14 La dame à la mantille

Je n’avais pas revu Sandy depuis le premier soir. Il semblait avoir complètement disparu de ce monde, et Blenkiron et moi attendîmes anxieusement un mot ou des nouvelles de lui. Nos affaires étaient en bonne voie. Nous devions nous rendre incessamment en Mésopotamie, mais notre voyage serait une faillite grotesque si nous n’arrivions pas à obtenir d’autres renseignements au sujet de Manteau-Vert. Cela nous paraissait à peu près impossible, car personne ne nous soufflait mot de son existence, et il nous était naturellement interdit de poser des questions. Nous n’avions qu’un seul espoir : Sandy. Nous désirions vivement savoir où le Prophète se trouvait et quels étaient ses plans. Je suggérai à Blenkiron que nous pourrions peut-être faire plus d’efforts pour parvenir jusqu’à Frau von Einem.

– Il n’y a rien à faire dans cette direction, répliqua-t-il nettement. C’est la femme la plus dangereuse qui soit, et si elle avait le moindre soupçon que nous ayons quelque idée de son plan favori, nous nous retrouverions bientôt tous deux dans le Bosphore.

Tout cela était très gentil. Mais qu’arriverait-il si l’on nous envoyait à Bagdad avec des instructions pour y noyer les Anglais ? Le temps passait, et je doutais qu’on nous accordât encore plus de trois jours à Constantinople. J’éprouvais exactement la même sensation que j’avais eue auprès de Stumm, lorsque je ne voyais aucun moyen de l’empêcher de m’expédier au Caire. Blenkiron lui-même devenait inquiet ; il faisait des réussites incessantes et se taisait. J’essayai de tirer quelque chose des domestiques : ils ne savaient rien, ou bien ils ne voulaient pas parler ; mais la première hypothèse me parut plus vraisemblable. En parcourant les rues, j’avais beau ouvrir les yeux, je ne voyais aucun indice des hommes aux peaux de bêtes. La Compagnie des Heures Roses semblait s’être évaporée, et je vins à me demander si elle avait jamais existé.

L’inquiétude m’énerva ; pour me calmer, je résolus de prendre de l’exercice. Ce n’était pas agréable de se promener en ville. J’étais écœuré des odeurs, de la misère et de la foule dévorée de vermine. Blenkiron et moi réussîmes enfin à louer des chevaux de cavalerie turcs et, par un après-midi gris et brumeux, nous galopâmes à travers les faubourgs vers la campagne. Un brouillard de mer voilait les rivages d’Asie. Il ne fut pas facile de trouver un espace libre où galoper. La terre était toute divisée en jardins et en d’innombrables petits carrés cultivés. Nous suivîmes les falaises surplombant la mer et, parvenant à une plaine, nous y surprîmes des escouades de soldats turcs en train d’y creuser des tranchées. Dès que nous laissions courir nos chevaux, il nous fallait aussitôt les arrêter net devant une équipe creusant des tranchées ou installant des fils de fer barbelés. Des rouleaux de fil de fer gisaient par terre de tous côtés et Blenkiron faillit même être jeté à bas de sa monture. Nous fûmes continuellement arrêtés par des sentinelles et contraints de montrer nos laissez-passer. Néanmoins, la course nous fit du bien et secoua notre bile. Lorsque nous tournâmes bride, je me sentis un peu plus dans mon assiette. Nous rentrâmes au trot à travers le court crépuscule d’hiver, passant devant les jardins boisés de villas blanches, arrêtés à tous moments par des convois et des compagnies de soldats. La pluie s’était mise à tomber pour de bon ; nous étions crottés et trempés. En passant devant une villa entourée d’un mur blanc élevé, nous entendîmes le bruit d’une cithare qui me rappela un peu l’après-midi passé dans le Pavillon de Kuprasso. J’arrêtai mon cheval et proposai de nous renseigner un peu sur les habitants du lieu. Blenkiron refusa sèchement.

– En Turquie, les cithares sont aussi communes que les puces, dit-il. Vous ne voulez pas rôder autour des écuries d’un monsieur quelconque et puis y trouver le palefrenier en train d’amuser ses amis ? Dans ce pays, on n’aime guère les visites, et si vous franchissez les murs, vous risquez d’encourir de graves ennuis. C’est sans doute le harem de quelque vieux Turc !

Je n’étais pourtant pas convaincu et j’essayai de noter l’endroit dans ma mémoire. Nous étions à 5 kilomètres environ de la ville, à l’extrémité de la colline montant au Bosphore. Je m’imaginai que quelque haut personnage devait habiter cette villa, car un peu plus loin, nous rencontrâmes une grande auto vide qui remontait l’allée et qui appartenait évidemment à la villa.

Le lendemain, la dyspepsie de Blenkiron lui donna du fil à retordre. Vers midi, il fut même obligé de se coucher. Alors, n’ayant rien de mieux à faire, je pris de nouveau les chevaux et partis avec Peter. C’était amusant de voir ce dernier perché sur une selle réglementaire de l’armée turque, chevauchant avec les étriers très bas à la bœr, et tout ramassé sur lui-même à la manière de l’arrière-veldt.

L’après-midi débuta mal. Un violent vent du nord nous lançait des nappes de pluie dans le visage et nous engourdissait les mains. Nous prîmes la route même que j’avais suivie la veille, mais nous tenant à l’ouest des escouades occupées à creuser les tranchées. Nous parvînmes enfin à une vallée peu profonde où un village blanc se pelotonnait au milieu des cyprès. Au-delà s’étendait une route assez bonne qui nous mena jusqu’au sommet d’une colline d’où l’on devait découvrir une belle vue par un temps clair. Nous fîmes demi-tour, et je m’arrangeai de façon à parvenir au sommet de la longue allée qui aboutissait à la ville. Je désirais examiner la villa blanche.

Mais à peine étions-nous sur le chemin du retour que nous nous trouvâmes dans une situation fort désagréable. Un chien de berger, affreux bâtard jaunâtre, se rua sur nous comme un fou. Il s’attaqua plus spécialement à Peter et mordit les jambes de son cheval qui fit de violents écarts. J’aurais dû mettre Peter sur ses gardes, mais je ne me rendis compte que trop tard de ce qui se passait. Peter se rappela la façon sommaire dont il traitait les chiens des kraals cafres. Voyant que l’animal méprisait les coups de cravache, il tira son revolver et lui logea une balle dans la tête.

À peine les échos de la détonation étaient-ils éteints que nos ennuis commencèrent. Un grand diable apparut tout à coup et se mit à courir vers nous en criant à tue-tête. Je devinai que c’était le propriétaire du chien, et je me proposai de ne faire aucune attention à lui. Mais ses cris attirèrent deux autres individus, sans doute des soldats, qui épaulèrent leurs fusils tout en courant. Ma première idée fut de décamper, mais je n’avais pas envie de recevoir une balle dans le dos, et ces brigands avaient l’air capables de tout. Nous nous arrêtâmes donc et leur fîmes face.

Ils formaient le plus farouche trio imaginable. Le berger avait l’air d’un déterré avec ses cheveux embrouillés et une barbe comme un nid d’oiseaux. Les deux soldats nous dévisageaient d’un air hargneux, maniant leurs fusils, tandis que le berger criait et gesticulait tout en désignant Peter dont les yeux doux le contemplaient sans broncher.

Malheureusement, ni Peter ni moi nous ne connaissions un mot de turc. J’essayai de leur parler allemand, mais sans succès. Nous les regardions ; ils continuaient à rager contre nous, et la nuit tombait. Je fis mine de tourner bride comme pour continuer mon chemin, et les deux soldats me barrèrent aussitôt la route.

Ils se concertèrent vivement, puis l’un d’eux déclara très lentement :

– Il veut… livres…

Et il leva cinq doigts.

Ils devinaient sans doute, d’après notre tournure, que nous n’étions pas Allemands.

– Le diable s’il aura un sou ! dis-je avec colère.

Puis la conversation languit à nouveau. La situation devenait sérieuse. Je glissai un mot à Peter. Les soldats tenaient leurs fusils mollement dans leurs mains ; avant qu’ils pussent faire un mouvement, Peter et moi les menaçâmes de nos revolvers.

– Si vous bougez, vous êtes morts, déclarai-je.

Ils comprirent fort bien ces mots et demeurèrent immobiles, tandis que le berger s’interrompit dans ses digressions et se mit à ronronner comme un gramophone quand le disque est terminé.

– Lâchez vos fusils, dis-je. Allons, dépêchez-vous, sans quoi nous tirons.

Mon ton leur fit sans doute comprendre le sens de mes paroles. Nous considérant toujours fixement, ils laissèrent les fusils glisser à terre. L’instant d’après, nous les poursuivions, et ils s’enfuirent tous trois comme des lapins. Je tirai par-dessus leurs têtes pour les encourager. Peter mit pied à terre et jeta les fusils dans un tas de broussailles où on ne les trouverait pas facilement.

Cette aventure avait pris un certain temps. Il commençait à faire très sombre et nous avions à peine franchi un kilomètre qu’il faisait nuit noire. C’était une situation agaçante, car je ne savais pas du tout où nous nous trouvions, et je n’avais qu’une idée fort vague de la topographie de ces parages. Il me semblait que le meilleur parti à prendre était de grimper jusqu’au sommet d’une colline afin d’essayer de découvrir les lumières de la ville. Mais la campagne était si accidentée qu’il fut difficile de trouver une colline suffisamment haute.

Nous dûmes nous fier à l’instinct de Peter. Je lui demandai où se trouvait notre direction et il demeura un instant immobile à humer l’air. Puis du doigt, il désigna la direction, qui était contraire à celle que j’eusse suivie laissé à mes propres ressources. Mais dans un cas comme celui-ci, il ne se trompait pour ainsi dire presque jamais.

Nous parvînmes bientôt à une longue pente dont la vue me ragaillardit, mais parvenus au sommet, nous ne vîmes aucune lumière, seulement un gouffre noir comme l’intérieur d’une coquille. Et tandis que j’y plongeais mes regards, essayant de percer l’obscurité, il me sembla y discerner des taches plus noires qui étaient peut-être des bois.

– Il y a une maison en face de nous, vers la gauche, dit Peter.

Je regardai dans la direction qu’il indiquait, jusqu’à ce que j’eusse mal aux yeux, mais je ne vis rien.

– Eh bien ! pour l’amour de Dieu, menez-moi jusque-là, lui dis-je.

Et, suivi de Peter, je descendis la colline. L’obscurité se collait à nous comme un vêtement et ce fut un bien rude trajet. Nous enfonçâmes deux fois dans des marais, mon cheval s’arrêta au bord d’une ancienne sablonnière ; nous nous embrouillâmes dans des fils de fer qui traînaient à terre, et nous butâmes plus d’une fois dans des arbres. Je descendis plusieurs fois de cheval afin de pratiquer des brèches dans des barricades de pierres entassées, mais enfin, après maintes glissades, nous trouvâmes ce qui nous parut être une route droite. Devant nous se dressait un morceau d’obscurité particulièrement sombre. C’était un mur très haut.

Je soutins que tous les murs sont pourvus de portes et j’avançai en tâtonnant. Je trouvai bientôt une vieille grille de fer, aux gonds brisés, que nous ouvrîmes facilement. Nous vîmes un sentier menant aux communs d’une maison. On ne passait certainement jamais par ce sentier, car il était couvert d’une couche épaisse de feuilles mortes, et en les foulant, j’eus l’impression que l’herbe y poussait.

Nous avions mis pied à terre et nous menions nos chevaux par la bride. Cinquante mètres plus loin, le sentier cessa brusquement et nous nous trouvâmes sur une route carrossable. La maison ne devait pas être très éloignée, mais je n’avais aucune idée de la direction qu’il fallait suivre pour la trouver.

Or, je n’avais guère envie, à une pareille heure, de rendre visite à un Turc inconnu. Il nous fallait repérer l’endroit où cette avenue débouchait sur le sentier ; alors, nous verrions aisément notre chemin de retour. Nous nous trouvions entre le sentier et la maison, et il me paraissait imprudent de nous présenter à la porte d’entrée avec les chevaux. Je dis à Peter de m’attendre à l’extrémité du sentier, tandis que j’explorais un peu le terrain. Je me dirigeai vers la droite, ayant l’intention de rebrousser chemin si j’apercevais une lumière et de prendre sans tarder, avec Peter, la direction opposée.

Je marchais comme un aveugle, à travers une obscurité complète. L’avenue paraissait bien tenue, et le bruit de mes pas s’assourdissait sur le gravier mouillé. De grands arbres bordaient la route ; je m’égarai plus d’une fois dans les bosquets trempés.

Puis tout à coup, je m’arrêtai net. Je venais d’entendre quelqu’un qui sifflait à moins de 10 mètres de moi. Et, fait étrange, l’inconnu sifflait un air que je connaissais, mais qui était bien le dernier air que je m’attendais à entendre dans cette partie du monde. C’était un air écossais, Ca’the yowes to the knowes, que mon père aimait beaucoup.

Sans doute le siffleur devina ma présence, car il s’arrêta brusquement au milieu d’une mesure. J’éprouvai une curiosité intense de savoir qui cet inconnu pouvait être. Je me mis donc à siffler et je terminai l’air.

Il y eut un instant de silence. Puis l’inconnu recommença à siffler et s’arrêta de nouveau. De nouveau, je terminai l’air.

Alors, il me sembla qu’il s’approchait de moi. Il régnait un grand calme dans ces ténèbres et je crus entendre le bruit d’un pas léger. Je reculai instinctivement. Tout à coup, une lampe électrique brilla si vivement à un mètre de moi que je ne pus distinguer celui qui la tenait. Une voix me parla dans l’obscurité, une voix que je connaissais bien, et je sentis une main se poser sur mon bras.

– Que diable faites-vous ici, Dick ? me demanda-t-on d’un accent un peu consterné.

Je lui expliquai tout dans une phrase rapide, car je commençai à être extrêmement énervé.

– Vous n’avez jamais couru un plus grand danger de votre vie ! reprit la voix. Grand Dieu ! qui a bien pu vous amener ici aujourd’hui ?

Vous pouvez vous imaginer que j’étais assez effrayé, car Sandy n’exagérait pas. Et l’instant d’après, j’eus encore plus peur, car il saisit tout à coup mon bras et m’entraîna d’un bond vers le côté du chemin. Je ne voyais rien, mais je devinai qu’il regardait par-dessus son épaule et je l’imitai. À une douzaine de mètres derrière nous, les deux phares d’une auto trouaient l’obscurité.

L’auto s’avançait lentement, ronronnant comme un gros chat, et nous reculâmes davantage parmi les bosquets. Les phares projetaient comme un éventail de lumière de chaque côté de la route, éclairant presque à mi-hauteur les arbres qui nous surplombaient. Un homme en uniforme était assis à côté du chauffeur, que je distinguai vaguement au reflet des phares, mais tout l’intérieur de l’auto était plongé dans l’obscurité.

L’auto glissa vers nous, nous dépassa, et je commençais à me tranquilliser lorsque tout à coup, elle s’arrêta. Une ampoule électrique éclaira brusquement l’intérieur et j’y aperçus une silhouette de femme.

Le domestique était descendu et avait ouvert la porte. Le son d’une voix parvint jusqu’à nous, une voix douce et claire qui parlait une langue que je ne comprenais pas. Au son de cette voix, Sandy se jeta vers l’auto et je le suivis, car il ne fallait pas qu’on me trouvât en train de me cacher parmi les bosquets.

J’étais si ébloui par le brusque éclat de lumière qu’au début, je clignai des yeux sans rien distinguer. Puis, m’étant accoutumé à la clarté, j’aperçus une auto dont l’intérieur était tapissé de gris tourterelle avec de merveilleuses garnitures d’argent et d’ivoire. La femme portait une mantille de dentelle qui retombait sur sa tête et ses épaules ; une de ses mains, ornée de bagues, retenait les plis de la mantille de façon à cacher la plus grande partie de son visage. Je ne vis que de grands yeux gris-bleu et des doigts minces.

Sandy se tenait très droit, les poings sur les hanches. Il ne ressemblait aucunement à un domestique en présence de sa maîtresse. Il a toujours été bel homme. Costumé dans ces vêtements bizarres, la tête rejetée en arrière, les sourcils froncés sous sa calotte de fourrure, il ressemblait à quelque roi sauvage de l’antiquité. Il parlait turc et me jetait de temps à autre des regards furibonds et intrigués. Je devinai qu’il était censé ne pas connaître d’autre langue, et qu’il demandait qui diable je pouvais bien être.

Puis ils me regardèrent tous deux. Sandy me dévisagea du regard fixe du romanichel, et la femme me considéra avec ses yeux curieux, si pâles et pourtant si beaux. Ils examinèrent mes habits, mes culottes neuves, mes bottines crottées, mon chapeau à grands rebords. Je me découvris et je la saluai.

– Madame, il faut m’excuser d’avoir ainsi envahi votre jardin. Je suis sorti faire une promenade avec mon domestique qui m’attend un peu plus loin avec les chevaux, et croiriez-vous que nous nous sommes perdus ? Nous sommes entrés par la grille donnant sur la route derrière votre maison. J’étais à la recherche de la porte d’entrée afin de trouver quelqu’un qui pût nous indiquer le chemin, quand je suis tombé sur ce nigaud qui ne comprend pas un mot de ce que je lui dis. Je suis américain, et votre gouvernement vient de me confier une grosse entreprise. Je suis désolé de vous déranger, mais je vous serais particulièrement reconnaissant de nous prêter quelqu’un qui puisse nous montrer comment regagner la ville.

Le regard de la femme ne quittait pas mon visage.

– Voulez-vous monter dans l’auto ? me demanda-t-elle en excellent anglais. Arrivée à la maison, je mettrai un domestique à votre disposition.

Elle tira le bas de son manteau de fourrure pour me faire place, et je pris le siège qu’elle m’indiquait.

Je n’ai jamais compris grand-chose aux femmes ; je les connais à peu près autant que le chinois ! Toute ma vie, j’ai vécu entouré d’hommes, et souvent d’hommes rudes et endurcis. Ayant fait fortune, j’étais rentré en Angleterre avec l’espoir d’aller un peu dans le monde, mais l’histoire de la Pierre Noire m’occupa presque aussitôt. Puis la guerre survint, de sorte que mon éducation mondaine demeura singulièrement défectueuse. C’était la première fois que je me trouvais seul dans une auto avec une femme, et je me sentais horriblement gêné. Les coussins moelleux et l’atmosphère tout imprégnée de parfums subtils me causèrent un profond malaise. Je ne songeai ni aux paroles sérieuses de Sandy, ni à l’avertissement de Blenkiron, ni à ma mission, ni au rôle que cette femme allait y jouer. Je songeai seulement que j’éprouvais une timidité atroce que l’obscurité aggravait, car j’étais bien persuadé que ma compagne me considérait tout le temps en se moquant de moi.

L’auto s’arrêta, et un grand diable de laquais ouvrit la porte. La dame à la mantille franchit le seuil avant que j’eusse sauté de l’auto. Je la suivis gauchement, l’eau suintant de mes lourdes bottes. Je remarquai qu’elle était très grande.

Elle me conduisit jusqu’à une salle où deux colonnes soutenaient des lampes en forme de torches. La pièce n’était éclairée que par leur reflet ; des bouches de chaleur la chauffaient comme une serre. D’épais et doux tapis recouvraient les planchers ; aux murs pendait une tapisserie ou un tapis d’un dessin géométrique fort compliqué, dont chaque fil était un vrai joyau.

Alors, debout entre les colonnes, elle se tourna brusquement et me fit face. Elle rejeta ses fourrures en arrière et la mantille noire glissa sur ses épaules.

– J’ai entendu parler de vous, dit-elle. Vous êtes Richard Hanau, l’Américain. Pourquoi êtes-vous venu ici ?

– Pour prendre part à la campagne, dis-je. Je suis ingénieur, et j’ai cru pouvoir être utile dans une entreprise comme celle de Mésopotamie, par exemple.

– Vous êtes du côté de l’Allemagne ? me demanda-t-elle.

– Mais oui, répondis-je. Nous autres, Américains, sommes censément neutres : cela veut dire que nous avons le droit de choisir nos sympathies. Moi, je suis pour le Kaiser.

Ses yeux me fouillèrent, mais sans soupçon. Je vis bien qu’elle ne pensait pas à s’assurer si je disais vrai. Non, elle soupesait ma valeur en tant qu’homme. Je ne saurais décrire ce regard. Il ne contenait aucune suggestion sexuelle, ni même cette sympathie avec laquelle un être humain explore l’existence d’autrui. J’étais pour elle un objet, une chose infiniment éloignée de toute intimité. C’est ainsi que j’aurais pu regarder un cheval à vendre, examinant minutieusement son poitrail, ses jarrets et son pas. C’est ainsi que les anciens seigneurs de Constantinople examinaient sans doute les esclaves que les hasards de la guerre amenaient au marché, évaluant leur capacité pour telle ou telle tâche, sans jamais songer qu’acheteur et esclave possédaient une humanité commune. Et pourtant, ce n’était pas tout à fait cela. Cette femme m’estimait non en vue d’un devoir spécial, mais pour mes qualités essentielles. Je me sentais livré aux regards scrutateurs d’un connaisseur en nature humaine.

J’ai écrit que je ne connaissais pas les femmes. Pourtant, tout homme porte innée en lui comme une perception intérieure toute sexuelle. Je me sentais gêné, troublé et pourtant fasciné. Cette femme au visage long et délicat, nimbé de cheveux blonds, aux yeux pâles et brillants, ainsi posée comme une exquise statue entre ces deux colonnes de marbre, présentait la fascination d’un rêve. Je la détestais instinctivement, je la haïssais, et pourtant, je souhaitais éveiller son intérêt. C’était comme une insulte à ma virilité d’être évalué ainsi froidement, et je sentis un antagonisme me gagner. Je suis fort, plutôt au-dessus de la taille moyenne, et mon irritation me raidit de la tête aux pieds. Je rejetai la tête en arrière et lui rendis son regard froid et orgueilleux.

Je me souviens qu’un jour, le médecin de bord d’un navire, qui s’occupait d’hypnotisme, me dit que j’étais la personne la plus réfractaire à toute suggestion qu’il eût jamais rencontrée. Il m’assura que j’étais un aussi bon sujet que le Mont de la Table. Je me rendis tout à coup compte que cette femme essayait de m’hypnotiser. Ses yeux se dilatèrent, se firent lumineux, et je fus conscient pour un instant d’une volonté luttant contre la mienne. Je sentis aussi au même moment l’étrange parfum qui me rappelait l’heure fantastique passée dans le pavillon de Kuprasso. Cette impression s’effaça aussitôt et elle baissa les yeux. Je crus lire l’insuccès dans son regard mêlé peut-être à un peu de satisfaction, comme si elle avait trouvé en moi autre chose que ce qu’elle croyait découvrir.

– Quelle vie avez-vous menée ? me demanda la douce voix.

À ma surprise, je pus lui répondre très naturellement :

– J’ai exercé la profession d’ingénieur des mines un peu partout dans le monde entier.

– Vous avez bravé le danger plusieurs fois ?

– J’ai bravé le danger.

– Vous avez combattu ?

– J’ai combattu.

Son sein se souleva et puis retomba dans un soupir. Un sourire, un très beau sourire, éclaira son visage. Elle me tendit la main.

– Les chevaux sont à la porte, dit-elle, et votre domestique vous attend. Un de mes gens vous reconduira jusqu’en ville.

Elle se détourna et, quittant le cercle de lumière, s’enfonça dans l’obscurité.

Peter et moi retournâmes sous la pluie, et un des compagnons aux peaux de bêtes nous accompagna. Nous n’échangeâmes pas un mot ; car mes pensées suivaient, tels des limiers, les traces des dernières heures. J’avais vu la mystérieuse Hilda von Einem, je lui avais parlé, j’avais tenu sa main dans la mienne. Elle m’avait insulté de la façon la plus subtile et pourtant, je n’étais pas fâché. La partie que je jouais m’apparut tout à coup comme investie de la plus grande solennité. Mes vieux ennemis Stumm, Rasta et tout l’empire allemand passèrent au deuxième plan, me laissant seulement en face de la femme mince aux yeux pâles.

– Folle et mauvaise, et surtout mauvaise ! avait dit Blenkiron.

Ces termes ne me paraissaient guère appropriés, car ils appartenaient au monde étroit de notre expérience commune. Cette femme la dépassait, de même qu’un cyclone ou un tremblement de terre dépassent la routine décente de la nature. Peut-être était-elle folle et mauvaise, mais elle était grande aussi. Avant d’arriver, notre guide me tira par la manche et prononça quelques mots qu’il avait sans doute appris par cœur.

– Le maître vous dit de l’attendre à minuit.

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