CHAPITRE XVII Un cœur reconnaissant. – Fuite de Charlot. – L’iguane. – L’once. – Des amis et des vivres.

Vers une heure du matin, Charlot, qui était couché le dos appuyé contre un tronc d’arbre renversé, sentit tout à coup une main qui le touchait légèrement. Il poussa un cri étouffé.

« Silence ! lui dit-on à voix basse, je viens vous sauver. Restez immobile et ne tournez même pas la tête de mon côté. »

Malheureusement pour Charlot, son cri avait éveillé l’attention d’un gardien qui s’approcha de lui.

« Pourquoi as-tu crié ? lui demanda le noir.

– Un serpent a passé là, tout près de moi, balbutia Charlot.

– Eh bien, puisse-t-il t’avoir mordu, chien ! » s’écria l’autre en retournant prendre sa place près du brasier.

Au bout de quelques minutes, Charlot entendit un imperceptible bruissement auprès de lui. C’était l’inconnu qui revenait.

« Écoutez-moi, reprit-il à l’oreille du petit mousse ; je suis Morabé, le nègre qui portait un masque à Rio-Janeiro et dont vous avez obtenu la grâce. Je viens d’entendre la réponse apportée par le messager.

– A-t-il remis la lettre ?

– Oui, mais il était trop tard. En arrivant auprès de Buena-Vista, les nègres prisonniers avaient tenté de s’enfuir ; trois seulement ont réussi ; les autres sont morts ou couverts de blessures.

– Que veut-on faire de nous ? demanda Charlot.

– On attend le jour pour ordonner votre supplice.

– Pauvre maman ! murmura Charlot qui, un instant, se retrouva par la pensée en Bretagne et dans sa petite chaumière.

– Morabé se souvient du bien et du mal, reprit le noir. Je vais couper vos liens ; reculez peu à peu vers le bois et sauvez-vous dans le fourré.

– Où irai-je ? murmura le pauvre enfant.

– Marchez dans la direction de cet arbre, reprit le noir en lui montrant du doigt un grand arbre éclairé par les lueurs vacillantes du brasier. Continuez tout droit. Vous arriverez à la rivière. Suivez-en le cours, il vous conduira tout près de l’établissement des blancs. Attendez, ne bougez pas ! »

Il coupait en même temps les liens du petit mousse.

« Restez encore immobile pendant quelque temps, dit-il, de peur qu’on ne vous regarde.

– Et M. Villiers, et Cadillac ?

– Je ne puis les sauver.

– Je ne partirai pas sans eux.

– Voyez comme ils sont entourés.

– C’est M. Villiers qui a obtenu votre grâce.

– Hélas ! je ne puis rien pour lui. »

M. Villiers et Cadillac étaient en effet couchés au milieu du cercle lumineux formé par la lueur du brasier. De chaque côté des Européens se trouvaient deux nègres armés de sabres et de couteaux.

Charlot se mit à pleurer.

« Je resterai avec eux, dit-il.

– Vous vous perdrez sans les sauver. Tapaï est si cruel !

– Qui est Tapaï ?

– Le Malgache qui nous commande. S’il savait ce que je viens de faire, il me tuerait sans pitié… Je vous en prie, sauvez-vous ! »

La vie aventureuse que Charlot menait depuis quelque temps avait développé son intelligence. Il réfléchit que s’il parvenait à gagner Buena-Vista, il pourrait peut-être amener du secours à ses amis, et que ceux-ci n’avaient pas d’autre chance de salut.

« Eh bien ? lui dit Morabé, que son silence inquiétait.

– Je vais partir, répondit l’enfant. Que le bon Dieu te récompense. »

Au moment où Charlot commençait à reculer, aidé par Morabé, qui le tirait en arrière, un des nègres jeta plusieurs brasses dans le feu. La flamme qui jaillit éclaira l’endroit où était le petit mousse.

« Il faut attendre, lui dit tout bas son sauveur ; on verrait vos mouvements. »

Charlot demeura immobile. Un des gardiens se leva et regarda de son côté. Ne voyant rien de nature à l’inquiéter, il se rassit à côté du feu.

Le cœur du mousse battait avec violence. Maintenant qu’il avait pris la résolution de fuir, chaque minute lui semblait un siècle. Il tremblait non pour lui, le brave enfant, mais pour ses amis.

Morabé lui donna quelques instructions sur la route qu’il devait suivre et sur les principales difficultés qu’il avait à surmonter.

« Venez avec moi, lui dit Charlot.

– Tapaï verrait bien que c’est moi qui vous ai délivré, et il me tuerait.

– Vous resterez à l’habitation.

– On me livrerait à mon maître, qui me ferait mourir sous les coups.

– Pourquoi vous êtes-vous sauvé ?

– Le señor a presque tué mon fils. Cette fois je l’ai frappé de mon couteau. Il ne pardonnera jamais. Tenez ! voici la flamme qui diminue ; il faut profiter du moment. Partez. »

Charlot saisit la main que le pauvre nègre n’aurait pas eu la pensée de lui tendre et la serra de toute la force de ses petites mains.

Nul ne pourrait dire les angoisses qu’éprouva le pauvre enfant durant les quelques minutes qu’il mit à gagner le fourré. À chaque mouvement des noirs, éclairés par le brasier, il se figurait qu’ils allaient se lever et le poursuivre. À l’instant même où il atteignait la lisière du bois, un des nègres se redressa tout à coup et se dirigea vers lui.

Le sang de Charlot se glaça dans ses veines. Il se crut perdu.

« Mon Dieu, protégez-moi ! » murmura-t-il.

Le nègre changea tout à coup de direction. Charlot le vit demander du tabac à un de ses compagnons.

Une minute après, le fugitif était entré dans le fourré et s’éloignait en rampant avec des précautions infinies. Chaque frôlement de feuilles le faisait tressaillir, mais il n’en continuait pas moins son chemin avec courage. Bientôt il put se lever et marcher.

Mais il n’était pas facile d’avancer au milieu de cet épais fourré hérissé d’arbustes épineux et de plantes grimpantes. Le mousse eut bientôt les pieds, les mains et le visage tout en sang. Il rencontra enfin une coulée ou petit passage formé par les animaux qui allaient boire à la rivière. Il la suivit, à quatre pattes comme un singe. Enfin, au bout d’une heure environ, il arriva à la rivière. Alors, tombant à genoux, Charlot remercia Dieu de l’avoir sauvé. Puis il se mit à suivre le cours de l’eau de toute la vitesse de ses jambes, car il craignait encore d’être rattrapé par les noirs.

C’était une rude entreprise pour un enfant de cet âge, de franchir ainsi une distance de plusieurs lieues au milieu de difficultés et de périls de tout genre. Il n’avait d’ailleurs ni armes, ni provisions. Le pays lui était inconnu, et il se voyait continuellement arrêté par des halliers épineux, ou par des marais qu’il lui fallait tourner.

Mourant de faim et déjà fatigué par la marche de la veille, Charlot cheminait péniblement. Vingt fois il fut sur le point de se coucher par terre et d’y rester pour mourir, tant il se sentait épuisé et découragé ; mais, en songeant à sa mère et à ses amis prisonniers des nègres, il retrouvait des forces. Il se levait en soupirant, étirait ses pauvres membres brisés et recommençait à marcher. Heureusement pour lui la lune se leva et vint éclairer la forêt.

Un peu avant le jour, Charlot aperçut un grand lézard qui dormait à demi caché sous un monceau de feuilles mortes. Il se rappela que les nègres mangeaient de ces animaux et que la chair n’en paraissait pas trop répugnante. Il aurait certainement mieux aimé un beefsteack ou un poulet rôti, mais il n’avait pas le choix.

Le difficile était de s’emparer du lézard. L’animal avait au moins deux pieds de long, et ne devait pas être fort disposé à se laisser mettre à la broche.

Pour toute arme, Charlot avait son bâton et son couteau.

Il mit le couteau tout ouvert entre ses dents, prit son bâton de la main droite et commença à ramper tout doucement pour s’approcher de son futur rôti.

Heureusement l’iguane (grand lézard) dormait tranquillement.

À force de précautions, Charlot finit par arriver à deux ou trois pas de la bête. Il leva son bâton et lui en asséna un grand coup sur la tête.

Réveillé en sursaut par cette attaque inattendue, l’iguane prit la fuite en passant entre les jambes de Charlot qu’il renversa.

Charlot se releva lestement et courut après son dîner qui s’en allait bon train vers les halliers. Il parvint à le rejoindre et tomba sur lui à coups de bâton. Le petit garçon y allait de bon cœur et tournait adroitement autour du lézard pour éviter ses dents.

Étourdi par la grêle de coups qu’il avait reçus, celui-ci se traînait péniblement. Charlot allait l’achever, lorsqu’il entendit du bruit derrière lui. Il se retourna brusquement.

Au même instant un animal sortit du bois par un bond énorme et vint retomber à cinq ou six pas devant le mousse. C’était un once, sorte de petit léopard que le pauvre garçon prit pour un tigre à cause de sa forme et de son pelage.

Tandis que, fort effrayé, il regardait le nouveau venu d’un œil hagard, l’once s’allongea à terre comme un chat et sembla l’examiner à son tour. On eût dit qu’il se demandait par quel endroit il fallait entamer cette proie.

Sans quitter des yeux son ennemi, Charlot reculait peu à peu vers un arbre. L’once restait toujours immobile. Dès que Charlot sentit qu’il touchait l’arbre, il se retourna vivement et se mit à grimper avec une agilité sans pareille. En un clin d’œil il fut au sommet des branches.

Il se serait cru dès lors parfaitement en sûreté, s’il n’avait entendu dire que certains animaux de l’espèce féline grimpaient aussi aux arbres. L’once, en effet, se rapprocha du tronc et se mit à tourner tout autour comme un général qui prend ses mesures.

« Mon Dieu ! ayez pitié de moi ! » murmura le pauvre Charlot.

Au moment où il se penchait pour regarder ce qu’était devenu l’animal, un coup de feu retentit. L’once fit un bond. Une seconde balle l’atteignit et le fit rouler sur le sol. Six hommes sortirent au même instant du fourré.

C’était Marcel Gautier, le chirurgien du Jean-Bart, Norzec, un mulâtre et trois nègres de l’habitation.

Charlot dégringola de son perchoir et courut se jeter dans les bras de ses amis. Le pauvre petit avait l’air si épuisé que les larmes en vinrent aux yeux du chirurgien.

« Es-tu blessé, coquin de moussaillon ? demanda Dur-à-cuire de sa plus grosse voix, après avoir commencé par embrasser l’enfant comme s’il eût voulu l’étouffer.

– Non, M. Norzec, mais je suis si fatigué et j’ai si faim !…

– Voici de quoi manger, mon pauvre Charlot, » répondit le chirurgien en lui tendant un morceau de galette de manioc et une tranche de venaison.

Charlot ne put répondre ; il avait déjà dans la bouche un morceau de galette qui la remplissait tout entière.

« Doucement donc ! lui dit M. Gautier, tu vas t’étouffer. »

Charlot fit signe que non.

Tout à coup le petit garçon s’arrêta.

« Eh bien, tu ne manges plus, fainéant ! dit le père Dur-à-cuire.

– M. Villiers et Cadillac ont été pris par les esclaves marrons, dit Charlot ; on doit les faire mourir ce matin ; prisonnier comme eux, j’ai pu me sauver, grâce à un bon nègre qui m’y a aidé ; et si j’ai consenti à m’enfuir, c’était dans l’espoir de leur ramener du secours.

– Tonnerre ! » s’écria le matelot.

Charlot raconta alors tout ce qui s’était passé depuis la disparition du guide.

« C’est sans doute le cadavre de ce malheureux que nous avons trouvé dans la forêt, dit M. Gautier. Tu as bien agi, Charlot, reprends des forces, continue ton déjeuner, tandis que Norzec et moi nous allons voir ce qu’il y a de mieux à faire pour sauver nos amis. »

Tout en déjeunant, Charlot s’applaudissait d’avoir échappé à la nécessité de manger du grand lézard. Le chirurgien et son compagnon lui apprirent comment ils étaient arrivés si à propos à son secours.

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