CHAPITRE XXI Les deux aventuriers. – Tribulations de Bernard et de son compagnon. – Les bushrangers. – Mort de Jérôme. – Dangers de Bernard.

Maître Bernard, étant dépensier, trouva sa bourse plate quand, au moment de partir, il voulut faire quelques emplettes nécessaires à leur expédition. Au contraire, Jérôme Sornin, qui était avare, se trouvait bien en fonds ; mais il ne se décida point à dégarnir ses poches.

Tous deux s’en allèrent donc avec leurs bâtons et leurs couteaux, une chemise, un mouchoir, un pantalon de rechange, une gourde remplie de rhum et quelques livres de pain.

Pour arriver plus vite sur les terrains aurifères, ils prirent le bateau à vapeur de Sacramento, ce qui réduisit à un demi-dollar (2 fr. 50 c.) les ressources du mousse. Jérôme possédait encore 62 francs, mais la fourmi de la fable était une dissipatrice auprès de Sornin. Jamais il n’aurait prêté 5 francs à un ami, fût-ce pour le sauver de la mort.

Après plusieurs journées d’un pénible voyage, ils arrivèrent à la mine de San-Juan.

« Je crois que nous devrions commencer à travailler ici, dit Bernard.

– Il y a bien du monde.

– Oui, mais il faut absolument que je gagne quelque chose, moi. Au prix où sont les vivres, je n’ai même plus de quoi dîner. »

Jérôme ne répondit rien. Comme il avait faim, lui aussi, il s’approcha d’une sorte de boutique tenue par un homme de mauvaise mine qui gardait un poignard et un revolver auprès de ses balances à poudre d’or.

Pour un morceau de pain et une tranche de salaison, l’honnête marchand demanda deux dollars.

« Deux dollars ! s’écria Jérôme ; jamais ! »

Il s’éloigna.

Mais la faim le rappela bientôt. Il débattit inutilement le prix du marchand et finit par donner les deux dollars. Bernard était menteur, fainéant, étourdi ; mais il n’était pas avare, et jamais il n’eût hésité à partager son dîner avec un ami moins fortuné. Aussi, jugeant d’après lui-même, il regardait Jérôme et attendait.

Enfin il parla.

« Dis donc, et moi ? Comment vais-je faire ?

– Pour quoi ?

– Pour dîner.

– Achète du pain et du salé.

– Avec quoi ?

– Fallait apporter de l’argent.

– Puisque je n’en avais pas.

– C’est pas ma faute, tiens !

– C’est vrai, mais tu peux bien me prêter quelques dollars.

– Merci ! les camarades sont libres de jeter leur argent par la fenêtre. Moi, je n’aime pas cela.

– À ton aise. »

Bernard s’éloigna. Le pauvre garçon avait grand’faim. L’air vif de la Californie creuse l’estomac, et la route qu’il venait de faire avait encore développé son appétit. Mais il n’y avait rien chez le marchand qui ne coûtât qu’un demi-dollar. À la fin, il songea à sa chemise de rechange et offrit à l’homme de la lui vendre. Celui-ci la retourna en tous sens en la regardant d’un œil de mépris.

« Deux dollars, dit-il.

– Quatre.

– Deux ou rien, » fit le marchand en coupant du savon pour un client qui le paya en poudre d’or.

L’estomac de Bernard lui dit d’accepter le marché. Il accepta. Les deux dollars passèrent naturellement à acheter du pain et de la salaison.

Leur repas achevé, nos aventuriers redescendirent la rivière où l’on recueillait l’or mêlé à la terre qui formait le lit du cours d’eau. Malheureusement, ils n’avaient aucun instrument pour tirer de la terre et laver l’or qu’elle contenait.

Tandis que Jérôme se consultait pour savoir s’il devait en acheter, Bernard furetait au milieu des travailleurs sans se préoccuper des rebuffades qu’il essuyait ni des regards soupçonneux qu’on lui jetait.

À la fin, il avisa un mineur assis sur un monceau de pierres et qui jurait depuis cinq minutes comme un charretier embourbé.

« Qu’avez-vous donc ? lui demanda Bernard.

– Allez au diable ! répondit le mineur.

– J’ai le temps. Pourquoi ne travaillez-vous pas ?

– Que vous importe ? »

Et il se remit à jurer.

« Faut-il vous aider ? demanda de nouveau Bernard.

– À quoi, animal ?

– À laver l’or, donc.

– Tu vois bien que je ne puis bouger le bras, imbécile, reprit l’autre en lui montrant ses deux poignets horriblement gonflés. Un quartier de rocher que je soulevais m’est retombé sur les mains. Me voilà hors d’état de travailler d’ici longtemps.

– Si vous voulez, je travaillerai pour vous avec vos outils, et nous partagerons le profit. »

Le marché finit par se conclure. Bernard se mit à la besogne.

Une pelle, une pioche et une batea composaient tout l’attirail du mineur.

La batea est une grande sébile en bois dans laquelle on met de la terre aurifère. On plonge à demi cette batea dans l’eau courante, qui délaie et emporte la terre pour ne laisser au fond du récipient que l’or mélangé de gros sable noir.

Maître Jérôme s’approcha bien vite, quand il vit la fortune de son camarade. Il voulut s’y associer, mais ce fut à son tour d’embourser un refus.

Alors, le matelot fit sournoisement remarquer au mineur que lui, Jérôme, était plus vigoureux et plus âgé que Bernard et qu’il pourrait recueillir bien plus d’or dans le même espace de temps.

« Laissons-le faire aujourd’hui, répondit l’homme. Demain, vous le remplacerez. »

Quand Bernard vit que son camarade le supplantait ainsi, il devint furieux et tomba sur lui à coups de poing. Naturellement il eut le dessous et ne fut pas ménagé.

Mais leur querelle attira l’attention. On vint leur demander s’ils avaient acquitté la redevance que, depuis quelques mois, chaque travailleur devait payer au gouvernement pour son droit d’exploitation.

Sur la réponse négative de nos aventuriers, on les envoya chercher fortune ailleurs.

Ils partirent l’oreille basse. Afin d’emporter quelques provisions, Bernard vendit son pantalon de rechange. Désormais il ne lui restait plus que les vêtements qu’il avait sur le corps.

On comprend que les deux déserteurs ne devaient pas trouver dans la conversation une grande diversion à leurs ennuis. Chacun en voulait à son compagnon et sentait qu’il ne pouvait compter sur lui en cas de danger.

On arriva à un autre placer ; Bernard vendit son chapeau et son mouchoir afin d’avoir de quoi déjeuner. Malgré son intelligence et ses recherches il ne put trouver aucun arrangement à faire. Les mineurs sont soupçonneux, et nos deux pèlerins n’inspiraient pas la confiance. Aussi le pauvre mousse se coucha-t-il sans dîner.

Le lendemain, voyant que l’heure du déjeuner se passait de même, il alla trouver une escouade de quatre hommes qui manœuvraient un craddle, et leur offrit de faire la cuisine, de laver le linge, de couper le bois, etc., pour sa nourriture et une petite part dans le bénéfice. On accepta.

Il entra immédiatement en fonctions.

Quant à Jérôme, il acheta enfin une pelle cassée et une vieille casserole qui servait de batea à un pauvre Irlandais. Avec cela il se mit à la besogne.

La chance le favorisant, il tomba du premier coup sur un bon endroit de la rivière et recueillit pour 420 francs de poudre dans sa journée. Aussi travailla-t-il si bien qu’il avait le corps tout courbaturé. Cela ne l’empêcha point de recommencer le lendemain avec diverses alternatives de succès. Au bout de trois jours, il avait ramassé 750 francs et payé la taxe.

Quant à Bernard, il menait une rude existence et se lamentait chaque soir d’un état de choses si peu conforme à ses illusions. Du reste, tous les mineurs voyaient diminuer leurs recettes, et l’on désertait peu à peu ce placer pour celui de Gold Fountain. La chance de Jérôme n’ayant duré que trois jours, il eut envie de visiter ce nouvel endroit. Bernard et lui se remirent en route. L’un emportait sa batea et 920 francs, l’autre 5 dollars.

Ils s’en allèrent ainsi cheminant côte à côte sans confiance et sans amitié, se détestant au fond et enchaînés cependant par leur faute commune.

On les avait prévenus que des bushrangers (voleurs de grand chemin) rôdaient dans les environs. Jérôme en avait conçu quelque inquiétude.

« Si les voleurs nous attaquaient ! disait-il.

– Ça m’est bien égal, répondait Bernard, qu’est-ce qu’ils auraient à me prendre ?

– Oui, mais à moi ?

– Ça ne me regarde pas.

– On dit qu’ils ne se gênent guère pour tuer un homme. Tu me défendrais bien sans doute ?

– Pourquoi ?

– Entre amis…

– Est-ce que je profite de ton or, moi ?

– Dame ! chacun son bien.

– Et chacun sa peau. Je n’irai pas risquer la mienne pour défendre ton or, dont il ne m’est jamais revenu aucun profit. »

En ceci Bernard se faisait pire qu’il n’était réellement, mais l’égoïsme de Jérôme excusait sa réponse.

Le pauvre homme devait d’ailleurs être puni de sa cupidité d’une façon plus terrible. Comme pour justifier ses craintes, ils rencontrèrent un jour une bande de mineurs à figures barbues et sinistres, armés jusqu’aux dents, mais dépourvus de bagages.

En dépit de leurs physionomies, c’étaient de joyeux compères, chantant, plaisantant, vociférant, échangeant des interpellations et des quolibets en français, en allemand, en espagnol et surtout en anglais.

Bernard, qui aimait la compagnie et que toute conversation bruyante séduisait, trouva bientôt moyen de se faufiler parmi eux. Les voyageurs le regardaient pourtant avec un air de méfiance singulier.

« Serait-ce un espion ? dit l’un d’eux à l’oreille d’un autre.

– Allons donc, un enfant !

– Il y en a de si rusés ! Et son camarade ?

– Un crétin. Seulement il garde la main sur sa ceinture avec tant de soin qu’il pourrait bien se trouver là quelques dollars.

– Il faudra vérifier.

– Parbleu ! »

Les haltes dans ce pays sont généralement marquées par les sources qu’on rencontre. Aussi les voyageurs dont nous parlons s’arrêtèrent-ils le soir près d’un cours d’eau. Chacun jeta son fardeau sur le sol, déplia sa couverture et se mit en devoir de vaquer à l’importante affaire du dîner.

Tandis que Jérôme cherchait avec quelque convive une association peu coûteuse, Bernard était invité par un autre, que son babil amusait, à s’asseoir près de lui.

Il accepta d’autant plus volontiers que le garde-manger de la bande paraissait bien garni, à en juger par le nombre d’outres pleines que l’on voyait étalées sur le gazon.

« Est-ce que je ne pourrais pas dîner aussi en payant ma part ? demanda gauchement Jérôme à celui qui paraissait diriger les autres.

– Combien as-tu ?

– De quoi ?

– D’or, parbleu.

– Pas grand’chose.

– Enfin.

– Environ 40 dollars.

– Tu mens.

– Non, monsieur, je vous jure.

– Au reste, peu importe ; ce que tu as nous suffira.

– 40 dollars pour un dîner !

– L’honneur de dîner avec nous vaut bien cela.

– J’aime mieux dîner tout seul.

– Assez de plaisanteries. Ton or ? »

Et l’homme se jeta sur lui.

Jérôme était brave ; l’avarice surexcitait encore ses forces. Il défendit vaillamment son petit avoir. Oubliant ses justes griefs, Bernard se précipita généreusement au secours de son compagnon. Mais ils étaient seuls contre dix, et ils avaient affaire à des hommes qui ne connaissaient aucune crainte, aucun motif d’humanité. Dans la lutte, Jérôme reçut un coup de couteau dans le cœur ; il mourut sans pousser un cri. Bernard, à sa première blessure, eut la présence d’esprit de tomber et de faire le mort. On le retourna, on le secoua ; il ne souffla pas. Alors on le jeta dans la rivière avec le malheureux Jérôme. Il se laissa entraîner quelque temps par le courant ; puis, dès qu’il fut hors de vue, il nagea vers la rive et se blottit au plus épais des roseaux.

Pendant toute la soirée et toute la nuit, il resta dans cette affreuse situation, n’osant faire un mouvement, de peur d’attirer l’attention des bushrangers. Chaque frémissement du feuillage le faisait tressaillir. Glacé de froid et mourant de faim, le pauvre enfant expiait cruellement sa désertion. Quand enfin les voleurs furent partis, il se mit en roule dans la direction de San-Francisco.

Heureusement pour le pauvre garçon, des mineurs, qui voyageaient sur un petit char à bœufs, eurent la charité de le faire monter près d’eux et de lui donner à manger. Cela dura quatre jours. Ensuite il dut continuer sa route à pied. On lui avait laissé des provisions. Il rencontra aussi d’autres personnes qui lui firent partager leur repas. Il parvint de cette façon jusqu’à cinq lieues de San-Francisco. Mais ses forces étaient à leur terme. Il se laissa tomber au pied de quelques arbres qui bordaient la route et demeura sans mouvement.

Quelques minutes plus tard, comme nous l’avons dit, M. Villiers et ses deux compagnons vinrent à passer. Les cris de Bernard ayant attiré leur attention, ils le découvrirent et furent saisis de pitié en le voyant hâve, défait, presque mourant. Le malheureux se couvrait la figure de ses deux mains et pleurait amèrement de honte et de chagrin. Cadillac et Charlot le consolèrent de leur mieux ; il leur conta son histoire.

« Il faut ramener promptement ce jeune homme à San-Francisco et lui faire donner des soins, dit M. Villiers. Prenez-le en croupe, Cadillac. »

Cadillac s’empressa d’obéir, et la petite caravane se dirigea vers San-Francisco.

En arrivant, M. Villiers fit transporter Bernard chez lui. L’enfant, bien soigné, ne tarda pas à revenir à la santé, et l’inspecteur se chargea de faire sa paix avec le capitaine Tanguy. Il y parvint, mais non sans peine.

Bernard cependant mit tant de franchise dans ses aveux et protesta si bien qu’il était corrigé désormais, que M. Tanguy se laissa attendrir.

« Ne parlons plus du passé, dit-il ; seulement, mon garçon, rappelle-toi qu’on ne gagne jamais rien en manquant à son devoir. Te voilà à peine sorti de maladie et sans le sou, tandis que tes camarades restés fidèles sont bien portants, heureux, et leur bourse même ne s’en trouve pas plus mal. »

Quelques jours plus tard, l’équipage du Jean-Bart ralliait le bord, et le navire cinglait vers la Chine. Il devait ensuite faire escale à Calcutta, puis enfin revenir en France.

« Quand reverrai-je ma mère et mes sœurs et Fanchette ? pensait Charlot. Me reconnaîtra-t-on chez moi seulement ? Il me semble que je suis déjà tellement changé ! Pour moi, je les reconnaîtrai toutes, et même la petite Rosalie, quand elle serait devenue aussi grande que maman et un peu raisonnable. »

Mais le voyage n’était pas encore à sa fin. De longs mois devaient s’écouler avant que le mousse revît les côtes de France. Pendant ce temps, il vécut presque toujours à bord, car le navire ne fit plus que de courtes relâches. M. Villiers, dont l’intérêt pour son petit ami ne se démentit point, lui continua ses leçons et ses conseils. Il ne négligeait point non plus ses intérêts matériels. Charlot apprit que du blé, des épices, de la soie, de l’ivoire, achetés bon marché à Pékin, se revendaient un bon prix à Calcutta. Sa bourse s’arrondit, et il s’en réjouit en pensant au bien qu’il pourrait faire à ceux qu’il aimait.

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