CHAPITRE X Arrivée au Havre. – Cadillac et Dur-à-cuire. – Entrevue avec le capitaine. – Le bâtiment met à la voile.

Nous n’essayerons pas de décrire les étonnements et les admirations de Charlot dorant son voyage et au moment de son arrivée au Havre.

Tout était nouveau, tout était magnifique pour un enfant qui n’avait jamais poussé ses excursions plus loin que Pleumeur, c’est-à-dire à trois lieues environ de Lanmodez.

« Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il en apercevant le port. Ah ! mon Dieu ! c’est comme une forêt sur l’eau ! »

Les étonnements de Charlot amusaient beaucoup son ami Jobic, qui lui donnait d’interminables explications avec une patience fort méritoire chez lui. Le matelot attendit deux ou trois jours avant de conduire son protégé chez le capitaine. Il craignait que l’air ahuri de Charlot ne produisît une mauvaise impression sur M. Tanguy.

Parmi les matelots déjà engagés sur le Jean-Bart, se trouvaient deux hommes qui avaient connu Antoine. Jobic leur présenta Charlot.

Avec des gens de cœur, cela suffisait ; Charlot pouvait désormais compter sur deux protecteurs de plus.

L’un d’eux était un vieux loup de mer, à la voix rude, à l’air grognon, qui semblait toujours prêt à dévorer les gens avec lesquels il causait. Il disait bonjour à son meilleur camarade du ton dont un autre aurait abordé son ennemi déclaré. Pierre Norzec était Breton comme Jobic et Charlot : car, en vrai Breton qu’il était, le capitaine Tanguy avait pris le plus possible de ses compatriotes.

Excellent homme au fond, Pierre avait des dehors si maussades qu’ils lui avaient valu le sobriquet de Dur-à-cuire.

L’autre ami de Charlot formait avec Norzec un contraste des plus piquants. Il se nommait Lazare Cadillac ; mais, grâce aux histoires peu vraisemblables qu’il avait coutume de raconter avec un aplomb magnifique, on l’appelait le plus souvent Cadicrac.

Par une bizarrerie fort commune, ces deux hommes de caractère si opposé étaient les meilleurs amis du monde. Du matin au soir, Cadillac taquinait son camarade, et le père Dur-à-cuire, que la moindre plaisanterie de la part d’un autre mettait en fureur, ne faisait que menacer Lazare de l’écorcher vif, ce qu’il n’avait jamais essayé de faire, on le pense bien.

Les mauvaises langues du bord prétendaient que leur attachement tenait surtout à ce que l’un était aussi bavard que l’autre était taciturne. Lazare parlait ; Pierre écoutait, et tout allait pour le mieux.

L’accueil fait à Charlot par ces deux matelots fut caractéristique.

« Ton nom ? demanda brusquement Norzec.

– Charlot.

– Âge ?

– Douze ans bientôt.

– Un franc marin, ton père. Travaille bien, sinon gare dessous ; je cogne. Faut pas faire honte à ton père. Veux-tu un verre de cognac, moussaillon ?

– Non, dit Cadillac, c’est trop fort pour ce petit ; donne-lui du cassis.

– Pouah ! fit dédaigneusement Norzec, des douceurs !

– Il ne prendra rien du tout, cela vaudra mieux, répondit Jobic qui était le plus raisonnable. Laissez-lui le temps de s’habituer.

– Accoste ici, moussaillon, dit Cadillac en empoignant Charlot qu’il mit entre ses jambes ; sais-tu la manière dont les singes mangent le sucre au Bengale ?

– Non, monsieur.

– Apporte du sucre, garçon. Hé, là-bas ! »

Le garçon de café accourut. Les matelots payent bien, mais il ne faut pas les faire attendre.

« Voilà, monsieur. »

Le garçon apporta cinq ou six morceaux de sucre, comme pour une tasse de café.

« Mets-en dans ta bouche, » dit Lazare au petit Morand.

L’enfant obéit, ne sachant trop s’il devait rire ou trembler.

« Croque. »

Charlot croqua. Comme il aimait le sucre, la démonstration lui plaisait assez jusque-là.

« Eh bien, lui dit gravement Lazare en le mettant devant une glace, pour manger le sucre les singes font exactement comme toi ; ils le croquent. »

L’enfant ne comprit d’abord rien à cette plaisanterie de matelot ; mais, au second morceau de sucre, il vit bien qu’elle n’avait d’autre but que de lui donner une friandise et de l’enhardir un peu en le faisant rire.

« Un mousse qui mange du sucre ! grommelait pendant ce temps le vieux Norzec. Pourquoi pas demander du chocolat et des glaces pour ce petit brigand ? Tiens, moussaillon, voilà dix sous pour toi ; mais si tu achètes des bonbons avec, je te hache en morceaux. Allons, file ton nœud ! »

Charlot profita de la permission pour s’établir sur le seuil de la porte entr’ouverte, et pour regarder de tous ses yeux un joueur d’orgue de Barbarie qui faisait danser deux petits chiens au son de cet instrument.

Quelques minutes après, Jobic vint le chercher. Ils sortaient ensemble, quand ils se trouvèrent nez à nez avec le capitaine Tanguy, qui passait par hasard dans la rue.

« C’est là ton protégé ? dit-il à Jobic en fronçant le sourcil.

– Oui, capitaine.

– Depuis quand êtes-vous au Havre ?

– Depuis huit jours, capitaine.

– Pourquoi ne me l’as-tu pas amené tout de suite ? »

Jobic ne savait pas mentir ; il balbutia quelques mots inintelligibles.

« Tu voulais le former auparavant, n’est-ce-pas ? C’est pour cela sans doute que tu le mènes déjà au cabaret, afin qu’il devienne un chenapan comme le petit Bernard, que vous avez perdu en le faisant boire et fumer.

– Capitaine, reprit Jobic tout honteux, c’était pour faire voir l’enfant à Norzec et à Cadillac, tous deux amis de son père, que je l’ai amené là.

– C’est différent. Mais il ne faut plus l’y conduire. À son âge, on place mal son amour-propre ; on veut être un homme en imitant les défauts des hommes qu’on voit autour de soi et qui frappent plus que leurs bonnes qualités. »

Tout en parlant, M. Tanguy écartait de la main les longs cheveux blonds qui couvraient le front du petit Morand.

« Tu as une honnête figure, mon garçon, lui dit-il, et tu ressembles à ton père. Tâche de lui ressembler en tout, car c’était un brave marin. »

Il fit causer Charlot. Quoique fort intimidé, notre ami ne répondit pas trop mal. Le capitaine l’eut bien vite jugé.

« Nous en ferons quelque chose, dit-il au matelot. L’écorce est épaisse, mais le cœur est bon. Sais-tu lire, Charlot ?

– Oui, capitaine.

– Écrire ?

– Oui, capitaine.

– Et calculer ?

– Un peu.

– Allons, à partir d’aujourd’hui, tu peux te regarder comme faisant partie de l’équipage du Jean-Bart. Écris-le à ta mère, et dis-lui que ton capitaine a connu ton père et aura soin de toi. »

Dès le lendemain, Jobic conduisit Charlot à bord du Jean-Bart, qui était amarré contre le quai et dont on complétait le chargement. L’enfant se mit immédiatement à la besogne. Il s’amusa beaucoup le premier jour ; le second, la tâche lui sembla un peu rude. Grâce à Jobic et à ses deux amis, on le ménageait beaucoup cependant ; mais, pour comprendre ce qu’est véritablement le travail, il faut avoir travaillé ailleurs que chez soi. Les enfants se figurent toujours qu’en dehors de la famille, ils trouveront plus d’indulgence et de liberté, et c’est justement le contraire qui arrive.

Quelques jours avant son départ du Havre, Charlot écrivit à sa mère la lettre suivante, qui lui coûta bien des heures de travail et force cheveux : car, lorsque les phrases ne lui venaient pas, il se grattait la tête avec une telle animation, qu’une grande correspondance n’eût pas tardé à le rendre chauve.

« Ma chère maman, écrivait-il, je me porte bien, et je désire que la présente vous trouve de même en bonne santé, et Denise et Rosalie et Fanchette aussi. Nous partons dans huit jours. C’est moi qui travaille dur, ma chère maman ! Ça m’ennuie bien quelquefois, va ; mais, quand je boude à l’ouvrage, Jobic me dit : Pense à ta mère qui a travaillé toute sa vie pour vous nourrir. Alors ça me donne du courage et je recommence.

« Le capitaine est content de moi, à preuve que, l’autre jour, il m’a donné, en passant, une tape sur la joue et que Bernard, au contraire, a reçu une calotte parce qu’il frottait le dos du chien d’un passager avec du tripoli, au lieu de frotter le cuivre de l’habitacle, et le chien n’était pas content. C’est Kidu qui aurait bien mordu, si on l’avait frotté comme ça. Mais Bernard est si drôle qu’il me fait rire tout de même. Il est toujours à me taquiner et à me conter un tas de choses extraordinaires. Je ne sais jamais quand il dit vrai ou quand il ne dit pas vrai. Des fois ça me vexe quand je le vois me rire au nez, et je lui flanque des coups, et il me les rend, car il a trois ans de plus que moi ; mais après je n’y pense plus, et je l’aime assez tout de même, parce qu’il est bien amusant.

« Figure-toi qu’il fume comme un vieux matelot, et qu’il boit de grands verres de cognac. Moi, un jour, j’ai voulu essayer ; mais ça m’a rendu malade, et Jobic m’a fichu des claques. Alors je n’ai pas eu envie de recommencer, je t’assure bien, d’autant plus qu’il m’a dit que ça te ferait du chagrin, et ça suffit pour que je ne le fasse plus jamais.

« Parce que, vois-tu, maintenant que me voilà quasiment un homme et que je vois comme c’est dur de gagner de l’argent, je comprends combien papa et toi vous avez été courageux et bons pour nous, et je veux devenir riche pour que tu ne travailles plus du tout, ni mes sœurs non plus, et que tu manges des crêpes et du lard tant que tu voudras, et que tu boives du cidre. Tu auras aussi une jolie petite maison blanche comme j’en vois ici, et de si beaux dindons avec des canards blancs et un petit bateau pour nous promener. Et puis Denise et Rosalie seront bien habillées, et la petite Fanchette demeurera chez nous, parce que je l’aime bien aussi. J’ai toujours ses vingt sous dans ma bourse et quarante-huit sous qu’on m’a donnés, pour des commissions que j’avais faites. Moi, je voulais te les envoyer, mais Jobic a dit qu’il fallait attendre à mon retour.

« Il est bien bon pour moi, Jobic, et le père Dur-à-cuire et Cadillac aussi. C’est celui-là qui te ferait rire avec ses histoires.

« Nous sommes bien nourris, je t’assure, et souvent je voudrais pouvoir mettre ma part dans ma poche pour l’apporter à mes petites sœurs. Dis à Denise de m’écrire une grande, grande lettre, si tu n’as pas le temps, toi, et qu’elle me raconte tout plein de choses. Et Rosalie, est-ce qu’elle commence à se faire obéir de Kéban ? Il ne faut pas surtout qu’elle lui jette des pierres, car il croit que c’est pour jouer ; il viendrait lui donner des coups de tête, et Rosalie tomberait par terre, puisque, moi qui suis fort, je tombais quelquefois. Il y a dans ce pays-ci de grosses, grosses vaches qui ont quasiment l’air de bœufs ; mais elles n’ont pas de bon lait comme Bellone. Est-ce que Brunette grimpe toujours sur les talus ? Bernard dit qu’il y a des pays où les chèvres paissent sur les grands arbres, mais je ne crois pas cela, n’est-ce-pas ?

« Dis à Rosalie d’embrasser bien mon pauvre Kidu pour moi… J’ai toujours envie de pleurer, quand je pense à vous ; mais Norzec et Jobic disent que c’est honteux pour un mousse d’avoir la larme à l’œil. Quand ça m’étouffe trop, je vais me cacher dans la hune, et là je pleure à mon aise. Mais ne dis cela à personne, car on se moquerait de moi.

« Je t’embrasse, ma bonne chère mère, comme je t’aime et mes sœurs aussi. Dis à Fanchette que je pense bien souvent à elle et que je l’aime parce qu’elle a été bonne pour toi.

« Et puis, comme je n’ai plus rien à te dire, je ferme ma lettre. Voilà trois jours que j’y travaille ; même j’en suis tout en nage, tant ça me donne chaud de tant écrire.

« Je t’embrasse de tout mon cœur, maman, et mes sœurs et Fanchette et tout le monde.

« Ton fils Charlot Morand, mousse à bord du Jean-Bart.

« Ce 28 mai 1840. »

Huit jours après l’envoi de cette longue missive, le Jean-Bart mettait à la voile et cinglait vers le Brésil.

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