Ceux qui, interrogés sur le discours que je fis à l’Académie française, le jour que j’eus l’honneur d’y être reçu, ont dit sèchement que j’avais fait des caractères, croyant le blâmer, en ont donné l’idée la plus avantageuse que je pouvais moi-même désirer ; car le public ayant approuvé ce genre d’écrire où je me suis appliqué depuis quelques années, c’était le prévenir en ma faveur que de faire une telle réponse. Il ne restait plus que de savoir si je n’aurais pas dû renoncer aux caractères dans le discours dont il s’agissait ; et cette question s’évanouit dès qu’on sait que l’usage a prévalu qu’un nouvel académicien compose celui qu’il doit prononcer, le jour de sa réception, de l’éloge du Roi, de ceux du cardinal de Richelieu, du chancelier Seguier, de la personne à qui il succède, et de l’Académie française. De ces cinq éloges, il y en a quatre de personnels ; or je demande à mes censeurs qu’ils me posent si bien la différence qu’il y a des éloges personnels aux caractères qui louent, que je la puisse sentir, et avouer ma faute. Si, chargé de faire quelque autre harangue, je retombe encore dans des peintures, c’est alors qu’on pourra écouter leur critique, et peut-être me condamner ; je dis peut-être, puisque les caractères, ou du moins les images des choses et des personnes, sont inévitables dans l’oraison, que tout écrivain est peintre, et tout excellent écrivain excellent peintre.
J’avoue que j’ai ajouté à ces tableaux, qui étaient de commande, les louanges de chacun des hommes illustres qui composent l’Académie française ; et ils ont dû me le pardonner, s’ils ont fait attention qu’autant pour ménager leur pudeur que pour éviter les caractères, je me suis abstenu de toucher à leurs personnes, pour ne parler que de leurs ouvrages, dont j’ai fait des éloges publics plus ou moins étendus, selon que les sujets qu’ils y ont traités pouvaient l’exiger. – J’ai loué des académiciens encore vivants, disent quelques-uns. – Il est vrai ; mais je les ai loués tous : qui d’entre eux aurait une raison de se plaindre ? – C’est une coutume toute nouvelle, ajoutent-ils, et qui n’avait point encore eu d’exemple. – Je veux en convenir, et que j’ai pris soin de m’écarter des lieux communs et des phrases proverbiales usées depuis si longtemps, pour avoir servi à un nombre infini de pareils discours depuis la naissance de l’Académie française. M’était-il donc si difficile de faire entrer Rome et Athènes, le Lycée et le Portique, dans l’éloge de cette savante compagnie ? Être au comble de ses vœux de se voir académicien ; protester que ce jour où l’on jouit pour la première fois d’un si rare bonheur est le jour le plus beau de sa vie ; douter si cet honneur qu’on vient de recevoir est une chose vraie ou qu’on ait songée ; espérer de puiser désormais à la source les plus pures eaux de l’éloquence française ; n’avoir accepté, n’avoir désiré une telle place que pour profiter des lumières de tant de personnes si éclairées ; promettre que tout indigne de leur choix qu’on se reconnaît, on s’efforcera de s’en rendre digne : cent autres formules de pareils compliments sont-elles si rares et si peu connues que je n’eusse pu les trouver, les placer, et en mériter des applaudissements ?
Parce donc que j’ai cru que, quoi que l’envie et l’injustice publient de l’Académie française, quoi qu’elles veuillent dire de son âge d’or et de sa décadence, elle n’a jamais, depuis son établissement, rassemblé un si grand nombre de personnages illustres pour toutes sortes de talents et en tout genre d’érudition, qu’il est facile aujourd’hui d’y en remarquer ; et que dans cette prévention où je suis, je n’ai pas espéré que cette Compagnie pût être une autre fois plus belle à peindre, ni prise dans un jour plus favorable, et que je me suis servi de l’occasion, ai-je rien fait qui doive m’attirer les moindres reproches ? Cicéron a pu louer impunément Brutus, César, Pompée, Marcellus, qui étaient vivants, qui étaient présents : il les a loués plusieurs fois ; il les a loués seuls dans le sénat, souvent en présence de leurs ennemis, toujours devant une compagnie jalouse de leur mérite, et qui avait bien d’autres délicatesses de politique sur la vertu des grands hommes que n’en saurait avoir l’Académie française. J’ai loué les académiciens, je les ai loués tous, et ce n’a pas été impunément : que me serait-il arrivé si je les avais blâmés tous ?
Je viens d’entendre, a dit Théobalde, une grande vilaine harangue qui m’a fait bâiller vingt fois, et qui m’a ennuyé à la mort. Voilà ce qu’il a dit, et voilà ensuite ce qu’il a fait, lui et peu d’autres qui ont cru devoir entrer dans les mêmes intérêts. Ils partirent pour la cour le lendemain de la prononciation de ma harangue ; ils allèrent de maisons en maisons ; ils dirent aux personnes auprès de qui ils ont accès que je leur avais balbutié la veille un discours où il n’y avait ni style ni sens commun, qui était rempli d’extravagances, et une vraie satire. Revenus à Paris, ils se cantonnèrent en divers quartiers, où ils répandirent tant de venin contre moi, s’acharnèrent si fort à diffamer cette harangue, soit dans leurs conversations, soit dans les lettres qu’ils écrivirent à leurs amis dans les provinces, en dirent tant de mal, et le persuadèrent si fortement à qui ne l’avait pas entendue, qu’ils crurent pouvoir insinuer au public, ou que les Caractères faits de la même main étaient mauvais, ou que s’ils étaient bons, je n’en étais pas l’auteur, mais qu’une femme de mes amies m’avait fourni ce qu’il y avait de plus supportable. Ils prononcèrent aussi que je n’étais pas capable de faire rien de suivi, pas même la moindre préface : tant ils estimaient impraticable à un homme même qui est dans l’habitude de penser, et d’écrire ce qu’il pense, l’art de lier ses pensées et de faire des transitions.
Ils firent plus : violant les lois de l’Académie française, qui défend aux académiciens d’écrire ou de faire écrire contre leurs confrères, ils lâchèrent sur moi deux auteurs associés à une même gazette ; ils les animèrent, non pas à publier contre moi une satire fine et ingénieuse, ouvrage trop au-dessous des uns et des autres, facile à manier, et dont les moindres esprits se trouvent capables, mais à me dire de ces injures grossières et personnelles, si difficiles à rencontrer, si pénibles à prononcer ou à écrire, surtout à des gens à qui je veux croire qu’il reste encore quelque pudeur et quelque soin de leur réputation.
Et en vérité je ne doute point que le public ne soit enfin étourdi et fatigué d’entendre, depuis quelques années, de vieux corbeaux croasser autour de ceux qui, d’un vol libre et d’une plume légère, se sont élevés à quelque gloire par leurs écrits. Ces oiseaux lugubres semblent, par leurs cris continuels, leur vouloir imputer le décri universel où tombe nécessairement tout ce qu’ils exposent au grand jour de l’impression : comme si on était cause qu’ils manquent de force et d’haleine, ou qu’on dût être responsable de cette médiocrité répandue sur leurs ouvrages. S’il s’imprime un livre de mœurs assez mal digéré pour tomber de soi-même et ne pas exciter leur jalousie, ils le louent volontiers, et plus volontiers encore ils n’en parlent point ; mais s’il est tel que le monde en parle, ils l’attaquent avec furie. Prose, vers, tout est sujet à leur censure, tout est en proie à une haine implacable, qu’ils ont conçue contre ce qui ose paraître dans quelque perfection, et avec les signes d’une approbation publique. On ne sait plus quelle morale leur fournir qui leur agrée : il faudra leur rendre celle de la Serre ou de des Marets, et s’ils en sont crus, revenir au Pédagogue chrétien et à la Cour sainte. Il paraît une nouvelle satire écrite contre les vices en général, qui, d’un vers fort et d’un style d’airain, enfonce ses traits contre l’avarice, l’excès du jeu, la chicane, la mollesse, l’ordure et l’hypocrisie, où personne n’est nommé ni désigné, où nulle femme vertueuse ne peut ni ne doit se reconnaître ; un Bourdaloue en chaire ne fait point de peintures du crime ni plus vives ni plus innocentes : il n’importe, c’est médisance, c’est calomnie. Voilà depuis quelque temps leur unique ton, celui qu’ils emploient contre les ouvrages de mœurs qui réussissent : ils y prennent tout littéralement, ils les lisent comme une histoire, ils n’y entendent ni la poésie ni la figure ; ainsi ils les condamnent ; ils y trouvent des endroits faibles : il y en a dans Homère, dans Pindare, dans Virgile et dans Horace ; où n’y en a-t-il point ? si ce n’est peut-être dans leurs écrits. Bernin n’a pas manié le marbre ni traité toutes ses figures d’une égale force ; mais on ne laisse pas de voir, dans ce qu’il a moins heureusement rencontré, de certains traits si achevés, tout proche de quelques autres qui le sont moins, qu’ils découvrent aisément l’excellence de l’ouvrier : si c’est un cheval, les crins sont tournés d’une main hardie, ils voltigent et semblent être le jouet du vent ; l’œil est ardent, les naseaux soufflent le feu et la vie ; un ciseau de maître s’y retrouve en mille endroits ; il n’est pas donné à ses copistes ni à ses envieux d’arriver à de telles fautes par leurs chefs-d’œuvre : l’on voit bien que c’est quelque chose de manqué par un habile homme, et une faute de Praxitèle.
Mais qui sont ceux qui, si tendres et si scrupuleux, ne peuvent même supporter que, sans blesser et sans nommer les vicieux, on se déclare contre le vice ? sont-ce des chartreux et des solitaires ? sont-ce les jésuites, hommes pieux et éclairés ? sont-ce ces hommes religieux qui habitent en France les cloîtres et les abbayes ? Tous au contraire lisent ces sortes d’ouvrages, et en particulier, et en public, à leurs récréations ; ils en inspirent la lecture à leurs pensionnaires, à leurs élèves ; ils en dépeuplent les boutiques, ils les conservent dans leurs bibliothèques. N’ont-ils pas les premiers reconnu le plan et l’économie du livre des Caractères ? N’ont-ils pas observé que de seize chapitres qui le composent, il y en a quinze qui, s’attachant à découvrir le faux et le ridicule qui se rencontrent dans les objets des passions et des attachements humains, ne tendent qu’à ruiner tous les obstacles qui affaiblissent d’abord, et qui éteignent ensuite dans tous les hommes la connaissance de Dieu ; qu’ainsi ils ne sont que des préparations au seizième et dernier chapitre, où l’athéisme est attaqué, et peut-être confondu ; où les preuves de Dieu, une partie du moins de celles que les faibles hommes sont capables de recevoir dans leur esprit, sont apportées ; où la providence de Dieu est défendue contre l’insulte et les plaintes des libertins ? Qui sont donc ceux qui osent répéter contre un ouvrage si sérieux et si utile ce continuel refrain : C’est médisance, c’est calomnie ? Il faut les nommer : ce sont des poètes ; mais quels poètes ? Des auteurs d’hymnes sacrés ou des traducteurs de psaumes, des Godeaux ou des Corneilles ? Non, mais des faiseurs de stances et d’élégies amoureuses, de ces beaux esprits qui tournent un sonnet sur une absence ou sur un retour, qui font une épigramme sur une belle gorge, et un madrigal sur une jouissance. Voilà ceux qui, par délicatesse de conscience, ne souffrent qu’impatiemment qu’en ménageant les particuliers avec toutes les précautions que la prudence peut suggérer, j’essaye, dans mon livre des Mœurs, de décrier, s’il est possible, tous les vices du cœur et de l’esprit, de rendre l’homme raisonnable et plus proche de devenir chrétien. Tels ont été les Théobaldes, ou ceux du moins qui travaillent sous eux et dans leur atelier.
Ils sont encore allés plus loin ; car palliant d’une politique zélée le chagrin de ne se sentir pas à leur gré si bien loués et si longtemps que chacun des autres académiciens, ils ont osé faire des applications délicates et dangereuses de l’endroit de ma harangue où, m’exposant seul à prendre le parti de toute la littérature contre leurs plus irréconciliables ennemis, gens pécunieux, que l’excès d’argent ou qu’une fortune faite par de certaines voies, jointe à la faveur des grands, qu’elle leur attire nécessairement, mène jusqu’à une froide insolence, je leur fais à la vérité à tous une vive apostrophe, mais qu’il n’est pas permis de détourner de dessus eux pour la rejeter sur un seul, et sur tout autre.
Ainsi en usent à mon égard, excités peut-être par les Théobaldes, ceux qui, se persuadant qu’un auteur écrit seulement pour les amuser par la satire, et point du tout pour les instruire par une saine morale, au lieu de prendre pour eux et de faire servir à la correction de leurs mœurs les divers traits qui sont semés dans un ouvrage, s’appliquent à découvrir, s’ils le peuvent, quels de leurs amis ou de leurs ennemis ces traits peuvent regarder, négligent dans un livre tout ce qui n’est que remarques solides ou sérieuses réflexions, quoique en si grand nombre qu’elles le composent presque tout entier, pour ne s’arrêter qu’aux peintures ou aux caractères ; et après les avoir expliqués à leur manière et en avoir cru trouver les originaux, donnent au public de longues listes, ou, comme ils les appellent, des clefs : fausses clefs, et qui leur sont aussi inutiles qu’elles sont injurieuses aux personnes dont les noms s’y voient déchiffrés, et à l’écrivain qui en est la cause, quoique innocente.
J’avais pris la précaution de protester dans une préface contre tous ces interprétations, que quelque connaissance que j’ai des hommes m’avait fait prévoir, jusqu’à hésiter quelque temps si je devais rendre mon livre public, et à balancer entre le désir d’être utile à ma patrie par mes écrits, et la crainte de fournir à quelques-uns de quoi exercer leur malignité. Mais puisque j’ai eu la faiblesse de publier ces Caractères, quelle digue élèverai-je contre ce déluge d’explications qui inonde la ville, et qui bientôt va gagner la cour ? Dirai-je sérieusement, et protesterai-je avec d’horribles serments, que je ne suis ni auteur ni complice de ces clefs qui courent ; que je n’en ai donné aucune ; que mes plus familiers amis savent que je les leur ai toutes refusées ; que les personnes les plus accréditées de la cour ont désespéré d’avoir mon secret ? N’est-ce pas la même chose que si je me tourmentais beaucoup à soutenir que je ne suis pas un malhonnête homme, un homme sans pudeur, sans mœurs, sans conscience, tel enfin que les gazetiers dont je viens de parler ont voulu me représenter dans leur libelle diffamatoire ?
Mais d’ailleurs comment aurais-je donné ces sortes de clefs, si je n’ai pu moi-même les forger telles qu’elles sont et que je les ai vues ? Étant presque toutes différentes entre elles, quel moyen de les faire servir à une même entrée, je veux dire à l’intelligence de mes Remarques ? Nommant des personnes de la cour et de la ville à qui je n’ai jamais parlé, que je ne connais point, peuvent-elles partir de moi et être distribuées de ma main ? Aurais-je donné celles qui se fabriquent à Romorentin, à Mortaigne et à Belesme, dont les différentes applications sont à la baillive, à la femme de l’assesseur, au président de l’Élection, au prévôt de la maréchaussée et au prévôt de la collégiale ? Les noms y sont fort bien marqués ; mais ils ne m’aident pas davantage à connaître les personnes. Qu’on me permette ici une vanité sur mon ouvrage : je suis presque disposé à croire qu’il faut que mes peintures expriment bien l’homme en général, puisqu’elles ressemblent à tant de particuliers, et que chacun y croit voir ceux de sa ville ou de sa province. J’ai peint à la vérité d’après nature, mais je n’ai pas toujours songé à peindre celui-ci ou celle-là dans mon livre des Mœurs. Je ne me suis point loué au public pour faire des portraits qui ne fussent que vrais et ressemblants, de peur que quelquefois ils ne fussent pas croyables, et ne parussent feints ou imaginés. Me rendant plus difficile, je suis allé plus loin : j’ai pris un trait d’un côté et un trait d’un autre ; et de ces divers traits qui pouvaient convenir à une même personne, j’en ai fait des peintures vraisemblables, cherchant moins à réjouir les lecteurs par le caractère, ou comme le disent les mécontents, par la satire de quelqu’un, qu’à leur proposer des défauts à éviter et des modèles à suivre.
Il me semble donc que je dois être moins blâmé que plaint de ceux qui par hasard verraient leurs noms écrits dans ces insolentes listes, que je désavoue et que je condamne autant qu’elles le méritent. J’ose même attendre d’eux cette justice, que sans s’arrêter à un auteur moral qui n’a eu nulle intention de les offenser par son ouvrage, ils passeront jusqu’aux interprètes, dont la noirceur est inexcusable. Je dis en effet ce que je dis, et nullement ce qu’on assure que j’ai voulu dire ; et je réponds encore moins de ce qu’on me fait dire, et que je ne dis point. Je nomme nettement les personnes que je veux nommer, toujours dans la vue de louer vertu ou leur mérite ; j’écris leurs noms en lettres capitales, afin qu’on les voie de loin, et que le lecteur ne coure pas risque de les manquer. Si j’avais voulu mettre des noms véritables aux peintures moins obligeantes, je me serais épargné le travail d’emprunter les noms de l’ancienne histoire, d’employer des lettres initiales, qui n’ont qu’une signification vaine et incertaine, de trouver enfin mille tours et mille faux-fuyants pour dépayser ceux qui me lisent, et les dégoûter des applications. Voilà la conduite que j’ai tenue dans la composition des Caractères.
Sur ce qui concerne la harangue, qui a paru longue et ennuyeuse au chef des mécontents, je ne sais en effet pourquoi j’ai tenté de faire de ce remerciement à l’Académie française un discours oratoire qui eût quelque force et quelque étendue. De zélés académiciens m’avaient déjà frayé ce chemin ; mais ils se sont trouvés en petit nombre ; et leur zèle pour l’honneur et pour la réputation de l’Académie n’a eu que peu d’imitateurs. Je pouvais suivre l’exemple de ceux qui, postulant une place dans cette compagnie sans avoir jamais rien écrit, quoiqu’ils sachent écrire, annoncent dédaigneusement, la veille de leur réception, qu’ils n’ont que deux mots à dire et qu’un moment à parler, quoique capables de parler longtemps et de parler bien.
J’ai pensé au contraire qu’ainsi que nul artisan n’est agrégé à aucune société, ni n’a ses lettres de maîtrise sans faire son chef-d’œuvre, de même et avec encore plus de bienséance, un homme associé à un corps qui ne s’est soutenu et ne peut jamais se soutenir que par l’éloquence, se trouvait engagé à faire, en y entrant, un effort en ce genre, qui le fît aux yeux de tous paraître digne du choix dont il venait de l’honorer. Il me semblait encore que puisque l’éloquence profane ne paraissait plus régner au barreau, d’où elle a été bannie par la nécessité de l’expédition, et qu’elle ne devait plus être admise dans la chaire, où elle n’a été que trop soufferte, le seul asile qui pouvait lui rester était l’Académie française ; et qu’il n’y avait rien de plus naturel, ni qui pût rendre cette Compagnie plus célèbre, que si, au sujet des réceptions de nouveaux académiciens, elle savait quelquefois attirer la cour et la ville à ses assemblées, par la curiosité d’y entendre des pièces d’éloquence d’une juste étendue, faites de main de maîtres, et dont la profession est d’exceller dans la science de la parole.
Si je n’ai pas atteint mon but, qui était de prononcer un discours éloquent, il me paraît du moins que je me suis disculpé de l’avoir fait trop long de quelques minutes ; car si d’ailleurs Paris, à qui on l’avait promis mauvais, satirique et insensé, s’est plaint qu’on lui avait manqué de parole ; si Marly, où la curiosité de l’entendre s’était répandue, n’a point retenti d’applaudissements que la cour ait donnés à la critique qu’on en avait faite ; s’il a su franchir Chantilly, écueil des mauvais ouvrages ; si l’Académie française, à qui j’avais appelé comme au juge souverain de ces sortes de pièces, étant assemblée extraordinairement, a adopté celle-ci, l’a fait imprimer par son libraire, l’a mise dans ses archives ; si elle n’était pas en effet composée d’un style affecté, dur et interrompu, ni chargée de louanges fades et outrées, telles qu’on les lit dans les prologues d’opéras, et dans tant d’épîtres dédicatoires, il ne faut plus s’étonner qu’elle ait ennuyé Théobalde. Je vois les temps, le public me permettra de le dire, où ce ne sera pas assez de l’approbation qu’il aura donnée à un ouvrage pour en faire la réputation, et que pour y mettre le dernier sceau, il sera nécessaire que de certaines gens le désapprouvent, qu’ils y aient bâillé.
Car voudraient-ils, présentement qu’ils ont reconnu que cette harangue a moins mal réussi dans le public qu’ils ne l’avaient espéré, qu’ils savent que deux libraires ont plaidé à qui l’imprimerait, voudraient-ils désavouer leur goût et le jugement qu’ils en ont porté dans les premiers jours qu’elle fut prononcée ? Me permettraient-ils de publier, ou seulement de soupçonner, une tout autre raison de l’âpre censure qu’ils en firent, que la persuasion où ils étaient qu’elle la méritait ? On sait que cet homme, d’un nom et d’un mérite si distingué, avec qui j’eus l’honneur d’être reçu à l’Académie française, prié, sollicité, persécuté de consentir à l’impression de sa harangue, par ceux mêmes qui voulaient supprimer la mienne et en éteindre la mémoire, leur résista toujours avec fermeté. Il leur dit qu’il ne pouvait ni ne devait approuver une distinction si odieuse qu’ils voulaient faire entre lui et moi ; que la préférence qu’ils donnaient à son discours avec cette affectation et cet empressement qu’ils lui marquaient, bien loin de l’obliger, comme ils pouvaient le croire, lui faisait au contraire une véritable peine ; que deux discours également innocents, prononcés dans le même jour, devaient être imprimés dans le même temps. Il s’expliqua ensuite obligeamment, en public et en particulier, sur le violent chagrin qu’il ressentait de ce que les deux auteurs de la gazette que j’ai cités avaient fait servir les louanges qu’il leur avait plu de lui donner à un dessein formé de médire de moi, de mon discours et de mes Caractères ; et il me fit, sur cette satire injurieuse, des explications et des excuses qu’il ne me devait point. Si donc on voulait inférer de cette conduite des Théobaldes, qu’ils ont cru faussement avoir besoin de comparaisons et d’une harangue folle et décriée pour relever celle de mon collègue, ils doivent répondre, pour se laver de ce soupçon qui les déshonore, qu’ils ne sont ni courtisans, ni dévoués à la faveur, ni intéressés, ni adulateurs ; qu’au contraire ils sont sincères, et qu’ils ont dit naïvement ce qu’ils pensaient du plan, du style et des expressions de mon remerciement à l’Académie française. Mais on ne manquera pas d’insister et de leur dire que le jugement de la cour et de la ville, des grands et du peuple, lui a été favorable. Qu’importe ? Ils répliqueront avec confiance que le public a son goût, et qu’ils ont le leur : réponse qui ferme la bouche et qui termine tout différend. Il est vrai qu’elle m’éloigne de plus en plus de vouloir leur plaire par aucun de mes écrits ; car si j’ai un peu de santé avec quelques années de vie, je n’aurai plus d’autre ambition que celle de rendre, par des soins assidus et par de bons conseils, mes ouvrages tels qu’ils puissent toujours partager les Théobaldes et le public.