Chapitre II Fanchette. – Le festin improvisé. – Mésaventure de Charlot.

On était aux premiers jours du mois de mai. Le soleil s’était levé en laissant à l’horizon de grandes traces rougeâtres. La grive s’éveillait et lançait dans l’air ses premières notes fraîches et un peu perçantes, comme la brise qui les portait. Les fleurs d’or des genêts étaient encore couvertes de rosée. Le bruit lointain des vagues, les clochettes des animaux troublaient seuls le grand silence des champs.

Nonchalamment assis, Charlot, sa tartine à la main, mangeait lentement, se dandinait, presque sommeillant et tout pénétré du plaisir de vivre. Comme il était dans cette heureuse disposition d’esprit, une petite fille de six à sept ans vint à passer. Elle était vêtue d’une robe trouée, ses pieds étaient nus, ses cheveux s’échappaient ébouriffés d’un petit bonnet noir. Elle s’arrêta devant le pâtre, la tête basse, et ses yeux, deux grands yeux noirs attristés, regardaient en dessous la tartine de lait caillé.

« Tu manges, toi ! » murmura-t-elle en essuyant une larme qui roulait sur sa joue pâle.

Nous sommes obligés de convenir que le premier mouvement de Charlot fut de mettre son morceau de pain à l’abri. La petite fille, comprenant ce geste, soupira et fit un mouvement pour s’éloigner.

« Je ne suis pas une voleuse, dit-elle en même temps.

– Écoute ! » lui cria Charlot déjà revenu à sa bonté naturelle.

Elle se retourna.

« Où est-ce que tu vas ? (Il avait ouvert son petit couteau d’un sou et l’agitait avec l’air indécis qui lui était habituel.)

– Je vais au village.

– Faire quoi ?

– Demander la charité.

– Ta mère ne t’a donc rien donné à déjeuner ce matin ?

– Je n’ai ni père, ni mère. »

Et la petite se mit à pleurer.

« Tiens ! » dit Charlot attendri eu coupant la moitié de son pain qu’il tendit à la mendiante. Seulement il garda le morceau où était le lait caillé.

« Comment est-ce que tu t’appelles ? reprit-il, tandis que la petite mangeait.

– Fanchette. Et toi ?

– Charlot. »

Fanchette s’assit à côté de lui.

« Tu es bon, dit-elle, merci.

– Tiens ! » fit encore Charlot, touché de cette parole.

Et par un mouvement majestueux, il mit la moitié de son lait caillé sur le pain de la mendiante.

Cette fois, sa conscience lui disant qu’il avait complètement rempli son devoir, il se sentit le cœur tout joyeux.

« C’est bon, hein ? dit-il à Fanchette.

– Oh ! oui, » répondit-elle.

Mais elle grelottait.

« Est-ce que tu as froid ?

– Un peu.

– C’est drôle. Moi je n’ai pas froid.

– Tu as une grosse veste de drap, et je n’ai qu’une jupe et un casaquin de toile ; encore il est tout percé.

– Si tu veux, nous allons faire un trou dans le talus et nous y allumerons du feu. »

La pauvre Fanchette ne demandait pas mieux.

« Ce sera bien amusant, dit-elle.

– Toi, tu vas chercher du bois ; moi, je ferai le trou.

– Avec quoi ?

– Avec mon couteau donc ! c’est mon père qui me l’a acheté au Pardon (fête patronale) de Pleumeur. »

Ranimée par le repas qu’elle venait de faire, Fanchette ramassa quelques branches mortes. Pendant ce temps, Charlot travaillait à creuser une petite excavation sur le revers du talus, à l’endroit où il n’y avait point d’herbe.

« Oui, mais comment allons-nous allumer notre feu ? demanda la petite.

– Tu vois bien la cheminée qui est là-bas ! Eh bien, c’est la ferme à Yvan Kernosie ; il faut y aller chercher du feu dans ton sabot.

– Je n’ai pas de sabots.

– Pourquoi ça ?

– Dam ! parce que je n’ai pas de quoi en acheter.

– Prends le mien alors, » dit Charlot.

La petite se mit à courir vers la ferme de toute la vitesse de ses jambes affaiblies par de longs jours de jeûne et de misère. Elle revint bientôt, rapportant dans le sabot de Charlot un peu de braise recouverte de cendres.

« Les vilaines gens ! dit-elle en versant la braise dans le trou qu’avait creusé le petit garçon. Ils m’ont reçue quasiment comme un chien. »

Cela étonna un peu notre ami, car il n’y a pas de pays où l’on accueille les pauvres d’une façon plus hospitalière qu’en Bretagne. Il savait d’ailleurs par expérience qu’Yvan Kernosie était un excellent homme.

« C’est drôle, » dit-il en soufflant de toute la force de ses poumons.

Au bout de quelques minutes, les branches s’enflammèrent en lançant de brillantes étincelles.

« Chauffe-toi, dit Charlot en poussant la petite vers le foyer. Hein, comme je fais bien le feu ? C’est Alain, le fils du fermier, qui m’a montré.

– Où demeures-tu ? demanda Fanchette en étendant ses mains devant la flamme.

– Tu vois bien la fumée qui monte-là bas ? eh bien, ma maison est au-dessous. Et toi, où est la tienne ?

– Je n’ai pas de maison.

– Où couches-tu ?

– Dans les champs.

– Et pour dîner ?

– Je mange n’importe où… quand j’ai de quoi manger.

– Oh ! fit Charlot tout songeur.

– À quoi penses-tu ? demanda la petite.

– Écoute : à midi j’irai dîner. Tu viendras avec moi, et ma mère te donnera du pain et du lait… peut-être aussi des coques (sorte de coquillage).

– Elle ne me renverra pas ? murmura Fanchette d’un ton craintif.

– Oh ! non ; jamais on ne renvoie les pauvres chez nous. Un jour Kidu… c’est mon chien… Kidu avait mordu un pauvre, et ma mère l’a battu. Kidu, en se sauvant, a marché sur les petits de notre chatte qui l’a griffé… Kidu faisait une drôle de grimace en se frottant le museau ! »

Charlot se mit à rire en se rappelant la grimace de Kidu. Et le chien, qui avait entendu son nom, s’approcha en frétillant et vint appuyer sa bonne grosse tête sur les genoux du petit garçon.

Tandis que les deux enfants le caressaient en souriant, un fermier du voisinage, qui se rendait au marché, vint à passer près d’eux.

« Qu’est-ce que tu fais là, mon gars ? dit-il à Charlot qu’il connaissait.

– Je chauffe la petite fille que voilà, répondit Charlot.

– C’est bien, mon ami. Tiens, fourre ça dans le feu pour t’amuser, reprit le brave homme en tirant de son panier cinq ou six grosses pommes de terre.

– Merci, merci, Pierre ! » s’écria Charlot, joyeux de cette aubaine inattendue.

Il glissa les pommes de terre dans son petit four et les recouvrit de cendre sur laquelle il entassa de la braise.

Tandis qu’elles cuisaient ainsi, on reprit l’entretien. Charlot, tout entier à la cuisine et à la conversation, oublia de veiller sur ses animaux. Bellone, la belle vache blanche, venait de franchir la brèche qui la séparait du champ voisin, et Brunette, la chèvre noire, forçant le rempart d’ajoncs épineux, était en train de brouter les jeunes pousses d’un arbre. Cependant Kidu, assis près de son maître, et en apparence aussi intéressé que lui par ce qui se disait, ne voyait rien.

Cette négligence pouvait avoir des suites d’autant plus fâcheuses pour les oreilles du jeune Charlot, que la ferme voisine avait changé de maître depuis la veille. Un homme du pays de Langounec, avare et dur, avait remplacé Kernosie de qui Charlot connaissait l’indulgence. Il causait donc toujours et questionnait sa petite compagne avec une hardiesse de curiosité qu’on pardonne à des enfants, mais qu’on blâmerait chez de grandes personnes.

« D’où viens-tu ? demandait-il.

– De Louannec.

– Que faisait ton père ? Le mien va à la pêche.

– Je n’ai connu ni mon père ni ma mère. La vieille Marguerite m’a dit qu’ils étaient morts dans un naufrage.

– Qu’est-ce que c’est que la vieille Marguerite ?

– C’est une pauvre femme de Louannec qui m’a recueillie et qui me donnait à manger.

– Elle n’est pas avec toi ?

– Elle est morte aussi il y a huit jours, murmura Fanchette en essuyant une larme.

– Ah ! fit Charlot. » Puis il ajouta philosophiquement : « Dis donc, il n’y a plus de bois.

– Elle me battait souvent, continua Fanchette tout entière à ses souvenirs, mais c’était quand elle avait bu trop de cidre.

– Alors il ne faut pas la pleurer, dit Charlot, puisqu’elle te battait… Il n’y a plus de bois, dis donc.

– Je l’aimais tout de même, la pauvre Marguerite, car elle n’était pas méchante au fond. Et puis c’est si triste d’être toute seule !

– On s’ennuie, c’est vrai… Il n’y a plus de bois. »

Fanchette se leva et passa dans le champ voisin pour ramasser encore quelques branches mortes.

« Oh ! mon Dieu, dit-elle en revenant tout à coup, ta vache est au milieu du trèfle !

– Et les chèvres ? » s’écria Charlot en regardant avec inquiétude.

Les chèvres avaient aussi pénétré dans le champ. Charlot et Kidu se mirent à courir pour rappeler les vagabonds, et Fanchette les suivit. Malheureusement il était déjà trop tard. Un grand garçon d’une vingtaine d’années, au visage dur et brutal, arrivait, un gros bâton à la main. Il commença par en caresser rudement les côtes de Mme Bellone, dont la gourmandise fut ainsi punie. Puis, apercevant le pauvre Charlot, il courut à lui, le saisit par le collet de sa veste et le battit sans plus de ménagement que s’il avait eu affaire à un garçon de son âge. Il est vrai que Charlot lui avait répondu assez vertement ; mais ce n’était pas un motif pour abuser de sa force contre un enfant. Kéban le jugea sans doute ainsi, car, prenant son élan, il se précipita contre le butor et lui asséna un si violent coup de cornes dans les jambes qu’il le fit tomber sur le nez. Le petit pâtre voulut profiter de l’occasion pour s’enfuir, mais le paysan furieux le rattrapa. Alors Fanchette, faible comme elle était, vint bravement au secours de son nouvel ami. Mal en prit à la pauvre enfant ; elle reçut un coup qui la renversa.

« Ah ! petit drôle, s’écriait le méchant paysan, qui était le fils du fermier, c’est ainsi que tu laisses tes bestiaux s’engraisser à mes dépens. Je t’apprendrai à veiller sur eux !

– Laissez-le, s’écriait Fanchette en pleurant, il ne le fera plus. »

Charlot ne disait rien. Fier déjà comme un petit breton qu’il était, il ne voulait point demander grâce. Cependant il avait grand’peur et tremblait de tous ses membres, quand le paysan, le jetant sous son bras comme un paquet de chanvre, l’emporta vers la ferme.

Sur ces entrefaites, Kidu ayant ramené les chèvres, apparut sur le champ de bataille. Comme le bélier, il s’élança au secours de son maître et mordit si vigoureusement les mollets de l’ennemi que celui-ci poussa un cri de détresse.

Malheureusement pour Charlot, les tentatives de Kéban et de Kidu ne firent qu’augmenter la colère du brutal Mathurin qui frappa de nouveau le pauvre enfant.

« Je vais te renfermer dans le cellier, lui dit-il ; tu y resteras jusqu’à demain matin sans boire ni manger et sans voir clair. Si tu cries, je te fouetterai ; donc, tais-toi ou je tape ! »

Tout en parlant, il s’acheminait vers la ferme, suivi de Fanchette, de Kidu et de Kéban, qui trottinaient par derrière, à distance respectueuse toutefois du bâton de Mathurin.

Au moment d’être enfermé, Charlot fit une tentative désespérée pour se sauver, mais il n’y gagna que des taloches. Le paysan, qui se trouvait seul à la ferme en ce moment, le poussa dans le cellier et ferma la porte à clé. Puis, détachant son chien de garde, il le lança contre le pauvre Kidu.

Bien qu’il fût de moitié moins gros que le dogue de Mathurin, Kidu se défendit avec courage. Il finit cependant par rouler sous son adversaire qui le mordit cruellement, aux grands éclats de rire du paysan. Notre pauvre ami chien se serait fait tuer sur place si Fanchette n’était parvenue à l’emmener.

Se rappelant que la maison de Charlot était au-dessous de la petite colonne de fumée qu’on voyait à peu de distance, elle se mit à courir dans cette direction. Kidu, devinant sa pensée, la suivit. En voyant partir Kidu, qu’ils regardaient comme le lieutenant de leur maître, la vache blanche, les deux chèvres et le bélier se mirent aussi en marche pour retourner au logis.

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