CHAPITRE X

Conséquences d’un déraillement. – Pourquoi Friquet eut la plante des pieds coupée. – Dirigeable et plus lourd que l’air. – Une muraille de six mille mètres de hauteur. – Utilité de la mort d’un bœuf. – Ce qu’on peut faire de deux oiseaux ayant chacun six mètres d’envergure. – Aux grands maux les grands remèdes. – Déplorables débuts dans la carrière aéronautique. – Un inventeur sérieux. – Gladiateur et Fille-de-l’Air. – La Cordillère à vol d’oiseau. – Tiens !… une ville !… – Stupéfaction et enthousiasme. – La Tortue et les Deux Canards. – Santiago !… – Valparaiso !… – Les Bandits de la mer. – Encore le VAISSEAU DE PROIE.

Le lecteur qui a bien voulu accompagner le gamin de Paris Friquet dans ses pérégrinations à travers deux parties du monde, sans compter celles à travers l’océan Atlantique, espère peut-être que notre héros, après tant de vicissitudes et de péripéties, va pouvoir se reposer un moment, ou plutôt faire un bout de Tour du monde sans trop d’encombres.

C’est une erreur. Il a pu sortir sain et sauf de la terrible échauffourée de Santa-Fé, en compagnie de Boileau, et cela grâce à l’intervention du Bourguignon Flageollet. C’est parfait, mais c’était trop beau. L’inéluctable déveine n’avait pas dit son dernier mot.

Les deux fugitifs avaient atteint le ferrocarril (chemin de fer) conduisant à Rosario. Ils avaient renvoyé à les chevaux conduits par deux peones.

Afin de gagner au plus vite Santiago, but où tendaient tous les efforts de Friquet, ils avaient pris le train conduisant de Rosario à Santa-Maria. Ils étaient ensuite partis pour San-Luis, sur la voie en construction, en obtenant, à prix d’or, la faveur de monter sur des wagons servant à transporter le matériel.

Tout allait admirablement jusqu’alors, quand, un beau matin, une troupe d’Indiens se mit en tête de s’opposer au passage de cette machine bizarre qui soufflait du feu et de la fumée et s’avançait à travers la pampa comme un épouvantail de cuivre et de fer.

Les ouvriers se défendirent vaillamment, on échangea force coups de fusil, on se battit avec un acharnement sans égal, et l’affaire allait probablement se terminer à l’avantage des pionniers de la civilisation, quand les assaillants, en gens bien avisés, s’imaginèrent d’enlever quelques rails.

C’était élémentaire. Malheureusement, le mécanicien ne s’aperçut pas en temps et lieu de cette dangereuse soustraction, la machine dérailla, s’enfonça dans le sol jusqu’au cendrier et resta immobile, comme un colosse de métal, frappé d’une soudaine paralysie.

Le choc fut tellement rude, que les travailleurs roulèrent pêle-mêle violemment contusionnés, et que la plupart d’entre eux restèrent évanouis sur le coup.

Le pauvre Friquet était au nombre des éclopés, ainsi que Boileau qu’un éclat de bois avait frappé à la tempe.

La pâmoison de ce dernier dura quelques minutes. Il revenait lentement à lui, quand il aperçut Friquet évanoui, couché comme un sac de coton sur le devant de la selle d’un Indien, dont le cheval pie filait ventre à terre.

Une demi-douzaine des ouvriers de la ligne, également prisonniers des Peaux-Rouges, se trouvaient dans une situation analogue.

Les malheureux, emportés par leurs ravisseurs à travers la pampa argentine, allaient subir bientôt la dure captivité que ces hommes primitifs, mais sans préjugés, imposent volontiers aux blancs.

Ils avaient atteint leur but en somme. La locomotive était pour longtemps hors d’usage, et ils entraînaient, comme trophée de leur victoire, les hommes aux armes terribles, devenus maintenant aussi inoffensifs que des enfants.

Quel crève-cœur pour Boileau, impuissant, aux trois quarts inanimé, de ne pouvoir s’opposer au rapt audacieux du brave et affectueux compagnon qu’il aimait comme un frère, et pour lequel il appréhendait sinon un danger mortel, du moins un irréparable contretemps.

Il savait que si les Indiens de l’Amérique du Sud, infiniment moins féroces que leur congénères du Nord, ne mettent pas à mort leurs prisonniers, ils les emploient aux plus durs travaux, les surveillent étroitement, et usent d’une infinité d’artifices diaboliques pour empêcher toute évasion. Le moyen qui leur est le plus familier, consiste à faire sous la plante des pieds des captifs une incision en croix qui comprend toute la longueur et toute la largeur de l’organe.

Cette incision n’intéresse que le derme et s’arrête juste à la couche musculaire. Elle est assez peu douloureuse, en somme, et permet un exercice modéré. Mais que celui qui a subi cette opération veuille courir ou simplement marcher longtemps, les plaies s’enflamment, les pieds gonflent, le sang coule, la suppuration arrive rapidement. Le malheureux ne peut plus avancer ; il est bientôt rattrapé par ses maîtres, qui ne lui ménagent pas les coups de fouet.

Telle fut la mutilation à laquelle fut soumis Friquet dès la première halte. Les étapes se firent à cheval, mais, pour enlever au gamin toute velléité de fuite, on l’attacha sur la selle, et, pour comble de précaution, un guerrier à figure rébarbative fut constitué son garde du corps, et ne le quitta pas pendant les six jours que dura le voyage.

C’est dans cet équipage que notre ami traversa cette partie de la république Argentine s’étendant entre San-Luis et le territoire longeant la Cordillère, non loin de Mendoza.

Il ne se désolait pourtant pas outre mesure, sachant que cette marche en avant l’avait rapproché de Santiago. Il comptait de plus sur l’ingéniosité de Boileau, qu’il savait libre, et qui ne manquerait pas de venir à sa recherche.

Soutenu par cette pensée encourageante, et jusqu’à un certain point consolante, il arriva au pays de ses nouveaux patrons.

Le pauvre garçon comptait sans ses hôtes, ainsi qu’on le verra par la suite.

Sa captivité durait depuis deux mois. Deux éternels mois, plus longs que deux années sans pain.

Non pas que les Indiens fussent cruels pour lui, non pas qu’il manquât de l’indispensable, même du superflu. Mais le petit Parisien était dévoré d’une inextinguible soif de liberté.

Les guerriers partaient à cheval pour une expédition plus ou moins lointaine. Ils enfourchaient leurs mustangs, dont une peau de tigre, servant de selle, couvrait l’échine ; et le pauvre Friquet, qui avaient pris goût aux exercices de l’équitation, rageait comme un simple cavalier à pied en voyant ces centaures de la pampa caracoler à travers les hautes herbes, et disparaître en exécutant une indescriptible fantasia.

Friquet, pendant ce temps, pilait le riz et le millet, destinés à fabriquer le pain ou plutôt les galettes réservées à la subsistance des sauvages colons à l’épiderme café au lait.

Un spleen formidable gonflait sa rate et donnait à son foie d’alarmantes dimensions. C’est en vain qu’il avait, en quelques jours, totalement révolutionné la tribu. C’est en vain qu’il avait initié les virtuoses aux gaies ritournelles de la mère Angot, aux anacréontiques fantaisies de la Belle Hélène, ou aux insenséismes de Chilpéric ; c’est en vain aussi qu’il avait enseigné aux cordons bleus du cru les formules du bœuf en daube, des tripes à la mode de Caen ou de la langue de veau sauce piquante ; c’est en vain, enfin, qu’il avait montré aux élégantes de la pampa qu’il existe à Paris des tailleurs pour dames, et qu’on peut avec des aiguilles en os assembler des tissus, draper des étoffes, broder des chiffons, qui, collés à des torses de Vénus sud-américaines, peuvent encore faire honnête figure, bien qu’il soit susceptibles de faire hurler les dessinateurs des gazettes de modes.

Friquet en avait assez. La plaie qui reproduisait à la plante de chacun de ses pieds le signe de la rédemption ne pouvait pas guérir, et pour cause. Chaque matin, un vieux drôle, qui s’intitulait le médecin de la tribu, – docteur Lamperrière, où êtes-vous ? – se levait avant l’aube et enduisait les solutions de continuité d’une pommade irritante qui entretenait la suppuration et empêchait le gamin de s’enfuir vers les régions éclairées par le soleil de la liberté.

Le pauvre Friquet en était arrivé à croire qu’il n’y avait pas, dans les deux hémisphères, de matelot aussi malheureux que lui.

Docteur Lamperrière, bon ami, excellent père d’adoption, au secours ! André ! grand frère sérieux, à l’âme aimante ; Boileau ! poigne de fer, cœur d’or, que devenez-vous ? Majesté ! pauvre enfant abandonné, qui as si grand besoin d’aide et d’affection, quand te reverra-t-on ?

Ah ! si vous étiez là tous les quatre ! si vous saviez dans quel état trois ou quatre douzaines de sauvages ont réduit votre cher gamin ! Si vous pouviez un beau matin tomber au milieu de la horde, et dire à tous ces va-nu-pieds, votre façon d’être, ponctuée de quelques bons horions !

Mais, non ! Friquet est prisonnier. Il ne peut parler ni du pont des Arts ni du Palais-Royal. On ignore ici ce que c’est qu’un bateau à vapeur. On ne sait même pas « épisser une écoute ». Le gaz hydrogène, le macadam, et les canons rayés, sont absolument inconnus.

Aussi, l’ennui morne, compliqué d’impuissance, tenaille le gamin et lui communique la fièvre d’évasion.

L’idée troue la difficulté, comme l’eau la pierre la plus dure. L’esprit du gamin, toujours en éveil, finit par trouver un moyen.

Ce moyen était insensé, irréalisable, dangereux, mortel peut-être. Tant pis. Il fallait en finir.

L’occasion vint. Elle n’avait qu’un cheveu. Friquet la saisit par là, et tint bon. Il eut raison. On verra pourquoi.

En dépit de la douleur que lui causaient les plaies de ses pieds, il exécuta une gigue échevelée, un jour qu’il vit un condor enlever un mouton.

– Tra !… la !… la !… la !… Tra !… la !… la !… la !… Grand branle-bas !… Tra !… la !… la !… la !… Vivent toutes les républiques !

« Ça y est !… Moi aussi, j’ai trouvé. Enfoncé m’sieu Nadar et le géant !… Oui !… ça y est !… oui !… j’ai trouvé !…

« Dirigeable !… et plus lourd que l’air.

« Je suis aéronaute. »

Friquet était-il fou ?…

Deux jours se passèrent. Un bœuf était mort. Quel rapport y avait-il entre le trépas de ce magnifique ruminant, la captivité de Friquet et l’art aéronautique ? C’est ce que le lecteur impatient, et à juste titre, apprendra dans quelques moments.

Le gamin dépouilla le bœuf avec une dextérité qu’eût enviée un saladériste. Comme il dormait sur la dure, et sans la moindre couverture, il manifesta le désir de posséder la peau pour meubler sa chambre à coucher. Nul ne fit d’opposition.

– Très bien. Vous êtes tous bons comme chacun un père, dit-il, mais bêtes comme plusieurs douzaines de pots.

Il jouissait d’une certaine liberté relative, dont il ne pouvait, hélas ! abuser, et pour cause. Il lui était impossible de marcher longtemps. Quand il avait, selon son expression, « tricoté des jambes » pendant plus d’une heure, ses plaies s’envenimaient, ses pieds gonflaient, force lui était de s’arrêter.

Le clan d’Indiens campait, ainsi que nous l’avons dit, au pied de la Cordillère des Andes. Friquet savait que, de l’autre côté, se trouvait le Chili. Le Chili ! Santiago !… Santiago où devaient être le docteur et André.

Mais, allez donc franchir une muraille de 6.000 mètres de hauteur, avec des pieds dépecés, sur lesquels il était impossible de faire plus de deux kilomètres en boitant atrocement !

Avec des moyens ordinaires peut-être.

Mais six mille mètres, qu’est-ce que cela quand on a une idée et une peau de bœuf fraîchement écorchée ?

Friquet put faire comprendre à ses concitoyens d’adoption… forcée, qu’il désirait, par respect pour leurs organes d’olfaction, faire sécher son futur sommier sur la montagne.

Mâles et femelles manifestèrent, par des grimaces de macaque, le contentement que leur causait cette attention délicate.

Le gamin, la peau sur le dos, s’achemina vers les contreforts escarpés qui s’arc-boutaient le long de la chaîne des Andes proprement dite.

La montée fut longue et pénible. Il pliait sous sa charge, s’arrêtait de dix en dix mètres, s’épongeait la face, et repartait en chantant la charge :

Paroles banales, idiotes même. Mais quelle musique enragée !

Y a la goutte à boire,

là-haut…

Y a la goutte… y a la goutte,

à boire…

Ainsi de suite indéfiniment. Il franchit de la sorte un escarpement élevé de près de mille mètres, puis s’arrêta sur une plate-forme de cent pieds carrés, dont un des côtés était taillé à pic et formait une muraille descendant jusqu’au sol de la pampa. Il n’y avait d’autres « gouttes » que celles de sa sueur, mais il était arrivé.

– Je serai très bien ici. Un affût superbe, la peau est rouge comme un bifteck saignant. Les oiseaux vont tomber là-dessus comme la misère sur le pauvre monde…

« Enlevez !… Crédié que les pieds me font donc mal !

Le sang filtrait en effet à travers la tresse de paille dont il avait enveloppé les incisions pratiquées par les Indiens à la face externe de chacun de ses organes de locomotion.

Il avait fallu au gamin une incroyable énergie pour arriver jusque-là.

– Ah !… Et, maintenant, installons notre piège. On dit que pour faire un civet il faut un lièvre. Je prétends, moi, n’en déplaise à monsieur Dupuy de Lôme, que pour faire un aérostat dirigeable il faut un condor… deux condors, même.

« Je les aurai. »

Il dit, et déroula une longue et solide lanière de cuir qui n’était autre qu’un lasso entourant ses reins. Il enfonça dans le sol durci un pieu dont il s’était muni à l’avance, attacha solidement à ce pieu une des deux extrémités du lasso, et fit un nœud coulant à l’autre.

Il prit ensuite sa peau de bœuf, la déplia, pratiqua au centre une ouverture de trente-cinq à quarante centimètres de longueur, étala la dépouille du ruminant sur le sol, le côté rouge exposé à l’air, se glissa dessous, et attendit, l’œil collé à l’étroite solution de continuité.

Les condors, attirés par l’aspect de cette tache rouge, arrivaient de tous les points de l’horizon, et planaient à perte de vue à une hauteur incommensurable.

Les géants de l’air, qui semblaient à peine gros comme des hirondelles, traçaient des cercles dont la rectitude eût fait l’admiration d’un géomètre, se laissaient glisser avec des poses indolentes de baigneurs se vautrant sur les vagues, puis remontaient au grand chagrin du gamin qui trouvait que « ça ne mordait pas assez vite ».

Leur manège recommençait bientôt avec des alternatives d’éloignement et de rapprochement, indiquant que bientôt la gourmandise l’emporterait sur la prudence.

Ce point rouge, qui leur semblait un monceau de victuailles, les fascinait.

Friquet, étouffant sous la peau, ne perdait pas un seul de leurs mouvements.

– Aïe donc, tas de clampions, descendez donc ! Je ne vous veux pas de mal, au contraire… si vous saviez comme il est drôle ce bout de Tour du monde que nous allons faire ensemble.

« Silence… ça va mordre. »

Enhardis par l’immobilité de l’appât, les condors descendaient à tire-d’aile. Toute hésitation avait cessé. C’était maintenant comme un steeple-chase aérien. Tous voulaient arriver bon premier. Tous voulaient au plus vite incruster leurs ongles dans cette chair saignante, et s’arc-bouter de toute la force de leurs serres pour arracher avec leur bec les plus gros morceaux.

Ils planaient à cinq cents mètres environ. L’un d’eux se laissa tomber, ainsi qu’un aérolithe. C’est à peine si ses ailes, presque entièrement retournées comme un parapluie tordu par la bourrasque, arrêtèrent sa chute.

Il était monstrueux, et mesurait au moins six mètres d’envergure.

Le gamin ne perdit pas une seconde. Empoigner par la patte le colossal volatile, en allongeant sa main droite par l’ouverture pratiquée à la peau ; passer autour de cette patte le nœud coulant de son lasso, et serrer vigoureusement, fut pour lui l’affaire d’un moment.

Le condor était prisonnier.

– Pincé, mon canard, s’écria Friquet radieux… Et d’un. Tout à l’heure mon attelage sera complet, j’espère.

Tout en monologuant, le gamin ne restait pas inactif. Le condor se débattait désespérément pendant que ses compagnons regagnaient, effarés, ces hauteurs prodigieuses, où le vertige règne en souverain maître.

Friquet, debout, sous la peau qui lui formait une sorte de poncho, se cramponnait au lasso, comme à la corde de l’ancre d’un ballon près d’atterrir.

– Que je suis bête de m’échiner ainsi. Et mon pieu ! J’oubliais le pieu. L’oiseau ne l’arrachera pas… Il va rester planté au bout de sa ficelle comme un hanneton amarré à un fil… Quand il en aura assez, je verrai.

Après ce raisonnement judicieux, Friquet fila son amarre, laissant le condor remonter d’une dizaine de mètres. Puis, il attendit patiemment que la fatigue vînt.

– Quand t’auras fini de faire ton ballon captif, faudra le dire.

Ce ne fut pas long, l’oiseau, bientôt brisé, courbaturé, terrassé par les efforts terribles tentés en vain pour s’arracher à l’étreinte, tomba lourdement sur le sol.

En dépit de ses coups d’aile, et de ses coups de griffe, le gamin l’empoigna, le ficela fort proprement, le mit, suivant son expression, aux fers, et l’emporta à la fosse aux lions, c’est-à-dire dans une caverne peu profonde, creusée dans le flanc de la montagne.

– S’agit maintenant de crocher un compagnon. Ce sera peut-être difficile. Ils paraissent un peu effarouchés. Mais, bah ! on prétend que ces oiseaux sont si bêtes.

Il replaça ses engins dans l’ordre préétabli, reprit sa place sous la peau, et attendit, plein d’espoir.

Décidément, tout allait pour le mieux, et la stupidité des condors dépassait les extrêmes limites de l’invraisemblable. Un quart d’heure ne s’était pas écoulé, que la moitié de la troupe s’abattait avec un grand fracas d’ailes sur la plate-forme et se précipitait sur la peau que Friquet eut grand-peine à soustraire à sa voracité.

Un seul resta prisonnier, c’était assez : sa capture ne fut ni plus longue ni plus difficile que celle de son congénère qu’il alla rejoindre dans la caverne.

– Sur ce, mes chérubins, dit, à ceux qui étaient libres, Friquet en forme d’adieu, allez-vous-en de l’autre côté de la Cordillère voir si j’y suis.

« Je ne tarderai pas à vous y rejoindre. »

Notre ami descendit assez allègrement retrouver les Indiens qui lui firent piler sa dose quotidienne de riz, de maïs et de millet.

Il leur expliqua que son sommier élastique séchait là-haut, fut muet comme une tanche sur les événements de la journée, mangea comme quatre et s’endormit comme un bienheureux.

Le lendemain devait être un grand jour. Friquet s’éveilla et se mit à siffler les notes joyeuses du branle-bas, ce qui indiquait chez lui une réelle jubilation.

Il tailla dans la culotte du défunt bœuf deux solides morceaux pouvant peser chacun trois livres, les attacha l’un à l’autre par une ficelle d’aloès et de phormium, qu’il passa sur son épaule.

Puis il s’en alla couper trois longues tiges de bambou, minces et solides, pouvant avoir l’une sept mètres de long, les autres trois mètres environ.

Il reprit le chemin de la montagne après avoir répondu aux Indiens lui demandant par signes ce qu’il comptait faire de ces trois gaules :

– C’est pour pêcher à la ligne !

« Maintenant, mes bons amis, tas de chenapans, au plaisir de ne pas vous revoir… Je vais jouer la fille de l’air, en douceur, mais lestement. »

Il arriva rapidement à sa plate-forme, pénétra dans la caverne, constata que les deux oiseaux n’avaient pas bougé, et pour cause, et retira la peau du bœuf, qu’il avait bien empaquetée pour lui conserver toute sa flexibilité.

– À présent, matelot, à l’œuvre, et ne traînons pas ! La journée sera rude.

Il tira son couteau et se mit incontinent à découper le cuir en lanières de longueur et de largeur différentes.

Il commença par fabriquer, pour chacun des condors, une sorte de harnais d’une solidité à toute épreuve, parfaitement ajusté, sans que pour cela leurs mouvements fussent gênés par l’entrecroisement des courroies.

Il tailla ensuite une sorte de poche profonde, pourvue à droite et à gauche d’une espèce de petit appareil également en cuir, analogue à celui que les lanciers portent à leur étrier, et dans lequel ils emboîtent la hampe de leur lance.

Cela fait, il attacha solidement cette poche au milieu de la plus longue des tiges de bambou, celle dont les dimensions, avons-nous dit, atteignaient sept mètres, et qui, malgré sa légèreté, était susceptible de supporter le poids de deux hommes.

– Allons, ça va… ça va très bien. Je vais atteler, les dadas, puis… au petit bonheur, mieux vaut se casser le cou que de rester pendant l’éternité chez ces crétins qui me transforment en moulin à bras.

Il s’en alla chercher dans sa grotte le dada numéro 1, et, pliant presque sous son poids, le déposa à l’une des extrémités de la perche.

L’oiseau, encore tout engourdi par les entraves, et passablement abruti par claustration, se laissa « atteler » sans protestation.

De même pour le second, qui montra la même passivité.

Pour bien suivre la manœuvre que le gamin va exécuter tout à l’heure, manœuvre terrible qui demande une audace et une énergie incroyables, il faut bien comprendre les dispositions de son appareil : une perche, au milieu, une poche, une nacelle plutôt ; et enfin chaque extrémité de la perche solidement fixée au harnachement, des oiseaux, qu’elle maintient éloignés, comme le joug qui relie deux bœufs, sans pour cela les gêner, dans leur vol, vu ses dimensions.

Il s’agit maintenant, pour Friquet, de monter dans la nacelle, de s’enlever avec les oiseaux, et de les faire non seulement naviguer de conserve, mais encore de les diriger, de les faire monter ou descendre.

Voici ce qu’il imagina. Spéculant, avec juste raison, sur la faim et la voracité des grands rapaces, il attacha, au bout de chacune des deux petites gaules de bambou, un des morceaux de chair, enlevés à la culotte du bœuf, mit l’extrémité inférieure dans le petit appareil des lanciers, traîna son aérostat jusqu’au bord extrême de la plateforme taillée à pic comme une falaise, trancha en un clin d’œil les entraves des deux condors, grimpa dans la nacelle, saisit de chaque main une des gaules, et présenta simultanément, à droite et à gauche, les appâts aux deux affamés !

Puis, il attendit anxieux.

Ceux-ci sortaient lentement de leur état léthargique. Ils agitèrent faiblement les ailes ; la vue de la chair aux tons violâtres les excita. Ils allongeaient le cou, mais ne semblaient aucunement décidés à prendre leur vol ; cela dura près d’un quart d’heure.

– Tas de clampions, murmura le gamin dépité, en v’là, qui ne prennent pas le mors aux dents.

« Mais, voyons, pétard de pétard ! s’agit pas de moisir ici. Allons, aux grands maux les grands remèdes.

« Une !… Deux !… Trois !…

« Envoyez !… »

Il dit et se cramponnant des jambes à la perche portent la nacelle, pendant que des deux mains il étreignait les bâtons portant l’appât, il précipita d’un violent effort l’appareil tout entier dans l’abîme !

Les débuts du petit Parisien dans la carrière aéronautique furent déplorables. L’appareil « dirigeable et plus lourd que l’air » obéit aussitôt aux lois de la pesanteur, comme un simple lingot de plomb précipité non seulement dans l’air libre, mais encore dans le vide.

Tout cela se mit, à dégringoler pêle-mêle, en tourbillonnant, avec des allures de cerf-volant affolé, des battements d’aile présageant une catastrophe imminente.

Un aéronaute de profession n’eût pas fait pis. J’entends, par aéronaute de profession, un de ces théoriciens farcis de formules, bourrés d’idées préconçues, qui noircissent des hectares de papier, fabriquent des engins absurdes, prétendent écraser de leur suffisance aussi vaine qu’odieuse les modestes chercheurs, auxquels ils font volontiers casser la figure, quand ils les admettent à l’honneur d’essayer leurs systèmes.

Une digression, si vous le voulez bien, pendant que notre ami dégringole ; cette digression sera brève, bien qu’un peu plus longue que sa chute.

J’ai vu, de mes propres yeux vu, à la dernière Exposition des arts appliqués à l’Industrie, un aérostat de petites dimensions, créé de toutes pièces par un de ces inventeurs de génie comme notre civilisation contemporaine sait parfois en faire éclore.

C’est un modeste artisan, fils de ses œuvres : un mécanicien. Il se nomme Debayeux. C’est un de ces Parisiens grêles, énergiques, blonds, à l’œil d’acier, sobres, infatigables, de la race des mangeurs de fer.

Debayeux, ouvrier mécanicien, a étudié la mécanique théorique. Il a fait des mathématiques, tout seul, puis de la chimie, de la physique. Il a pris sur ses nuits, alors que brisé par le labeur du jour qui donne le pain, son corps courbaturé avait besoin de sommeil.

Il est devenu quelqu’un. Une intelligence. C’est un homme. Un vrai. Je ne puis indiquer ici ce qu’il a inventé. La simple nomenclature fournirait un volume.

Si Debayeux était Américain, son nom serait écrit en lettres d’or à côté de celui d’Edison au Panthéon des arts et de l’industrie.

Il a trouvé, je ne dirai pas la solution, mais une des solutions de la direction des aérostats, je ne suis pas un naïf. Les sciences ne me sont pas étrangères. J’ai vu. Je suis convaincu. Mille personnes ont vu comme moi.

Je me retrancherai derrière l’incontestable autorité d’un homme dont nul ne suspectera la compétence en mécanique. Je veux parler de l’honorable député de la Loire-Inférieure, M. Laisant, ancien élève de l’École polytechnique, ancien officier du génie, docteur ès sciences, une des gloires de notre parlement républicain, dont j’ai eu l’honneur d’être longtemps le collaborateur, et dont je suis toujours l’ami.

Nous avons vu évoluer en tous sens Laisant et moi, l’aérostat Debayeux, mis en mouvement par un système d’hélices fort ingénieux, et surtout extrêmement simple. Une petite machine à vapeur, dont les dimensions étaient calculées avec la force ascensionnelle du ballon, faisait mouvoir ces hélices, et la petite merveille de l’inventeur parisien était à ce point parfaite, telle était la précision de ses évolutions, que tous les spectateurs éclatèrent en bravos.

Pourquoi la presse parisienne a-t-elle fait le silence autour de cette série d’expériences publiques dont la durée a été de deux mois !

Que les messieurs à formule répondent !…

Dans tous les cas l’énergique poignée de main du député Laisant a bien vengé l’inventeur Debayeux des dédains de ses détracteurs.

… Friquet ne commandait pas à ses oiseaux comme l’aéronaute parisien à ses hélices.

– Je vais me briser les os, murmura-t-il en fermant les yeux. Ma foi tant pis !

« Tiens ! je ne descends plus. Ah !…

Comme, après tout, les habitants de l’air, petits et grands, n’ont pas été créés exclusivement pour tomber ; comme la chute est dans leur existence un fait absolument anormal ; comme enfin, ils réagissent inconsciemment contre les lois de la pesanteur, qui les sollicitent de haut en bas, les condors étalèrent leurs ailes immenses, qui formaient parachute.

Puis, bien que tiraillés par le joug formé par la perche de bambou, bien qu’alourdis aussi par le poids du corps du gamin, ils essayèrent de se relever.

Telle est la vigueur incroyable de ces grands rapaces, qu’ils y parvinrent presque aussitôt. Puis, ils avaient faim. La vue des deux morceaux de viande que Friquet leur mettait devant les yeux excita en eux d’ardentes convoitises.

Ce paquet de chair constituait un déjeuner succulent, placé à vingt centimètres à peine de leur bec crochu. Encore un effort, ils allaient l’atteindre, croyaient-ils ; vaines tentatives ! Ils allongeaient la tête, tendaient le cou, battaient des ailes, s’emballaient après cette proie qui, à leur profond étonnement, se trouvait toujours à égale distance.

Ne comprenant pas le motif pour lequel ils ne pouvaient la happer, ils redoublaient d’efforts, et poursuivaient de plus belle, nouveaux Tantale, cette proie toujours fugitive.

La montée s’opérait avec une rapidité vertigineuse !

Friquet commençait à s’amuser comme tout un clan de demi-dieux.

– Non ! on n’a pas idée de ça en province, disait-il, accroupi dans sa nacelle immobile entre les deux oiseaux monstres.

« Mais, c’est qu’ils volent comme père et mère. Les voilà maintenant aussi bien disciplinés que les pur sang des gens calés qui vont en huit-ressorts au bois de Boulogne.

« Très bien, mes canards. À toi, Fille-de-l’Air. À toi Gladiateur ! Hardi, les enfants ! »

Et l’attelage, prenant une allure enragée, montait à donner le vertige, au grand ahurissement des Indiens qui n’en pouvaient croire leurs yeux.

L’intrépide navigateur aérien était depuis longtemps hors de la portée de leurs carabines.

La traversée de la chaîne des Andes, en tenant compte des sinuosités, des montées et descentes partielles, des rochers qu’il faut contourner, en un mot, de tous les « impedimenta » imaginables, est de quatre-vingt-cinq lieues.

Il est impossible d’accomplir ce trajet en moins de six jours, avec un bon équipage de mules.

La première journée de marche, de la Chimba à Villa-Vicencia, offre au voyageur les agréments d’une étape de quinze lieues.

On foule les bruyères de la sierra de Mendoza et de los Paramillos, on traverse le Cerro de cal, le blanc désert de sulfate de chaux, on traverse une gorge immense, où s’engouffre un vent violent, chargé de poussières alcalines qui tourbillonnent en cyclones.

On atteint l’altitude de 1.718 mètres.

Deuxième journée : de Villa-Vicencia à Uspallata, seconde étape de quinze lieues. On patine sur des laves refroidies, on tousse dans un brouillard opaque, on grimpe dans des nuages humides. Un rayon de soleil troue par moments les brumes et fait voir le joli bassin de Cuyo.

Les richesses métallurgiques du terrain sont inouïes : plomb argentifère, manganèse, fer oligiste, sans compter l’or ; il y a là des fortunes à fleur de terre. Mais allez donc exploiter ces mines à pareille hauteur !

On arrive courbaturé à la ferme d’Uspallata, où se trouve la douane argentine.

Oui, la douane !…

Troisième journée : d’Uspallata à punta de las Vacas ; vingt lieues… seulement vingt lieues !

Il s’agit simplement ; de traverser le bassin du Cuyo, puis de remonter la vallée d’Uspallata, sur la rive gauche du rio de Mendoza, torrent qui prend sa source au volcan de Tupungoto, élevé de 6.710 mètres au-dessus du niveau de la mer.

On traverse deux coulées d’une éruption boueuse encore récente ; puis les yeux, le nez, la bouche, les poumons, remplis jusqu’à saturation de poussières alcalines, on atteint la triple bifurcation de la punta de las Vacas (pointe des Vaches), où se trouve un faux semblant d’auberge.

Le voyageur s’éveille le lendemain glacé jusqu’aux os. Il n’aura que dix lieues à parcourir de la punta au pied de la Cordillère proprement dite.

Il quitte définitivement la république Argentine pour pénétrer dans le Chili. Le spectacle est splendide, mais, la montée horrible : décombres, crevasses, ravines, ruisseaux, cailloux coupants, terres détrempées, un vrai chemin d’enfer.

Il arrive à la Cumbre ; 5.000 mètres d’altitude ! Il faut bivouaquer dans une basucha, sorte d’abri rudimentaire, en brique, semblable à un four. Il y a de la neige partout.

Du nord de la Cordillère à los Hornos, passage du col de la Cumbre : quinze lieues. Le froid est atroce. Le vent souffle avec furie. L’air se raréfie, on souffre de la puna ; il semble que les poumons sont enserrés dans un étau. On arrive suffoqué au haut de la Cumbre, qui n’a pas de plateau, mais qui forme comme une toiture, de sorte que l’on se trouve un moment à cheval sur les deux républiques.

La descente commence. Elle est pénible toujours, souvent dangereuse. Elle s’opère en escaliers, et l’on dégringole pour ainsi dire ses cinq plateaux.

De place en place, on trouve des carcasses d’hommes et de mules, sinistres épaves de chutes mortelles.

Moitié roulant, moitié glissant, on arrive à la laguna del Inca, lac immense aux eaux vert émeraude, situé à 4.000 mètres, dû sans doute à une débâcle de neige qui, au temps des dernières convulsions de la terre en formation, a comblé le cratère d’un volcan. La végétation, bien rudimentaire, reparaît ; on est à los Hornos.

Le sixième jour enfin, l’explorateur se dit, non sans un vif contentement que dix lieues seulement séparent los Hornos de la ville de Santa-Rosa de los Andos. C’est fini. Une simple promenade au milieu d’eucalyptus, d’acacias, et surtout de quillay (quilloria saponaria), l’arbre à savon, duquel on extrait le savon dit de Panama.

Puis, la route s’aplanit, les montagnes s’abaissent, les maisons apparaissent ; il entre à Santa-Rosa de los Andos, jolie ville de 25.000 habitants, où commence le chemin de fer qui va jusqu’à Santiago, et de là au Pacifique.

La vue de ce spectacle étrange et terrible fut complètement perdue pour Friquet.

Exclusivement préoccupé de la direction de son aérostat, il n’eut ni le temps ni même la pensée de contempler ces incomparables merveilles.

Il n’avait qu’un but, qu’une idée : monter encore, monter presque toujours verticalement ; puis, quand son altitude serait parallèle à celle de la chaîne de montagnes, s’avancer horizontalement, franchir l’arête et descendre au plus vite de l’autre côté.

La manœuvre, qui était d’une conception aussi simple qu’ingénieuse, était heureusement d’exécution assez facile, étant données, s’entend, la vigueur et l’énergie du petit Parisien.

Friquet, tant qu’il voulut monter, maintint au-dessus du bec de Fille-de-l’Air et de Gladiateur, les deux morceaux de chair. Les condors, de plus en plus affamés, poursuivirent toujours cette proie non moins inaccessible que fascinatrice ; les efforts tentés en pure perte pour l’atteindre formaient tout le principe de la navigation aérienne de notre ami.

La montée dura près de trois heures, sans secousse, sans tangage, sans roulis. Mais aussi le gamin était furieusement éventé par les plumes gigantesques des oiseaux, dont les énormes battements produisaient une vraie brise carabinée. Il commençait à ressentir les effets de la puna ; de plus, il était glacé.

Il atteignit enfin la hauteur des pitons les plus élevés, dont les neiges éternelles blanchissent la tête.

– Nous y sommes. Pare à virer !… la barre à bâbord !… toute !… commanda-t-il.

Il fit aussitôt opérer à ses deux perches un mouvement de conversion très lent, puis, il abaissa simultanément les deux appâts ; de façon, qu’en raison du principe précédemment énoncé, les coursiers de l’air, sollicités horizontalement, avançaient sans monter.

La manœuvre eut un plein succès, et les géants obéirent comme des chevaux admirablement dressés à une simple pression des rênes.

– Ça vire sur la place comme un bateau à deux hélices !… Bravo ! les enfants… Bravo !… Souque ferme !… y aura double ration en arrivant…

« Pétard ! on étouffe ici… c’est pire que dans une chambre de chauffe, avec cette différence qu’il règne une température à faire éclore des ours blancs. »

La Cordillère était franchie. Restait à opérer la descente… un simple jeu, en somme.

Les deux biftecks s’abaissèrent progressivement, et restèrent immobiles à vingt-cinq centimètres au-dessous du bec des rapaces.

Le gamin descendait à perdre haleine.

– Doucement, mes chéris, doucement. Vous me coupez la respiration !

« Là !… Un peu de calme… que diable ! nous faisons d’excellente besogne… Ne nous cassons pas les reins… Doucement donc. Je suis éreinté, je saigne du nez qu’on dirait une borne fontaine.

« Ah !… nous arrivons… c’est pas dommage.

« Tiens ! une ville. Tonnerre ! que c’est petit. Les maisons semblent des grains de millet.

« Il y a un chemin de fer. Je vois la fumée… »

On était vivement intrigué dans la ville de Santa-Rosa de los Andos, à la vue de cet appareil inusité qui, abandonnant les hauteurs vertigineuses de la principale chaîne, descendait en grossissant à vue d’œil.

Un grand nombre de lorgnettes furent tirées de leurs étuis, et une certaine quantité de ces instruments d’optique échappèrent aux mains de leurs propriétaires ahuris.

Le phénomène était en effet, légèrement renversant. Non ! de mémoire d’arriero on n’avait jamais rien vu de pareil.

Les lettrés, – il y en avait quelques-uns dans la ville, – évoquèrent le souvenir de cette fable du bonhomme la Fontaine intitulée : La Tortue et les Deux Canards. Ce n’était pas sans raison, d’ailleurs : Friquet, accroché entre ses deux oiseaux, rappelait assez l’aimable chélonien véhiculé par les deux palmipèdes complaisants.

Deux mille personnes se poussaient, se bousculaient, s’écrasaient près de la gare, au moment où notre gamin atterrissait dans la cour de la station du chemin de fer.

À quoi bon essayer de dépeindre l’enthousiasme qui accueillit son arrivée. Certaines scènes défient toute description. Les Chiliens s’égosillaient, frappaient des pieds, battaient des mains ; les dames, les jeunes filles jetaient des fleurs.

Une brave femme apporta au voyageur un bon bouillon, et le chef de gare, lui fit ingurgiter une large rasade d’un vieux vin de France, qui lui remit, séance tenante, le cœur à l’épaule.

Ce fonctionnaire parlait assez purement le français. Friquet lui raconta en deux mots son aventure. À mesure qu’il traduisait en espagnol, aux spectateurs, le dramatique récit de cette invraisemblable évasion, l’enthousiasme grandissait encore, s’il est possible.

– Merci, monsieur, merci mille fois de votre cordialité ! reprit le gamin tout ému. Une minute seulement, et je suis à vous.

« Le temps de couper les entraves de mes deux braves compagnons, qui sont là, allongés tous deux comme des phoques sur le sable, et me font l’effet de s’ennuyer prodigieusement. »

Il dit, tira son couteau, trancha les courroies formant le harnachement des deux condors, qui, rendus à la liberté, se prirent à courir en battant des ailes ; puis, ayant pris enfin le vent comme des voiles s’enflant sous la brise, ils s’enlevèrent lentement en tournoyant, montèrent à perte de vue, et disparurent.

– Les pauvres bêtes n’ont même pas pris le temps de déjeuner. Après tout, la vue de tout ce monde leur aura coupé l’appétit…

« C’est égal, je leur dois une fière chandelle. »

Friquet reçut à Santa-Rosa une hospitalité plantureuse. On l’habilla du haut en bas. Ses pauvres pieds en lambeaux connurent enfin les douceurs des chaussures commodes et moelleuses. Il fut dorloté, choyé pendant vingt-quatre heures, mangea comme un ogre, et coucha dans un vrai lit.

Enfin, quand, le lendemain, il prit le train de Santiago, la poche bien garnie d’une jolie somme produite par une collecte faite par les notables, on n’aurait jamais reconnu, dans l’élégant gentleman qui se carrait comme un ministre plénipotentiaire dans un compartiment de première classe, le famélique de jadis.

Il débarqua au bout de cinq heures, à Santiago. Une surprise l’attendait.

Le chef de gare de Santa-Rosa avait télégraphié au consul français, et l’avait mis au courant de la situation. Notre représentant se trouvait à l’arrivée du train. Il était accompagné de deux hommes qui, fiévreux, ne tenant plus en place, piétinant, allant, venant, bondirent sur le quai au moment où retentissait le sifflet.

Le gamin descendit. Il pâlit tout à coup, ses jambes plièrent, un cri étranglé, moitié rugissement, moitié sanglot, s’arrêta dans sa gorge.

Quatre bras vigoureux l’enlaçaient dans une furieuse étreinte…

– Monsieur André !… mon bon docteur !…

– Friquet !… Mon enfant !… Mon frère ! Tu nous es donc enfin rendu !…

Les trois hommes, – de rudes matelots, n’est-ce pas ? – pleuraient comme des enfants.

– Et Majesté ? s’écrièrent-ils avec angoisse…

– Au pouvoir des brigands. Oh ! nous le retrouverons, allez, mes amis. N’est-ce pas, nous fouillerons plutôt la terre entière, il nous le faut.

« Comme j’avais bien fait de crier Santiago !…

« Voyez-vous, j’ai trouvé des partisans, pendant ma traversée d’Amérique. Il y a mon ami Boileau qui est au courant de tout ; il va tenter l’impossible de son côté. Je vous raconterai tout l’heure ce qu’il a fait pour moi ; vous saurez quel homme est notre nouveau camarade. Je suis certain qu’il s’est débrouillé là-bas, qu’il a pu retrouver les Indiens, et qu’enfin il est à ma recherche. »

Le temps passait. On convint de prévenir dès le lendemain Boileau, de la réunion des trois amis. On lui expédia à tout hasard chez les Indiens deux lettres portées chacune par un arriero. En outre, le premier courrier, en partance pour Buenos-Ayres, lui emportait le récit suffisamment détaillé des derniers événements avec des instructions en conséquence, et on lui assigna un rendez-vous auquel il devait se trouver à trois mois d’intervalle.

Les trois amis dressèrent ensuite un plan de campagne, et partirent pour Valparaiso, après avoir chaleureusement remercié le consul de ses délicates et cordiales attentions.

De Santiago à Valparaiso, cinq heures de chemin de fer.

Il était dit que les trois Français passeraient, coup sur coup, par toute la série des émotions les plus vives et les plus inattendues.

À peine étaient-ils à Valparaiso, que, tout naturellement, ils s’en allèrent visiter la rade.

L’Éclair, le vaillant croiseur du commandant de Valpreux, qui avait amené le docteur Lamperrière et André à la côte ouest de l’Amérique, était à l’ancre, prêt à partir, à la poursuite des naufrageurs.

Le brave officier n’avait rien négligé, si faible que fût son espoir, si vague qu’eût été le renseignement fourni par le cri que poussa le gamin, après la perte de la Ville-de-Saint-Nazaire. Il était venu à Valparaiso, le port le plus rapproché de Santiago.

On va voir, dans un instant, combien l’événement lui donna doublement raison. Au moment où nos trois amis accostaient une chaloupe devant les conduire à bord du cuirassé, Friquet s’arrêta sur le quai. Il semblait cloué au sol.

Un bâtiment appareillait. Un fier navire, gréé en goélette, aux mâts élancés et cambrés en arrière comme des reins de lutteur, à la coque effilée, d’une belle couleur de bronze foncé…

– Mille tonnerres !… hurla-t-il, c’est lui !

– Mais qui ?

– Mes amis !… Au croiseur ! Vite à l’Éclair ! ou le bandit nous échappe.

– Tu es fou !

– Mais vous ne voyez donc pas que ce trois-mâts goélette, c’est lui !… Il a encore changé de nom et de figure. C’est le négrier… le navire damné des Bandits de la mer !

« C’est le VAISSEAU DE PROIE ! »

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE

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