7 Noël

Tout dépendait de la présence du domestique dans l’antichambre. J’avais étourdi Stumm pour un instant, mais je ne pouvais me flatter qu’il demeurât longtemps tranquille. Lorsqu’il reviendrait à lui, il réduirait sûrement la porte en miettes. Il me fallait donc quitter le château au plus vite. J’étais perdu si la porte d’entrée était fermée et si le vieux serviteur était déjà monté se coucher.

Je le rencontrai au pied de l’escalier. Il portait un bougeoir.

– Votre maître désire que j’envoie un télégramme important. Où est la poste la plus proche ? Il y en a bien une dans le village, n’est-ce pas ?

Je lui adressai ces questions dans mon allemand le plus soigné ; c’était la première fois que je parlais cette langue depuis que j’avais franchi la frontière.

– Le village se trouve au bout de l’avenue, à cinq minutes d’ici, répondit-il. Monsieur sera-t-il longtemps absent ?

– Je serai de retour dans un quart d’heure. Attendez-moi afin de fermer pour la nuit.

J’endossai ma houppelande et je sortis. Il faisait une nuit claire et étoilée. Je dus laisser ma valise sur le banc du hall. Elle ne contenait rien qui pût me compromettre, mais je regrettai pourtant de ne pouvoir en retirer une brosse à dents et du tabac.

Alors commença une des aventures les plus folles que l’on puisse imaginer. Je ne pouvais m’attarder à songer à l’avenir, car il me fallait prendre une décision. Je descendis l’avenue en courant ; mes pieds écrasaient la neige durcie et, tout en courant, je traçai un programme pour l’heure qui venait.

Je trouvai le village qui se composait d’une demi-douzaine de maisons, dont l’une, plus importante que les autres, ressemblait à une auberge. La lune se levait et, en approchant de cette maison, je vis que c’était une boutique quelconque. Une petite auto bizarre à deux places ronronnait devant la porte. Je devinai que cette boutique était aussi la poste.

J’y entrai et je racontai ma petite histoire à une grosse bonne femme à lunettes qui parlait à un jeune homme.

– Il est trop tard, dit-elle. Le Herr Burgrave le sait fort bien. Nous n’avons plus de communication après 8 heures du soir. S’il s’agit d’une chose urgente, il faut aller à Schwandorf.

– Est-ce loin ? demandai-je, cherchant une excuse pour quitter la boutique.

– À 11 kilomètres d’ici. Mais voici Franz et la voiture des postes. Franz ! vous voudrez bien donner un siège à monsieur, n’est-ce pas ?

Le jeune homme à l’air niais murmura quelque chose que je pris pour un assentiment, et avala d’un trait son bock de bière. D’après son regard et sa manière d’être, je devinai qu’il était à moitié ivre.

Je remerciai la femme et me dirigeai vers l’auto, car je désirais fiévreusement profiter de cette aubaine imprévue. J’entendis la receveuse recommander à Franz de ne pas me faire attendre ; il sortit presque aussitôt et s’installa au volant. Nous démarrâmes en décrivant une série de courbes molles, jusqu’à ce que ses yeux se fussent accoutumés à l’obscurité.

Nous filâmes à bonne allure le long d’une grande route, d’un côté bordée de bois et de l’autre de champs couverts de neige qui se perdaient au loin dans un brouillard. Puis Franz se mit à parler et, tout en parlant, il ralentit. Ceci ne me convenait guère, et je songeai sérieusement à le jeter par-dessus bord et à m’emparer du volant. J’aurais pu le faire aisément, car c’était un gringalet, sans doute un réformé. Par le plus heureux des hasards, je me décidai à le laisser tranquille.

– Quel beau chapeau que le vôtre, mein herr ! dit-il.

Il enleva sa casquette à visière bleue, qui faisait sans doute partie de son uniforme de postier, et la posa sur ses genoux. Le vent du soir ébouriffa une toison de cheveux filasse.

Puis il s’empara tranquillement de mon chapeau et s’en coiffa.

– Avec ceci, j’aurai l’air d’un monsieur ! déclara-t-il.

Je ne dis rien. Je me coiffai de sa casquette et j’attendis.

– Voilà un splendide pardessus, mein herr ! continua-t-il. Il va bien avec le chapeau. J’ai toujours souhaité un vêtement de ce genre. Dans deux jours, c’est Noël, l’époque où l’on fait de beaux cadeaux. Si Dieu voulait seulement m’envoyer un pardessus comme le vôtre !

– Vous pouvez l’essayer pour voir comment il vous va, suggérai-je aimablement.

Il arrêta l’auto brusquement et enleva son manteau bleu. L’échange s’effectua rapidement. Il était à peu près de ma taille, et ma houppelande ne lui allait pas trop mal. Quant à moi, j’endossai son pardessus pourvu d’un grand col qui boutonnait autour du cou.

L’idiot se dandina comme une fille. La boisson et la vanité l’avaient rendu mûr pour toutes les folies. Il conduisait l’auto si mal qu’il faillit nous verser dans un fossé. Nous passâmes devant plusieurs chaumières et il ralentit tout à coup devant la dernière.

– Une de mes amies habite ici, déclara-t-il. Gertrude sera contente de me voir paré des vêtements que vous m’avez si aimablement donnés. Attendez-moi. Je ne resterai pas longtemps.

Et dégringolant de l’auto, il tituba à travers le petit jardinet.

Je me glissai dans son siège et fis avancer l’auto très doucement. J’entendis une porte s’ouvrir, et il parvint jusqu’à moi un bruit de voix confuses. Puis la porte claqua et, jetant un regard en arrière, je vis que Franz s’était englouti dans la chaumière. Je n’attendis pas plus longtemps et l’auto fila à toute allure.

Cinq minutes plus tard, cette sale machine commença à me donner du fil à retordre ; un écrou s’était desserré dans l’embrayage. Décrochant une des lanternes, je me mis à l’examiner et je réparai le mal. Mais cela me prit une bonne demi-heure. La route traversait maintenant une forêt épaisse où je remarquai des routes cavalières qui débouchaient de temps à autre à droite et à gauche. Je songeai à m’engager dans l’une d’elles, n’ayant aucun désir de visiter Schwandorf, lorsque j’entendis tout à coup derrière moi le ronflement d’une grosse voiture.

Je pris ma droite, me rappelant heureusement les règlements, et je continuai placidement mon chemin tout en me demandant ce qui allait se passer. J’entendis qu’on freinait et l’auto ralentit. Tout à coup, un grand capot gris me dépassa, et lorsque je tournai la tête je m’entendis interpeller par une voix familière. C’était Stumm. Il ressemblait à un écrasé. Sa mâchoire était bandée et ses yeux superbement pochés. C’est ce qui me sauva.

J’avais relevé très haut le col du manteau du postier, dissimulant ainsi ma barbe, et la casquette me descendait jusqu’aux yeux. Je me souvins que Blenkiron m’avait dit qu’il n’y avait qu’une façon de traiter les Boches : c’était de les bluffer avec effronterie.

C’est ce que je fis.

– Où est l’homme que vous avez conduit d’Andersbach ? me dit Stumm aussi bien que sa mâchoire endolorie le lui permettait.

Je fis semblant d’être horriblement effrayé et j’imitai de mon mieux la voix nasillarde et fêlée de mon postier.

– Il est descendu à 1 kilomètre et demi d’ici, Herr Burgrave, répondis-je en tremblant. C’était un rude type. Il voulait aller à Schwandorf, mais tout à coup, il a changé d’avis.

– Où, imbécile ? Dis-moi exactement où il est descendu, sans quoi je te tords le cou !

– Dans le bois, vis-à-vis de la chaumière de Gertrude, dis-je. Je l’ai laissé courant à travers les arbres.

Je jetai toute la terreur possible dans ma voix.

– Il veut dire la chaumière des Heinrich, Herr colonel, dit le chauffeur. Cet homme courtise leur fille.

Stumm donna un ordre bref. L’auto recula et je la vis faire demi-tour. Puis prenant de la vitesse, elle fonça à toute allure et bientôt se perdit dans les ténèbres. J’avais franchi le premier obstacle. Mais je n’avais pas de temps à perdre. Stumm allait rencontrer le postier et se remettre à ma poursuite d’un instant à l’autre. Je pris le premier tournant et le tacot avança en cahotant sur une étroite route boisée. Je me disais que la terre durcie garderait peu de traces et qu’on pourrait croire que j’étais allé à Schwandorf. Cependant, il ne fallait pas courir de risques. J’étais résolu à quitter l’auto aussi vite que possible, à l’abandonner et à m’enfoncer dans la forêt. Je regardai ma montre et je calculai que je pouvais me donner dix minutes.

Je fus presque pris. Je parvins bientôt à une étendue de bruyères au milieu de laquelle j’aperçus une tache que je supposai être une sablière. Je menai l’auto jusqu’au bord, je la mis en marche et la vis se précipiter dans le gouffre. J’entendis un clapotis d’eau suivi d’un silence. Me penchant au-dessus du trou, je ne vis que l’obscurité, et sur le rebord, des marques de roues. On découvrirait mes traces au grand jour, mais pas à cette heure de la nuit.

Alors, je traversai la route en courant et j’entrai dans la forêt. Il était temps, car les échos du clapotis s’éteignaient à peine que je perçus le bruit d’un moteur. Je me couchai à plat ventre dans un creux, sous un fouillis de ronces couvertes de neige, et je surveillai la route éclairée par les rayons de lune filtrant à travers les pins.

C’était l’auto de Stumm et, à ma consternation, elle s’arrêta un peu avant la sablière.

Une lampe électrique brilla. Stumm descendit lui-même de l’auto et examina les traces sur la route. Dieu merci, il put encore les trouver, mais s’il s’était avancé de quelques mètres, il aurait vu les marques se tourner vers la sablière. Dans ce cas, il eût battu tous les bois avoisinants et m’eût sûrement découvert. Je vis dans l’auto un troisième personnage, vêtu de mon pardessus et de mon chapeau. Ce pauvre diable de postier allait payer cher sa vanité !

Ils furent assez longs à se remettre en marche. Je fus profondément soulagé lorsqu’ils disparurent sur la route. Je pénétrai plus avant dans le bois et j’y découvris un sentier qui, à en juger par le coin de ciel aperçu dans une clairière, menait presque en ligne droite vers l’ouest. Ce n’était pas la direction que je cherchais. Je tournai donc à angle droit et tombai bientôt sur une autre route que je traversai précipitamment. Après cela, je me trouvai dans une espèce d’enceinte et je dus escalader plusieurs palissades formées de pieux très grossiers reliés entre eux par des osiers. Puis le terrain se mit à monter, et je me trouvai bientôt au sommet d’une colline de sapins qui paraissait s’étendre sur un espace de plusieurs kilomètres. Je marchais toujours à une allure très vive, et je ne m’arrêtai pour me reposer un peu que lorsque je fus au moins à 10 kilomètres de la sablière.

Mon esprit commençait à s’éveiller. Pendant toute la première partie de mon trajet, j’avais suivi aveuglément mes intuitions, qui avaient été très heureuses. Mais je ne pouvais continuer ainsi. Ek sal’n plan maak, dit le vieux Bœr lorsqu’il se trouve dans l’embarras. À moi maintenant de tracer un plan.

Dès que je me mis à réfléchir, je compris tout de suite dans quelle impasse je me trouvais. Me voilà, ne possédant pour tous biens que les vêtements qui me couvraient, dont une casquette et un paletot qui ne m’appartenaient pas, seul au beau milieu de l’hiver, au cœur de l’Allemagne du Sud, poursuivi par un homme qui voulait ma peau ! Bientôt, on me chercherait à travers tout le pays, à cor et à cri. Je savais que les policiers boches étaient très adroits et il me semblait que je n’avais pas la moindre chance de leur échapper. S’ils me prenaient, ils me fusilleraient sans l’ombre d’un doute. Cependant, de quoi m’accuseraient-ils ? D’avoir malmené un officier allemand. Ils ne pouvaient m’accuser d’espionnage, ne possédant aucune preuve. J’étais simplement un Bœr qui était devenu enragé et avait perdu la tête. Mais s’ils étaient capables de tuer un savetier qui s’était moqué d’un lieutenant (et cela était arrivé à Saverne), je me dis que la pendaison leur paraîtrait une trop belle mort pour un homme qui avait osé fracasser la mâchoire d’un colonel.

Et pour comble, ma mission ne se bornait pas à m’échapper, ce qui était déjà assez difficile, mais à parvenir à Constantinople, à plus de 1 600 kilomètres de distance. Je me dis que je ne saurais m’y rendre comme un vagabond. J’allais y être envoyé, et maintenant, j’avais rejeté ma chance. Si j’avais été catholique, j’aurais adressé une prière à sainte Thérèse, car elle eût compris mon dilemme.

Ma mère disait toujours que lorsqu’on a trop de guigne, il faut compter ses chances. Je me mis donc à compter les miennes. Premièrement, mon voyage avait bien débuté, car je ne pouvais être à plus de 65 kilomètres du Danube. Deuxièmement, je tenais le passeport de Stumm. Enfin, je possédais assez d’argent : 53 souverains anglais et à peu près 3 livres en billets de banque allemands que j’avais changés à l’hôtel. Et surtout, j’avais réglé l’affaire du vieux Stumm. C’était là la plus grande grâce !

Je me dis qu’il fallait dormir un peu. Ayant découvert un trou sec sous une racine de chêne, je m’y tapis. La neige couvrait tous les bois d’une couche épaisse et j’étais trempé. Je parvins cependant à dormir quelques heures et m’éveillai au moment où l’aube d’hiver pointait à travers les cimes des arbres. Il s’agissait maintenant de déjeuner. Il me fallait donc trouver une habitation quelconque.

Je parvins presque immédiatement à une grande route se dirigeant du nord au sud. Je marchai vivement dans l’air glacé du matin pour rétablir ma circulation et je me sentis bientôt un peu mieux. J’aperçus le clocher d’une église qui annonçait un village proche. Stumm ne devait pas être encore sur mes traces, mais je courais toujours le risque qu’il eût prévenu par téléphone les villages environnants et que tout le monde fût à ma recherche. Mais il fallait me procurer quelques aliments.

Je me souvins que c’était la veille de Noël, et que tout le monde serait en vacances. Le village était assez important, mais comme il était à peine 8 heures du matin, je ne rencontrai pas âme qui vive, sauf un chien errant. Je choisis la boutique la plus humble où un petit garçon retirait les volets de la devanture. C’était un de ces magasins de village où l’on tient un peu de tout. Le garçon appela une vieille femme qui émergea de l’arrière-boutique, tout en ajustant ses lunettes.

– Grüss Gott ! dit-elle d’une voix bienveillante.

J’enlevai ma casquette, me rendant compte, d’après mon image dans une casserole de cuivre brillant, que j’étais encore assez présentable malgré ma nuit passée à la belle étoile.

Je lui racontai une histoire. Je lui dis que je venais de Schwandorf, que je me rendais à pied chez ma mère malade, dans un village imaginaire appelé Judenfeld. Je me fiais à l’ignorance des villageois en ce qui concerne tout pays éloigné de plus de 8 kilomètres de leurs demeures.

Je dis que j’avais perdu mes bagages, que je n’avais pas le temps de les attendre, puisque je n’avais qu’une très courte permission. La vieille dame se montra pleine de sympathie et sans aucune défiance. Elle me vendit une livre de chocolat, une boîte de biscuits, la plus grande partie d’un jambon, deux boîtes de sardines et un rücksack dans lequel j’emballai toutes mes provisions. J’achetai aussi du savon, un peigne et un rasoir très bon marché, ainsi qu’un petit guide des touristes publié à Leipzig. Comme je quittais la boutique, je vis des vêtements pendus dans l’arrière-magasin. Je retournai les examiner. C’étaient de ces vêtements que les Allemands portent l’été pendant leurs voyages à pied, de grandes capes de chasse en étoffe verte qu’ils appellent loden. J’en achetai une, ainsi qu’un chapeau de feutre vert et un alpenstock . Puis je partis, tout en souhaitant un bon Noël à la vieille marchande. Je quittai le village par la route la plus courte, et rencontrai à peine deux ou trois personnes qui ne firent aucune attention à moi.

M’engageant de nouveau dans les bois, je marchai jusqu’au moment du déjeuner. Je ne me sentais plus en aussi bonne forme et je ne touchai presque pas à mes provisions. Mon repas se composa simplement d’un biscuit et d’une tablette de chocolat. J’avais très soif et j’aspirais à boire une tasse de thé chaud. Je fis ma toilette dans une mare glacée et je parvins à me raser avec la plus grande peine et au prix de véritables souffrances. Ce rasoir était bien le plus mauvais de son espèce et mes yeux pleuraient, tant l’opération me causait de douleur. Mais lorsqu’elle fut terminée, j’eus la satisfaction de constater que je ressemblais alors à un de ces piétons allemands munis d’un chapeau, d’une cape verte, et d’une canne ferrée tout à fait absurde, qui errent par milliers d’exemplaires, pendant l’été à travers toute l’Allemagne, mais qui sont des oiseaux rares en hiver.

Le guide des touristes fut une acquisition heureuse. Il contenait une grande carte de la Bavière qui m’apprit que je me trouvais environ à 65 kilomètres du Danube. La route traversant le village que je venais de quitter m’eût mené tout droit au fleuve, mais si je continuais à me diriger vers le sud, j’y parviendrais avant la nuit. D’après les indications de la carte, il me semblait que de longs éperons de forêt se prolongeaient jusqu’au Danube. Je résolus donc de rester sous bois. Je risquais simplement de rencontrer un ou deux forestiers, et dans ce cas, j’avais une très bonne histoire à leur raconter ; mais, en suivant la grande route, je serais peut-être soumis à des questions embarrassantes.

Lorsque je me remis en route, j’étais très courbaturé et le froid devenait intense. Ceci m’intrigua, car jusqu’à ce moment, je n’y avais pas fait très attention. Assez sanguin de nature, je n’y pensais jamais. Le froid d’une nuit d’hiver sur le haut-veldt était beaucoup plus vif que tout ce que j’avais éprouvé en Europe. Pourtant, mes dents claquaient et il me semblait que j’étais glacé jusqu’à la moelle.

La journée avait commencé par un temps clair et beau, mais bientôt, une bande de nuages gris couvrit le ciel et le vent se mit à siffler. J’avançais en trébuchant à travers les broussailles et je désirais ardemment être dans un pays ensoleillé et chaud. Je songeais à ces longues journées sur le veldt, où la terre était comme un grand bol jaune sillonné de routes blanches qui couraient vers l’horizon ; à une petite ferme blanche se chauffant au soleil, avec sa digue bleue et ses carrés de luzerne d’un vert vif. Je songeais à ces journées luisantes sur la côte orientale, où la mer est encore une mer de nacre et où le ciel ressemble à une turquoise flamboyante. Mais je songeais surtout à ces midis chauds et parfumés où on sommeille à l’ombre du wagon, en humant la fumée du feu de bois sur lequel les boys cuisent le dîner.

Je me détournai de ces visions agréables pour revenir à l’horrible présent : les bois épais et neigeux, le ciel menaçant, mes habits mouillés. J’étais un être traqué et mon avenir n’était pas moins lugubre. Je me sentis abominablement déprimé et je ne pouvais songer, pour le compter, à aucun bienfait du sort. Tout à coup, je compris que je tombais malade.

Vers midi, je tressaillis de l’impression brusque que l’on me poursuivait. Je ne saurais dire ni comment ni pourquoi cette idée me vint à l’esprit. C’est peut-être une espèce d’instinct qu’acquièrent les hommes qui ont vécu longtemps seuls dans les pays sauvages. Mes sens, qui avaient été comme engourdis, s’éveillèrent soudain et je me mis à réfléchir rapidement.

Que ferais-je à la place de Stumm, le cœur plein de haine, ayant à venger une mâchoire fracassée et disposant de pouvoirs presque illimités ? Il avait dû découvrir l’auto au fond de la sablière et la trace de mes pas dans le bois voisin. Je ne savais si lui et ses hommes étaient habiles à suivre une piste. Le Cafre le plus ordinaire l’eût découverte sans la moindre difficulté. Mais Stumm n’avait même pas besoin de se donner cette peine. Nous étions dans un pays civilisé sillonné de routes et de voies ferrées. Tôt ou tard, je serais bien forcé de sortir des bois. Il n’avait qu’à faire surveiller les routes, le téléphone se chargerait de mettre tout le monde sur mes pas dans un rayon de 80 kilomètres. D’ailleurs, il trouverait facilement les traces de mon passage à Greif, le village que j’avais traversé le matin même.

Je parvins bientôt à un tertre rocheux qui s’élevait dans la forêt. Me dissimulant de mon mieux, je le gravis jusqu’au sommet et regardai prudemment autour de moi. Vers l’est, je vis la vallée d’une rivière avec de larges champs et des clochers. À l’ouest et au sud, la forêt se déroulait, étendue ininterrompue et désolée de faîtes chargés de neige. Nul signe de vie, pas même un oiseau, et pourtant, je savais que des hommes me suivaient à la piste dans ces bois et qu’il m’était à peu près impossible de leur échapper.

Il ne me restait d’autre parti à prendre que de continuer mon chemin jusqu’à ce que je tombe ou que je sois pris. Je me dirigeai vers le sud, tout en obliquant un peu vers l’ouest, car la carte me montra que c’était le chemin le plus direct vers le Danube. Je ne songeai pas à ce que je ferais une fois là. Je m’étais fixé la rivière comme but immédiat ; à l’avenir de se décider lui-même.

J’étais maintenant certain d’être en proie à la fièvre. Elle était un héritage de l’Afrique et elle s’était manifestée une ou deux fois pendant mon séjour à Hampshire avec le bataillon. Ces attaques avaient été de courte durée, car je les avais prévues et m’étais drogué. Mais aujourd’hui, je n’avais pas de quinine et tout me faisait croire que je couvais une très violente attaque. J’étais atrocement mal à l’aise et je me sentais stupide. Je faillis me faire prendre très bêtement.

Parvenu tout à coup à un chemin, j’allais le traverser à l’aveuglette, lorsqu’un homme passa lentement à bicyclette. Heureusement, l’ombre projetée par une touffe de houx me dissimulait et il ne regardait pas de mon côté, bien qu’il ne fût guère à plus de 3 mètres de moi. Je rampai en avant pour reconnaître un peu le terrain. Je découvris 500 mètres de route qui traversaient la forêt en ligne droite, et tous les 200 mètres, je remarquai un cycliste. Tous portaient des uniformes et semblaient être des sentinelles.

Ceci ne pouvait avoir qu’une seule signification : Stumm avait fait garder toutes les routes et me coupait le chemin à un angle du bois. Il n’y avait guère de chance de traverser sans être vu. Tandis que je demeurais là, le cœur lourd d’appréhension, j’éprouvais l’horrible sensation que j’étais traqué de près, et que je serais bientôt pris entre deux feux.

Je m’immobilisai plus d’une heure, le menton enfoui dans la neige. Je ne voyais nulle issue à cette situation et je me sentais si malade que tout me devenait indifférent.

Puis, tout à coup, la chance me tomba du ciel.

Le vent s’éleva et un grand nuage de neige souffla de l’est. Cinq minutes plus tard, les flocons tombaient si drus que je ne distinguais pas l’autre côté de la route. Au premier abord, je vis là un surcroît de malchance, puis, lentement, je me rendis compte de l’occasion inespérée qui s’offrait à moi. Je dégringolai le talus et m’apprêtai à traverser.

Je faillis tomber sur un des cyclistes. Il poussa un cri et roula de sa machine, mais je ne m’attardai pas. Une force soudaine m’envahit, et je m’enfonçai dans les bois du côté le plus éloigné de la route. Je savais que je disparaîtrais vite de vue dans le tourbillon de neige et que les flocons cacheraient mes pas.

Je pris donc mes jambes à mon cou. Je courus ainsi pendant plusieurs kilomètres avant que l’accès de fièvre se calmât. Alors, je m’arrêtai, à bout de forces. On n’entendait aucun bruit, sauf le choc doux de la neige qui tombait toujours. Le vent ne soufflait plus ; toute la campagne était très tranquille et empreinte d’une grande solennité. Mais, mon Dieu ! que la neige tombait dru. Elle était en partie masquée par les branches, mais elle s’entassait partout. Mes jambes étaient de plomb, la tête me brûlait et des douleurs cuisantes m’élançaient dans tout le corps. J’avançais en trébuchant sans avoir la moindre idée de ma direction, résolu de poursuivre mon chemin jusqu’au bout, car je savais que si j’avais le malheur de m’étendre, je ne pourrai plus me relever. Enfant, j’aimais beaucoup les contes de fées, et presque toutes les histoires dont je me souvenais se passaient dans les grandes forêts allemandes couvertes de neige, avec des cabanes de bûcherons et de charbonniers. Jadis, j’avais souhaité ardemment connaître toutes ces choses, et maintenant, je me trouvais au beau milieu. On m’avait souvent parlé de loups, et je me surpris à me demander si je n’allais pas rencontrer une bande de ces fauves. Je me sentais délirer.

Je tombai plusieurs fois, et à chaque chute, je partais d’un rire bête. Une fois, je glissai dans un trou au fond duquel je restai un long moment à ricaner. Si quelqu’un m’eut vu dans cette position, il m’eût certainement pris pour un fou.

Le crépuscule s’assombrit dans la forêt, mais je n’y fis pas attention. La nuit venait… une nuit dont je ne verrais point l’aube. Mon corps avançait machinalement sans être dirigé par mon cerveau que gagnait la démence. J’étais comme un ivrogne qui continue à courir parce qu’il sait qu’il tombera s’il s’arrête, et j’avais fait comme un pari avec moi-même de ne pas me coucher, du moins pour le moment. Si je le faisais, je sentirais plus fortement mon mal de tête. Une fois, j’avais chevauché cinq jours de suite en Afrique, souffrant de la fièvre, et les arbres plats de la brousse avaient dansé des quadrilles devant mes yeux. Cependant, j’avais toujours plus ou moins gardé ma lucidité. Aujourd’hui, j’avais l’esprit carrément troublé et mon état s’aggravait à chaque instant.

Tout à coup, les arbres disparurent ; je traversais un sol plat. C’était une clairière, et une petite lumière brillait devant moi. Le changement de paysage me rendit la conscience des choses. Un feu intérieur me brûlait la tête et les membres avec une intensité particulièrement pénible. J’éprouvais une grande faiblesse. Je me sentais pris d’un invincible besoin de sommeil, et j’eus l’intuition que je me trouvais dans un endroit où je pourrais enfin dormir. Me dirigeant vers la lumière, je distinguai bientôt à travers un écran de neige les contours d’une chaumière. J’étais exempt de toute crainte, j’avais simplement un très grand désir de me coucher. Me frayant lentement un chemin jusqu’à la porte, je frappai. Ma faiblesse était si grande que je pus à peine lever la main pour saisir le heurtoir.

J’entendis des voix à l’intérieur. Quelqu’un souleva un coin du rideau de la fenêtre. La porte s’ouvrit ensuite, et je me trouvai vis-à-vis d’une femme, une femme au visage maigre et bienveillant.

– Grüss Gott ! dit-elle, tandis que, pendus à ses jupes, des enfants me considéraient.

– Grüss Gott ! répondis-je.

Je m’appuyai contre le chambranle et ne pus articuler un autre mot.

Elle vit mon état.

– Entrez, monsieur, dit-elle. Vous êtes souffrant, et ce n’est guère un temps pour des malades.

Je la suivis en trébuchant, et me tins tout ruisselant au milieu de la petite cuisine, où les trois bambins me dévisageaient avec étonnement. C’était un pauvre intérieur mal meublé, mais un bon feu de bûches pétillait dans l’âtre. Le choc de cette chaleur produisit en moi une de ces minutes de lucidité que l’on a même au milieu d’une fièvre.

– Je suis malade, mère, et j’ai marché longtemps dans l’ouragan. Je viens d’Afrique, où le climat est chaud, et le froid de votre pays me donne la fièvre. Elle passera d’ici un jour ou deux si vous pouvez me donner un lit.

– Vous êtes le bienvenu, dit-elle. Je vais tout de suite vous faire du café.

Enlevant mon manteau trempé, je m’accroupis près de l’âtre. Elle me donna du café, délicieusement chaud, mais très faible. Je voyais partout des preuves évidentes de pauvreté. Bientôt, les effluves de la fièvre me montèrent de nouveau à la tête, et je fis un grand effort pour mettre mes affaires en ordre avant d’être dominé par la maladie. Je sortis avec grande difficulté le sauf-conduit de Stumm de mon portefeuille.

– Voici mon mandat, dis-je. Je suis un membre du Service secret impérial, et je dois agir dans l’obscurité pour mieux accomplir ma tâche. Si vous me le permettez, mère, je m’en vais dormir jusqu’à ce que je sois remis. Seulement, il faut que tout le monde ignore que je suis ici. Si quelqu’un vient, vous nierez ma présence.

Elle considéra le grand sceau comme si c’était un talisman.

– Oui, oui, dit-elle. Je m’en vais vous donner le lit du grenier et je vous laisserai en paix jusqu’à ce que vous soyez remis. Nous n’avons pas de voisins très proches, et l’ouragan fermera les routes. Nous serons silencieux, moi et les petits.

La tête me tournait, mais je fis encore un effort.

– Vous trouverez de la nourriture dans le rücksack, des biscuits, du jambon et du chocolat. Servez-vous. Voici de l’argent pour acheter un dîner de Noël pour vos enfants.

Et je lui remis quelques-uns des billets de banque allemands.

Après cela, mes souvenirs s’obscurcissent. Elle m’aida à grimper l’échelle menant au grenier, me déshabilla et me prêta une grossière chemise de nuit. Il me semble me rappeler qu’elle me baisa la main, et qu’elle pleurait.

– C’est le bon Dieu qui vous a envoyé. Maintenant les prières des petits seront exaucées et le Christ ne passera pas devant notre porte sans s’arrêter.

Share on Twitter Share on Facebook