CHAPITRE XIX Le cap Horn. – Valparaiso. – La famille Morand. – La fièvre typhoïde. – Dévouement de Fanchette. – La lettre.

Peu de temps après le retour de M. Villiers et de ses compagnons à Rio-Janeiro, le Jean-Bart mit à la voile pour continuer son voyage. Nous ne nous arrêterons pas avec lui à chacune des escales (relâches) qu’il fit sur les côtes du Brésil. Il s’agissait d’affaires commerciales dont le détail serait trop long et n’offrirait aucun intérêt à nos jeunes lecteurs. Disons seulement que, trois mois plus tard, le Jean-Bart, en route pour Valparaiso, se disposait à la périlleuse entreprise de doubler le cap Horn.

Ce cap, qui forme la pointe la plus méridionale de l’Amérique, doit son nom à Guillaume Schouten, qui le découvrit en 1816 et lui donna le nom de sa ville natale.

La mer est toujours extrêmement houleuse dans ces parages, et des tempêtes fréquentes menacent les navigateurs.

À la sortie du détroit Le Maire, qui sépare la Terre de Feu des îles Staatenland, le Jean-Bart essuya un orage terrible. Il fallut prendre des ris, c’est-à-dire diminuer la surface des voiles au moyen de ficelles attachées à la toile et nouées ensemble. Une des vergues fut brisée par un coup de vent, et les éclats blessèrent deux matelots assez grièvement. Des montagnes d’eau se précipitaient en écumant sur le navire qu’elles semblaient à chaque instant devoir engloutir. À peine, dans le tumulte de la tempête, pouvait-on entendre les ordres du capitaine.

Enfin, après quelques heures, le vent diminua de violence et l’on put hisser des voiles. Mais la mer, bouleversée, restait toujours houleuse, et le navire fatiguait beaucoup, comme on dit à bord. Harassés et sans cesse appelés à la manœuvre, les matelots avaient à peine le temps de manger. Quant au repos, il ne fallait y penser ni pour le jour ni pour la nuit.

En dépit des coups de vent qui se renouvelèrent plusieurs fois en quelques jours, le Jean-Bart parvint à doubler le cap Horn, dont la pointe nue et désolée s’élève à près de 200 mètres au-dessus des flots.

À partir de ce moment, nos voyageurs quittaient l’océan Atlantique et entraient dans l’océan Pacifique. Ce dernier ne mérite son nom qu’à une certaine distance de son terrible voisin, dont les tempêtes réagissent sur lui.

Charlot se comporta fort bravement dans les jours de péril. Il montra surtout un sang-froid extraordinaire chez un enfant de cet âge. Quoiqu’il ne fît aucun étalage de zèle et de bravoure, le capitaine remarqua sa conduite avant même que M. Villiers ne la lui eût signalée.

« C’est un marin de la bonne roche, dit-il à l’inspecteur. Beaucoup de besogne et peu de bruit. Si ce garçon-là pouvait rester un ou deux ans à terre pour travailler les mathématiques, il y a chez lui l’étoffe d’un capitaine au cabotage et peut-être au long cours.

– Bernard aussi s’est bien montré, dit M. Villiers.

– Certainement ; ce n’est ni le courage ni l’intelligence qui lui manquent ; malheureusement, cela ne suffit pas. Il est menteur, indiscipliné et paresseux. Ces défauts lui font perdre le fruit de toutes ses bonnes qualités. Avec plus de vivacité et d’intelligence que Charlot, vous verrez qu’il réussira moins bien dans la vie que ce dernier. »

Une vigie, c’est-à-dire un matelot qui était de faction dans la hune pour voir de plus loin, interrompit le capitaine en annonçant qu’on apercevait Valparaiso.

Rien de plus triste que l’aspect de cette ville peuplée cependant de 40 000 âmes. Elle dépend du Chili, dont Santiago est la capitale. Les maisons, construites à l’italienne, sont fort richement décorées dans l’intérieur ; mais les tourbillons de sable, qui s’élèvent sur la route au moindre souffle du vent, abîment tout et exercent une influence fâcheuse sur la santé des habitants.

Comme tous les peuples de l’Amérique du Sud, les Chiliens sont d’intrépides cavaliers. Le costume national est le puncho, sorte de pièce d’étoffe au milieu de laquelle on pratique un trou pour passer la tête.

Le commerce de cette ville se fait principalement avec Lima et consiste en métaux précieux, tels que l’or, l’argent et le platine. Le Chili exporte aussi des bœufs, des moutons et des grains.

Aucun incident n’ayant marqué le séjour du Jean-Bart dans le port de Valparaiso, nous ne nous y arrêterons pas.

Laissons le capitaine Tanguy et son équipage visiter les principales villes de la côte occidentale de l’Amérique du Sud, et revenons à la famille de Charlot, que nous avons perdue de vue depuis longtemps.

Marianne avait continué sa vie laborieuse et dévouée. La pauvre femme ne pouvait cependant reprendre complètement ses forces. Le chagrin de la perte de son mari était chez elle aussi vif que le premier jour. Elle ne trouvait de charme à rien ; son unique plaisir désormais était d’embrasser ses deux filles et de recevoir des nouvelles du cher petit absent. Elle s’était procuré une mappemonde, sur laquelle Denise et elle suivaient les relâches de maître Charlot.

Chaque soir on voyageait avec lui, et ses lettres apportaient une semaine tout entière de joie et d’animation dans la pauvre demeure.

Un jour, en arrivant chez ses amies, Fanchette les trouva désolées ; Marianne venait de tomber tout à fait malade. Les voisines disaient tout bas qu’elle avait la fièvre typhoïde. Cette maladie était alors à l’état d’épidémie sur la côte. Denise aussi se plaignait de douleurs de tête et pouvait à peine se remuer.

L’argent est si difficile à gagner pour les pauvres gens, qu’ils hésitent longtemps avant de faire venir un docteur. Puis le médecin le moins éloigné demeurait à Lezardrieux, c’est-à-dire à trois lieues de là environ.

Enfin, un fermier qui se rendait de ce côté se chargea de le prévenir.

Au premier coup d’œil, le médecin reconnut la terrible maladie.

« Est-ce qu’il y a du danger, monsieur Traneau ? demanda tout bas Fanchette.

– Pas encore, mon enfant, mais cela peut venir. Et il est indispensable que les deux malades soient veillées avec le plus grand soin. »

Il écrivit quelques prescriptions et sortit.

Mais il ne suffisait pas d’avoir les ordonnances du médecin, il fallait encore les porter au pharmacien de Lézardrieux ou de Tréguier, et il fallait aussi de l’argent pour payer les médicaments.

Fanchette obtint du facteur qu’il ferait ses commissions au bourg voisin. Puis, ayant réuni le peu d’argent qu’elle avait amassé, elle demanda un congé à son maître et vint s’installer au chevet de ses amies. Marianne avait déjà perdu le sentiment de ce qui se passait autour d’elle. Denise parlait incessamment sans qu’on pût la comprendre.

La petite Rosalie allait en pleurant d’un lit à l’autre et venait cacher sa figure éplorée contre l’épaule de Fanchette, qui la consolait de son mieux.

La tâche de celle-ci était difficile. Les deux malades réclamaient des soins constants. Il fallait être sur pied toute la nuit pour leur donner à boire, car une soif inextinguible les dévorait. Il fallait aussi préparer les repas de Rosalie, l’aider à faire sortir les bestiaux et à les renfermer, traire la vache et la chèvre, aller chercher de l’eau à la fontaine, laver le linge, que sais-je enfin ? Une femme dans la force de l’âge serait difficilement venue à bout de tant de soins. Comment Fanchette, frêle et chétive, parvint-elle à s’en acquitter ? Dieu seul pourrait le dire. La courageuse enfant travaillait sans cesse et ne dormait que deux ou trois heures par jour.

L’instituteur et le curé venaient souvent et gardaient les malades tandis qu’elle était occupée ailleurs. Le curé ne manquait jamais d’apporter du vin, un morceau de viande, ou un peu d’argent ; mais lui-même était pauvre, et sa cure ne l’enrichissait pas. L’instituteur et quelques voisines donnaient des coquillages, des pommes de terre. Du reste, le médecin avait ordonné que très peu de personnes restassent dans la chambre, dont l’air devait être conservé aussi pur que possible.

Comme on l’a dit souvent, un malheur n’arrive jamais seul. Le matelot qui manœuvrait la barque des Morand, paya aussi son tribut à l’épidémie de fièvre typhoïde.

La pauvre famille se trouva dès lors complètement sans ressources.

Un jour, le facteur apporta une lettre pour Mme Marianne Morand.

« C’est vingt-huit sous, dit-il.

– Je n’ai pas tant d’argent que cela, » répondit Fanchette qui avait envie de pleurer.

Le facteur fit un geste de regret et remit la lettre dans sa boîte.

« Vous la reprenez !

– Dame ! puisqu’elle n’est pas payée. »

Fanchette poussa un gros soupir. À cet instant le curé parut sur le seuil.

« Qu’y a-t-il donc ? » demanda-t-il en voyant l’air malheureux de Fanchette.

On le lui expliqua. Il prit la lettre et paya le port.

« Marianne est hors d’état d’entendre la lecture de ceci, reprit-il en regardant la malade.

– S’il y avait des choses pressées dedans, cependant, remarqua Fanchette.

– On dirait qu’elle contient quelque papier d’un autre format, dit encore le curé qui palpait la lettre, peut-être un mandat. »

Il regarda le timbre, l’écriture.

« Valparaiso ! Ce doit être de son fils.

– De Charlot. Ah ! quel bonheur !

– Que faire ? se demandait le digne prêtre. Si cette lettre contient réellement de l’argent, il faut l’ouvrir. D’un autre côté, décacheter une lettre qui ne m’est pas adressée… Bah ! Dieu lit dans mon cœur, il voit ce qui me fait agir. »

Il fit sauter le cachet et trouva un mandat de cent quarante francs, un petit billet du capitaine Tanguy et une lettre de Charlot.

« Madame, écrivait le capitaine, j’ai tenu à vous écrire pour vous témoigner ma satisfaction de la conduite de votre fils. C’est un excellent enfant qui sera digne de son père et deviendra comme lui un brave et loyal marin. Il peut compter dès à présent sur l’amitié de votre tout dévoué.

« Tanguy,

« Capitaine au long cours. »

« Ma chère maman, écrivait Charlot de son côté, tu sais qu’en arrivant à Rio-Janeiro, M. Villiers m’avait donné cent francs. Avec cela, sur le conseil de Norzec, j’ai acheté une petite pacotille. M. Villiers s’est chargé de me la vendre à Valparaiso, et j’ai déjà soixante-deux francs de bénéfice. Avec ce que m’ont donné le second et le chirurgien pour qui j’avais fait des commissions, ça me fait cent quatre-vingts francs.

« Jamais je ne m’étais vu tant d’argent. J’avais si peur de le perdre que je n’en dormais pas.

« Qu’est-ce que tu comptes faire de ce trésor ? m’a demandé un jour le capitaine.

« J’ai dit que je le gardais pour toi et que je voudrais bien pouvoir te le donner tout de suite.

« Alors il l’a pris et l’a porté chez un banquier, et le banquier lui a remis en échange un papier que je t’envoie. Il est adressé à un monsieur Rothschild. Il paraît que ce monsieur est bien connu, car le capitaine m’a dit que tu pouvais présenter ce papier à n’importe quel banquier de Tréguier ou de Lannion et qu’on te donnerait l’argent tout de suite.

« Il faudra acheter une mante pour toi, car la tienne était tout usée et tu avais froid les jours de gros temps. Et puis des souliers et du bon cidre pour te donner des forces. Je voudrais bien aussi que Denise et Rosalie aient chacune une veste neuve. Rosalie avait tant d’envie d’en porter une verte comme celle de la petite Binie. Et puis je voudrais bien aussi que tu donnes quelque chose à Fanchette, tu l’embrasseras de ma part. Enfin tu sais mieux que moi ce qu’il faut faire de l’argent, et tu achèteras ce que tu voudras.

« Si tu savais combien je désire être riche pour t’envoyer beaucoup d’argent. Tu aurais une jolie maison blanche, comme il y en a au Havre, et puis un bon dîner. Enfin tout ce qu’il y a de meilleur serait pour toi et pour mes sœurs. Fanchette aussi en aurait sa part. Sans compter que je n’oublierais ni Jobic, ni Cadillac, ni le père Dur-à-cuire, qui sont tous bons pour moi.

« Tu sais bien M. Villiers, de qui je te parle toujours ? Eh bien, il me donne des leçons de mathématiques. Je lui en suis si reconnaissant ! Quelquefois il s’impatiente, parce que je ne comprends pas très vite ; alors je deviens rouge et je ne sais plus ce que je dis. Mais il hausse les épaules en riant et il me tire l’oreille, une manière d’amitié, en me disant de n’avoir point peur. Il dit qu’il faut que je travaille pour devenir un jour capitaine. Moi, je voudrais bien, mais c’est si beau que je n’ose l’espérer.

« Quand tu m’écriras, donne-moi des nouvelles de tout le monde, de Denise, de Rosalie, de Fanchette et de tous nos bestiaux et du vieux sacristain, de Jérôme, de notre matelot, du petit Mathurin, et enfin de tous les voisins.

« Je vais faire mon possible pour gagner encore d’autre argent afin de te l’envoyer. Ainsi ne ménage pas celui-ci, emploie-le à bien te soigner ainsi que mes sœurs et la petite Fanchette.

« Adieu, ma chère maman, je prie le bon Dieu qu’il vous conserve tous en bonne santé, et je me dis pour la vie ton fils obéissant,

« Charlot Morand. »

Un paraphe formidable accompagnait la signature de Charlot.

« Brave petit cœur, va, » murmura le bon curé.

Malgré l’état d’assoupissement dans lequel Marianne était constamment plongée, son cœur de mère avait entendu le nom de Charlot. Elle souleva péniblement sa tête et montra la lettre du doigt.

« Charlot, murmura-t-elle en essayant de rassembler le fil emmêlé de ses idées.

– Il se porte bien et il vous envoie cent quarante francs, dit le curé. Le capitaine vous écrit aussi et vous fait les plus grands éloges de votre fils. »

Un éclair de joie illumina le visage amaigri de la pauvre mère.

« Mon cher enfant ! » dit-elle.

Il fallut lui mettre la lettre devant les yeux et la poser un instant sur ses lèvres. Puis son regard s’éteignit, sa tête retomba sur l’oreiller. Cinq minutes après, elle ne voyait plus rien de ce qui se passait autour d’elle.

« Écoute, dit le curé à Fanchette, en attendant que Marianne soit assez bien pour signer le mandat, je vais lui faire l’avance d’une partie de cette somme. Envoie prendre chez moi soixante-dix francs, cela te permettra d’avoir les objets les plus nécessaires. »

Fanchette courut chez les voisins. Avec l’obligeance des pauvres gens, chacun se mit à l’œuvre. L’un alla chez le curé ; l’autre courut jusqu’à Lézardrieux chez le pharmacien ; un troisième acheta un peu de menu bois dans une ferme voisine. Chacun enfin fit de son mieux.

Soit que la maladie de Marianne fût arrivée à la période décroissante, soit que l’émotion produite par les nouvelles de son fils eût amené une crise salutaire, à partir de ce jour il y eut amélioration dans son état. Bientôt le médecin déclara qu’elle était hors de danger ainsi que Denise. Mais il eut bien soin d’ajouter que leur état réclamait encore longtemps des soins assidus.

La grande distraction de la veuve fut alors de se faire lire la lettre de Charlot et celle du capitaine Tanguy. Elle était si fière des éloges qu’on donnait à son enfant !

« Il ne t’a pas oubliée non plus, toi, disait-elle en montrant à Fanchette les passages où Charlot parlait amicalement de sa petite camarade.

– Bon Charlot !

– Comme il te remerciera quand il saura tout ce que tu as fait pour nous ! Tu as été notre bon ange, ma petite Fanchette.

– Ah ! madame Marianne, ne dites pas cela.

– Si, mon enfant. Le docteur et le curé m’ont raconté que sans tes soins Denise et moi ne serions plus de ce monde.

– Oh ! s’écria Fanchette, j’aurais voulu pouvoir faire davantage ! Je n’oublierai jamais combien vous avez été bonne pour la pauvre mendiante. Si vous saviez comme je suis heureuse chaque fois que j’entre dans votre maison ! Tout le monde me reçoit ici comme si j’étais de la famille, et on m’embrasse, on me dit de bonnes paroles ! Enfin, je ne sais pas comment vous expliquer cela, madame Marianne, mais voyez-vous, il me semble que mon cœur s’ouvre quand je viens ici… et… et… enfin je vous aime tous de tout mon cœur, et je vous suis bien reconnaissante de votre amitié. »

Elle se jeta dans les bras de la veuve qui la serra sur son cœur avec effusion.

« Eh bien, et moi ? dit Rosalie en glissant sa tête mutine près de celle de sa mère.

– Et moi ? murmura Denise qui avait passé son bras bien faible encore autour du cou de Fanchette.

– Mes enfants, dit Marianne, remercions Dieu du secours qu’il vient de nous envoyer. Remercions-le surtout de m’avoir donné des enfants si dévoués, si affectueux. Puisse sa bonté nous protéger encore, protéger surtout mon petit Charlot et le ramener auprès de nous ! »

Marianne et les trois enfants se mirent à genoux et firent ensemble une fervente prière.

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