1 Où il s’agit d’une mission

J’achevais de déjeuner et je bourrais ma pipe lorsqu’on me remit la dépêche de Bullivant.

Ceci se passait à Furling, la grande maison de campagne du Hampshire où j’étais venu terminer ma convalescence, après la blessure reçue à Loos. Sandy, qui s’y trouvait dans les mêmes circonstances que moi, était, à ce moment précis, à la recherche de la marmelade d’oranges. Je lui jetai le télégramme qu’il parcourut en sifflant.

– Eh bien ! Dick, vous voilà à la tête d’un bataillon… À moins que vous ne soyez versé dans un état-major ! Vous allez devenir un sale embusqué et vous dédaignerez les malheureux officiers de troupe ! Quand je songe à votre manière de traiter les embusqués autrefois !

Je demeurai songeur quelques instants. Le nom de Bullivant me reportait à dix-huit mois en arrière, à cet été brûlant qui précéda la guerre. Je n’avais pas revu Bullivant depuis, mais les journaux avaient souvent parlé de lui. Depuis plus d’un an, j’étais tout occupé de mon bataillon, n’ayant d’autre souci que de former de bons soldats. J’y avais assez bien réussi, et il n’y eut sûrement jamais d’homme plus fier que Richard Hannay lorsqu’il franchit les parapets des tranchées à la tête de ses Lennox Highlanders, par cette glorieuse et sanglante journée du 25 septembre. La bataille de Loos ne fut pas une partie de plaisir, et nous avions déjà connu quelques chaudes journées auparavant. Mais j’ose dire que les plus durs moments de la campagne traversés jusque-là étaient fort anodins, comparés à l’affaire à laquelle je m’étais trouvé mêlé en compagnie de Bullivant, au début de la guerre.

La vue de son nom au bas de ce télégramme sembla changer toute ma manière de voir. J’espérais être appelé à prendre le commandement d’un bataillon et je me réjouissais d’assister à la curée du Boche. Mais ce télégramme fit dévier mes pensées vers un nouvel ordre d’idées. Peut-être cette guerre comportait-elle d’autres devoirs que celui de se battre tout simplement ? Pourquoi, au nom du ciel, le Foreign Office désirait-il voir, dans le plus bref délai possible, un obscur major de la Nouvelle Armée ?

– Je prends le train de 10 heures pour Londres, déclarai-je. Je serai revenu pour le dîner.

– Je vous engage à faire l’essai de mon tailleur, me conseilla Sandy. Il dispose les galons rouges avec un goût très sûr. Allez le trouver de ma part.

Une idée me frappa soudain.

– Vous êtes à peu près guéri, lui dis-je. Si je vous télégraphiais, seriez-vous capable de boucler votre valise et la mienne et de me rejoindre ?

– C’est dit. J’accepte un poste dans votre état-major, au cas où l’on vous confierait un corps d’armée. Mais si par hasard vous revenez ce soir, soyez un chic type et rapportez-nous un baril d’huîtres de chez Sweeting.

Je voyageai jusqu’à Londres dans un vrai brouillard de novembre, qui se dissipa vers Wimbledon pour faire place à un soleil pluvieux. Londres est insupportable pendant la guerre. La grande ville semble avoir perdu tout sens de direction. Elle s’est affublée de toutes sortes d’uniformes et d’emblèmes, et cette mascarade ne s’accorde pas à l’idée que je m’en fais. On sent la guerre plus vivement dans les rues de Londres qu’au front, ou plutôt on y sent la confusion de la guerre sans en deviner le but. Toujours est-il qu’il ne m’est jamais arrivé, depuis août 1914, de passer un jour en ville sans rentrer chez moi avec le cafard.

Je pris un taxi qui me déposa devant le Foreign Office. Sir Walter ne me fit pas attendre longtemps.

Son secrétaire m’introduisit dans son bureau. Mais comment reconnaître l’homme que j’avais vu dix-huit mois auparavant ? Il avait maigri, ses épaules s’étaient cassées, voûtées. Son visage avait perdu sa fraîcheur et était plaqué de taches rouges, comme celui d’un homme qui ne prend pas assez l’air. Ses cheveux étaient très gris et clairsemés près des tempes, mais les yeux restaient les mêmes : vifs, perçants, et pourtant bienveillants. Sa mâchoire carrée était toujours vigoureuse.

– Veillez à ce qu’on ne nous dérange sous aucun prétexte, dit-il à son secrétaire.

Et lorsque le jeune homme fut sorti, il alla fermer les portes à clef.

– Eh bien, major Hannay, dit-il en se laissant tomber dans un fauteuil près du feu. Aimez-vous toujours la vie de soldat ?

– Beaucoup, répondis-je, bien que cette guerre ne soit pas tout à fait ce que j’aurais choisi ! C’est une aventure lugubre, sanglante. Mais nous avons la mesure du Boche, maintenant, et c’est la ténacité qui gagnera la guerre. Je compte retourner au front d’ici une semaine ou deux.

– Obtiendrez-vous votre bataillon ? demanda-t-il.

Il paraissait avoir suivi de près mes faits et gestes.

– Je crois avoir une assez bonne chance. Mais je ne me bats ni pour l’honneur ni pour la gloire. Je veux faire de mon mieux. Dieu sait si je souhaite voir la fin de cette guerre ! Je voudrais seulement ne pas y laisser ma peau.

Il rit.

– Vous vous faites injure. Que dites-vous de l’incident du poste d’observation de l’Arbre solitaire ? Ce jour-là, vous n’avez pas songé à votre peau.

Je me sentis rougir.

– Ce n’était rien, dis-je, et je ne puis comprendre qui a pu vous en parler. L’entreprise ne me souriait guère, mais il fallait bien m’y résoudre, si je voulais empêcher que mes hommes n’allassent en paradis. C’étaient un tas de jeunes fous, des cervelles brûlées. Si j’avais envoyé l’un d’eux à ma place, il se serait agenouillé devant la Providence et… n’en serait pas revenu.

Sir Walter souriait toujours.

– Je ne discute pas votre prudence. Vous l’avez prouvée, sans quoi nos amis de la Pierre Noire vous eussent cueilli lors de notre dernière rencontre. Je n’en doute pas plus que de votre courage. Ce qui me préoccupe, c’est de savoir si votre prudence trouve tout son emploi dans les tranchées ?

– Serait-on par hasard mécontent de moi au War Office ? demandai-je vivement.

– On est au contraire extrêmement satisfait de vous. On a même l’intention de vous donner le commandement d’un bataillon. Vous serez sans doute bientôt général de brigade, si vous échappez à quelque balle perdue. Cette guerre est merveilleuse pour la jeunesse et les débrouillards… Mais… Hannay, je présume que dans toute cette affaire, vous désirez surtout servir votre pays ?

– Évidemment, répliquai-je. Je n’y suis certainement pas pour ma santé !

Il considéra ma jambe où les médecins avaient été dénicher plusieurs fragments de shrapnell et eut un sourire railleur.

– Êtes-vous à peu près retapé ? me demanda-t-il.

– Je suis dur comme un sjambok . Je manie la raquette avec dextérité et je mange et dors comme un enfant.

Il se leva et demeura debout, le dos au feu, regardant d’un air distrait le parc hivernal que l’on apercevait par la fenêtre.

– La guerre est une belle partie, et vous êtes homme à la jouer. Mais d’autres que vous en savent les règles, car aujourd’hui, la guerre réclame plutôt des qualités moyennes qu’exceptionnelles. C’est comme une grande machine dont tous les rouages sont réglés. Vous ne vous battez pas parce que vous n’avez rien de mieux à faire, vous vous battez parce que vous désirez servir l’Angleterre. Mais que diriez-vous s’il vous était possible de l’aider plus efficacement qu’en commandant un bataillon, une brigade ou une division ? Que diriez-vous s’il existait une œuvre que vous seul puissiez accomplir ? Je ne parle pas d’une corvée d’embusqué dans un bureau, mais d’une tâche à côté de laquelle votre expérience de Loos ne serait qu’une plaisanterie. Vous ne craignez pas le danger ? Eh bien, dans l’affaire que je vous propose, vous ne vous battriez pas entouré d’une armée : vous vous battriez seul. Vous aimez jouer les difficultés ? Eh bien, je puis vous confier une mission qui mettra toutes vos facultés à l’épreuve. Avez-vous quelque chose à dire ?

Mon cœur battait à coups redoublés, car sir Walter n’était pas homme à exagérer.

– Je suis soldat, répondis-je, et j’obéis aux ordres qu’on me donne.

– C’est vrai. Mais ce que je vais vous proposer ne rentre en aucune façon dans les devoirs d’un soldat. Je comprendrais très bien que vous décliniez ma proposition. En le faisant, vous agiriez comme tout homme sain d’esprit agirait à votre place, comme j’agirais moi-même. Je ne veux exercer aucune pression sur vous. Et si vous le préférez, je ne vous dirai pas ma proposition, je vous laisserai partir à l’instant en vous souhaitant bonne chance ainsi qu’à votre bataillon. Je ne veux pas embarrasser un bon soldat en lui demandant de prendre des décisions impossibles.

Cette dernière phrase me piqua d’honneur.

– Je ne m’enfuis pas avant que les canons aient tiré, m’écriai-je. Dites-moi ce que vous me proposez.

Sir Walter se dirigea vers un secrétaire qu’il ouvrit avec une clef pendant à sa chaîne de montre, et dans un des tiroirs, il prit un morceau de papier.

– Je crois comprendre que vos voyages ne vous ont jamais mené en Orient, dit-il.

– Non, répondis-je, à l’exception d’une partie de chasse dans l’Est africain.

– Avez-vous par hasard suivi la campagne qui se poursuit là-bas en ce moment ?

– Je lis les journaux assez régulièrement depuis mon séjour à l’hôpital. J’ai des amis qui font campagne en Mésopotamie, et bien entendu, j’aimerais beaucoup savoir ce qui va se passer à Gallipoli et à Salonique. Il me semble que l’Égypte est assez tranquille.

– Si vous voulez bien m’écouter dix minutes, je compléterai vos lectures.

Sir Walter s’étendit dans un fauteuil et se mit à adresser des paroles au plafond. Il me fit la meilleure version, et aussi la plus détaillée et la plus claire, que j’eusse entendue d’aucune phase de la guerre. Il me dit pourquoi et comment la Turquie avait lâché prise. Il me parla des griefs qu’elle eut contre nous lorsque nous saisîmes ses cuirassés, du mal que fit la venue du Gœben ; il m’entretint d’Enver et de son Comité, et de la façon dont ils avaient serré les pouces aux Turcs.

Lorsque sir Walter eut parlé ainsi pendant quelques instants, il se mit à m’interroger.

– Vous êtes un garçon intelligent ; vous allez me demander comment un aventurier polonais (je veux parler d’Enver) et une collection de juifs et de romanichels ont pu asservir à ce point une race orgueilleuse. Un observateur superficiel vous affirmera qu’il s’agissait d’une organisation allemande soutenue par de l’argent allemand et des canons allemands. Vous me demanderez ensuite comment l’Islam a joué un si petit rôle dans tout cela, étant donné que la Turquie est avant tout une puissance religieuse. Le Cheik el Islam est très négligé et le Kaiser a beau proclamer la guerre sainte, s’appeler Hadji-Mohammed-Guillaume et déclarer que les Hohenzollern descendent du Prophète, tout cela semble être tombé à plat. L’observateur superficiel vous répondra encore qu’en Turquie, l’Islam tient le deuxième rang et qu’aujourd’hui les nouveaux dieux sont les canons Krupp. Et cependant, je ne sais ! Je ne crois pas tout à fait que l’Islam soit relégué au second plan.

» Considérons la chose d’un autre point de vue, continua-t-il. Si Enver et l’Allemagne étaient bien seuls à entraîner la Turquie dans une guerre européenne dont les Turcs se moquent comme d’une guigne, nous pourrions nous attendre à trouver l’armée régulière et Constantinople obéissants, mais il y aurait des troubles dans les provinces, là où l’Islam est encore très puissant. Nous avons même beaucoup compté sur cela, et nous avons été déçus. L’armée syrienne est aussi fanatique que les hordes du Mahdi. Les Senoussi se sont mis de la partie. Les musulmans perses sont très menaçants. Un vent sec souffle sur tout l’Orient et les herbes desséchées n’attendent que l’étincelle propice pour prendre feu. Et ce vent souffle vers la frontière des Indes… Dites-moi, d’où pensez-vous que vient ce vent ?

Sir Walter avait baissé la voix et parlait très bas, mais très distinctement. J’entendais la pluie qui dégouttait des bords de la fenêtre et, dans le lointain, les trompes des taxis remontant Whitehall.

– Pouvez-vous expliquer cela, Hannay ? me demanda-t-il une deuxième fois.

– On dirait que l’Islam a plus à voir dans tout ceci que nous ne le pensions, dis-je. Je m’imagine que la religion est le seul lien qui puisse unir un empire aussi disséminé.

– Vous avez raison, dit-il. Vous devez avoir raison. Nous nous sommes moqués de la guerre sainte, de la Djihad, prédite par le vieux Von der Goltz, mais je crois que ce stupide vieillard aux grandes lunettes avait raison. Une Djihad se prépare. Mais la question est : comment ?

– Je n’en sais rien, dis-je. Mais je parie qu’elle ne se produira pas par l’intermédiaire d’un tas de gros officiers allemands en pickelhaubes. Il ne me semble pas qu’on puisse fabriquer des guerres saintes simplement avec des canons Krupp, quelques officiers d’état-major et un cuirassé aux chaudières éclatées.

– D’accord. Pourtant, ce ne sont pas des imbéciles, bien que nous essayions de nous en persuader. Supposons donc qu’ils disposent de quelque objet saint, livre ou évangile, ou même quelque nouveau prophète venu du désert, enfin quelque chose qui jetterait sur tout le vilain mécanisme de la guerre allemande comme le mirage de l’ancien raid irrésistible qui fit crouler l’empire byzantin et trembler les murs de Vienne. Le mahométisme est une religion guerrière, et l’on voit encore le mullah debout dans la chaire, le Coran dans une main et l’épée dans l’autre. Admettons qu’ils aient conclu un pacte sacré qui affolera le moindre paysan mahométan avec des rêves du paradis. Qu’arriverait-il dans ce cas, mon ami ?

– Alors, l’enfer se déchaînerait bientôt dans ces parages.

– Un enfer qui risque de s’étendre. Rappelez-vous que l’Inde se trouve au-delà de la Perse.

– Vous vous bornez à des suppositions. Que savez-vous au juste ? demandai-je.

– Très peu de chose, à part un fait. Mais ce fait est indiscutable. Je reçois de partout des rapports de nos agents, colporteurs de la Russie du Sud, marchands de chevaux afghans, négociants musulmans, pèlerins sur la route de La Mecque, cheiks de l’Afrique du Nord, marins caboteurs de la mer Noire, Mongols vêtus de peaux de moutons, fakirs hindous, marchands grecs, aussi bien que de consuls fort respectables qui se servent de codes. Tous me racontent la même histoire : l’Orient attend une révélation qu’on lui a promise. Une étoile, un homme, une prophétie ou une amulette va faire son apparition venant de l’Occident. Les Allemands savent ceci et c’est l’atout avec lequel ils pensent surprendre le monde.

– Et la mission que vous me proposez ?… C’est d’aller m’assurer de cela…

Il hocha la tête gravement.

– Voilà précisément cette folle et impossible mission.

– Dites-moi une chose, sir Walter. Je sais qu’en Angleterre, la mode exige que si un homme possède quelques connaissances spéciales, on lui confie une tâche absolument opposée à ses aptitudes. Je connais bien le Damaraland, mais au lieu d’être nommé à l’état-major de Botha, comme je l’avais demandé, on m’a retenu dans la boue du Hampshire jusqu’à ce que la campagne de l’Afrique occidentale allemande fût terminée. Je connais un homme qui pourrait très bien passer pour un Arabe. Mais croyez-vous qu’on l’a envoyé en Orient ? Non, on l’a laissé dans mon bataillon, ce qui fut très heureux pour moi, car il me sauva la vie à Loos. Je sais bien que c’est la mode, mais n’est-elle pas un peu exagérée ? Il doit y avoir des milliers d’hommes qui ont vécu en Orient et qui parlent le turc ? Ils sont tout désignés pour cette affaire. Quant à moi, en fait de Turc, je n’ai jamais vu qu’un lutteur à Kimberley ! En me choisissant, vous êtes tombé sur l’homme le moins désigné pour entreprendre pareille mission.

– Vous avez été ingénieur des mines, Hannay, répondit sir Walter. Si vous vouliez envoyer un prospecteur d’or au Barotseland, vous demanderiez qu’il connaisse le langage et le pays, mais vous exigeriez avant tout qu’il ait le flair nécessaire pour dénicher l’or et qu’il sache son métier. Eh bien, voici précisément notre position. Je crois que vous possédez le flair qui nous permettra de découvrir ce que nos ennemis essayent de cacher. Je sais que vous êtes brave, doué de sang-froid, et très débrouillard. Voilà pourquoi je vous ai raconté cette histoire. D’ailleurs…

Il déroula une grande carte d’Europe accrochée au mur.

– Je ne puis vous dire où vous tomberez sur la piste du secret, mais je puis mettre une limite à vos recherches. Vous ne découvrirez rien à l’est du Bosphore, du moins, pas encore. Le secret se trouve toujours en Europe. Peut-être à Constantinople ou en Thrace, peut-être plus à l’occident, mais il se dirige vers l’orient. Si vous arrivez à temps, vous arrêterez sans doute sa marche sur Constantinople. Voilà tout ce que je puis vous dire. Le secret est connu également en Allemagne par qui de droit. C’est en Europe que le chercheur doit travailler… pour le moment.

– Dites-moi encore. Vous ne pouvez me donner ni détails ni instructions, et évidemment, vous ne pourrez m’aider si un malheur m’arrive ?

Il hocha la tête.

– Vous seriez hors la loi.

– Vous me donnez toute liberté d’action ?

– Absolument. Vous aurez tout l’argent que vous désirez et vous vous procurerez l’aide qu’il vous plaira. Suivez le plan qui vous sourit et allez où vous croyez nécessaire. Nous ne pouvons vous donner aucune direction.

– Une dernière question. Vous me dites que cette mission est importante. Donnez-moi au moins une idée du degré de cette importance.

– C’est la vie ou la mort, dit-il d’un ton solennel. Je ne puis l’exprimer autrement. Une fois que nous saurons ce qu’est cette menace, nous pourrons y faire face. Tant que nous l’ignorons, cette menace poursuit son travail sans être inquiétée, et nous arriverons peut-être trop tard pour la parer. Il faut évidemment que la guerre soit gagnée ou perdue en Europe. Fort bien. Mais si l’Orient s’enflamme, notre effort sera distrait de l’Europe et le coup peut manquer. Hannay, les enjeux de la mission ne signifient pas moins que la victoire… ou la défaite.

Je me levai de ma chaise et me dirigeai vers la fenêtre. Je vivais un des moments les plus critiques de ma vie. J’étais heureux dans ma carrière militaire et j’appréciais surtout la compagnie des officiers, mes frères d’armes. On me demandait de partir pour des pays ennemis, chargé d’une mission pour laquelle je persistais à me croire tout à fait incompétent, et qui comporterait bien des journées solitaires et une tension fort énervante, pendant qu’un péril mortel m’envelopperait de toutes parts comme un linceul. Je frémissais en regardant la pluie tomber. C’était là une tâche trop farouche, trop inhumaine pour un être de chair et de sang ! Mais sir Walter avait dit qu’il s’agissait d’une affaire de vie ou de mort, et je lui avais déclaré que je cherchais seulement à servir mon pays. Il ne pouvait me donner aucun ordre ; pourtant, n’étais-je pas sous des ordres encore plus élevés que ceux de mon général de brigade ? Je me croyais incompétent, mais certains hommes plus intelligents que moi me jugeaient suffisamment capable pour avoir une chance raisonnable de succès. Je savais en mon for intérieur que si je déclinais cette offre, je le regretterais toute ma vie.

Cependant sir Walter avait qualifié ce projet de « folie » et avait avoué qu’il ne l’aurait pas accepté si on le lui avait proposé.

Comment prend-on une grande décision ?

Je jure qu’au moment où je me retournai pour parler, j’avais l’intention de refuser. Pourtant je répondis : « Oui », et je franchis ainsi le Rubicon. Ma voix sonnait très lointaine et comme fêlée.

Sir Walter me serra la main et cligna des yeux.

– Je vous envoie peut-être à la mort, Hannay. Grand Dieu ! Quel sacré tyran que le devoir ! Si cela arrive, je serai hanté de regrets, mais vous ne vous repentirez jamais, ne craignez pas cela. Vous aurez choisi la route la plus dure, mais elle mène droit aux cimes.

Il me tendit la demi-feuille de papier. Trois mots y étaient inscrits : Kasredin, Cancer et v. I.

– Voilà le seul indice que nous possédions, dit-il. Je vais vous raconter l’histoire, bien que je ne puisse l’expliquer. Depuis des années, nos agents travaillent en Mésopotamie et en Perse. Ce sont pour la plupart de jeunes officiers appartenant à l’armée des Indes. Ils risquent leur vie continuellement. De temps à autre, l’un d’eux disparaît, et les égouts de Bagdad pourraient raconter bien des choses. Néanmoins, ces jeunes officiers font nombre de découvertes intéressantes, et ils estiment que le jeu vaut la chandelle. Ils nous ont tous parlé d’une étoile qui se levait à l’Occident, mais aucun ne put préciser de nom. Aucun sauf un, le meilleur. Il travaillait entre Mosul et la frontière perse en qualité de muletier, et avait pénétré bien au sud parmi les collines des Bakhtyiari. Il découvrit quelque chose, mais ses ennemis l’apprirent ; ils savaient qu’il savait, alors, ils se mirent à sa poursuite. Il y a environ trois mois, un peu avant l’affaire de Kut, il est arrivé en titubant dans le camp de Delamain, percé de dix balles et le front balafré. Il murmura son nom. Mais il ne put rien dire, sauf que Quelque Chose allait se lever à l’Occident. Il mourut quelques instants plus tard. On trouva ce papier sur lui, et avant de mourir, il s’écria : « Kasredin ! » Sans doute ce mot avait-il quelque rapport avec ses recherches. À vous maintenant d’en trouver la signification.

Je pliai la feuille de papier avec soin et la glissai dans mon portefeuille.

– Quel noble garçon ! m’écriai-je. Comment s’appelait-il ?

Sir Walter ne répondit pas immédiatement. Il regardait par la fenêtre. Enfin, il dit :

– Il s’appelait Harry Bullivant. C’était mon fils. Que Dieu bénisse son âme !

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