PREMIÈRE PARTIE

Les personnages du drame qui depuis trente ans se joue sous nos yeux se retirent. Les acteurs populaires ont descendu les premiers dans les tombeaux qu’ils avaient placés sur la scène ; ils ont emporté avec eux quelques têtes couronnées ; d’autres potentats, en plus grand nombre, les ont suivis, Louis XVI, Louis XVII, Gustave III, Pie VI, Léopold II, Pie VII, Catherine II, Sélim III, Charles III d’Espagne, Ferdinand Ier de Sicile, Georges III, Louis XVIII, le roi de Bavière, Alexandre, et ce Buonaparte, unique dans sa dynastie, solitaire dans la vie et dans la mort, ce Buonaparte qu’on ne sait ni comment admettre au nombre des rois ni comment retrancher de ce nombre ; tous ces souverains ont disparu. En face des antiques monarchies qui perdent tour à tour leurs vieux chefs s’élèvent des républiques nouvelles, qui dans toute la vigueur de la jeunesse, semblent se promettre la terre par droit de déshérence.

Des hommes importants qui marquèrent dans la fondation d’un nouveau système ont pris la file, et sont arrivés de même au rendez-vous général : Pitt et Fox, Richelieu et Castlereagh, se sont hâtés ; d’autres ne tarderont pas à les rejoindre.

Ce grand mouvement, qui tout entraîne, rend bien petites les ambitions, les intrigues et les choses du jour. Buonaparte meurt au bout du monde, sur un rocher, au milieu de l’Océan ; et Alexandre revient dans son cercueil chercher un tombeau par ces chemins de la Crimée qui virent le voyage triomphant de son aïeule. Ainsi Dieu se joue de la puissance humaine et annonce par des signes éclatants les révolutions que ses conseils vont opérer dans les destinées des peuples.

Une nouvelle époque politique commence : le temps qui a appartenu à la restauration proprement dite finit, et nous entrons dans une ère inconnue. Où est l’ouvrage de nos dix années de paix ? Qu’avons-nous fondé ou qu’avons-nous détruit ? Si nous n’avons rien fait au milieu du profond calme de l’Europe, que ferons-nous au milieu de l’Europe peut-être agitée ? Quand les événements du dehors viendront se compliquer avec les misères du dedans, où irons-nous ?

La consternation de cinquante millions d’hommes annonce mieux qu’on ne pourrait le dire tout ce, que la Russie a perdu en perdant Alexandre. Une famille auguste en larmes ; une épouse à qui sa mort coûtera peut-être la vie ; l’héritier d’un empire qui, oubliant cet immense et glorieux héritage, s’enferme deux jours pour pleurer, et dont la puissance n’est annoncée que par le serment de la plus noble fidélité fraternelle ; l’idole d’un peuple religieux et sensible, une vénérable mère plongée dans une affliction d’autant plus cruelle qu’une fausse espérance était venue se mêler à ses craintes, et que c’est au pied des autels où cette mère remerciait Dieu d’avoir sauvé son fils que ses actions de grâces se sont changées en cris de douleur : tous ces signes non équivoques d’un deuil profond et véritable sont une éloquente oraison funèbre.

L’Europe a partagé ce deuil ; elle a pleuré celui qui mit un terme à des ravages effroyables, à des bouleversements sans nombre, à l’effusion du sang humain, à une guerre de vingt-deux années ; elle a pleuré celui qui le premier releva parmi nous le trône légitime et servit à nous rendre, avec les fils de saint Louis, l’ordre, la paix et la liberté.

L’empereur Alexandre, qui avait senti les abus de la force, avait cherché la gloire dans la modération. Il sera toujours beau au maître absolu d’un million de soldats de les avoir retenus sous la tente. Né avec les sentiments les plus nobles, religieux et tolérant, incliné aux libertés publiques, ayant affranchi en partie les serfs de sa couronne ; magnanime en 1814, lorsqu’il sauva Paris après avoir vu brûler Moscou, lorsqu’il ne voulut pour fruit de ses succès que le bonheur d’applaudir à nos institutions naissantes ; généreux en 1817, lorsqu’il repoussa toute idée d’affaiblir la France, lorsqu’il ne demanda rien au moment même où il était obligé de contracter des emprunts, au moment où tant de puissances profitaient de nos malheurs, Alexandre avait fait violence à son penchant naturel en s’arrêtant devant l’indépendance de la Grèce, et il ne s’arrêta que dans la seule crainte de troubler le repos du monde. Que d’autres eussent de lui cette frayeur, rien de plus simple sans doute : mais qu’il eût cette crainte de lui-même, certes elle ne pouvait sortir que d’une délicatesse de conscience, que d’un fonds de justice et de grandeur d’âme peu commune.

Qu’il soit permis à l’auteur de la Note de donner des regrets à un prince qui rehaussait les qualités les plus rares par cette bonté de cœur, ces mœurs sans faste, cette simplicité si admirable dans la puissance ; qu’il soit permis à un homme peu accoutumé à la faveur et au langage des cours de manifester ses sentiments pour un prince qui lui avait témoigné, et par ses lettres et par ses paroles, la confiance la plus honorable, pour un prince qui l’avait comblé des marques publiques de son estime, pour un prince auquel il ne peut payer ici que le tribut d’une stérile et douloureuse reconnaissance : du moins aujourd’hui on ne pourra soupçonner cette reconnaissance d’être dictée par l’ambition ou par la flatterie.

Cependant on ne peut se dissimuler que la politique suivie par la Russie à l’égard des Hellènes ne fût contraire à l’opinion religieuse, populaire et militaire du pays. Quels que fussent les événements de la Morée, on en rendait toujours le cabinet de Pétersbourg responsable : si la Grèce triomphait, les Russes demandaient pourquoi ils n’avaient pas pris part à la victoire ; si la Grèce éprouvait des revers, les Russes s’irritaient de n’avoir pas empêché la défaite. Leur orgueil national avait vu avec peine les négociations de leur gouvernement confiées, à Constantinople, à un diplomate étranger ; ils trouvaient leur rôle au-dessous de leur puissance : il n’y avait que leur confiance sans bornes dans les lumières de leur souverain, leur respect, leur vénération pour un monarque digne de tous les hommages, qui les rassurât sur le parti qu’on avait adopté. Mais Alexandre lui-même commençait à nourrir des doutes ; et les ennemis des Grecs, qui s’étaient aperçus de cette disposition nouvelle, pressaient par cette raison même l’extermination d’un peuple infortuné : ils craignaient le réveil d’un prince dont les vertus semblaient tenir à la fois de celle du juste et du grand homme.

Une importante question s’était élevée en 1823, au moment de l’expédition d’Espagne : non seulement cette question fut traitée par les voies ordinaires de la diplomatie, mais elle le fut encore par une correspondance particulière entre l’auteur de la Note, alors ministre, et un de ses illustres amis dans une des grandes cours de l’Europe. Un jour il ne sera peut-être pas sans avantage pour l’étude de la société de savoir comment deux hommes dont les positions et les destinées avaient quelque analogie à cette époque ont débattu entre eux les intérêts généraux du monde et les intérêts essentiels de leurs pays, dans des confidences fondées sur une estime réciproque. Aujourd’hui que l’autour de la Note est privé des renseignements et de l’autorité que donne une place active, ces facilités d’être utile lui manquent : il ne peut servir une cause sacrée que par le moyen de la presse, moyen borné sous le rapport diplomatique, puisqu’il est évident que, ne pouvant ni ne devant tout dire au public, beaucoup de choses restent dans l’ombre par l’impossibilité même où l’on est de les expliquer.

Si l’on a été bien instruit, l’idée d’une dépêche collective ou de dépêches simultanées en faveur des Grecs, adressées par les puissances chrétiennes au divan (cette idée développée dans la Note), aurait été prise en considération avant la mort de l’empereur Alexandre, sinon officiellement, du moins comme matière de controverse générale. Mais une objection aurait été faite par les politiques d’une cour principale.

" On ne peut pas, auraient-ils dit, demander au divan la séparation de la Grèce sans appuyer cette demande d’une menace en cas de refus. Or, toute intervention avec menace est contraire aux principes du droit politique. D’un autre côté, toute dépêche comminatoire qui demeurerait sans effet serait puérile ; et toute dépêche comminatoire suivie d’un effet produirait la guerre : donc une pareille dépêche est inadmissible, puisqu’une guerre avec la Turquie pourrait ébranler l’Europe. "

Le raisonnement serait juste, s’il était applicable au projet exposé dans la Note. Mais la Note ne demande point de dépêche menaçante ; elle ne place point la Porte dans la nécessité d’obéir ou de se battre ; elle désire qu’on dise simplement à la cour ottomane : " Reconnaissez l’indépendance de la Grèce, ou avec dos conditions ou sans conditions : si vous ne voulez pas prendre ce parti, nous serons forcés nous-mêmes de reconnaître cette indépendance pour le bien de l’humanité on général, pour la paix de l’Europe en particulier, pour les intérêts du commerce. "

A ces motifs on pourrait ajouter aujourd’hui qu’il ne convient pas à la sûreté des puissances chrétiennes que des forces soient transportées chaque jour de l’Afrique et de l’Asie en Europe ; qu’il ne convient pas à ces puissances que la Morée devienne un camp retranché où l’on exerce au maniement des armes de nombreux soldats ; qu’il ne leur convient pas que le pacha d’Égypte se place avec toutes les populations blanches et noires du Nil aux avant-postes de la Turquie, menacent ainsi ou la chrétienté ou Constantinople même.

Le pacha d’Égypte domine en Chypre, il est maître de Candie ; il étend sa puissance en Syrie ; il cherche à enrôler et à discipliner les peuplades guerrières du Liban ; il fait des conquêtes dans l’Abyssinie et s’avance en Arabie jusqu’aux environs de La Mecque ; il a des trésors et des vaisseaux ; il influe sur les régences barbaresques. Le voilà en Morée, il peut demander l’empire avant que le sultan lui demande sa tête. On ne remarque pas ces progrès pourtant fort remarquables. Si une nation civilisée précipitait toutes ses armées sur un point de son territoire, l’Europe, justement inquiétée, lui demanderait compte de cette résolution : n’est-il pas étrange que l’on voie l’Afrique, l’Asie et l’Europe mahométane, verser incessamment leurs hordes dans la Grèce, sans que l’on craigne les effets plus ou moins éloignés d’un pareil mouvement ! Une poignée de chrétiens qui s’efforcent de briser le joug odieux sont accusés par des chrétiens d’attenter au repos du monde ; et l’on voit sans effroi s’agiter, s’agglomérer, se discipliner ces milliers de barbares qui pénétrèrent jadis jusqu’au milieu de la France, jusqu’aux portes de Vienne !

On fait plus que de rester tranquille, on prête à ces nations ennemies les moyens d’arriver plus promptement à leur but. La postérité pourra-t-elle 1. jamais croire que le monde chrétien, à l’époque de sa plus grande civilisation, a laissé des vaisseaux sous pavillon chrétien transporter des hordes de mahométans des ports de l’Afrique à ceux de l’Europe pour égorger des chrétiens ? Une flotte de plus de cent navires, manœuvrés par de prétendus disciples de l’Evangile, vient de traverser la Méditerranée, amenant à Ibrahim les disciples du Coran qui vont achever de ravager la Morée. Nos pères, que nous appelons barbares, saint Louis, quand il allait chercher les infidèles jusque dans leurs foyers, prêtaient-ils leurs galères aux Maures pour envahir de nouveau l’Espagne ?

L’Europe y songe-t-elle bien ? On enseigne aux Turcs à se battre régulièrement. Les Turcs, sous un gouvernement despotique, peuvent faire marcher toutes leurs populations : si ces populations armées se forment en bataillons, s’accoutument à la manœuvre, obéissent à leurs chefs ; si elles ont de l’artillerie bien servie ; en un mot, si elles apprennent la tactique européenne, on aura rendu possible une nouvelle invasion des barbares, à laquelle on ne croyait plus. Qu’on se souvienne (si l’expérience et l’histoire servent aujourd’hui à quelque chose), qu’on se souvienne que les Mahomet et les Soliman n’obtinrent leurs premiers succès parce que l’art militaire était, à l’époque où ils parurent, plus avancé chez les Turcs que chez les chrétiens.

Non seulement on fait l’éducation des soldats de la secte la plus fanatique et la plus brutale qui ait jamais pesé sur la race humaine, mais on les approche de nous. C’est nous, chrétiens, c’est nous qui prêtons des barques aux Arabes et aux nègres de l’Abyssinie pour envahir la chrétienté, comme les derniers empereurs romains transportèrent les Goths des rives du Danube dans le cœur même de l’empire.

C’est en Morée, à la porte de l’Italie et de la France, que l’on établit ce camp d’instruction et de manœuvres ; c’est contre des adorateurs de la Croix qu’on leur livre que les conscrits du turban vont apprendre à faire l’exercice à feu. Etablie sur les ruines de la Grèce antique et sur les cadavres de la Grèce chrétienne, la barbarie enrégimentée menacera la civilisation. On verra ce que sera la Morée lorsque, appuyée sur les Turcs de l’Albanie, de l’Epire et de la Macédoine, elle sera devenue, selon l’expression énergique d’un Grec, une nouvelle régence barbaresque. Les Turcs sont braves, et ils ont derrière eux, sur le champ de bataille, le paradis de Mahomet. Le ciel nous préserve de l’esclavage en guêtres et en uniforme et de la fatalité disciplinée !

Et cette nouvelle régence barbaresque, n’en prenons-nous pas un soin tout particulier ? Nous lui laissons bâtir des vaisseaux à Marseille ; on assure même, ce que nous ne voulons pas croire, qu’on lui cède pour ses constructions des bois de nos chantiers maritimes. D’un autre côté, elle achète aussi des vaisseaux à Londres ; elle aura des bateaux a vapeur, des canons à vapeur, et le reste. Les Turcs ont conservé toute la vigueur de leur férocité native ; on y ajoutera toute la science de l’art perfectionné de la guerre. Vit-on jamais combinaison de choses plus formidable et plus menaçante ?

Qu’on revienne, il est temps encore, à une politique plus généreuse et en même temps plus prévoyante et plus sage. Il n’est donc question, ainsi qu’on l’a dit dans la Note, que d’agir envers la Grèce de la même manière que l’Angleterre a cru devoir agir envers les colonies espagnoles. Elle a traité commercialement ou politiquement avec ces colonies comme États indépendants, et elle n’a point laissé entrevoir qu’elle ferait la guerre à l’Espagne, et elle n’a point fait la guerre à l’Espagne.

Mais le divan, objectera-t-on, ne prendrait pas les choses si bénignement : en vain on éviterait le ton menaçant en lui déclarant la résolution des alliés relative à l’indépendance de la Grèce : ce téméraire conseil serait capable de dénoncer lui-même les hostilités contre les puissances qui lui présenteraient une pareille déclaration.

Le divan sans doute est passionne, mais, quand on raisonne, on ne peut pas admettre comme une objection solide la supposition d’une folie. Quiconque a pratiqué les Turcs et étudié leurs mœurs sait que l’abattement de la Porte égale sa jactance aussitôt qu’elle est sérieusement pressée. D’imaginer que la Porte déclarerait la guerre à l’Europe chrétienne, si toute l’Europe demandait ou reconnaissait l’indépendance de la Grèce, ce serait vouloir s’épouvanter d’une chimère. Quand on voit le divan alarmé à la seule annonce de l’équipement de trois bateaux à vapeur que devait monter lord Cochrane, on peut juger s’il serait désireux de lutter avec les flottes combinées de l’Angleterre, de la France, de la Russie, de l’Autriche et de la Grèce.

Mais la simple reconnaissance de l’indépendance des Grecs par les puissances chrétiennes suffirait-elle pour leur assurer cette indépendance ? N’en auraient-ils pas moins à soutenir les efforts de toute la Turquie ?

Sans doute, mais le gouvernement de la Grèce, reconnu par les puissances alliées, prendrait une force insurmontable à ses ennemis. Ce gouvernement, entouré des résidents des diverses cours, pouvant communiquer avec les États réguliers, trouverait, facilement à négocier des emprunts : avec de l’argent il aurait des flottes et des soldats. Les vaisseaux chrétiens n’oseraient plus servir de transport aux barbares, et le découragement, qui ne tarderait pas à s’emparer des Turcs, aurait bientôt forcé le divan à ces trêves successives par où l’orgueil musulman consent à s’abaisser et aime à descendre jusqu’à la paix.

Quelles que soient les tentatives que la bienveillance ait pu faire ou pourra faire en faveur de la Grèce à Constantinople, on ne peut guère espérer de succès tant qu’on ne viendra pas à la déclaration que la Note propose, ou à toute autre mesure décisive. Recommander l’humanité à des Turcs, les prendre par les beaux sentiments, leur expliquer le droit des gens, leur parler de hospodarats 2. , de trêves, de négociations, sans rien leur intimer et sans rien conclure, c’est peine perdue, temps mal employé. Un mot franchement articulé finirait tout. Si la Grèce périt, c’est qu’on veut la laisser périr : il ne faut pour la sauver que l’expédition d’un courrier à Constantinople.

La conséquence de l’extermination des Hellènes serait grave pour le monde civilisé. On veut, répète-t-on, éviter une commotion militaire en Europe. Encore une fois, cette commotion n’aurait pas lieu, si l’on consentait à délivrer les Grecs par le moyen proposé : mais, d’ailleurs, qu’on ne s’y trompe pas : du succès même des Turcs dans la Morée des guerres sanglantes. Toutes les puissances sont jusqu’à présent dans une fausse position relativement à la Grèce : supposez la destruction des Hellènes consommée, alors s’élèveraient de toutes parts les plaintes de l’opinion. Le massacre de toute une nation chrétienne civilisée, opéré sous les yeux de la chrétienté civilisée, ne resterait pas impuni : le sang chrétien retomberait sur ceux qui l’auraient laissé répandre. On se souviendrait que la chrétienté non seulement aurait été forcée d’assister au spectacle de ce grand martyre, mais qu’elle aurait encore vendu ou prêté ses vaisseaux pour transporter les bourreaux et les bêtes féroces dans l’amphithéâtre. Tôt ou tard les gouvernements apprendraient à leurs dépens à connaître le mal qu’ils se seraient fait : dans les uns les pensées généreuses, dans les autres des antipathies secrètes et des ambitions cachées, se réveilleraient ; on s’accuserait réciproquement, et l’on viendrait se battre sur des ruines, après avoir refusé de sauver des peuples.

L’auteur de la Note justifierait facilement ses prédictions par des considérations tirées du caractère, de l’esprit, des intérêts, des opinions des peuples de l’Europe et des événements qui attendent bientôt ces peuples. Quelle influence a déterminé la politique que l’on a suivie jusque ici par rapport à la Grèce ? Par quelle idée et par quelle crainte toute cette grande affaire a-t-elle été dominée ? Ici le droit de l’écrivain finit, et l’homme d’État laisse tomber le rideau.

La mort de l’empereur Alexandre vient de changer la position des choses : Alexandre, déjà vieilli sur le trône, avait deux fais traversé l’Europe à la tête de ses armées ; guerrier pacificateur, il avait pour adopter une conduite particulière cette prépondérance que donnent le triomphe, l’âge, le succès, l’habitude de la couronne et du gouvernement. Son héritier suivra-t-il la même politique, et lui serait-il possible de la suivre quand il le voudrait ? Ne trouvera-t-il pas plus facile et plus sûr de rentrer dans la politique nationale de son empire, d’être Russe avant d’être Français, Anglais, Autrichien, Prussien ? Alors la Grèce serait secourue. Quel noble début pour un prince dans la carrière royale de faire de l’affranchissement de la Grèce, de la délivrance de tant de chrétiens infortunés, le premier acte de son règne ! Quelle popularité et quel éclat pour tout le reste de ce règne ! C’est peut-être la seule gloire qu’Alexandre ait laissée à moissonner à son successeur.

Veut-on savoir ce qu’on peut attendre du nouveau monarque ? Un général français va nous l’apprendre :

" Le grand-duc Constantin faisait soigner sous ses yeux, et jusque dans ses appartements, les officiers français malades, qu’il allait chercher lui-même dans les hôpitaux ; il allait les visiter dans leurs lits et les consolait par des expressions de bonté et d’intérêt ; il sauva d’un bâtiment incendié deux officiers, qu’il arracha des flammes en chargeant l’un sur ses épaules, tandis que son valet de chambre emportait l’autre ; il brava, pour suivre les impulsions de son cœur généreux, une épidémie mortelle dont il fut lui-même atteint. Plus d’un officier français, arraché par son humanité active des bras de la mort, lui doit son existence : c’est à ce titre que l’auteur lui adresse l’hommage de sa juste reconnaissance 3. . "

Et Constantin Ier, ce généreux ennemi, ne serait pas l’ami secourable de ses frères en religion ! N’y a-t-il ni contagion à braver, ni incendie à éteindre, ni victime à sauver dans la Morée ? Constantin le saura : les peuples trouvent dans son nom un présage et dans son caractère un garant de la délivrance de la Grèce 4. .

Que le cabinet de Pétersbourg demande aujourd’hui la dépêche collective ou les dépêches simultanées, elle sera, nous n’en doutons point, accueillie par plusieurs puissances ; que, sur la réponse négative ou évasive des Turcs, la Russie reconnaisse l’indépendance de la Grèce, et un terme est mis à tant de calamités.

D’un autre côté, l’Angleterre, prévoyant un changement probable, n’essayera-t-elle pas de devancer les événements, en acceptant le protectorat qu’elle a d’abord refusé ? Le temps développera la nouvelle politique qu’il n’est pas impossible de voir naître, qu’il est même raisonnable de supposer. Le projet indiqué dans la Note serait donc plus utile que jamais, si l’on voulait l’adopter à la fois pour sauver la Grèce et pour prévenir toute collision entre les États de l’Europe. Puissent les Grecs trouver moyen de vivre jusqu’au jour qui doit peut-être les délivrer !

Malheureusement ce jour ne peut être fixé. Un nouveau règne peut s’annoncer par un changement complet de système, mais il peut aussi marcher quelque temps dans les voies tracées par le règne précédent. Bien des obstacles se rencontrent quelquefois au commencement d’une carrière : la prudence et la circonspection sont alors commandées. Lorsque le monarque descendu dans la tombe a d’ailleurs été un grand et vertueux prince, lorsqu’il a joué un rôle éclatant sur le théâtre du monde, lorsqu’il a été le fondateur d’une politique particulière, enfin lorsqu’il est mort dans une haute réputation de sagesse, aimé, pleuré, admiré de ses peuples et des nations étrangères, la vénération que l’on a pour sa mémoire, le culte mérité qu’on rend à ses cendres, la tristesse même et la désolation que produit le spectacle de ses funérailles, les sentiments de tendresse et de douleur de son successeur, tout fait que l’on est enclin à suivre d’abord les traditions qu’il a laissées. Ce qu’il a établi paraît sacré ; y toucher semblerait une impiété, et l’on se sent disposé à déclarer que rien ne sera changé à l’ouvrage de son génie. Mais le temps affaiblit ces impressions, sans les détruire en ce qu’elles ont de naturel et de respectable : le caractère du nouveau souverain, la force des intérêts nouveaux, l’esprit différent des ministres appelés aux affaires, finissent par dominer, surtout dans les choses justes et visiblement utiles à l’État. Pour la Grèce, il ne suffit que de pouvoir attendre : que sa liberté campe sur la montagne, elle verra venir ses amis. Au delà de six mois, rien ne peut se calculer en Europe.

On espère avoir détruit l’objection au moyen de laquelle des hommes influents sont censés avoir écarté l’idée de se rapprocher du plan indiqué dans la Note. On croit avoir démontré qu’il ne s’agit pas d’une dépêche comminatoire, mais d’une simple déclaration qui amènerait l’émancipation désirée. Refusera-t-on d’acheter à si peu de frais une si sainte gloire ? Un pareil résultat ne vaut-il pas bien la demi-heure que coûterait la rédaction de la dépêche libératrice de la Grèce ?

Maintenant nous allons passer à l’examen des reproches que l’on fait aux Grecs, dans l’intention d’enlever à un peuple opprimé l’admiration due à son courage et la pitié qu’inspirent ses malheurs.

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