Chapitre VI Harmonies morales. — Dévotions populaires

Nous quittons les harmonies physiques des monuments religieux et des scènes de la nature pour entrer dans les harmonies morales du christianisme. Il faut placer au premier rang ces dévotions populaires qui consistent en de certaines croyances et de certains rites pratiqués par la foule, sans être ni avoués ni absolument proscrits par l’Église. Ce ne sont en effet que des harmonies de la religion et de la nature. Quand le peuple croit entendre la voix des morts dans les vents, quand il parle des fantômes de la nuit, quand il va en pèlerinage pour le soulagement de ses maux, il est évident que ces opinions ne sont que des relations touchantes entre quelques scènes naturelles, quelques dogmes sacrés et la misère de nos cœurs. Il suit de là que plus un culte a de ces dévotions populaires, plus il est poétique, puisque la poésie se fonde sur les mouvements de l’âme et les accidents de la nature, rendus tout mystérieux par l’intervention des idées religieuses.

Il faudrait nous plaindre si, voulant tout soumettre aux règles de la raison, nous condamnions avec rigueur ces croyances qui aident au peuple à supporter les chagrins de la vie et qui lui enseignent une morale que les meilleures lois ne lui apprendront jamais. Il est bon, il est beau, quoi qu’on en dise, que toutes nos actions soient pleines de Dieu et que nous soyons sans cesse environnés de ses miracles.

Le peuple est bien plus sage que les philosophes. Chaque fontaine, chaque croix dans un chemin, chaque soupir du vent de la nuit, porte avec lui un prodige. Pour l’homme de foi, la nature est une constante merveille. Souffre-t-il, il prie sa petite image, et il est soulagé. A-t-il besoin de revoir un parent, un ami, il fait un vœu, prend le bâton et le bourdon du pèlerin ; il franchit les Alpes ou les Pyrénées, visite Notre-Dame de Lorette ou Saint-Jacques en Galice ; il se prosterne, il prie le saint de lui rendre un fils (pauvre matelot peut-être errant sur les mers), de sauver une épouse, de prolonger les jours d’un père. Son cœur se trouve allégé. Il part pour retourner à sa chaumière : chargé de coquillages, il fait retentir les hameaux du son de sa conque, et chante dans une complainte naïve la bonté de Marie, mère de Dieu. Chacun veut avoir quelque chose qui ait appartenu au pèlerin. Que de maux guéris par un seul ruban consacré ! Le pèlerin arrive à son village, la première personne qui vient au-devant de lui, c’est sa femme relevée de couches, c’est son fils retrouvé, c’est son père rajeuni.

Heureux, trois et quatre fois heureux ceux qui croient ! ils ne peuvent sourire sans compter qu’ils souriront toujours ; ils ne peuvent pleurer sans penser qu’ils touchent à la fin de leurs larmes. Leurs pleurs ne sont point perdus la religion les reçoit dans son urne, et les présente à l’Eternel.

Les pas du vrai croyant ne sont jamais solitaires ; un bon ange veille à ses côtés, il lui donne des conseils dans ses songes, il le défend contre le mauvais ange. Ce céleste ami lui est si dévoué, qu’il consent pour lui à s’exiler sur la terre.

Trouvait-on chez les anciens rien de plus admirable qu’une foule de pratiques usitées jadis dans notre religion ? Si l’on rencontrait au coin d’une forêt le corps d’un homme assassiné, on plantait une croix dans ce lieu en signe de miséricorde. Cette croix demandait au Samaritain une larme pour un infortuné, et à l’habitant de la cité fidèle une prière pour son frère. Et puis ce voyageur était peut-être un étranger tombé loin de son pays, comme cet illustre inconnu sacrifié par la main des hommes, loin de sa patrie céleste ! Quel commerce entre nous et Dieu ! quelle élévation cela ne donnait-il pas à la nature humaine ! qu’il était étonnant d’oser trouver des conformités entre nos jours mortels et l’éternelle existence du Maître du monde !

Nous ne parlerons point de ces jubilés substitués aux jeux séculaires, qui plongent les chrétiens dans la piscine du repentir, rajeunissent les consciences et appellent les pécheurs à l’amnistie de la religion. Nous ne dirons point non plus comment dans les calamités publiques les grands et les petits s’en allaient pieds nus d’église en église, pour tâcher de désarmer la colère de Dieu. Le pasteur marchait à leur tête, la corde au cou, humble victime dévouée pour le salut du troupeau.

Mais le peuple ne nourrissait point la crainte de ces fléaux quand il avait sous son toit le Christ d’ébène, le laurier bénit, l’image du saint protecteur de la famille. Que de fois on s’est prosterné devant ces reliques pour demander des secours qu’on n’avait point obtenus des hommes !

Qui ne connaît Notre-Dame des Bois cette habitante du tronc de la vieille épine ou du creux moussu de la fontaine ? Elle est célèbre dans le hameau par ses miracles. Maintes matrones vous diront que leurs douleurs dans l’enfantement ont été moins grandes depuis qu’elles ont invoqué la bonne Marie des Bois. Les filles qui ont perdu leurs fiancés ont souvent, au clair de la lune, aperçu les âmes de ces jeunes hommes dans ce lieu solitaire ; elles ont reconnu leurs voix dans les soupirs de la fontaine. Les colombes qui boivent ses eaux ont toujours des œufs dans leur nid, et les fleurs qui croissent sur ses bords, toujours des boutons sur leur tige. Il était convenable que la sainte des forêts fît des miracles doux comme les mousses qu’elle habite, charmants comme les eaux qui la voilent.

C’est dans les grands événements de la vie que les coutumes religieuses offrent aux malheureux leurs consolations. Nous avons été une fois spectateur d’un naufrage. En arrivant sur la grève, les matelots dépouillèrent leurs vêtements et ne conservèrent que leurs pantalons et leurs chemises mouillées. Ils avaient fait un vœu à la Vierge pendant la tempête. Ils se rendirent en procession à une petite chapelle dédiée à saint Thomas. Le capitaine marchait à leur tête, et le peuple suivait en chantant avec eux l’Ave, maris Stella. Le prêtre célébra la messe des naufragés, et les matelots suspendirent leurs habits trempés d’eau de mer, en ex voto, aux murs de la chapelle. La philosophie peut remplir ses pages de paroles magnifiques, mais nous doutons que les infortunés viennent jamais suspendre leurs vêtements à son temple.

La mort, si poétique parce qu’elle touche aux choses immortelles, si mystérieuse à cause de son silence, devait avoir mille manières de s’annoncer pour le peuple. Tantôt un trépas se faisait prévoir par les tintements d’une cloche qui sonnait d’elle-même, tantôt l’homme qui devait mourir entendait frapper trois coups sur le plancher de sa chambre. Une religieuse de Saint-Benoît, près de quitter la terre, trouvait une couronne d’épine blanche sur le seuil de sa cellule. Une mère perdait-elle un fils dans un pays lointain, elle en était instruite à l’instant par ses songes. Ceux qui nient les pressentiments ne connaîtront jamais les routes secrètes par où deux cœurs qui s’aiment communiquent d’un bout du monde à l’autre. Souvent le mort chéri, sortant du tombeau, se présentait à son ami, lui recommandait de dire des prières pour le racheter des flammes et le conduire à la félicité des élus. Ainsi la religion avait fait partager à l’amitié le beau privilège que Dieu a de donner une éternité de bonheur.

Des opinions d’une espèce différente, mais toujours d’un caractère religieux, inspiraient l’humanité : elles sont si naïves qu’elles embarrassent l’écrivain. Toucher au nid d’une hirondelle, tuer un rouge-gorge, un roitelet, un grillon, hôte du foyer champêtre, un chien devenu caduc au service de la famille, c’était une sorte d’impiété qui ne manquait point, disait-on, d’attirer après soi quelque malheur. Par un admirable respect pour la vieillesse, on croyait que les personnes âgées étaient d’un heureux augure dans une maison, et qu’un ancien domestique portait bonheur à son maître. On retrouve ici quelques traces du culte touchant des lares, et l’on se rappelle la fille de Laban emportant ses dieux paternels.

Le peuple était persuadé que nul ne commet une méchante action sans se condamner à avoir le reste de sa vie d’effroyables apparitions à ses côtés. L’antiquité, plus sage que nous, se serait donné de garde de détruire ces utiles harmonies de la religion : de la conscience et de la morale. Elle n’aurait point rejeté cette autre opinion, par laquelle il était tenu pour certain que tout homme qui jouit d’une prospérité mal acquise a fait un pacte avec l’esprit des ténèbres et légué son âme aux enfers.

Enfin, les vents, les pluies, les soleils, les saisons, les cultures, les arts, la naissance, l’enfance, l’hymen, la vieillesse, la mort, tout avait ses saints et ses images, et jamais peuple ne fut plus environné de divinités amies que ne l’était le peuple chrétien.

Il ne s’agit pas d’examiner rigoureusement ces croyances. Loin de rien ordonner à leur sujet, la religion servait au contraire à en prévenir l’abus et à en corriger l’excès. Il s’agit seulement de savoir si leur but est moral, si elles tendent mieux que les lois elles-mêmes à conduire la foule à la vertu. Et quel homme sensé peut en douter ? A force de déclamer contre la superstition, on finira par ouvrir la voie à tous les crimes. Ce qu’il y aura d’étonnant pour les sophistes, c’est qu’au milieu des maux qu’ils auront causés, ils n’auront pas même la satisfaction de voir le peuple plus incrédule. S’il cesse de soumettre son esprit à la religion, il se fera des opinions monstrueuses. Il sera saisi d’une terreur d’autant plus étrange qu’il n’en connaîtra pas l’objet : il tremblera dans un cimetière où il aura gravé que la mort est un sommeil éternel ; et en affectant de mépriser la puissance divine il ira interroger la bohémienne ou chercher ses destinées dans les bigarrures d’une carte.

Il faut du merveilleux, un avenir, des espérances à l’homme, parce qu’il se sent fait pour l’immortalité. Les conjurations, la nécromancie, ne sont chez le peuple que l’instinct de la religion, et une des preuves les plus frappantes de la nécessité d’un culte. On est bien près de tout croire quand on ne croit rien ; on a des devins quand on n’a plus de prophètes, des sortilèges quand on renonce aux cérémonies religieuses, et l’on ouvre les antres des sorciers quand on ferme les temples du Seigneur.

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