9 Le retour de Traînard

Avant de me coucher, ce soir-là, je travaillai ferme pendant plusieurs heures dans la chambre des machines. Le navire était en assez bon état, et je vis que mes fonctions ne seraient pas ardues. Il n’y avait pas de véritable ingénieur à bord. En plus des chauffeurs, il n’y avait que deux jeunes gens qui, un an auparavant, étaient apprentis au chantier de Hambourg. Ils étaient tous deux tuberculeux et d’une politesse extrême. Ils m’obéissaient sans rien dire. Si vous m’eussiez vu à l’heure du coucher, vêtu de ma cotte bleue, chaussé d’une paire d’espadrilles et coiffé d’une casquette plate (tous ces objets ayant appartenu à feu Walter), vous eussiez juré que j’avais passé toute ma vie dans la chambre de chauffe d’un navire ! En fait, j’avais appris tout ce que je savais pendant un court voyage sur le Zambèze, lorsque j’avais remplacé l’ingénieur du bord qui s’était enivré et jeté par-dessus le bastingage parmi les crocodiles.

Il était clair que le capitaine Schenk n’était pas à la hauteur de cette entreprise. C’était un Frison et un marin de haute mer de tout premier ordre, mais comme il connaissait bien le delta du Rhin et que la marine marchande boche était immobilisée jusqu’après la guerre, on lui avait confié ces transports de munitions. Mais l’affaire l’ennuyait et il ne la comprenait pas très bien. Les cartes des rivières lui paraissaient embrouillées ; bien que la navigation fût toute simple pendant plusieurs centaines de kilomètres, il s’agitait continuellement à propos du pilotage. Il eût été beaucoup plus dans son élément à se frayer un chemin à travers les barres de l’embouchure de l’Ems ou à lutter contre le norois dans la Baltique. Il remorquait six péniches, mais c’était chose facile vu la crue du Danube, excepté quand on devait marcher lentement.

Chaque péniche comptait deux hommes d’équipage ; ils venaient à bord chaque matin pour toucher leurs rations. C’était une opération amusante, car nous n’amarrions jamais si nous pouvions faire autrement. Chaque péniche possédait un canot ; les hommes ramaient jusqu’à la péniche précédente, embarquaient sur le canot de cette péniche, et recommençaient ainsi jusqu’à ce qu’ils fussent parvenus au remorqueur.

Six hommes apparaissaient dans le canot de la péniche qui nous suivait immédiatement et emportaient les provisions pour les autres. C’étaient pour la plupart des Frisons à la parole lente, aux cheveux roux ; ils ressemblaient beaucoup au type que l’on trouve sur la côte d’Essex.

Je m’entendis avec le capitaine Schenk, précisément parce que c’était un marin de pleine mer et novice à ce genre d’entreprise. C’était un brave homme qui écoutait volontiers mes conseils. Je n’étais pas à bord depuis vingt-quatre heures qu’il me confiait toutes ses difficultés et j’essayais de le réconforter de mon mieux. Et les difficultés abondaient, car le lendemain, c’était la Saint Sylvestre.

Je savais que cette journée était une fête fort joyeuse en Écosse, mais en Allemagne, on la célébrait, encore bien plus gaiement. Schenk se rendit compte que malgré la valeur du matériel et l’urgence d’une prompte arrivée, il fallait donner aux hommes quelques heures de permission. Un peu avant la tombée de la nuit, nous passâmes devant une ville assez importante dont je n’ai jamais pu savoir le nom. Nous décidâmes d’y jeter l’ancre pour la nuit. Il était convenu qu’on laisserait un homme de garde sur chacune des péniches, tandis que le deuxième marin aurait une permission de quatre heures, à l’expiration de laquelle il reviendrait remplacer son camarade qui prendrait alors sa permission à son tour. Dès le retour de la première équipe, je vis que nous aurions des ennuis, mais je n’avais pas à protester. J’étais follement désireux de franchir la frontière autrichienne, car je craignais qu’on nous y soumît à un examen. Mais Schenk prenait le Sylvesterabend au sérieux, et j’aurais risqué une querelle à discuter avec lui.

Il arriva ce que je prévoyais. Les marins de la première équipe revinrent à bord vers minuit, inconscients du monde, et les autres s’amenèrent dans le courant de la matinée. Je restai à bord pour des raisons bien évidentes, mais lorsque la situation s’aggrava, le lendemain, je fus bien obligé de débarquer avec le capitaine à la recherche des retardataires. Nous parvînmes à les dénicher tous, sauf deux, et je suis porté à croire que ceux-là n’avaient jamais eu l’intention de revenir. C’étaient des sentinelles. La monotonie de leur vie avait fini par leur porter sur les nerfs.

Le capitaine était d’une humeur massacrante, car il était toujours assez vif. Il voulut racoler des marins, mais il n’y avait pas d’hommes dans cette ville. On n’y voyait que des enfants ou des vieillards. Comme je dirigeais un peu le voyage, j’étais également très ennuyé et j’aspergeai les ivrognes d’eau glacée, en proférant tous les plus atroces jurons dont je disposais en hollandais et en allemand. Il faisait un matin glacial ; tandis que nous parcourions en sacrant les ruelles longeant la rivière, j’entendis le caquetage sec de canards sauvages, et j’aurais vivement souhaité en tirer un. Je déclarai à un des marins, le plus ennuyeux, qu’il était une honte pour l’Empire et qu’il n’était bon qu’à aller se battre contre les Anglais.

– Grand Dieu ! s’écria le capitaine, nous ne pouvons nous attarder davantage. Il faut nous débrouiller aussi bien que possible. Je puis me passer d’un des marins du bord si vous pouvez me prêter un des chauffeurs.

Ainsi fut-il convenu, et nous retournions au grand galop, un peu essoufflés, vers le bateau, lorsque sur un banc, près du guichet des billets du débarcadère, j’aperçus une silhouette bien connue. C’était une forme très mince, se dessinant dans un vieux costume kaki qui avait perdu depuis longtemps toute ressemblance avec un uniforme. L’homme qui le portait avait un visage très doux et fumait paisiblement en contemplant le fleuve, les bateaux et nous autres, tapageurs, d’un regard tranquille de philosophe. Je n’aurais pas été plus surpris si j’avais vu le maréchal French, en personne, assis devant moi.

L’homme me regarda fixement sans paraître me reconnaître. Il attendait un indice. Je lui parlai rapidement en setsu, car je craignais que le capitaine ne comprît le hollandais.

– D’où venez-vous ? dis-je.

– Ils m’ont mis en prison, répondit Peter. Alors, je me suis enfui. Je suis fatigué, Cornélius, et j’aimerais continuer mon voyage par bateau.

– N’oubliez pas que vous avez travaillé pour moi en Afrique, dis-je. Vous venez du Damaraland. Vous êtes allemand et vous avez vécu trente ans à l’étranger. Vous savez surveiller une fournaise et vous avez travaillé dans les mines.

Alors, je me tournai vers le capitaine.

– Capitaine Schenk, voici un gars qui était autrefois sous mes ordres. C’est une vraie aubaine d’être tombé sur lui. Il est vieux et pas très solide de la tête, mais je vous garantis que c’est un bon travailleur. Il dit qu’il veut bien nous accompagner. Je puis l’utiliser dans la salle de chauffe.

– Levez-vous, dit le capitaine.

Peter se leva, léger, mince, robuste comme un léopard. Un marin ne juge pas les hommes d’après leur poids ni leur ampleur.

– Ça va, dit Schenk.

L’instant d’après, il réorganisait son équipage et donnait une rude semonce aux fêtards retardataires. Il advint que je ne pus garder Peter auprès de moi, car je fus obligé de l’envoyer sur une des péniches. Je pus pourtant échanger quelques mots avec lui. Je lui recommandai de veiller sur sa langue et de se conformer à sa réputation d’imbécile.

Ce maudit Sylvesterabend avait fait de grands ravages dans tout l’équipage, et le capitaine et moi fûmes tous deux bien las avant de regagner nos couchettes.

Mais tout finit par tourner au mieux. Nous passâmes la frontière dans l’après-midi. Je ne m’en rendis compte qu’en voyant un homme vêtu d’un uniforme inconnu monter à bord. Il copia quelques chiffres sur un bordereau et nous apporta le courrier. Je dus présenter un aspect fort rassurant avec mon visage sale et mon air absorbé. Il prit le nom des hommes de l’équipage et nota celui de Peter inscrit sur le livre du bord : Anton Blum.

– Cela doit vous paraître étrange, Herr Brandt, d’être interrogé par un agent de police, vous qui avez sans doute de nombreux policiers sous vos ordres ? me dit le capitaine.

Je haussai les épaules.

– C’est ma profession. Ma carrière m’oblige souvent à n’être même pas reconnu par mes propres domestiques.

Je voyais que je devenais peu à peu un personnage aux yeux du capitaine. Il aimait la façon dont je faisais travailler les hommes. Je n’avais pas été négrier pour rien !

Le dimanche soir, très tard, nous traversâmes une grande ville que le capitaine me dit être Vienne. Cette ville s’étendait sur plusieurs kilomètres et était brillamment éclairée comme un cirque. Puis nous passâmes par de grandes plaines où l’air devint glacial. Peter avait abordé le remorqueur une fois pour toucher sa ration, mais en général, il laissait ce soin à son compagnon, car il guettait son heure.

Un jour, ce devait être le 5 janvier, nous venions de passer Buda et nous traversions de grandes plaines détrempées à peine couvertes de neige. Le capitaine se mit en tête de me faire vérifier les cargaisons des péniches. Armé d’une longue liste dactylographiée, je fis le tour des péniches en commençant par la dernière. Il y avait un beau stock d’armes toutes plus meurtrières les unes que les autres. Je remarquai surtout des mitrailleuses, quelques pièces de campagne et des obus en nombre suffisant pour faire sauter toute la péninsule de Gallipoli. Je fus navré de voir tout cet excellent matériel destiné à recevoir nos braves tommies, et je me demandais si mon vrai devoir n’était pas de provoquer une vaste explosion. Heureusement, j’eus le bon sens de me souvenir de ma mission et de m’y tenir.

Peter était sur la péniche mitoyenne du convoi, je le trouvai assez malheureux de ne pouvoir fumer. Il avait pour compagnon un jeune garçon au regard bovin, à qui j’ordonnai de surveiller la marche de la péniche tandis que je vérifiais la liste avec Peter.

– Cornélius, mon vieux, me dit-il, voilà de jolis joujoux. Avec une clef et deux heures de travail, je rendrais tous ces engins aussi inoffensifs que des bicyclettes. Que diriez-vous d’essayer ?

– J’y ai bien songé, répondis-je, mais il faut renoncer à cette idée. Nous poursuivons un but plus important que le sabotage de quelques convois de munitions. Dites-moi comment vous vous trouvez ici.

Il sourit avec cette docilité qui lui était toute particulière.

– Ce fut fort simple, Cornélius. Je me suis conduit très sottement dans ce café. Mais on vous a sans doute raconté tout cela. Vous comprenez, j’étais fâché et je ne réfléchis pas. Ils venaient de nous séparer, et je devinais qu’ils me traiteraient comme de la boue. Donc, ma mauvaise humeur prit le dessus, car, je vous l’ai déjà dit, je n’aime pas les Allemands.

Il considéra avec amour les petites fermes isolées éparpillées dans la plaine hongroise.

– Je demeurai toute la nuit en prison sans nourriture. Le matin, ils me donnèrent à manger et me menèrent par chemin de fer à un endroit très éloigné appelé Neubourg. C’était une grande prison remplie d’officiers anglais. Plusieurs fois, pendant le voyage, je me demandai la raison de ce traitement, car je n’arrivais pas à la comprendre. S’ils voulaient me punir de les avoir insultés, ils n’avaient qu’à m’envoyer dans les tranchées. Nul n’y aurait trouvé à redire. S’ils me considéraient comme inutile, ils n’avaient qu’à m’expédier en Hollande. Je n’aurais pas pu les en empêcher. Mais ils me traitaient comme si j’étais dangereux, tandis que toute leur conduite jusqu’ici prouvait qu’ils me jugeaient simplement un imbécile. Je n’y comprenais plus rien.

» Mais j’avais à peine passé une nuit dans la prison de Neubourg que je songeai à une explication très plausible. Ils me gardaient à vue afin d’avoir un contrôle sur vous, Cornélius. Voilà ce que je compris. Ils vous avaient confié une mission très délicate qui les obligeait à vous mettre au courant d’un secret important. Ils faisaient évidemment grand cas de vous, même ce von Stumm, bien qu’il fût rude comme un buffle. Mais ils ne vous connaissaient pas, ou très peu, et ils voulaient savoir qui vous étiez. Peter Pienaar était tout désigné pour leur fournir les renseignements voulus. Peter était un imbécile qui bavarderait tôt ou tard, au moment voulu. Alors, ils étendraient un long bras et vous cueilleraient. Il fallait donc avoir Peter à l’œil.

– C’est assez possible, dis-je.

– C’était exact, reprit Peter. Dès que leur plan m’apparut clairement, je résolus de m’évader, d’abord parce que je suis un homme libre et que je n’aime pas les prisons, mais surtout parce que je n’étais pas sûr de moi. Un jour ou l’autre, ma mauvaise humeur me dominerait de nouveau et je risquais de dire des bêtises dont vous souffririez. Il était donc bien évident qu’il fallait m’évader. Or, Cornélius, je remarquai bientôt qu’il y avait deux sortes de prisonniers. Il y avait des prisonniers véritables, qui étaient pour la plupart anglais ou français, mais il y avait aussi de faux prisonniers. Ceux-ci étaient en apparence traités comme les autres, mais je m’aperçus vite que ce n’était qu’une feinte. L’un se faisait passer pour un officier anglais, un autre pour un Canadien français, tandis que d’autres encore se disaient russes. Aucun des honnêtes prisonniers ne les soupçonnait ; ils étaient là comme espions afin de surprendre les plans d’évasion, de faire pincer les pauvres diables sur le fait et de se faire faire des confidences qui pouvaient être très importantes. Voilà l’idée boche d’un joli travail ! Mais moi, je ne suis pas de ces soldats anglais qui s’imaginent que tous les hommes sont des gentlemen. Je sais que parmi eux, il existe d’infâmes skellums, et je vis bien vite leur jeu. Tout en me fâchant beaucoup, cela me fut d’une aide considérable dans l’exécution de mon projet. Le jour de mon arrivée à Neubourg, je résolus de m’évader, et le jour de Noël, j’avais déjà tracé mon plan.

– Vous êtes surprenant, Peter ! Vous ne voulez pas dire que vous étiez certain de vous évader quand vous le voudriez ?

– Tout à fait certain, Cornélius. Vous comprenez, j’ai été un assez mauvais garnement autrefois, et l’intérieur des prisons, ça me connaît. Bâtissez-les comme des châteaux, ou de boue et de fer cannelé comme les tronks de l’arrière-veldt, elles ont toujours une clef et un gardien de la clef. Ce gardien peut toujours être roulé. Je savais que je réussirais à fuir, mais je ne pensais pas que mon évasion me serait facilitée à ce point par les faux prisonniers, mes amis les espions.

» Je me liai avec eux. Le soir de Noël, nous fîmes même la fête ensemble. Je crois que je les avais tous repérés dès le premier jour. Je me vantai de tout mon passé, de tous mes exploits, et je leur dis que j’allais m’évader. Ils m’encouragèrent et me promirent leur aide. Le lendemain matin, j’avais un plan. L’après-midi, un peu après le déjeuner, je devais me rendre chez le commandant. Ils me traitaient un peu différemment des autres, car je n’étais pas prisonnier de guerre et le commandant m’appelait de temps en temps afin de m’interroger et de me maudire. On n’y montait pas une garde très vigilante, à Neubourg. Le bureau du commandant était situé au deuxième étage et éloigné de tout escalier ; il donnait sur un corridor pourvu d’une fenêtre non grillée, et à quatre pas de cette fenêtre, on apercevait le tronc d’un grand arbre. Il serait facile d’atteindre cet arbre et de se laisser glisser jusqu’à terre, à condition d’être agile comme un singe. Après quoi, j’ignorais ce que je ferais. Seulement, je sais grimper, Cornélius, mon ami.

» Je racontai mon projet aux autres. Ils l’approuvèrent, mais aucun n’offrit de m’accompagner. Ils déclarèrent que ce plan m’appartenait et qu’il me fallait être seul à en profiter, car on était certain d’être surpris si plus d’une personne s’y risquait. Je partageai leurs avis et je les remerciai, la larme à l’œil. Alors, l’un d’eux me montra une carte dans le plus grand secret. Nous y traçâmes la route à suivre, car je dis que je me dirigerais directement vers la Hollande. C’était un long chemin à parcourir et je n’avais pas d’argent, puisqu’ils m’avaient tout pris au moment de mon arrestation. Ils promirent de faire une quête. De nouveau, je versai des larmes de reconnaissance. Ceci se passait le dimanche, lendemain de Noël. Je me décidai à tenter ma chance le mercredi après-midi.

» Vous rappelez-vous, Cornélius, que lorsque le lieutenant nous mena voir les prisonniers anglais il fit plusieurs remarques quant aux us et coutumes des prisons ? Il nous apprit qu’on aimait particulièrement surprendre un homme sur le point de s’évader, de façon à pouvoir le traiter durement, la conscience nette. Je songeai à cela. Je me dis que mes amis avaient sans doute mis le commandant au courant de mes intentions et qu’ils s’apprêtaient à me cueillir mercredi après-midi. Jusque-là, je serais peu surveillé, car ils me considéraient déjà pris dans les mailles du filet.

» Je sautai donc par la fenêtre l’après-midi suivant, le lundi.

– C’était hardi ! dis-je avec admiration.

– Mon plan était en effet hardi, mais peu habile, dit Peter modestement. Je ne disposais que de 7 marks et d’une tablette de chocolat. Je n’avais pas de pardessus et il neigeait très fort. De plus, je ne savais comment descendre cet arbre qui était lisse comme un gommier bleu. Un instant, je crus que je devrais me rendre et je fus très malheureux. Mais j’avais tout le temps devant moi. On ne s’apercevrait sans doute pas de mon évasion avant le crépuscule – et un homme peut toujours se débrouiller, s’il a quelques heures devant lui. Bientôt, je trouvai une branche qui tombait au-delà du mur extérieur de la cour de la prison, et qui surplombait la rivière. Je me laissai choir d’une hauteur de plusieurs mètres et, le courant étant très rapide, je faillis me noyer. Je préférerais traverser le Limpopo à la nage, malgré tous les crocodiles, Cornélius, que cette rivière glacée. Cependant, je réussis à atteindre la rive opposée et à reprendre haleine, couché parmi les roseaux.

» Après cela, ce fut très simple, bien que j’eusse horriblement froid. Je savais qu’on me chercherait sur les routes du nord, qui mènent vers la Hollande. Personne ne croirait qu’un Hollandais ignorant songerait à se diriger vers le sud, loin de ses compatriotes. Mais j’avais pu me rendre compte, d’après la carte, que notre route se dirigeait vers le sud-est et j’avais remarqué ce grand fleuve.

– Espériez-vous me rencontrer ? dis-je.

– Non, Cornélius. Je pensais que vous voyageriez en première classe, tandis que j’allais clopin-clopant à pied. Mais j’étais résolu d’atteindre l’endroit dont vous parliez… comment l’appelez-vous, déjà… Constantinople, et où nous avons à faire. J’espérais y arriver à temps.

– Vous êtes épatant, Peter ! Mais continuez. Comment êtes-vous parvenu à ce débarcadère où je vous ai trouvé ?

– Ce fut un long et dur voyage, avoua-t-il d’un ton méditatif. J’eus de la difficulté à franchir les réseaux de fil de fer barbelé qui entouraient Neubourg, au-delà de la rivière. Mais je parvins enfin à la sécurité des bois, et je me flattais de ce qu’aucun Boche ne pourrait me battre en rase campagne. Les meilleurs d’entre eux, les forestiers, ne sont que des enfants, comparés à moi, quand il s’agit de la science du veldt. Je n’étais tourmenté que par la faim et le froid. Puis je rencontrai un juif polonais, colporteur de son métier. Je lui vendis mes vêtements et lui achetai ces hardes. Je n’aimais guère à me séparer de mes propres habits, qui étaient en bien meilleur état, mais il m’en offrit 10 marks. Après cela, je me dirigeai vers un village où je fis un repas fort copieux.

– Vous a-t-on poursuivi ? demandai-je.

– Je ne le crois pas. Ils s’étaient sans doute dirigés vers le nord et me guettaient à toutes les gares que mes bons amis les espions avaient eu bien soin de m’indiquer. Je continuai ma route joyeusement, faisant bonne contenance. Si je voyais quelque homme ou quelque femme qui me considérait avec méfiance, je marchais droit vers eux et leur parlais. Je leur racontais une histoire fort triste qu’ils crurent tous. J’étais un pauvre Hollandais qui voyageait à pied pour revoir sa mère mourante, parce qu’on lui avait assuré que près du Danube, il rejoindrait la grande voie ferrée conduisant directement en Hollande. Certaines bonnes âmes me donnèrent de la nourriture et une femme me remit un demi-mark en appelant sur moi la bénédiction de Dieu… Puis, le dernier jour de l’année, je parvins au fleuve où je trouvai pas mal d’ivrognes.

– C’est alors que vous avez résolu d’embarquer sur un des navires du service fluvial ?

– Ja, Cornélius. Dès que j’entendis parler de ces bateaux, je compris que c’était là ma chance. Mais on aurait pu m’abattre avec un fétu de paille, lorsque je vous vis débarquer. Ça, c’était vraiment de la veine, mon ami !… J’ai beaucoup réfléchi sur les Allemands et je vais vous dire une grande vérité. Seule, la hardiesse peut les confondre. C’est un peuple d’une grande diligence. Ils envisageront toutes les difficultés probables, mais non toutes celles possibles. Ils n’ont pas beaucoup d’imagination. Ce sont comme des locomotives qui doivent se tenir sur leurs rails. Mais si celui qu’ils poursuivent a l’idée de filer en rase campagne, ils ne sauront plus que faire. Donc, mon ami, il nous faut être hardis, toujours plus hardis. Rappelez-vous qu’en tant que nation, ils portent des lunettes, ce qui signifie qu’ils sont toujours à épier.

Peter s’arrêta pour dévorer des yeux les longues files d’oies et de cygnes sauvages qui volaient sans cesse au-dessus des plaines. Son histoire m’avait ragaillardi. Notre chance était incroyable, somme toute, et j’avais maintenant un certain espoir dans le succès de notre entreprise qui m’avait tout à fait manqué jusque-là. L’après-midi même, cet espoir fut de nouveau encouragé.

Monté sur le pont pour respirer un peu, j’eus tout à coup froid après la chaleur intense de la salle de chauffe. J’appelai donc un des marins et lui dis d’aller en bas dans la cabine chercher ma pèlerine, celle-là même que j’avais achetée le matin de mon évasion dans le village de Greif.

– Der grüne Mantel  ? me cria l’homme.

– Oui, répondis-je.

Mais les mots du marin semblèrent éveiller comme un écho à mes oreilles, et bien après qu’il m’eut donné le vêtement, je demeurai immobile, les regards perdus au-delà du bastingage.

La voix du marin avait fait vibrer la corde d’un souvenir, ou plutôt, pour être plus exact, elle avait prêté une clarté nouvelle à ce qui, jusque-là, avait été vague et indistinct. Car il venait de prononcer le mot que Stumm avait dit à voix basse à Gaudian. J’avais entendu un mot ressemblant à Ühnmantel et je ne savais qu’en conclure. Maintenant, j’étais aussi certain de ce mot que de ma propre existence. C’était grüne Mantel. Et grüne Mantel était le mot que Stumm n’avait pas voulu que j’entendisse, c’était le talisman de la tâche pour laquelle je m’étais proposé et qui se rapportait de quelque façon au mystérieux von Einem.

Cette découverte me mit en grande joie. Je me dis qu’en tenant compte de toutes les difficultés, j’avais vraiment réussi à découvrir pas mal de choses en très peu de jours. Ce qui montre ce qu’on peut faire avec le plus petit indice si on persiste à réfléchir.

Deux jours plus tard, de bon matin, nous débarquions à Belgrade, et je saisis cette occasion pour me dégourdir un peu les jambes. Peter était descendu afin de fumer sa bouffarde, et nous errâmes sous les arches démolies du grand pont auquel les Allemands travaillaient comme des castors. Un immense pont temporaire de bateaux franchissait la rivière, mais je calculai que le pont principal serait remis en état d’ici un mois. Il faisait une journée claire, bleue et froide, et vers le sud, on voyait d’innombrables crêtes de montagnes neigeuses. Les rues de la ville haute étaient encore en assez bon état, et plusieurs magasins de comestibles étaient ouverts. Je me souviens d’avoir entendu parler anglais, et d’avoir vu quelques infirmières de la Croix-Rouge revenir de la gare sous la surveillance de soldats autrichiens.

Ce m’eût fait grand bien de pouvoir échanger quelques mots avec elles. Je songeai au peuple vaillant dont Belgrade avait été la capitale – aux Serbes, qui avaient trois fois rejeté les Autrichiens au-delà du Danube et n’avaient été battus que par la trahison de leurs soi-disant alliés.

Je ne sais comment cette matinée passée à Belgrade raffermit notre résolution d’accomplir notre mission. C’était à nous qu’incombait la tâche de mettre des bâtons dans les roues de ce monstrueux et sanglant Juggernaut qui écrasait les héroïques petites nations.

Nous nous apprêtions à lever l’ancre lorsqu’un groupe de personnages fort distingués s’approcha sur le quai. Il y avait des uniformes allemands, autrichiens et bulgares, et parmi eux, je remarquai un monsieur très gros, avec une pelisse de fourrure et un chapeau de feutre mou. Ils regardèrent les péniches lever l’ancre, et je saisis, avant de démarrer, quelques bribes de leur conversation. L’homme à la pelisse parlait anglais.

– Voilà d’assez bonnes nouvelles, il me semble, général, disait-il. Si les Anglais ont lâché Gallipoli, nous pouvons nous servir de ce nouveau matériel pour un plus gros gibier. Je crois qu’avant peu, nous verrons le lion britannique évacuer l’Égypte en se léchant les pattes.

Ils se mirent tous à rire.

– Nous aurons peut-être bientôt le privilège de ce spectacle, lui répondit-on.

Je ne prêtai pas grande attention à leurs paroles. Ce ne fut que plusieurs semaines plus tard que je me rendis compte qu’ils parlaient de la grande évacuation des Dardanelles. Je fus heureux d’apercevoir Blenkiron, tout doucereux au milieu de ces gandins. Deux des missionnaires étaient du moins à une distance raisonnable du but.

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