CHAPITRE XVI Dixième aventure de mer, second voyage dans la lune

Je vous ai déjà parlé, messieurs, d’un voyage que je fis dans la lune pour retrouver ma hachette d’argent. J’eus une nouvelle occasion d’y retourner, mais d’une façon beaucoup plus agréable, et j’y séjournai assez longtemps pour y faire diverses observations que je vais vous communiquer aussi exactement que ma mémoire me le permettra.

Un de mes parents éloignés s’était mis dans la tête qu’il devait absolument y avoir quelque part un peuple égal en grandeur à celui que Gulliver prétend avoir trouvé dans le royaume de Brobdingnag. Il résolut de partir à la recherche de ce peuple, et me pria de l’accompagner. Pour ma part, j’avais toujours considéré le récit de Gulliver comme un conte d’enfant, et je ne croyais pas plus à l’existence de Brobdingnag qu’à celle de l’Eldorado ; mais comme cet estimable parent m’avait institué son légataire universel, vous comprenez que je lui devais des égards. Nous arrivâmes heureusement dans la mer du Sud, sans rien rencontrer qui mérite d’être rapporté, si ce n’est cependant quelques hommes et quelques femmes volants qui gambadaient et dansaient le menuet en l’air.

Le dix-huitième jour après que nous eûmes dépassé Otahiti, un ouragan enleva notre bâtiment à près de mille lieues au-dessus de la mer, et nous maintint dans cette position pendant assez longtemps. Enfin un vent propice enfla nos voiles et nous emporta avec une rapidité extraordinaire. Nous voyagions depuis six semaines au-dessus des nuages lorsque nous découvrîmes une vaste terre, ronde et brillante, semblable à une île étincelante. Nous entrâmes dans un excellent port, nous abordâmes et trouvâmes le pays habité. Tout autour de nous, nous voyions des villes, des arbres, des montagnes, des fleuves, des lacs, si bien que nous nous croyions revenus sur la terre que nous avions quittée.

Dans la lune — car c’était là l’île étincelante où nous venions d’aborder —, nous vîmes de grands êtres montés sur des vautours, dont chacun avait trois têtes. Pour vous donner une idée de la dimension de ces oiseaux, je vous dirai que la distance mesurée de l’extrémité d’une de leurs ailes à l’autre est six fois plus grande que la plus longue de nos vergues. Au lieu de monter à cheval, comme nous autres habitants de la terre, les gens de la lune montent ces sortes d’oiseaux.

À l’époque où nous arrivâmes, le roi de ce pays était en guerre avec le soleil. Il m’offrit un brevet d’officier ; mais je n’acceptai point l’honneur que me faisait Sa Majesté.

Tout, dans ce monde-là, est extraordinairement grand : une mouche ordinaire, par exemple, est presque aussi grosse qu’un de nos moutons. Les armes usuelles des habitants de la lune sont des raiforts qu’ils manœuvrent comme des javelots, et qui tuent ceux qui en sont atteints. Lorsque la saison des raiforts est passée, ils emploient des tiges d’asperges. Pour boucliers, ils ont de vastes champignons.

Je vis en outre dans ce pays quelques naturels de Sirius venus là pour affaires ; ils ont des têtes de bouledogue et les yeux placés au bout du nez, ou plutôt à la partie inférieure de cet appendice. Ils sont privés de sourcils ; mais lorsqu’ils veulent dormir, ils se couvrent les yeux avec leur langue ; leur taille moyenne est de vingt pieds ; celle des habitants de la lune n’est jamais au-dessous de trente-six pieds. Le nom que portent ces derniers est assez singulier ; il peut se traduire par celui d’êtres vivants  ; on les appelle ainsi parce qu’ils préparent leurs mets sur le feu, tout comme nous. Du reste, ils ne consacrent guère de temps à leurs repas ; ils ont sur le côté gauche un petit guichet qu’ils ouvrent et par lequel ils jettent la portion tout entière dans l’estomac ; après quoi ils referment le guichet et recommencent l’opération au bout d’un mois, jour pour jour. Ils n’ont donc que douze repas par an, combinaison que tout individu sobre doit trouver bien supérieure à celles usitées chez nous.

Les joies de l’amour sont complètement inconnues dans la lune ; car, chez les êtres cuisants aussi bien que chez les autres animaux, il n’existe qu’un seul et même sexe. Tout pousse sur des arbres qui diffèrent à l’infini les uns des autres, suivant les fruits qu’ils portent. Ceux qui produisent les êtres cuisants ou hommes sont beaucoup plus beaux que les autres ; ils ont de grandes branches droites et des feuilles couleur de chair ; leur fruit consiste en noix à écorce très dure, et longues d’au moins six pieds. Lorsqu’elles sont mûres, ce qu’on reconnaît à leur couleur, on les cueille avec un grand soin, et on les conserve aussi longtemps qu’on le juge convenable. Quand on veut retirer le noyau, on les jette dans une grande chaudière d’eau bouillante ; au bout de quelques heures, l’écorce tombe, et il en sort une créature vivante.

Avant qu’ils viennent au monde, leur esprit a déjà reçu une destination déterminée par la nature.

D’une écorce sort un soldat, d’une autre un philosophe, d’une troisième un théologien ; d’une quatrième un jurisconsulte, d’une cinquième un fermier, d’une sixième un paysan, et ainsi de suite, et chacun se met aussitôt à pratiquer ce qu’il connaît déjà théoriquement. La difficulté consiste à juger avec certitude ce que contient l’écorce ; au moment où je me trouvais dans le pays,un savant lunaire affirmait à grand bruit qu’il possédait ce secret. Mais on ne fit pas attention à lui, et on le tint généralement pour fou.

Lorsque les gens de la lune deviennent vieux, ils ne meurent pas, mais ils se dissolvent dans l’air et s’évanouissent en fumée.

Ils n’éprouvent pas le besoin de boire, n’étant asservis à aucune excrétion. Ils n’ont à chaque main qu’un seul doigt avec lequel ils exécutent tout beaucoup mieux que nous ne le faisons avec notre pouce et ses quatre aides.

Ils portent leur tête sous le bras droit, et, lorsqu’ils vont en voyage ou qu’ils sont à exécuter quelque travail qui exige beaucoup de mouvement, ils la laissent habituellement à la maison ; car ils peuvent lui demander conseil à n’importe quelle distance.

Les hauts personnages de la lune, lorsqu’ils veulent savoir ce que font les gens du peuple, n’ont pas coutume d’aller les trouver ; ils restent à la maison, c’est-à-dire que leur Corps reste chez eux, et qu’ils envoient leur tête dans la rue pour voir incognito ce qui s’y passe. Une fois les renseignements recueillis, elle revient dès que le maître la rappelle.

Les pépins de raisin lunaire ressemblent exactement à nos grêlons, et je suis fermement convaincu que, lorsqu’une tempête détache les grains de leur tige, les pépins tombent sur notre terre et forment notre grêle. Je suis même porté à croire que cette observation doit être connue depuis longtemps de plus d’un marchand de vin ; du moins j’ai bien souvent bu du vin qui m’a paru fait de grêlons, et dont le goût rappelait celui du vin de la lune.

J’allais oublier un détail des plus intéressants. Les habitants de la lune se servent de leur ventre comme des gibecières ; ils y fourrent tout ce dont ils ont besoin, l’ouvrent et le ferment à volonté comme leur estomac, car ils ne sont pas embarrassés d’entrailles, ni de cœur, ni de foie ; ils ne portent non plus pas de vêtements, l’absence de sexe les dispensant de pudeur.

Ils peuvent à leur gré ôter et remettre leurs yeux, et, lorsqu’ils les tiennent à la main, ils voient aussi bien que s’ils les avaient sur la figure. Si, par hasard, ils en perdent ou en cassent un, ils peuvent en louer ou en acheter un nouveau, qui leur fait le même service que l’autre ; aussi rencontre-t-on dans la lune, à chaque coin de rue, des gens qui vendent des yeux ; ils en ont les assortiments les plus variés, car la mode change souvent : tantôt ce sont les yeux bleus, tantôt les yeux noirs, qui sont mieux portés.

Je conviens ; messieurs, que tout cela doit vous paraître étrange ; mais je prie ceux qui douteraient de ma sincérité de se rendre eux-mêmes dans la lune, pour se convaincre que je suis resté plus fidèle à la vérité qu’aucun autre voyageur.

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