Chapitre XIII Quel serait aujourd’hui l’état de la société, si le Christianisme n’eût point paru sur la terre. — Conjectures. — Conclusion

Nous terminerons cet ouvrage par l’examen de l’importante question qui fait le titre de ce dernier chapitre : en tâchant de découvrir ce que nous serions probablement aujourd’hui si le christianisme n’eût pas paru sur la terre, nous apprendrons à mieux apprécier ce que nous devons à cette religion divine.

Auguste parvint à l’empire par des crimes et régna sous la forme des vertus. Il succédait à un conquérant, et pour se distinguer il fut tranquille.

Ne pouvant être un grand homme, il voulait être un prince heureux. Il donna beaucoup de repos à ses sujets : un immense foyer de corruption s’assoupit ; ce calme fut appelé prospérité. Auguste eut le génie des circonstances : c’est celui qui recueille les fruits que le véritable génie a préparés ; il le suit et ne l’accompagne pas toujours.

Tibère méprisa trop les hommes, et surtout leur fit trop voir ce mépris. Le seul sentiment dans lequel il mit de la franchise était le seul où il eût dû dissimuler ; mais c’était un cri de joie qu’il ne pouvait s’empêcher de pousser, en trouvant le peuple et le sénat romain au-dessous même de la bassesse de son propre cœur.

Lorsqu’on vit ce peuple-roi se prosterner devant Claude et adorer le fils d’Enobarbus, on put juger qu’on l’avait honoré en gardant avec lui quelque mesure. Rome aima Néron. Longtemps après la mort de ce tyran, ses fantômes faisaient tressaillir l’empire de joie et d’espérance. C’est ici qu’il faut s’arrêter pour contempler les mœurs romaines. Ni Titus, ni Antonin, ni Marc-Aurèle, ne purent en changer le fond : un Dieu seul le pouvait.

Le peuple romain fut toujours un peuple horrible : on ne tombe point dans les vices qu’il fit éclater sous ses maîtres sans une certaine perversité naturelle et quelque défaut de naissance dans le cœur. Athènes corrompue ne fut jamais exécrable : dans les fers, elle ne songea qu’à jouir. Elle trouva que ses vainqueurs ne lui avaient pas tout ôté, puisqu’ils lui avaient laissé le temple des Muses.

Quand Rome eut des vertus, ce furent des vertus contre nature. Le premier Brutus égorge ses fils et le second assassine son père. Il y a des vertus de position qu’on prend trop facilement pour des vertus générales, et qui ne sont que des résultats locaux. Rome libre fut d’abord frugale, parce qu’elle était pauvre ; courageuse, parce que ses institutions lui mettaient le fer à la main et qu’elle sortait d’une caverne de brigands. Elle était d’ailleurs féroce, injuste, avare, luxurieuse : elle n’eut de beau que son génie, son caractère fut odieux.

Les décemvirs la foulent aux pieds. Marius verse à volonté le sang des nobles et Sylla celui du peuple ; pour dernière insulte celui-ci abjure publiquement la dictature. Les conjurés de Catilina s’engagent à massacrer leurs propres pères, et se font un jeu de renverser cette majesté romaine que Jugurtha se propose d’acheter. Viennent les triumvirs et leurs proscriptions : Auguste ordonne au père et au fils de s’entretuer, et le père et le fils s’entretuent. Le sénat se montre trop vil, même pour Tibère. Le dieu Néron a des temples. Sans parler de ces délateurs sortis des premières familles patriciennes ; sans montrer les chefs d’une même conjuration, se dénonçant et s’égorgeant les uns les autres ; sans représenter des philosophes discourant sur la vertu au milieu des débauches de Néron, Sénèque excusant un parricide, Burrhus le louant et pleurant à la fois ; sans rechercher sous Galba, Vitellius, Domitien, Commode, ces actes de lâcheté qu’on a lus cent fois et qui étonnent toujours, un seul trait nous peindra l’infamie romaine : Plautien, ministre de Sévère, en mariant sa fille au fils aîné de l’empereur, fit mutiler cent Romains libres, dont quelques-uns étaient mariés et pères de famille, " afin, dit l’historien, que sa fille eût à sa suite des eunuques dignes d’une reine d’Orient. "

A cette lâcheté de caractère joignez une épouvantable corruption de mœurs. Le grave Caton vient pour assister aux prostitutions des jeux de Flore. Sa femme Marcia étant enceinte, il la cède à Hortensius ; quelque temps après Hortensius meurt, et ayant laissé Marcia héritière de tous ses biens, Caton la reprend au préjudice du fils d’Hortensius.

Cicéron se sépare de Térentia pour épouser Publilia sa pupille. Sénèque nous apprend qu’il y avait des femmes qui ne comptaient plus leurs années par consuls, mais par le nombre de leurs maris. Tibère invente les scellarii et les spintriae ; Néron épouse publiquement l’affranchi Pythagore, et Héliogabale célèbre ses noces avec Hiéroclès.

Ce fut ce même Néron, déjà tant de fois cité, qui institua les fêtes Juvénales. Les chevaliers, les sénateurs et les femmes du premier rang étaient obligés de monter sur le théâtre, à l’exemple de l’empereur, et de chanter des chansons dissolues en copiant les gestes des histrions. Pour le repas de Tigellin, sur l’étang d’Agrippa, on avait bâti des maisons au bord du lac, où les plus illustres Romaines étaient placées vis-à-vis de courtisanes toutes nues. A l’entrée de la nuit, tout fut illuminé, afin que les débauches eussent un sens de plus et un voile de moins.

La mort faisait une partie essentielle de ces divertissements antiques. Elle était là pour contraste et pour rehaussement des plaisirs de la vie. Afin d’égayer le repas, on faisait venir des gladiateurs avec des courtisanes et des joueurs de flûte. En sortant des bras d’une infâme, on allait voir une bête féroce boire du sang humain : de la vue d’une prostitution on passait au spectacle des convulsions d’un homme expirant. Quel peuple que celui-là, qui avait placé l’opprobre à la naissance et à la mort, et élevé sur un théâtre les deux grands mystères de la nature pour déshonorer d’un seul coup tout l’ouvrage de Dieu !

Les esclaves qui travaillaient à la terre avaient constamment les fers aux pieds ; pour toute nourriture on leur donnait un peu de pain, d’eau et de sel ; la nuit on les renfermait dans des souterrains qui ne recevaient d’air que par une lucarne pratiquée à la voûte de ces cachots. Il y avait une loi qui défendait de tuer les lions d’Afrique, réservés pour les spectacles de Rome. Un paysan qui eût disputé sa vie contre un de ces animaux eût été sévèrement puni. Quand un malheureux périssait dans l’arène, déchiré par une panthère ou percé par les bois d’un cerf, certains malades couraient se baigner dans son sang et le recevoir sur leurs lèvres avides. Caligula souhaitait que le peuple romain n’eût qu’une seule tête, pour l’abattre d’un seul coup. Ce même empereur, en attendant les jeux du Cirque, nourrissait les lions de chair humaine, et Néron fut sur le point de faire manger des hommes tout vivants à un Egyptien connu par sa voracité. Titus, pour célébrer la fête de son père Vespasien, donna trois mille Juifs à dévorer aux bêtes. On conseillait à Tibère de faire mourir un de ses anciens amis qui languissait en prison : " Je ne me suis pas réconcilié avec lui, " répondit le tyran par un mot qui respire tout le génie de Rome.

C’était une chose assez ordinaire qu’on égorgeât cinq mille, six mille, dix mille, vingt mille personnes de tout rang, de tout sexe et de tout âge, sur un soupçon de l’empereur, et les parents des victimes ornaient leurs maisons de feuillages, baisaient les mains du dieu et assistaient à ses fêtes. La fille de Séjan, âgée de neuf ans, qui disait qu’elle ne le ferait plus et qui demandait qu’on lui donnât le fouet lorsqu’on la conduisait en prison, fut violée par le bourreau avant d’être étranglée par lui : tant ces vertueux Romains avaient de respect pour les lois ! On vit sous Claude (et Tacite le rapporte comme un beau spectacle) dix-neuf mille hommes s’égorger sur le lac Fucin pour l’amusement de la populace romaine : avant d’en venir aux mains, les combattants saluèrent l’empereur : Ave, imperator, morituri te salutant ! " César, ceux qui vont mourir te saluent ! " Mot aussi lâche qu’il est touchant.

C’est l’extinction absolue du sens moral qui donnait aux Romains cette facilité de mourir qu’on a si follement admirée. Les suicides sont toujours communs chez les peuples corrompus. L’homme réduit à l’instinct de la brute meurt indifféremment comme elle. Nous ne parlerons point des autres vices des Romains de l’infanticide autorisé par une loi de Romulus, et confirmé par celle des Douze Tables, de l’avarice sordide de ce peuple fameux. Scaptius avait prêté quelques fonds au sénat de Salamine. Le sénat n’ayant pu le rembourser au terme fixé, Scaptius le tint si longtemps assiégé par des cavaliers, que plusieurs sénateurs moururent de faim. Le stoïque Brutus, ayant quelque affaire commune avec ce concussionnaire, s’intéresse pour lui auprès de Cicéron, qui ne peut s’empêcher d’en être indigné.

Si donc les Romains tombèrent dans la servitude, ils ne durent s’en prendre qu’à leurs mœurs. C’est la bassesse qui produit d’abord la tyrannie, et, par une juste réaction, la tyrannie prolonge ensuite la bassesse. Ne nous plaignons plus de l’état actuel de la société : le peuple moderne le plus corrompu est un peuple de sages auprès des nations païennes.

Quand on supposerait un instant que l’ordre politique des anciens fût plus beau que le nôtre, leur ordre moral n’approcha jamais de celui que le christianisme a fait naître parmi nous. Et comme enfin la morale est en dernier lieu la base de toute institution sociale, jamais nous n’arriverons à la dépravation de l’antiquité tandis que nous serons chrétiens.

Lorsque les liens politiques furent brisés à Rome et dans la Grèce, quel frein resta-t-il aux hommes ? Le culte de tant de divinités infâmes pouvait-il maintenir des mœurs que les lois ne soutenaient plus ? Loin de remédier à la corruption, il en devint un des agents les plus puissants. Par un excès de misère qui fait frémir, l’idée de l’existence des dieux, qui nourrit la vertu chez les hommes, entretenait les vices parmi les païens, et semblait éterniser le crime, en lui donnant un principe d’éternelle durée.

Des traditions nous sont restées de la méchanceté des hommes et des catastrophes terribles qui n’ont jamais manqué de suivre la corruption des mœurs. Ne serait-il pas possible que Dieu eût combiné l’ordre physique et moral de l’univers de manière qu’un bouleversement dans le dernier entraînât des changements nécessaires dans l’autre et que les grands crimes amenassent naturellement les grandes révolutions ? La pensée agit sur le corps d’une manière inexplicable ; l’homme est peut-être la pensée du grand corps de l’univers. Cela simplifierait beaucoup la nature et agrandirait prodigieusement la sphère de l’homme ; ce serait aussi une clef pour l’explication des miracles, qui rentreraient dans le cours ordinaire des choses. Que les déluges, les embrasements, le renversement des États eussent leurs causes secrètes dans les vices de l’homme ; que le crime et le châtiment fussent les deux poids moteurs placés dans les deux bassins de la balance morale et physique du monde, la correspondance serait belle, et ne ferait qu’un tout d’une création qui semble double au premier coup d’œil.

Il se peut donc faire que la corruption de l’empire romain ait attiré du fond de leurs déserts les barbares qui, sans connaître la mission qu’ils avaient de détruire, s’étaient appelés par instinct le fléau de Dieu. Que fût devenu le monde si la grande arche du christianisme n’eût sauvé les restes du genre humain de ce nouveau déluge ? Quelle chance restait-il à la postérité ? où les lumières se fussent-elles conservées ?

Les prêtres du polythéisme ne formaient point un corps d’hommes lettrés, hors en Perse et en Égypte ; mais les mages et les prêtres égyptiens, qui d’ailleurs ne communiquaient point leurs sciences au vulgaire, n’existaient déjà plus en corps lors de l’invasion des barbares. Quant aux sectes philosophiques d’Athènes et d’Alexandrie, elles se renfermaient presque entièrement dans ces deux villes, et consistaient tout au plus en quelques centaines de rhéteurs, qui eussent été égorgés avec le reste des citoyens.

Point d’esprit de prosélytisme chez les anciens ; aucune ardeur pour enseigner ; point de retraite au désert pour y vivre avec Dieu et pour y sauver les sciences. Quel pontife de Jupiter eût marché au-devant d’Attila pour l’arrêter ? Quel lévite eût persuadé à un Alaric de retirer ses troupes de Rome ? Les barbares qui entraient dans l’empire étaient déjà à demi chrétiens ; mais voyons-les marcher sous la bannière sanglante du dieu de la Scandinavie ou des Tartares, ne rencontrant sur leur route ni une force d’opinion religieuse qui les oblige à respecter quelque chose, ni un fonds de mœurs qui commence à se renouveler chez les Romains par le christianisme : n’en doutons point, ils eussent tout détruit. Ce fut même le projet d’Alaric : " Je sens en moi, disait ce roi barbare, quelque chose qui me porte à brûler Rome. " C’est un homme monté sur des ruines et qui paraît gigantesque.

Des différents peuples qui envahirent l’empire, les Goths semblent avoir eu le génie le moins dévastateur. Théodoric, vainqueur d’Odoacre, fut un grand prince ; mais il était chrétien, mais Boëce, son premier ministre, était un homme de lettres chrétien : cela trompe toutes les conjectures. Qu’eussent fait les Goths idolâtres ? Ils auraient sans doute tout renversé comme les autres barbares. D’ailleurs ils se corrompirent très vite, et si au lieu de vénérer Jésus-Christ ils s’étaient mis à adorer Priape, Vénus et Bacchus, quel effroyable mélange ne fût-il point résulté de la religion sanglante d’Odin et des fables dissolues de la Grèce !

Le polythéisme était si peu propre à conserver quelque chose, qu’il tombait lui-même en ruine de toutes parts, et que Maximin voulut lui faire prendre les formes chrétiennes pour le soutenir. Ce César établit dans chaque province un lévite qui correspondait à l’évêque, un grand-prêtre qui représentait le métropolitain. Julien fonda des couvents de païens, et fit prêcher les ministres de Baal dans leurs temples. Cet échafaudage, imité du christianisme, se brisa bientôt, parce qu’il n’était pas soutenu par un esprit de vertu et ne s’appuyait pas sur les mœurs.

La seule classe des vaincus respectée par les barbares fut celle des prêtres et des religieux. Les monastères devinrent autant de foyers où le feu sacré des arts se conserva avec la langue grecque et la langue latine. Les premiers citoyens de Rome et d’Athènes, s’étant réfugiés dans le sacerdoce chrétien, évitèrent ainsi la mort ou l’esclavage auquel ils eussent été condamnés avec le reste du peuple.

On peut juger de l’abîme où nous serions plongés aujourd’hui si les barbares avaient surpris le monde sous le polythéisme, par l’état actuel des nations où le christianisme s’est éteint. Nous serions tous des esclaves turcs ou quelque chose de pis encore ; car le mahométisme a du moins un fonds de morale, qu’il tient de la religion chrétienne, dont il n’est, après tout, qu’une secte très éloignée. Mais, de même que le premier Ismael fut ennemi de l’antique Jacob, le second est le persécuteur de la nouvelle.

Il est donc très probable que sans le christianisme le naufrage de la société et des lumières eût été total. On ne peut calculer combien de siècles eussent été nécessaires au genre humain pour sortir de l’ignorance et de la barbarie corrompue dans lesquelles il se fût trouvé enseveli.

Il ne fallait rien moins qu’un corps immense de solitaires répandus dans les trois parties du globe, et travaillant de concert à la même fin, pour conserver ces étincelles qui ont rallumé chez les modernes le flambeau des sciences. Encore une fois, aucun ordre politique, philosophique ou religieux du paganisme n’eût pu rendre ce service inappréciable, au défaut de la religion chrétienne. Les écrits des anciens, se trouvant dispersés dans les monastères, échappèrent en partie aux ravages des Goths. Enfin, le polythéisme n’était point, comme le christianisme, une espèce de religion lettrée, si nous osons nous exprimer ainsi, parce qu’il ne joignait point, comme lui, la métaphysique et la morale aux dogmes religieux. La nécessité où les prêtres chrétiens se trouvèrent de publier eux-mêmes des livres, soit pour propager la foi, soit pour combattre l’hérésie, a puissamment servi à la conservation et à la renaissance des lumières.

Dans toutes les hypothèses imaginables, on trouve toujours que l’Evangile a prévenu la destruction de la société ; car, en supposant qu’il n’eût point paru sur la terre, et que, d’un autre côté, les barbares fussent demeurés dans leurs forêts, le monde romain, pourrissant dans ses mœurs, était menacé d’une dissolution épouvantable.

Les esclaves se fussent-ils soulevés ? Mais ils étaient aussi pervers que leurs maîtres ; ils partageaient les mêmes plaisirs et la même honte ; ils avaient la même religion, et cette religion passionnée détruisait toute espérance de changement dans les principes moraux. Les lumières n’avançaient plus, elles reculaient ; les arts tombaient en décadence. La philosophie ne servait qu’à répandre une sorte d’impiété, qui, sans conduire à la destruction des idoles, produisait les crimes et les malheurs de l’athéisme dans les grands, en laissant aux petits ceux de la superstition. Le genre humain avait-il fait des progrès parce que Néron ne croyait plus aux dieux du Capitole et qu’il souillait par mépris les statues des dieux ?

Tacite prétend qu’il y avait encore des mœurs au fond des provinces ; mais ces provinces commençaient à devenir chrétiennes, et nous raisonnons dans la supposition que le christianisme n’eût pas été connu, et que les barbares ne fussent pas sortis de leurs déserts. Quant aux armées romaines, qui vraisemblablement auraient démembré l’empire, les soldats en étaient aussi corrompus que le reste des citoyens, et l’eussent été bien davantage s’ils n’avaient été recrutés par les Goths et les Germains. Tout ce que l’on peut conjecturer, c’est qu’après de longues guerres civiles et un soulèvement général qui eût duré plusieurs siècles, la race humaine se fût trouvée réduite à quelques hommes errants sur des ruines. Mais que d’années n’eût-il point fallu à ce nouvel arbre des peuples pour étendre ses rameaux sur tant de débris ! Combien de temps les sciences, oubliées ou perdues, n’eussent-elles point mis à renaître, et dans quel état d’enfance la société ne serait-elle point encore aujourd’hui !

De même que le christianisme a sauvé la société d’une destruction totale, en convertissant les barbares et en recueillant les débris de la civilisation et des arts, de même il eût sauvé le monde romain de sa propre corruption, si ce monde n’eût point succombé sous des armes étrangères : une religion seule peut renouveler un peuple dans ses sources. Déjà celle du Christ rétablissait toutes les bases morales.

Les anciens admettaient l’infanticide et la dissolution du lien du mariage, qui n’est en effet que le premier lien social ; leur probité et leur justice étaient relatives à la patrie : elles ne passaient pas les limites de leurs pays. Les peuples en corps avaient d’autres principes que le citoyen en particulier. La pudeur et l’humanité n’étaient pas mises au rang des vertus. La classe la plus nombreuse était esclave ; les sociétés flottaient éternellement entre l’anarchie populaire et le despotisme : voilà les maux auxquels le christianisme apportait un remède certain, comme il l’a prouvé en délivrant de ces maux les sociétés modernes. L’excès même des premières austérités des chrétiens était nécessaire ; il fallait qu’il y eut des martyrs de la chasteté, quand il y avait des prostitutions publiques ; des pénitents couverts de cendre et de cilice, quand la loi autorisait les plus grands crimes contre les mœurs ; des héros de la charité, quand il y avait des monstres de barbarie ; enfin, pour arracher tout un peuple corrompu aux vils combats du cirque et de l’arène, il fallait que la religion eût, pour ainsi dire, ses athlètes et ses spectacles dans les déserts de la Thébaïde.

Jésus-Christ peut donc en toute vérité être appelé, dans le sens matériel, le Sauveur du monde, comme il l’est dans le sens spirituel. Son passage sur la terre est, humainement parlant, le plus grand événement qui soit jamais arrivé chez les hommes, puisque c’est à partir de la prédication de l’Evangile que la face du monde a été renouvelée. Le moment de la venue du Fils de l’Homme est bien remarquable : un peu plus tôt, sa morale n’était pas absolument nécessaire ; les peuples se soutenaient encore par leurs anciennes lois ; un peu plus tard, ce divin Messie n’eût paru qu’après le naufrage de la société.

Nous nous piquons de philosophie dans ce siècle, mais certes la légèreté avec laquelle nous traitons les institutions chrétiennes n’est rien moins que philosophique. L’Evangile, sous tous les rapports, a changé les hommes ; il leur a fait faire un pas immense vers la perfection. Considérez-le comme une grande institution religieuse en qui la race humaine a été régénérée, alors toutes les petites objections, toutes les chicanes de l’impiété disparaissent. Il est certain que les nations païennes étaient dans une espèce d’enfance morale par rapport à ce que nous sommes aujourd’hui : de beaux traits de justice échappés à quelques peuples anciens ne détruisent pas cette vérité et n’altèrent pas le fond des choses. Le christianisme nous a indubitablement apporté de nouvelles lumières, c’est le culte qui convient à un peuple mûri par le temps ; c’est, si nous osons parler ainsi, la religion naturelle à l’âge présent du monde, comme le règne des figures convenait au berceau d’Israël. Au ciel elle n’a placé qu’un Dieu ; sur la terre elle a aboli l’esclavage. D’une autre part, si vous regardez ses mystères, ainsi que nous l’avons fait, comme l’archétype des lois de la nature, il n’y aura en cela rien d’affligeant pour un grand esprit : les vérités du christianisme, loin de demander la soumission de la raison, en réclament au contraire l’exercice le plus sublime.

Cette remarque est si juste, la religion chrétienne, qu’on a voulu faire passer pour la religion des barbares, est si bien le culte des philosophes, qu’on peut dire que Platon l’avait presque devinée. Non seulement la morale, mais encore la doctrine du disciple de Socrate, a des rapports frappants avec celle de l’Evangile. Dacier la résume ainsi :

" Platon prouve que le Verbe a arrangé et rendu visible cet univers ; que la connaissance de ce Verbe fait mener ici-bas une vie heureuse et procure la félicité après la mort ;

" Que l’âme est immortelle ; que les morts ressusciteront ; qu’il y aura un dernier jugement des bons et des méchants, où l’on ne paraîtra qu’avec ses vertus ou ses vices, qui seront la cause du bonheur ou du malheur éternel.

" Enfin, ajoute le savant traducteur, Platon avait une idée si grande et si vraie de la souveraine justice, et il connaissait si parfaitement la corruption des hommes, qu’il a fait voir que si un homme souverainement juste venait sur la terre, il trouverait tant d’opposition dans le monde qu’il serait mis en prison, bafoué, fouetté et enfin crucifié par ceux qui, étant pleins d’injustice, passeraient cependant pour justes. "

Les détracteurs du christianisme sont dans une position dont il leur est difficile de ne pas reconnaître la fausseté : s’ils prétendent que la religion du Christ est un culte formé par des Goths et des Vandales, on leur prouve aisément que les écoles de la Grèce ont eu des notions assez distinctes des dogmes chrétiens ; s’ils soutiennent, au contraire, que la doctrine évangélique n’est que la doctrine philosophique des anciens, pourquoi donc ces philosophes la rejettent-ils ? Ceux même qui ne voient dans le christianisme que d’antiques allégories du ciel, des planètes, des signes, etc., ne détruisent pas la grandeur de cette religion : il en résulterait toujours qu’elle serait profonde et magnifique dans ses mystères, antique et sacrée dans ses traditions, lesquelles, par cette nouvelle route, iraient encore se perdre au berceau du monde. Chose étrange, sans doute, que toutes les interprétations de l’incrédulité ne puissent parvenir à donner quelque chose de petit ou de médiocre au christianisme !

Quant à la morale évangélique, tout le monde convient de sa beauté ; plus elle sera connue et pratiquée, plus les hommes seront éclairés sur leur bonheur et leurs véritables intérêts. La science politique est extrêmement bornée : le dernier degré de perfection où elle puisse atteindre est le système représentatif, né, comme nous l’avons montré, du christianisme ; mais une religion dont les préceptes sont un code de morale et de vertu est une institution qui peut suppléer à tout et devenir, entre les mains des saints et des sages, un moyen universel de félicité. Peut-être un jour les diverses formes de gouvernement, hors le despotisme, paraîtront-elles indifférentes, et l’on s’en tiendra aux simples lois morales et religieuses, qui sont le fond permanent des sociétés et le véritable gouvernement des hommes.

Ceux qui raisonnent sur l’antiquité et qui voudraient nous ramener à ses institutions oublient toujours que l’ordre social n’est plus ni ne peut être le même. Au défaut d’une grande puissance morale, une grande force coercitive est du moins nécessaire parmi les hommes. Dans les républiques de l’antiquité, la foule, comme on le sait, était esclave ; l’homme qui laboure la terre appartenait à un autre homme : il y avait des peuples, il n’y avait point de nations.

Le polythéisme, religion imparfaite de toutes les manières, pouvait donc convenir à cet état imparfait de la société, parce que chaque maître était une espèce de magistrat absolu, dont le despotisme terrible contenait l’esclavage dans le devoir et suppléait par des fers à ce qui manquait à la force morale religieuse : le paganisme, n’ayant pas assez d’excellence pour rendre le pauvre vertueux, était obligé de le laisser traiter comme un malfaiteur.

Mais dans l’ordre présent des choses, pourrez-vous réprimer une masse énorme de paysans libres et éloignés de l’œil du magistrat ; pourrez-vous, dans les faubourgs d’une grande capitale, prévenir les crimes d’une populace indépendante sans une religion qui prêche les devoirs et la vertu à toutes les conditions de la vie ? Détruisez le culte évangélique, et il vous faudra dans chaque village une police, des prisons et des bourreaux. Si jamais, par un retour inouï, les autels des dieux passionnés du paganisme se relevaient chez les peuples modernes, si dans un ordre de société où la servitude est abolie on allait adorer Mercure le voleur et Vénus la prostituée, c’en serait fait du genre humain.

Et c’est ici la grande erreur de ceux qui louent le polythéisme d’avoir séparé les forces morales des forces religieuses, et qui blâment en même temps le christianisme d’avoir suivi un système opposé. Ils ne s’aperçoivent pas que le paganisme s’adressait à un immense troupeau d’esclaves, que par conséquent il devait craindre d’éclairer la race humaine, qu’il devait tout donner aux sens et ne rien faire pour l’éducation de l’âme : le christianisme, au contraire, qui voulait détruire la servitude, dut révéler aux hommes la dignité de leur nature et leur enseigner les dogmes de la raison et de la vertu. On peut dire que le culte évangélique est le culte d’un peuple libre, par cela seul qu’il unit la morale à la religion.

Il est temps enfin de s’effrayer sur l’état où nous avons vécu depuis quelques années. Qu’on songe à la race qui s’élève dans nos villes et dans nos campagnes, à tous ces enfants qui, nés pendant la révolution, n’ont jamais entendu parler ni de Dieu, ni de l’immortalité de leur âme, ni des peines ou des récompenses qui les attendent dans une autre vie ; qu’on songe à ce que peut devenir une pareille génération, si l’on ne se hâte d’appliquer le remède sur la plaie : déjà se manifestent les symptômes les plus alarmants, et l’âge de l’innocence a été souillé de plusieurs crimes. Que la philosophie qui ne peut, après tout, pénétrer chez le pauvre, se contente d’habiter les salons du riche, et qu’elle laisse au moins les chaumières à la religion ; ou plutôt que, mieux dirigée et plus digne de son nom, elle fasse tomber elle-même les barrières qu’elle avait voulu élever entre l’homme et son créateur.

Appuyons nos dernières conclusions sur des autorités qui ne seront pas suspectes à la philosophie.

" Un peu de philosophie, dit Bacon, éloigne de la religion, et beaucoup de philosophie y ramène ; personne ne nie qu’il y ait un Dieu, si ce n’est celui à qui il importe qu’il n’y en ait point. "

Selon Montesquieu, " dire que la religion n’est pas un motif réprimant parce qu’elle ne réprime pas toujours, c’est dire que les lois civiles ne sont pas un motif réprimant non plus… La question n’est pas de savoir s’il vaudrait mieux qu’un certain homme ou qu’un certain peuple n’eût point de religion que d’abuser de celle qu’il a, mais de savoir quel est le moindre mal que l’on abuse quelquefois de la religion ou qu’il n’y en ait point du tout parmi les hommes. "

" L’histoire de Sabbacon, dit l’homme célèbre que nous continuons de citer, est admirable. Le dieu de Thèbes lui apparut en songe, et lui ordonna de faire mourir tous les prêtres de l’Égypte ; il jugea que les dieux n’avaient plus pour agréable qu’il régnât, puisqu’ils lui ordonnaient des choses si contraires à leur volonté ordinaire, et il se retira en Ethiopie. "

" Enfin, s’écrie J.-J. Rousseau, fuyez ceux qui, sous prétexte d’expliquer la nature, sèment dans le cœur des hommes de désolantes doctrines, et dont le scepticisme apparent est cent fois plus affirmatif et plus dogmatique que le ton décidé de leurs adversaires. Sous le hautain prétexte qu’eux seuls sont éclairés, vrais, de bonne foi, ils nous soumettent impérieusement à leurs décisions tranchantes, et prétendent nous donner pour les vrais principes des choses les inintelligibles systèmes qu’ils ont bâtis dans leur imagination. Du reste, renversant, détruisant, foulant aux pieds tout ce que les hommes respectent, ils ôtent aux affligés la dernière consolation de leur misère, aux puissants et aux riches le seul frein de leurs passions ; ils arrachent au fond des cœurs le remords du crime, l’espoir de la vertu, et se vantent encore d’être les bienfaiteurs du genre humain. Jamais disent-ils, la vérité n’est nuisible aux hommes : je le crois comme eux et c’est, à mon avis, une grande preuve que ce qu’ils enseignent n’est pas la vérité.

" Un des sophismes les plus familiers au parti philosophiste est d’opposer un peuple supposé de bons philosophes à un peuple de mauvais chrétiens : comme si un peuple de vrais philosophes était plus facile à faire qu’un peuple de vrais chrétiens. Je ne sais si, parmi les individus, l’un est plus facile à trouver que l’autre, mais je sais bien que dès qu’il est question du peuple, il en faut supposer qui abuseront de la philosophie sans religion, comme les nôtres abusent de la religion sans philosophie ; et cela me paraît changer beaucoup l’état de la question.

" D’ailleurs, il est aisé d’étaler de belles maximes dans des livres ; mais la question est de savoir si elles tiennent bien à la doctrine, si elles en découlent nécessairement ; et c’est ce qui n’a point paru jusqu’ici. Reste à savoir encore si la philosophie, à son aise et sur le trône, commanderait bien à la gloriole, à l’intérêt, à l’ambition, aux petites passions de l’homme, et si elle pratiquerait cette humanité si douce qu’elle nous vante la plume à la main.

" Par les principes, la philosophie ne peut faire aucun bien que la religion ne le fasse encore mieux ; et la religion en fait beaucoup que la philosophie ne saurait faire.

" Nos gouvernements modernes doivent incontestablement au christianisme leur plus solide autorité et leurs révolutions moins fréquentes : il les a rendus eux-mêmes moins sanguinaires ; cela se prouve par le fait, en les comparant aux gouvernements anciens. La religion, mieux connue, écartant le fanatisme, a donné plus de douceur aux mœurs chrétiennes. Ce changement n’est point l’ouvrage des lettres ; car partout où elles ont brillé l’humanité n’en a pas été plus respectée : les cruautés des Athéniens, des Egyptiens, des empereurs de Rome, des Chinois, en font foi. Que d’œuvres de miséricorde sont l’ouvrage de l’Evangile ! "

Pour nous, nous sommes convaincu que le christianisme sortira triomphant de l’épreuve terrible qui vient de le purifier ; ce qui nous le persuade, c’est qu’il soutient parfaitement l’examen de la raison et que plus on le sonde, plus on y trouve de profondeur. Ses mystères expliquent l’homme et la nature ; ses œuvres appuient ses préceptes ; sa charité, sous mille formes, a remplacé la cruauté des anciens ; il n’a rien perdu des pompes antiques, et son culte satisfait davantage le cœur et la pensée ; nous lui devons tout, lettres, sciences, agriculture, beaux-arts ; il joint la morale à la religion et l’homme à Dieu : Jésus-Christ, sauveur de l’homme moral, l’est encore de l’homme physique ; il est arrivé comme un grand événement heureux pour contrebalancer le déluge des barbares et la corruption générale des mœurs. Quand on nierait même au christianisme ses preuves surnaturelles, il resterait encore dans la sublimité de sa morale, dans l’immensité de ses bienfaits, dans la beauté de ses pompes, de quoi prouver suffisamment qu’il est le culte le plus divin et le plus pur que jamais les hommes aient pratiqué.

" A ceux qui ont de la répugnance pour la religion, dit Pascal, il faut commencer par leur montrer qu’elle n’est point contraire à la raison ; ensuite qu’elle est vénérable, et en donner respect ; après, la rendre aimable et faire souhaiter qu’elle fût vraie ; et puis montrer par des preuves incontestables qu’elle est vraie ; faire voir son antiquité et sa sainteté par sa grandeur et son élévation. "

Telle est la route que ce grand homme a tracée, et que nous avons essayé de suivre. Nous n’avons pas employé les arguments ordinaires des apologistes du christianisme, mais un autre enchaînement de preuves nous amène toutefois à la même conclusion ; elle sera la conclusion de cet ouvrage :

Le christianisme est parfait : les hommes sont imparfaits.

Or, une conséquence parfaite ne peut sortir d’un principe imparfait.

Le christianisme n’est donc pas venu des hommes.

S’il n’est pas venu des hommes, il ne peut être venu que de Dieu.

S’il est venu de Dieu, les hommes n’ont pu le connaître que par révélation.

Donc le christianisme est une religion révélée.

Sed filii familiarum, quorum ex nobilitate maxuma pars erat, interficerent. (Sallust., in Catil., XLIV.) - N.d.A. Sallust., in Bell. Jugurth. (N.d.A.) Suet., in Aug., et Amm. Alex. (N.d.A.) Tacit., Ann. (N.d.A.) Tacit., Ann., lib. XV, 56, 57. (N.d.A.) Tacit., Ann, lib. XIV, 15. Papinien, jurisconsulte et préfet du prétoire, qui ne se piquait pas de philosophie, répondit à Caracalla, qui lui ordonnait de justifier le meurtre de son frère Géta : " Il est plus aisé de commettre un parricide que de le justifier. " (Hist. Aug.) - N.d.A. Dion., lib. LXXVI, p. 1271. (N.d.A.) De Benefic., III, 16. (N.d.A.) Tacit, Ann., XV, 37. (N.d.A.) Dion, lib. XXIX, p. 1363 ; Hist. Aug., 10. (N.d.A.) Tacit., Ann., XIV, 15. (N.d.A.) Tacit., Ann., XV, 37. (N.d.A.) Cod. Theod., t. VI, p. 92. (N.d.A.) Tert., Apologet. (N.d.A.) Suet, in Vit. (N.d.A.) Suet., in Calig. et Ner. (N.d.A.) Joseph., de Bell. Jud., lib. VII. (N.d.A.) Tacit., Ann., lib. XV ; Dion., lib. LXXVII, p. 1290 ; Herod., lib. IV, p. 150. (N.d.A.) Tacit., Ann., lib. V, 9. (N.d.A.) Tacit., Ann., XII, 56. (N.d.A.) L’intérêt de la somme était de quatre pour cent par mois. (Vid. Cicer., Epist. ad Att., lib. VI, epist. II.) - N.d.A. Eus., lib. XIII, cap. XIV ; lib. IX, cap. II-VIII. (N.d.A.) Tacit., Ann., lib. XIV ; Suet., in Ner. Religionum usquequaque contemptor, praeter unius deoe Syrioe. Hanc mox ita sprevit, ut urina contaminaret. (N.d.A.) Tacit., Ann., lib. XVI, 5. (N.d.A.) Dionys. et Ignat., Epist. ap. Eus., IV, 23 ; Chrys., Op., t. VII, p. 658 et 810, édit. Savil., Plin., epist. X ; Lucian., in Alexandro, c. XXV. Pline, dans sa fameuse lettre ici citée, se plaint que les temples sont déserts et qu’on ne trouve plus d’acheteurs pour les victimes sacrées, etc. (N.d.A.) Dacier, Discours sur Platon, p. 22. (N.d.A.) Les papiers publics retentissent des crimes commis par de petits malheureux de onze ou douze ans. Il faut que le danger soit bien grave, puisque les paysans eux-mêmes se plaignent des vices de leurs enfants. (N.d.A.) Montesq., Esprit des Lois, liv. XXIV, chap. II. (N.d.A.) Montesq., Esprit des Lois, liv. XXIV, chap. IV. (N.d.A.)

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