LE DRAME


Si mon songe de bonheur fut vif, il fut aussi d’une courte durée, et le réveil m’attendait à la grotte du Solitaire. Je fus surpris, en y arrivant au milieu du jour, de ne pas voir Atala accourir au-devant de nos pas. Je ne sais quelle soudaine horreur me saisit. En approchant de la grotte, je n’osais appeler la fille de Lopez : mon imagination était également épouvantée, ou du bruit, ou du silence, qui succéderait à mes cris. Encore plus effrayé de la nuit qui régnait à l’entrée du rocher, je dis au missionnaire : Ô vous, que le ciel accompagne et fortifie, pénétrez dans ces ombres.

Qu’il est faible celui que les passions dominent ! Qu’il est fort celui qui se repose en Dieu ! Il y avait plus de courage dans ce cœur religieux, flétri par soixante-seize années, que dans toute l’ardeur de ma jeunesse. L’homme de paix entra dans la grotte, et je restai au-dehors plein de terreur. Bientôt un faible murmure semblable à des plaintes sortit du fond du rocher, et vint frapper mon oreille. Poussant un cri, et retrouvant mes forces, je m’élançai, dans la nuit de la caverne… Esprits de mes pères ! vous savez seuls le spectacle qui frappa mes yeux !

Le Solitaire avait allumé un flambeau de pin ; il le tenait d’une main tremblante, au-dessus de la couche d’Atala. Cette belle et jeune femme, à moitié soulevée sur le coude, se montrait pâle et échevelée. Les gouttes d’une sueur pénible brillaient sur son front ; ses regards à demi éteints cherchaient encore à m’exprimer son amour, et sa bouche essayait de sourire. Frappé comme d’un coup de foudre, les yeux fixés, les bras étendus, les lèvres entrouvertes, je demeurai immobile. Un profond silence règne un moment parmi les trois personnages de cette scène de douleur. Le Solitaire le rompt le premier : Ceci, dit-il, ne sera qu’une fièvre occasionnée par la fatigue, et si nous nous résignons à la volonté de Dieu, il, aura pitié de nous.

À ces paroles, le sang suspendu reprit son cours dans mon cœur, et avec la mobilité du Sauvage, je passai subitement de l’excès de la crainte à l’excès de la confiance. Mais Atala ne m’y laissa pas longtemps. Balançant tristement la tête, elle nous fit signe de nous approcher de sa couche.

Mon père, dit-elle d’une voix affaiblie, en s’adressant au religieux, je touche au moment de la mort. Ô Chactas ! écoute sans désespoir le funeste secret que je t’ai caché, pour ne pas te rendre trop misérable, et pour obéir à ma mère. Tâche de ne pas m’interrompre par des marques d’une douleur, qui précipiteraient le peu d’instants que j’ai à vivre. J’ai beaucoup de choses à raconter, et aux battements de cœur, qui se ralentissent… à je ne sais quel fardeau glacé que mon sein soulève à peine… je sens que je ne me saurais trop hâter.

Après quelques moments de silence, Atala poursuivit ainsi :

Ma triste destinée a commencé presque avant que j’eusse vu la lumière. Ma mère m’avait conçue dans le malheur ; je fatiguais son sein, et elle me mit au monde avec de grands déchirements d’entrailles : on désespéra de ma vie. Pour sauver mes jours, ma mère fit un vœu : elle promit à la Reine des Anges que je lui consacrerais ma virginité, si j’échappais à la mort… Vœu fatal qui me précipite au tombeau !

J’entrais dans ma seizième année, lorsque je perdis ma mère. Quelques heures avant de mourir, elle m’appela au bord de sa couche. Ma fille, me dit-elle en présence d’un missionnaire qui consolait ses derniers instants ; ma fille, tu sais le vœu que j’ai fait pour toi. Voudrais-tu démentir ta mère ? Ô mon Atala ! je te laisse dans un monde qui n’est pas digne de posséder une chrétienne, au milieu d’idolâtres qui persécutent le Dieu de ton père et le mien, le Dieu qui, après t’avoir donné le jour, te l’a conservé par un miracle. Eh ! ma chère enfant, en acceptant le voile des vierges, tu ne fais que renoncer aux soucis de la cabane et aux funestes passions qui ont troublé le sein de ta mère ! Viens donc, ma bien-aimée, viens ; jure sur cette image de la mère du Sauveur, entre les mains de ce sain prêtre et de ta mère expirante, que tu ne me trahiras point à la face du ciel. Songe que je me suis engagée pour toi, afin de te sauver la vie, et que si tu ne tiens ma promesse, tu plongeras l’âme de ta mère dans des tourments éternels.

Ô ma mère ! pourquoi parlâtes-vous ainsi ! Ô Religion qui fais à la fois mes maux et ma félicité, qui me perds et qui me consoles ! Et toi, cher et triste objet d’une passion qui me consume jusque dans les bras de la mort, tu vois maintenant, ô Chactas, ce qui a fait la rigueur de notre destinée !… Fondant en pleurs et me précipitant dans le sein maternel, je promis tout ce qu’on voulut faire promettre. Le missionnaire prononça sur moi les paroles redoutables, et me donna le scapulaire qui me lie pour jamais. Ma mère me menaça de sa malédiction, si jamais je rompais mes vœux, et après m’avoir recommandé un secret inviolable envers les païens, persécuteurs de ma religion, elle expira, en me tenant embrassée.

Je ne connus pas d’abord le danger de mes serments. Pleine d’ardeur, et chrétienne véritable, fière du sang espagnol qui coule dans mes veines, je n’aperçus autour de moi que des hommes indignes de recevoir ma main ; je m’applaudis de n’avoir d’autre époux que le Dieu de ma mère. Je te vis, jeune et beau prisonnier, je m’attendris sur ton sort, je t’osai parler au bûcher de la forêt ; alors je sentis tout le poids de mes vœux.

Comme Atala achevait de prononcer ces paroles, serrant les poings, et regardant le missionnaire d’un air menaçant, je m’écriai : La voilà donc cette religion que vous m’avez tant vantée ! Périsse le serment qui m’enlève Atala ! Périsse le Dieu qui contrarie la nature ! Homme, prêtre, qu’es-tu venu faire dans ces forêts ?

Te sauver, dit le vieillard d’une voix terrible, dompter tes passions, et t’empêcher, blasphémateur, d’attirer sur toi la colère céleste ! Il te sied bien, jeune homme, à peine entré dans la vie, de te plaindre de tes douleurs ! Où sont les marques de tes souffrances ? Où sont les injustices que tu as supportées ? Où sont tes vertus, qui seules pourraient te donner quelques droit à la plainte ? Quel service as-tu rendu ? Quel bien as-tu fait ? Eh ! malheureux, tu ne m’offres que des passions, et tu oses accuser le ciel ! Quand tu auras, comme le père Aubry, passé trente années exilé sur les montagnes, tu sera moins prompt à juger des desseins de la Providence ; tu comprendras alors que tu ne sais rien, que tu n’es rien, et qu’il n’y a point de châtiment si rigoureux, point de maux si terribles, que la chair corrompue ne mérite de souffrir.

Les éclairs qui sortaient des yeux du vieillard, sa barbe qui frappait la poitrine, ses paroles foudroyantes le rendaient semblable à un Dieu. Accablé de sa majesté, je tombai à ses genoux, et lui demandai pardon de mes emportements. Mon fils, me répondit-il avec un accent si doux, que le remords entra dans mon âme, mon fils, ce n’est pas pour moi-même que je vous ai réprimandé. Hélas ! vous avez raison, mon cher enfant : je suis venu faire bien peu de chose dans ces forêts, et Dieu n’a pas de serviteur plus indigne que moi. Mais, mon fils, le ciel, le ciel, voilà ce qu’il ne faut jamais accuser ! Pardonnez-moi si je vous ai offensé, mais écoutons votre sœur. Il y a peut-être du remède, ne nous lassons point d’espérer. Chactas, c’est une religion bien divine que celle-là qui a fait une vertu de l’espérance !

Mon jeune ami, reprit Atala, tu as été témoin de mes combats, et cependant tu n’en as vu que la moindre partie ; je te cachais le reste. Non, l’esclave noir qui arrose de ses sueurs les sables ardents de la Floride est moins misérable que n’a été Atala. Te sollicitant à la fuite, et pourtant certaine de mourir si tu t’éloignais de moi ; craignant de fuir avec toi dans les déserts, et cependant haletant après l’ombrage des bois… Ah ! s’il n’avait fallu que quitter parents, amis, patrie ; si même (chose affreuse) il n’y eût eu que la perte de mon âme ! Mais ton ombre, ô ma mère, ton ombre était toujours là, me reprochant ses tourments ! J’entendais tes plaintes, je voyais les flammes de l’enfer te consumer. Mes nuits étaient arides et pleines de fantômes, mes jours étaient désolés ; la rosée du soir séchait en tombant sur ma peau brûlante ; j’entrouvrais mes lèvres aux brises, et les brises, loin de m’apporter la fraîcheur, s’embrasaient du feu de mon souffle. Quel tourment de te voir sans cesse auprès de moi, loin de tous les hommes, dans de profondes solitudes, et de sentir entre toi et moi une barrière invincible ! Passer ma vie à tes pieds, te servir comme ton esclave, apprêter ton repas et ta couche dans quelque coin ignoré de l’univers, eût été pour moi le bonheur suprême ; ce bonheur, j’y touchais, et je ne pouvais en jouir. Quel dessein n’ai-je point rêvé ! Quel songe n’est point sorti de ce cœur si triste ! Quelquefois en attachant mes yeux sur toi, j’allais jusqu’à former des désirs aussi insensés que coupables : tantôt j’aurais voulu être avec toi la seule créature vivante sur la terre ; tantôt, sentant une divinité qui m’arrêtait dans mes horribles transports, j’aurais désiré que cette divinité se fût anéantie, pourvu que serrée dans tes bras, j’eusse roulé d’abîme en abîme avec les débris de Dieu et du monde ! À présent même… le dirai-je ? à présent que l’éternité va m’engloutir, que je vais paraître devant le Juge inexorable, au moment où, pour obéir à ma mère, je vois avec joie ma virginité dévorer ma vie ; eh bien ! par une affreuse contradiction, j’emporte le regret de n’avoir pas été à toi !

Ma fille, interrompit le missionnaire, votre douleur vous égare. Cet excès de passion auquel vous vous livrez est rarement juste, il n’est pas même dans la nature ; et en cela il est moins coupable aux yeux de Dieu, parce que c’est plutôt quelque chose de faux dans l’esprit, que de vicieux dans le cœur. Il faut donc éloigner de vous ces emportements, qui ne sont pas dignes de votre innocence. Mais aussi, ma chère enfant, votre imagination impétueuse vous a trop alarmée sur vos vœux. La religion n’exige point de sacrifice plus qu’humain. Ses sentiments vrais, ses vertus tempérées sont bien au-dessus des sentiments exaltés et des vertus forcées d’un prétendu héroïsme. Si vous aviez succombé, eh bien ! pauvre brebis égarée, le Bon Pasteur vous aurait cherchée, pour vous ramener au troupeau. Les trésors du repentir vous étaient ouverts : il faut des torrents de sang pour effacer nos fautes aux yeux des hommes, une seule larme suffit à Dieu. Rassurez-vous donc, ma chère fille, votre situation exige de calme ; adressons-nous à Dieu, qui guérit toutes les plaies de ses serviteurs. Si c’est sa volonté, comme je l’espère, que vous échappiez à cette maladie, j’écrirai à l’évêque de Québec ; il a les pouvoirs nécessaires pour vous relever de vos vœux, qui ne sont que des vœux simples, et vous achèverez vos jours près de moi avec Chactas votre époux.

À ces paroles du vieillard, Atala fut saisie d’une longue convulsion, dont elle ne sortit que pour donner des marques d’une douleur effrayante. Quoi ! dit-elle en joignant les deux mains avec passion, il y avait du remède ! Je pouvais être relevée de mes vœux ! Oui, ma fille, répondit le père ; et vous le pouvez encore. Il est trop tard, il est trop tard ! s’écria-t-elle. Faut-il mourir, au moment où j’apprends que j’aurais pu être heureuse ! Que n’ai-je connu plus tôt ce saint vieillard ! Aujourd’hui, de quel bonheur je jouirais, avec toi, avec Chactas chrétien…, consolée, rassurée par ce prêtre auguste… dans ce désert… pour toujours… oh ! c’eût été trop de félicité ! Calme-toi, lui dis-je, en saisissant une des mains de l’infortunée ; calme-toi, ce bonheur, nous allons le goûter. Jamais ! jamais ! dit Atala. Comment ? répartis-je. Tu ne sais pas tout, s’écria la vierge : c’est hier… pendant l’orage… J’allais violer mes vœux ; j’allais plonger ma mère dans les flammes de l’abîme ; déjà sa malédiction était sur moi ; déjà je mentais au Dieu qui m’a sauvé la vie… Quand tu baisais mes lèvres tremblantes, tu ne savais pas, tu ne savais pas que tu n’embrassais que la mort ! Ô ciel ! s’écria le missionnaire, chère enfant, qu’avez-vous fait ? Un crime, mon père, dit Atala les yeux égarés ; mais je ne perdais que moi, et je sauvais ma mère. Achève donc, m’écriai-je plein d’épouvante. Eh bien ! dit-elle, j’avais prévu ma faiblesse ; en quittant les cabanes, j’ai emporté avec moi… Quoi ? repris-je avec horreur. Un poison ! dit le père. Il est dans mon sein, s’écria Atala.

Le flambeau échappe de la main du Solitaire, je tombe mourant près de la fille de Lopez, le vieillard nous saisit l’un et l’autre dans ses bras, et tous trois, dans l’ombre, nous mêlons un moment nos sanglots sur cette couche funèbre.

Réveillons-nous, réveillons-nous, dit bientôt le courageux ermite en allumant une lampe ! Nous perdons des moments précieux : intrépides chrétiens, bravons les assauts de l’adversité ; la corde au cou, la cendre sur la tête, jetons-nous aux pieds du Très-Haut, pour implorer sa clémence, ou pour nous soumettre à ses décrets. Peut-être est-il temps encore. Ma fille, vous eussiez dû m’avertir hier au soir.

Hélas ! mon père, dit Atala, je vous ai cherché la nuit dernière ; mais le ciel, en punition de mes fautes, vous a éloigné de moi. Tout secours eût d’ailleurs été inutile ; car les Indiens mêmes, si habiles dans ce qui regarde les poisons, ne connaissent point de remède à celui que j’ai pris. Ô Chactas ! juge de mon étonnement, quand j’ai vu que le coup n’était pas aussi subit que je m’y attendais ! Mon amour a redoublé mes forces, mon âme n’a pu si vite se séparer de toi.

Ce ne fut plus ici par des sanglots que je troublai le récit d’Atala, ce fut par ces emportements qui ne sont connus que des Sauvages. Je me roulai furieux sur la terre en me tordant les bras, et en me dévorant les mains. Le vieux prêtre, avec une tendresse merveilleuse, courait du frère à la sœur, et nous prodiguait mille secours. Dans le calme de son cœur et sous le fardeau des ans, il savait se faire entendre à notre jeunesse, et sa religion lui fournissait des accents plus tendres et plus brûlants que nos passions mêmes. Ce prêtre, qui depuis quarante années s’immolait chaque jour au service de Dieu et des hommes dans ces montagnes, ne te rappelle-t-il pas ces holocaustes d’Israël, fumant perpétuellement sur les hauts lieux, devant le Seigneur ?

Hélas ! ce fut en vain qu’il essaya d’apporter quelque remède aux maux d’Atala. La fatigue, le chagrin, le poison et une passion plus mortelle que tous les poisons ensemble, se réunissaient pour ravir cette fleur à la solitude. Vers le soir, des symptômes effrayants se manifestèrent ; un engourdissement général saisit les membres d’Atala, et les extrémités de son corps commencèrent à refroidir : Touche mes doigts, me disait-elle, ne les trouves-tu pas bien glacés ? Je ne savais que répondre, et mes cheveux se hérissaient d’horreur ; ensuite elle ajoutait : Hier encore, mon bien-aimé, ton seul toucher me faisait tressaillir, et voilà que je ne sens plus ta main, je n’entends presque plus ta voix, les objets de la grotte disparaissent tour à tour. Ne sont-ce pas les oiseaux qui chantent ? Le soleil doit être près de se coucher maintenant ? Chactas, ses rayons seront bien beaux au désert, sur ma tombe !

Atala s’apercevant que ces paroles nous faisaient fondre en pleurs, nous dit : Pardonnez-moi, mes bons amis, je suis bien faible ; mais peut-être que je vais devenir plus forte. Cependant mourir si jeune, tout à la fois, quand mon cœur était si plein de vie ! Chef de la prière, aie pitié de moi ; soutiens-moi. Crois-tu que ma mère soit contente, et que Dieu me pardonne ce que j’ai fait ?

Ma fille, répondit le bon religieux, en versant des larmes, et les essuyant avec ses doigts tremblants et mutilés ; ma fille, tous vos malheurs viennent de votre ignorance ; c’est votre éducation sauvage et le manque d’instruction nécessaire qui vous ont perdue ; vous ne saviez pas qu’une chrétienne ne peut disposer de sa vie. Consolez-vous donc, ma chère brebis ; Dieu vous pardonnera, à cause de la simplicité de votre cœur. Votre mère et l’imprudent missionnaire qui la dirigeait, ont été plus coupables que vous ; ils ont passé leurs pouvoirs, en vous arrachant un vœu indiscret ; mais que la paix du Seigneur soit avec eux ! Vous offrez tous trois un terrible exemple des dangers de l’enthousiasme, et du défaut de lumières en matière de religion. Rassurez-vous, mon enfant ; celui qui sonde les reins et les cœurs vous jugera sur vos intentions, qui étaient pures, et non sur votre action qui est condamnable.

Quant à la vie, si le moment est arrivé de vous endormir dans le Seigneur, ah ! ma chère enfant, que vous perdez peu de choses, en perdant ce monde ! Malgré la solitude où vous avez vécu, vous avez connu les chagrins ; que penseriez-vous donc, si vous eussiez été témoin des maux de la société, si, en abordant sur les rivages de l’Europe, votre oreille eût été frappée de ce long cri de douleur, qui s’élève de cette vieille terre ? L’habitant de la cabane, et celui des palais, tout souffre, tout gémit ici-bas ; les reines ont été vues pleurant comme de simples femmes, et l’on s’est étonné de la quantité de larmes que contiennent les yeux des rois !

Est-ce votre amour que vous regrettez ? Ma fille, il faudrait autant pleurer un songe. Connaissez-vous le cœur de l’homme, et pourriez-vous compter les inconstances de son désir ? Vous calculeriez plutôt le nombre des vagues que la mer roule dans une tempête. Atala, les sacrifices, les bienfaits ne sont pas des liens éternels : un jour, peut-être, le dégoût fût venu avec la satiété, le passé eût été compté pour rien, et l’on n’eût plus aperçu que les inconvénients d’une union pauvre et méprisée. Sans doute, ma fille, les plus belles amours furent celles de cet homme et de cette femme, sortis de la main du Créateur. Un paradis avait été formé pour eux, ils étaient innocents et immortels. Parfaits de l’âme et du corps, ils se convenaient en tout : Ève avait été créée pour Adam, et Adam pour Éve. S’ils n’ont pu toutefois se maintenir dans cet état de bonheur, quels couples le pourront après eux ? Je ne vous parlerai point des mariages des premiers-nés des hommes, de ces unions ineffables, alors que la sœur était l’épouse du frère, que l’amour et l’amitié fraternelle se confondaient dans le même cœur, et que la pureté de l’une augmentait les délices de l’autre. Toutes ces unions ont été troublées ; la jalousie s’est glissée à l’autel de gazon où l’on immolait le chevreau, elle a régné sous la tente d’Abraham, et dans ces couches mêmes où les patriarches goûtaient tant de joie, qu’ils oubliaient la mort de leurs mères.

Vous seriez-vous donc flattée, mon enfant, d’être plus innocente et plus heureuse dans vos liens, que ces saintes familles dont Jésus-Christ a voulu descendre ? Je vous épargne les détails des soucis du ménage, les disputes, les reproches mutuels, les inquiétudes et toutes ces peines secrètes qui veillent sur l’oreiller du lit conjugal. La femme renouvelle ses douleurs chaque fois qu’elle est mère, et elle se marie en pleurant. Que de maux dans la seule perte d’un nouveau-né à qui l’on donnait le lait, et qui meurt sur votre sein ! La montagne a été pleine de gémissements ; rien ne pouvait consoler Rachel, parce que ses fils n’étaient plus. Ces amertumes attachées aux tendresses humaines sont si fortes, que j’ai vu dans ma patrie de grandes dames, aimées par des rois, quitter la cour pour s’ensevelir dans des cloîtres, et mutiler cette chair révoltée, dont les plaisirs ne sont que des douleurs.

Mais peut-être direz-vous que ces derniers exemples ne vous regardent pas ; que toute votre ambition se réduisait à vivre dans une obscure cabane avec l’homme de votre choix ; que vous cherchiez moins les douceurs du mariage, que les charmes de cette folie que la jeunesse appelle amour ? Illusion, chimère, vanité, rêve d’une imagination blessée ! Et moi aussi, ma fille, j’ai connu les troubles du cœur : cette tête n’a pas toujours été chauve, ni ce sein aussi tranquille qu’il vous le paraît aujourd’hui. Croyez-en mon expérience : si l’homme, constant dans ses affections, pouvait sans cesse fournir à un sentiment renouvelé sans cesse, sans doute, la solitude et l’amour l’égaleraient à Dieu même ; car ce sont là les deux éternels plaisirs du Grand Être. Mais l’âme de l’homme se fatigue, et jamais elle n’aime longtemps le même objet avec plénitude. Il y a toujours quelques points par où deux cœurs ne se touchent pas, et ces points suffisent à la longue pour rendre la vie insupportable.

Enfin, ma chère fille, le grand tort des hommes, dans leur songe de bonheur, est d’oublier cette infirmité de la mort attachée à leur nature : il faut finir. Tôt ou tard, quelle qu’eût été votre félicité, ce beau visage se fût changé en cette figure uniforme que le sépulcre donne à la famille d’Adam ; l’œil même de Chactas n’aurait pu vous reconnaître entre vos sœurs de la tombe. L’amour n’étend point son empire sur les vers du cercueil. Que dis-je ? (ô vanité des vanités !) Que parlé-je de la puissance des amitiés de la terre ? Voulez-vous, ma chère fille, en connaître l’étendue ? Si un homme revenait à la lumière, quelques années après sa mort, je doute qu’il fût revu avec joie, par ceux-là même qui ont donné le plus de larmes à sa mémoire : tant on forme vite d’autres liaisons, tant on prend facilement d’autres habitudes, tant l’inconstance est naturelle à l’homme, tant notre vie est peu de chose même dans le cœur de nos amis !

Remerciez donc la Bonté divine, ma chère fille, qui vous retire si vite de cette vallée de misère. Déjà le vêtement blanc et la couronne éclatante des vierges se préparent pour vous sur les nuées ; déjà j’entends la Reine des Anges qui vous crie : Venez, ma digne servante, venez, ma colombe, venez vous asseoir sur un trône de candeur, parmi toutes ces filles qui ont sacrifié leur beauté et leur jeunesse au service l’humanité, à l’éducation des enfants et aux chefs-d’œuvre de la pénitence. Venez, rose mystique, vous reposer sur le sein de Jésus-Christ. Ce cercueil, lit nuptial que vous vous êtes choisi, ne sera point trompé ; et les embrassements de votre céleste époux ne finiront jamais !

Comme le dernier rayon du jour abat les vents et répand le calme dans le ciel, ainsi la parole tranquille du vieillard apaisa les passions dans le sein de mon amante. Elle ne parut plus occupée que de ma douleur, et des moyens de me faire supporter sa perte. Tantôt elle me disait qu’elle mourrait heureuse, si je lui promettais de sécher mes pleurs ; tantôt elle me parlait de ma mère, de ma patrie ; elle cherchait à me distraire de la douleur présente, en réveillant en moi une douleur passée. Elle m’exhortait à la patience, à la vertu. Tu ne seras pas toujours malheureux, disait-elle : si le ciel t’éprouve aujourd’hui, c’est seulement pour te rendre plus compatissant aux maux des autres. Le cœur, ô Chactas, est comme ces sortes d’arbres qui ne donnent leur baume pour les blessures des hommes, que lorsque le fer les a blessés eux-mêmes.

Quand elle avait ainsi parlé, elle se tournait vers le missionnaire, cherchait auprès de lui le soulagement qu’elle m’avait fait éprouver, et, tour à tour consolante et consolée, elle donnait et recevait la parole de vie sur la couche de la mort.

Cependant l’ermite redoublait de zèle. Ses vieux os s’étaient ranimés par l’ardeur de la charité, et toujours préparant des remèdes, rallumant le feu, rafraîchissant la couche, il faisait d’admirables discours sur Dieu et sur le bonheur des justes. Le flambeau de la religion à la main, il semblait précéder Atala dans la tombe, pour lui en montrer les secrètes merveilles. L’humble grotte était remplie de la grandeur de ce trépas chrétien, et les esprits célestes étaient, sans doute, attentifs à cette scène où la religion luttait seule contre l’amour, la jeunesse et la mort.

Elle triomphait cette religion divine, et l’on s’apercevait de sa victoire à une sainte tristesse qui succédait dans nos cœurs aux premiers transports des passions. Vers le milieu de la nuit, Atala sembla se ranimer pour répéter des prières que le religieux prononçait au bord de sa couche. Peu de temps après, elle me tendit la main, et avec une voix qu’on entendait à peine, elle me dit : Fils d’Outalissi, te rappelles-tu cette première nuit où tu me pris pour la Vierge des dernières amours ? Singulier présage de notre destinée ! Elle s’arrêta ; puis elle reprit : Quand je songe que je te quitte pour toujours, mon cœur fait un tel effort pour revivre, que je me sens presque le pouvoir de me rendre immortelle à force d’aimer. Mais, ô mon Dieu, que votre volonté soit faite ! Atala se tut pendant quelques instants ; elle ajouta : Il ne me reste plus qu’à vous demander pardon des maux que je vous ai causés. Je vous ai beaucoup tourmenté par mon orgueil et mes caprices. Chactas, un peu de terre jetée sur mon corps va mettre tout un monde entre vous et moi, et vous délivrer pour toujours du poids de mes infortunes.

Vous pardonner, répondis-je noyé de larmes, n’est-ce pas moi qui ai causé tous vos malheurs ? Mon ami, dit-elle en m’interrompant, vous m’avez rendue très heureuse, et si j’étais à recommencer la vie, je préférerais encore le bonheur de vous avoir aimé quelques instants dans un exil infortuné, à toute une vie de repos dans ma patrie.

Ici la voix d’Atala s’éteignit ; les ombres de la mort se répandirent autour de ses yeux et de sa bouche ; ses doigts errants cherchaient à toucher quelque chose ; elle conversait tout bas avec des esprits invisibles. Bientôt, faisant un effort, elle essaya, mais en vain, de détacher de son cou le petit crucifix ; elle me pria de le dénouer moi-même, et elle me dit :

Quand je te parlai pour la première fois, tu vis cette croix briller à la lueur du feu sur mon sein ; c’est le seul bien que possède Atala. Lopez, ton père et le mien, l’envoya à ma mère, peu de jours après ma naissance. Reçois donc de moi cet héritage, ô mon frère, conserve-le en mémoire de mes malheurs. Tu auras recours à ce Dieu des infortunés dans les chagrins de ta vie. Chactas, j’ai une dernière prière à te faire. Ami, notre union aurait été courte sur la terre, mais il est après cette vie une plus longue vie. Qu’il serait affreux d’être séparée de toi pour jamais ! Je ne fais que te devancer aujourd’hui, et je te vais attendre dans l’empire céleste. Si tu m’as aimée, fais-toi instruire dans la religion chrétienne, qui préparera notre réunion. Elle fait sous tes yeux un grand miracle cette religion, puisqu’elle me rend capable de te quitter, sans mourir dans les angoisses du désespoir. Cependant, Chactas, je ne veux de toi qu’une simple promesse, je sais trop ce qu’il en coûte, pour te demander un serment. Peut-être ce vœu te séparerait-il de quelque femme plus heureuse que moi… Ô ma mère, pardonne à ta fille. Ô Vierge, retenez votre courroux. Je retombe dans mes faiblesses, et je te dérobe, ô mon Dieu, des pensées qui ne devraient être que pour toi !

Navré de douleur, je promis à Atala d’embrasser un jour la religion chrétienne. À ce spectacle, le Solitaire se levant d’un air inspiré, et étendant les bras vers la voûte de la grotte : Il est temps, s’écria-t-il, il est temps d’appeler Dieu ici !

À peine a-t-il prononcé ces mots, qu’une force surnaturelle me contraint de tomber à genoux, et m’incline la tête au pied du lit d’Atala. Le prêtre ouvre un lieu secret où était renfermée une urne d’or, couverte d’un voile de soie ; il se prosterne et adore profondément. La grotte parut soudain illuminée ; on entendit dans les airs les paroles des anges et les frémissements des harpes célestes ; et lorsque le Solitaire tira le vase sacré de son tabernacle, je crus voir Dieu lui-même sortir du flanc de la montagne.

Le prêtre ouvrit la calice ; il prit entre ses deux doigts une hostie blanche comme la neige, et s’approcha d’Atala, en prononçant des mots mystérieux. Cette sainte avait les yeux levés au ciel, en extase. Toutes ses douleurs parurent suspendues, toute sa vie se rassembla sur sa bouche ; ses lèvres s’entrouvrirent, et vinrent avec respect chercher le Dieu caché sous le pain mystique. Ensuite le divin vieillard trempe un peu de coton dans une huile consacrée ; il en frotte les tempes d’Atala, il regarde un moment la fille mourante, et tout à coup ces fortes paroles lui échappent : Partez, âme chrétienne : allez rejoindre votre Créateur ! Relevant alors ma tête abattue, je m’écriai, en regardant le vase où était l’huile sainte : Mon père, ce remède rendra-t-il la vie à Atala ? Oui, mon fils, dit le vieillard en tombant dans mes bras, la vie éternelle ! Atala venait d’expirer.

Dans cet endroit, pour la seconde fois depuis le commencement de son récit, Chactas fut obligé de s’interrompre. Ses pleurs l’inondaient, et sa voix ne laissait échapper que des mots entrecoupés. Le Sachem aveugle ouvrit son sein, il en tira le crucifix d’Atala. Le voilà s’écria-t-il, ce gage de l’adversité ! Ô René, ô mon fils, tu le vois ; et moi, je ne le vois plus ! Dis-moi, après tant d’années, l’or n’en est-il point altéré ? N’y vois-tu point la trace de mes larmes ? Pourrais-tu reconnaître l’endroit qu’une sainte a touché de ses lèvres ? Comment Chactas n’est-il point encore chrétien ? Quelles frivoles raisons de politique et de partie l’ont jusqu’à présent retenu dans les erreurs de ses pères ? Non, je ne veux pas tarder plus longtemps. La terre me crie : Quand donc descendras-tu dans la tombe, et qu’attends-tu pour embrasser une religion divine ?… Ô terre, vous ne m’attendrez pas longtemps : aussitôt qu’un prêtre aura rajeuni dans l’onde cette tête blanchie par les chagrins, j’espère me réunir à Atala… Mais achevons ce qui me reste à conter de mon histoire. »

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