens s’en donnaient comme des collégiens en vacances. Ces détonations poussives, semblables au couac d’un tuyau d’orgue asthmatique, étaient si burlesques !

Deux cavaliers apparurent bientôt, se détachant comme deux statues équestres au milieu des lueurs rougeâtres projetées par les charbons épars sur le sol.

Les chevaux renâclèrent et refusèrent d’avancer sur ce champ incandescent. Quelques coups d’éperon mirent bientôt fin à ces velléités de révolte.

– À vous l’homme de gauche. À moi celui de droite, dit Boileau à voix basse… Feu !

– Envoyez !… fit le gamin, se servant du terme usité en marine.

– Pif !… pif !… Les deux carabines-revolvers se firent entendre.

Un cheval broncha, culbuta, se releva à moitié, retomba, et resta finalement étendu à terre. Friquet venait de faire un coup de maître. Ce cheval était noir…

L’homme que venait de viser Boileau vidait en même temps les arçons. Sa monture, au pelage d’un blanc de neige, hennit plaintivement, se cabra, et partit comme une flèche.

– La blanche et la noire, cria la voix aiguë du gamin… à qui le tour ?… qui est-ce qui en veut ? À tous les coups l’on gagne.

Mais les bénéfices de la partie étaient d’une part trop aléatoires, et de l’autre trop certains, pour que les partenaires mystérieux continuassent longtemps. C’est ce qui arriva.

Une trêve succéda bientôt à l’attaque.

Boileau songeait. Friquet, ravi d’avoir fait mouche, ne demandait que plaies et bosses.

– Patience, matelot, patience ! Vous aurez au lever du soleil l’occasion d’utiliser vos talents.

« Ce sont les gauchos, j’en suis certain. Ne chantons pas trop tôt victoire. Je vous l’avais bien dit, hein !… Rancuniers comme ils le sont, furieux de la leçon que nous leur avons donnée, ils ont pris notre piste, se sont collés comme des limiers à notre trace… et… les voici.

– Parfaitement… que les voici. Eh bien ! nous les recevrons demain comme tantôt.

– À qui le dites-vous ? C’est bien mon intention.

« Mais la bataille sera rude. Il faudra nécessairement franchir la rivière. Opération militaire de premier ordre ; surtout quand le corps expéditionnaire se compose de deux hommes et dix chevaux.

– Ça, je ne dis pas non. Mais vous passerez le premier, vous, m’sieu Boileau. Moi, j’appuierai le gros de l’armée. Je me mettrai en réserve et je lutterai jusqu’à la dernière cartouche.

– Friquet, vous êtes né stratégiste.

– Je ne m’en étais jamais douté ; mais puisque vous le pensez, c’est que ça doit être. Pétard ! je monte en grade. Quelle belle chose que le tour du monde !

« J’ai débuté dans les honneurs par le grade de soutier, puis je suis passé chauffeur ; je suis ensuite devenu matelot, puis cavalier, puis un peu général ; maintenant, me voilà corps d’armée !…

« Ah ! malheur ! si m’sieu André et le docteur étaient là, c’est eux, qu’en feraient chacun un solide corps d’armée.

– Oh ! oui répondit Boileau d’un air convaincu, et sans l’ombre d’un doute.

« Écoutez-moi, deux mots encore. Je connais nos ennemis. Ils ne nous attaqueront plus avant le jour. Mais à la première heure, nous les aurons sur le dos. Je vais resserrer les entraves de nos chevaux. Les braves bêtes n’ont pas bronché ; mais il ne faut rien négliger.

« Cela fait, vous dormirez une heure. Je veillerai. Puis, vous me relèverez pendant que je me reposerai à mon tour.

« Nous serons de cette façon frais comme l’œil, et dispos comme pour un bal.

– Ça va bien. Dans cinq minutes, je vous promets qu’en dépit des cancrelats je piquerai mon somme comme dans la batterie d’un cuirassé.

La nuit se passa effectivement sans encombre. Mais, ainsi que l’avait prévu Boileau, l’attaque recommença au moment où les premiers rayons du soleil ensanglantaient l’océan de verdure.

Elle fut circonspecte. L’ennemi avait appris que ceux qu’il poursuivait de sa vengeance aveugle étaient de terribles jouteurs.

Friquet, après avoir été deux fois de quart, dormait à poings fermés. Il s’éveilla en bâillant, et vit avec étonnement que son compagnon, après avoir sellé et bridé les chevaux de selle, avait encore réinstallé les bagages sur l’échine des bêtes de somme.

Ces dernières, attachées à la queue l’une de l’autre par une corde assez longue, devaient marcher en file indienne.

Boileau, son fusil en bandoulière, les poches bourrées de cartouches imperméables, la carabine-revolver à la main, examinait attentivement l’horizon.

Le gamin s’équipa en un clin d’œil. On apercevait dans le lointain les ponchos éclatants des gauchos qui voltigeaient dans l’air. Les vindicatifs habitants de la prairie étaient au nombre de douze. Ils avançaient rapidement en demi-cercle.

– Dites-moi, Friquet, vous nagez bien ?

– Comme un poisson.

– C’est parfait ! Vous allez prendre la tête de la colonne. Saisissez le premier cheval à la bride. Faites-le avancer dans la rivière. Guidez-le. S’il refuse d’avancer, piquez-le à la croupe avec votre couteau.

– Bon… mais… et vous.

– C’est moi qui forme l’arrière-garde. Je reste avec mon cheval jusqu’à ce que vous soyez arrivé à peu près au milieu.

« Si l’on nous serre de trop près, je démonterai bien une demi-douzaine de cavaliers. Les balles de l’ami Pertuiset sont de première qualité.

« Inutile de démolir les hommes. Un gaucho à pied n’est plus un combattant.

« C’est compris ?

– À merveille !

Boileau enfourcha son cheval, sur lequel il resta immobile comme un homme de bronze, l’arme à l’épaule.

Friquet descendit lentement dans l’eau peu profonde au bord, en tirant par la bride l’animal qui tenait la tête.

Les gauchos arrivaient alors ventre à terre.

Le pauvre gamin n’avait pas parcouru dix mètres qu’il poussa un terrible cri d’angoisse et de douleur.

Une épouvantable panique se mit soudain parmi les chevaux qui se mirent à ruer, à reculer, et à hennir avec cette intonation inoubliable, bien connue de ceux qui ont parcouru les champs de bataille.

Ce cri, semblable à un sanglot arraché du pavillon de cuivre d’un clairon, se termine par un râle métallique d’un effet poignant.

L’eau devint rouge. Il semblait que la troupe prît un bain de sang !

Boileau, mordu au cœur par l’angoisse ne sourcilla pas. Il ne tourna même pas la tête. Par trois fois son arme retentit. Par trois fois aussi sa balle infaillible renversa un de ces admirables mustangs à demi sauvages comme leurs maîtres, dont ils sont l’orgueil et la joie. Puis, enlevant sur place sa monture à laquelle il fit faire tête en queue, il s’élança d’un bond au milieu des flots qui s’éparpillèrent en pluie rougeâtre.

Le même cri qu’avait poussé son compagnon lui échappa presque aussitôt.

– Mille tonnerres ! rugit-il, nous allons être dévorés vifs, ce sont les caraïbes !…

Boileau n’était certes pas un poltron. On l’a vu à l’œuvre. Il avait toute sa vie ignoré la peur. Eh bien ! il l’a avoué depuis à l’auteur de ce véridique récit, il sentit une sueur glacée perler à la racine de ses cheveux.

Mourir percé d’une balle ou d’un coup de sabre, qu’importe ? quand on mène la vie d’aventures. On a fait préalablement le sacrifice de son existence ; et tout en faisant de son mieux pour reculer autant que possible cette terrible et dernière échéance, on l’envisage avec calme, quand le moment est venu d’y faire honneur.

Mais périr déchiré, dévoré, happé, dépecé, par une légion de petits êtres féroces qui, en dépit de leur taille, possèdent une vigueur et une voracité inouïe, c’est un supplice effroyable.

Sentir sa propre chair quitter peu à peu les os, sous les coups de dent de ces poissons cannibales, assister à sa propre agonie, se sentir devenir squelette en moins de dix minutes, c’est atroce !

La lutte est impossible d’ailleurs.

Qu’est-ce donc que le caraïbe ?

Prenez les deux mâchoires d’une paire de tenailles, en acier le mieux trempé, de ces tenailles employées pour couper les clous ; aiguisez-les bien ; enchâssez sur chacune d’elles une petite opale entourée d’un cercle de rubis ; Cela formera des yeux. Enveloppez les deux poignées dans une peau bleuâtre à la partie supérieure, marbrée inférieurement de larges taches orangées, glacez tout cela de quelques points rouges, donnez à cet appareil, avec l’existence, la forme d’un poisson de dix centimètres de longueur, vous aurez le caraïbe.

Ce sanguinaire habitant de certains fleuves de l’Amérique du Sud semble avoir été créé pour remplir une seule fonction : mordre.

Et il s’en acquitte, Dieu sait comme. Les muscles mettant en mouvement ses maxillaires sont d’une puissance incalculable. Par une merveilleuse entente des procédés de destruction, la nature les a pourvus de crochets pareils à ceux des serpents à sonnettes. Leurs dents triangulaires sont assez fortes pour entamer le cuivre, et même l’acier !

La vue du sang, ou simplement de tout objet rouge, éveille leur appétit destructeur, et comme ils vont habituellement en bande, ni homme ni bête ne peuvent entrer dans l’eau sans s’exposer à leurs implacables morsures.

Ils attaquent volontiers les chevaux et procèdent avec une si incroyable rapidité, qu’à moins de secours immédiats ils ont bientôt pénétré dans l’abdomen de l’animal qu’ils dévorent en un clin d’œil.

De là leur appellation de mondongueros, – mangeurs d’entrailles.

Sur certains points leur nombre est tel, que les riverains ont coutume de dire proverbialement qu’il y a plus de caraïbes que d’eau. Souvent forcés de traverser des rivières à la nage, ils les redoutent plus encore que les crocodiles.

La chute d’un morceau de viande en attire bientôt une troupe. En quelques secondes, il n’en reste plus rien. Cela les met en appétit, ils s’entre-dévorent jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un petit nombre.

Humboldt remarque dans ses voyages, que comme l’on n’ose pas se baigner dans les rivières où pullule ce poisson, on peut le considérer comme un des plus grands fléaux de ces climats, où la piqûre des moustiques et l’irritation de la peau rendent l’usage des bains si nécessaire.

Heureusement pour l’humanité que les caraïbes sont frappés d’une mortalité considérable à l’époque des grandes chaleurs.

On a alors la joie de les voir flotter par bancs énormes, le ventre en l’air, et bien morts. Mais leurs cadavres eux-mêmes jouissent du triste privilège d’être encore dangereux. Les berges sont jonchées d’os et de mâchoires acérées, véritables chausse-trappes animales qui rendent très dangereuse la marche sur les bords des lagunes.

Un mot encore pour terminer cette courte monographie.

Les Indiens Warraun ont été contraints, il y a des centaines d’années, par les Caraïbes, – des cannibales qui ont donné leur nom aux poissons, – de chercher un refuge au milieu des îles flottantes du grand delta de l’Orénoque. Ils habitent depuis cette époque des huttes élevées sur pilotis au-dessus de l’eau, sans avoir seulement un coin de sol pour enterrer leurs morts.

Comme ils ont un culte tout particulier pour la dépouille de leurs proches, ils ont adopté l’étrange coutume de conserver les os des morts accrochés aux toitures de leurs demeures lacustres.

Mais comme aussi on ne trouve pas parmi eux d’habiles anatomistes capables de détacher les chairs de sa charpente, ils exploitent la voracité des caraïbes, pour cette opération chirurgicale.

Ils attachent dans ce but une forte corde autour du cadavre, le plongent dans l’eau, et amarrent l’autre extrémité de la corde à l’un des pilotis de la maison. Au bout de quelques heures, le squelette est nettoyé. La peau, les muscles, les tendons, ont été enlevés par les dents des petits monstres.

Il ne reste plus alors aux parents en deuil qu’à détacher les uns des autres les os, qu’ils disposent avec beaucoup de soin et de régularité dans des paniers tressés « ad hoc » et que le bon goût d’habiles artisans a ornés de perles, de verroteries, de clinquants aux nuances multicolores.

Ils calculent la place qu’occupent ces reliques dans le panier transformé en urne funéraire, de manière que le crâne, solidement assujetti sur les bords supérieurs, en forme le couvercle.

De cette façon, la dépouille d’un être aimé n’est guère plus embarrassante qu’après l’incinération pratiquée par les Italiens et les Allemands dans l’appareil Siemens.

Tels étaient les êtres féroces au beau milieu desquels Friquet et Boileau, échappant aux gauchos, étaient tombés avec leurs montures.

La situation semblait désespérée. Non seulement chaque minute, mais chaque seconde valait un siècle d’intolérable souffrance.

Un indescriptible désordre se mit en un clin d’œil parmi les chevaux. Les pauvres bêtes, rongées et tenaillées vives, sortaient à moitié du cours d’eau. Leurs corps auxquels adhéraient les petits vampires étaient tordus par d’épouvantables convulsions.

Ils battaient désespérément l’air de leurs pieds de devant, et retombaient lourdement dans les flots.

– Tenez bon ! Friquet, cria Boileau, les dents serrées à éclater. Courage ! Remuez-vous ! Ferme !

– Mille tonnerres ! Ils me dévorent les jambes ! je ne peux plus… résister ! Je vais me trouver… mal… À moi !…

Terrassé par la douleur, il lâchait prise. Les bêtes affolées rompaient en même temps la corde qui les attachait les unes aux autres. La moitié au moins disparaissait ; le reste, se débandait et devenait le jouet du courant.

Les gauchos étaient arrivés sur le bord de la rivière, pendant que s’accomplissait ce drame qui ne dura pas une minute.

Ils répondirent par une bordée de rires et de quolibets aux cris d’angoisse poussés par les Européens.

Grâce à leur vieille expérience de tous les phénomènes de la pampa, ils connurent bientôt la cause de cette catastrophe dont le résultat n’était que trop facile à prévoir.

Ils n’avaient pas compté sur une vengeance aussi terrible et aussi facile. Aussi s’en donnaient-ils à cœur joie. Quel bonheur pour eux de voir ces deux hommes intrépides, dont le courage était si bien secondé par les excellentes armes qui avaient réduit au silence leurs inoffensifs tromblons, devenir la proie des monstres qui se rassasiaient de leur sang !

Boileau n’avait pas quitté sa monture, en dépit de ses ruades et de ses soubresauts. Heureusement pour le hardi cavalier, ses bottes avaient efficacement protégé ses jambes contre les dents des caraïbes. Une demi-douzaine à peine de ces hideuses bêtes s’étaient accrochées à ses cuisses, et s’il saignait abondamment, ses blessures, bien qu’horriblement douloureuses, étaient sans danger.

Sans se préoccuper des chevaux qui coulaient ou s’en allaient à la dérive, il dénoua en un tour de main son lasso, le fit tournoyer rapidement, puis le lança, avec la dextérité du plus habile coureur des prairies, à Friquet qui allait disparaître.

Celui-ci entendit siffler la solide lanière, plutôt qu’il ne la vit, et s’y accrocha avec la convulsive et inconsciente énergie d’un noyé.

Tous ces dramatiques événements avaient à peine, je le répète, duré une minute. Voici en deux mots quelle était la situation dans laquelle se trouvaient nos deux braves et sympathiques Parisiens.

Devant eux quatre cents mètres à franchir à la nage avant d’atteindre la rive opposée. Derrière, à cent mètres à peine, les gauchos qui s’opposaient à toute tentative de retour. De tous côtés, une légion de cannibales dont on peut apprécier maintenant la voracité. Puis le gamin presque évanoui, au bout du lasso de son compagnon, dont le cheval à demi dévoré s’enfonçait emprisonné entre les jambes de fer de son cavalier.

Quelques secondes encore… et c’en était fait du Tour du monde du gamin de Paris.

Le salut des deux hommes dépendait d’un miracle. Il s’accomplit brutalement et dans des circonstances absolument inouïes. Au moment où Boileau allait disparaître, il se sentit secoué de la plante des pieds à la racine des cheveux par une commotion violente qui n’eût pas manqué de le renverser s’il eût été à terre.

Cette commotion eut un résultat diamétralement opposé.

Le cheval agonisant, qui la ressentit en même temps que son maître, remonta à la surface de l’eau, comme s’il eût tout à coup repris de nouvelles forces.

Friquet lui-même, toujours accroché à son amarre, reprit instantanément connaissance, éternua vigoureusement et se mit à gigoter comme un épileptique.

Après cette première secousse, une seconde aussi violente, puis une troisième.

– Mais, pétard ! s’écria le gamin, par quels diables sont donc habitées les rivières, dans ce satané pays ?

« Aïe ! vlan ! vlan encore ! on se croirait dans la baraque de la femme-torpille… à la foire au pain d’épice !…

– Courage ! nous sommes sauvés !

– Tant mieux, mais ça me démolit !… oh ! là là !… oh ! là… là !…

– Ça vous démolit, mais ça tue les caraïbes…

– C’est vrai pourtant… Vive la joie !… Je saigne encore, ça cuit toujours, mais les vermines ne me mordent plus.

– Nagez ! nagez ferme !

– Oh ! mais, dites donc, m’sieu Boileau… voici plus d’un millier de caraïbes qui flottent sans mouvement et complètement assommés.

– Mais nagez donc, éternel bavard, ou il va nous en arriver autant !

Cependant, du fond du fleuve, émergeaient lentement tous les spécimens imaginables des habitants de l’eau : d’énormes loups-rayés, – bagrerayado, – aux flancs striés comme ceux du tigre ; des caribitos, des payaros, sortes de poissons volants ; des jacarés ou caïmans, immobiles comme des troncs d’arbres, des raies épineuses, au dard vénéneux ; des perros de agua ou chiens d’eau (myopotamus coypos), des nutrias, espèces de loutres à queue d’opossum, et par-dessus tout des myriades de caraïbes.

Le courant emportait lentement tous les animaux paraissant, grands et petits, avoir succombé sous les effets de la commotion qui avait dû avoir un peu plus loin son maximum d’intensité.

Nul doute en effet que si les deux fugitifs se fussent trouvé cent ou cent cinquante mètres plus haut, ils eussent infailliblement été foudroyés.

Les gauchos, les voyant débarrassés des caraïbes, et nager vigoureusement sur l’autre bord, se précipitèrent à leur tour dans les flots tourmentés.

Mal leur en prit. La fée du fleuve était probablement de fort méchante humeur ce jour-là, car les métis n’avaient pas parcouru cinquante mètres, que leur peloton se trouva bouleversé de fond en comble, comme s’ils avaient nagé dans du plomb fondu.

Dire les hurlements qu’ils poussèrent serait impossible non moins que superflu. Toutes ces syllabes gutturales dont abonde la langue espagnole, sortaient étranglées des lèvres blêmies par l’épouvante et la douleur. Ces incomparables cavaliers n’étaient plus maîtres de leurs montures. Bref, bêtes et gens semblaient dans une situation plus critique, s’il est possible, que celle dans laquelle ils avaient mis tout à l’heure les deux jeunes gens.

Ceux-ci nageaient toujours. Ils avaient pu prendre une avance considérable. Malheureusement leurs forces s’épuisaient. Ils ne voulaient pas abandonner leur armes et leurs munitions dont le poids commençait à les paralyser, quelque vigoureux qu’ils fussent.

Le pauvre Friquet soufflait comme un phoque.

– Nous ne pouvons pourtant pas lâcher nos carabines… Crédié… que c’est donc lourd ! Ah ! si je n’avais pas les jambes dépecées par ces damnées bêtes… je flotterais un peu mieux.

Boileau tirait toujours méthodiquement sa coupe, mais il était visiblement fatigué.

– Voyons, dit-il ; après tout, mieux vaut encore sacrifier une partie de nos munitions… plutôt que de compromettre nos existences.

Il dit et se déleste, non sans un cruel crève-cœur, d’un paquet de cartouches : manœuvre prudente et éminemment conservatrice que Friquet s’empressa d’imiter.

– Ah ! si nous pouvions au moins trouver un tronc d’arbre arraché… une botte de foin, un rien… cela nous aiderait à flotter.

Il allait jeter un second paquet. Une exclamation de joie lui échappait :

– Un radeau !… deux radeaux !… Une flottille de radeaux !

– Où donc voyez-vous des radeaux ! Moi, je ne vois qu’une demi-douzaine de chevaux raidis, qui dansent comme des bouchons sur le fleuve et qui doivent être morts depuis longtemps, les pauvres bêtes !

– Mais, triple niais, vous ne comprenez donc pas que ces chevaux, morts comme vous dites depuis longtemps, sont gonflés de gaz… que ces gaz les maintiennent à la surface de l’eau… qu’en nous accrochant à eux comme à des bouées de sauvetage, nous pouvons, en les poussant devant nous, franchir sans fatigue, et surtout en conservant nos armes, les cent mètres qui nous restent à parcourir.

– Pouah !… monter à califourchon sur des cadavres !

– Allons, ne faites pas le dégoûté. Voyez plutôt !

Et, sans s’attarder plus longtemps à de vaines discussions, Boileau qui se sentait couler, étreignit convulsivement le flotteur répugnant que le hasard lui faisait si bizarrement rencontrer.

Il poussa un profond soupir de satisfaction.

Friquet ne fit plus la petite bouche. Voyant son compagnon mettre si heureusement à profit les conséquences du principe dont Archimède découvrit, en prenant un bain, la cause essentielle, il s’accrocha bientôt à la sinistre épave.

Pour deux nageurs de leur force, atteindre la rive n’était plus qu’un jeu.

Les gauchos, heureux de leur côté d’en être quittes à si bon compte, avaient définitivement abandonné leurs projets de vengeance.

Les Parisiens prirent bientôt pied et laissèrent couler au fil de l’eau les appareils de flottaison dont un impérieux besoin avait nécessité l’emploi. Mais ils abordaient seuls. La superbe tropilla de Boileau était anéantie. Friquet n’était pas content. Depuis qu’il était devenu un cavalier passable, la chevauchée à travers la pampa avait pour lui d’indicibles attraits.

De cavalier il passait fantassin. Cette amère plaisanterie de la destinée l’agaçait prodigieusement. Après s’être consciencieusement secoué comme un caniche, il exhala sa mauvaise humeur en des termes qui amenèrent sur les lèvres de Boileau un rire que la situation rendait pour le moins intempestif.

Mais le boulevardier était un philosophe comme on n’en trouve qu’à Paris.

– Plus de chevaux… disait Friquet. Plus de hamac !… Plus de poncho !… Il va falloir trimer à pied, coucher à la belle étoile et se traîner comme des pioupious à travers les nopals, les gamelotes, les gynériums et autres herbages désagréables !

– C’est dur, mais que voulez-vous que j’y fasse ?

– Oh ! rien. Je sais bien que c’est bête de ma part de regretter tout notre confort ; mais, voyez-vous… on s’habitue si facilement à bien vivre… J’ai été toute ma vie si malheureux. Puis, ces pauvres bêtes, je les aimais tant !

– Encore une fois, qu’y puis-je ? Dans la vie d’aventures, il faut, mon bon ami, s’attendre à toutes les éventualités.

« Nous sommes, par ce fait, bien moins à plaindre qu’en sortant du saladero. Voyez, d’ailleurs comme les événements s’enchaînent bizarrement. Croyez-moi, ce qui vous désole si fort en ce moment, c’est-à-dire la perte de notre matériel, a été la cause de notre salut.

« Sans les caraïbes, les gauchos nous rattrapaient probablement, dans le cas douteux où nous eussions échappé à la dent de ces petits monstres.

« Être « lacés » par les brigands de la prairie est déplorable, mais être dévorés vifs, c’est atroce.

– J’crois bien. Je saigne partout. Les mauvaises bêtes ont dévoré ma culotte en même temps que la doublure.

– Puis, les gymnotes, nous ont débarrassés tout à la fois des caraïbes et des gauchos.

– Les… gibelottes…

– Vous mériteriez quinze jours d’arrêt, Friquet.

– Mais non. Je ne ris pas. C’est encore un mot de savant que vous venez de prononcer. Vous savez bien que j’ai été au collège chez un savetier, et que la science de mon professeur ne s’étendait pas au delà des usages du tire-pied et du fil poissé.

« Qu’est-ce que c’est donc que votre…

– Gymnote…

– Bon ! gymnote…

– C’est l’animal auquel vous devez ces commotions qui vous semblaient autant de coups de bâton. Une anguille… une simple anguille électrique.

– Comme un télégraphe.

– Mon Dieu, si vous voulez… Tiens, après tout, ce serait drôle de relier deux gymnotes par des fils enduits de gutta-percha, et de faire servir ces aimables poissons à la transmission de dépêches.

« J’y penserai. Mais parlons sérieusement. Le gymnote est, comme je viens de vous le dire, un poisson pourvu d’un appareil particulier, produisant le fluide électrique, absolument comme ces instruments de physique dont vous n’êtes pas sans avoir entendu parler.

– Oui, m’sieu Boileau. Bon Dieu, que c’est bizarre !

« Le fait est que j’ai ressenti une impression complètement analogue à celle que donnent les outils dont vous parlez. Cela n’est pas toujours agréable.

– Mais c’est souvent mortel. Vous venez d’en avoir la preuve, en voyant ces cadavres flotter tout à l’heure à la surface de l’eau.

– C’étaient les anguilles électriques qui avaient pu tuer ces animaux… même les caïmans ?

– Sans aucun doute. Les caraïbes, mis en goût par la chair de nos chevaux et aussi par la nôtre, se sont attaqués aux gymnotes.

« Ceux-ci se sont incontinent servis de leur arme naturelle. Vous avez vu quel terrible engin de destruction.

« Les premières décharges ont été foudroyantes. Heureusement que nous n’étions pas au point exact d’où elles partaient, sans quoi nous courions un danger réel.

« De plus, le régiment des torpilleurs ayant peu à peu épuisé ses minutions, c’est-à-dire que le fluide ne se reproduisant pas instantanément, les anguilles n’ont pu nous envoyer que des décharges douloureuses, mais non mortelles.

– Eh bien ! voyez-vous, m’sieu Boileau, si le bonheur de constater un phénomène aussi extraordinaire, et de lui devoir notre salut, ne répare pas notre désastre, je vous avouerai qu’il en atténue grandement l’amertume.

– À la bonne heure ! Faites comme moi, mon cher. Soyez philosophe ! Ah ! Sacrebleu !

– Quoi donc ?

– Ma provision de tabac !…

– Eh bien ?

– Elle est à vau-l’eau !… Pas une cigarette.

« Je ne m’en consolerai jamais !

– Les caraïbes vont s’en régaler.

– J’aimerais mieux avoir été dévoré vif ! Allons ! c’est le commencement de la misère. Friquet, mon fils, les beaux jours sont finis ; le pampero souffle, les nuages montent, le ciel devient noir. Nous allons avoir une tempête terrible. Tout va mal.

« J’aurais nargué le destin avec quelques paquets de cigarettes… La vie sera dure… sans tabac.

– Pas d’tabac, murmura Friquet qui pourtant ne fumait pas.

Share on Twitter Share on Facebook