SECOND MÉMOIRE

J’ai dit que je me proposais d’examiner, dans ce second Mémoire, l’authenticité des traditions chrétiennes à Jérusalem. Quant à l’histoire de cette ville, comme elle ne présente aucune obscurité, elle n’a pas besoin d’explications préliminaires.

Les traditions de la Terre Sainte tirent leur certitude de trois sources : de l’histoire, de la religion, des lieux ou des localités. Considérons-les d’abord sous le rapport de l’histoire.

Jésus-Christ, accompagné de ses apôtres, accomplit à Jérusalem les mystères de la Passion. Les quatre Evangiles sont les premiers documents qui nous retracent les actions du Fils de l’Homme. Les actes de Pilate, conservés à Rome du temps de Tertullien 120 , attestaient le principal fait de cette histoire, savoir, le crucifiement de Jésus de Nazareth.

Le Rédempteur expire : Joseph d’Arimathie obtient le corps sacré, et le fait ensevelir dans un tombeau au pied du Calvaire. Le Messie ressuscite le troisième jour, se montre à ses apôtres et à ses disciples, leur donne ses instructions, puis retourne à la droite de son Père. Dès lors l’Église commence à Jérusalem.

On croira aisément que les premiers apôtres et les parents du Sauveur selon la chair qui composaient cette première Église du monde n’ignoraient rien de la vie et de la mort de Jésus-Christ. Il est essentiel de remarquer que le Golgotha était hors de la ville, ainsi que la montagne des Oliviers ; d’où il résultait que les apôtres pouvaient plus facilement prier aux lieux sanctifiés par le divin Maître.

La connaissance de ces lieux ne fut pas longtemps renfermée dans un petit cercle de disciples : saint Pierre, en deux prédications, convertit huit mille personnes à Jérusalem 121  ; Jacques, frère du Sauveur, fut élu premier évêque de cette Église, l’an 35 de notre ère 122  ; il eut pour successeur Siméon, cousin de Jésus-Christ 123 . On trouve ensuite une série de treize évêques de race juive, occupant un espace de cent vingt-trois ans, depuis Tibère jusqu’au règne d’Adrien. Voici le nom de ces évêques : Juste, Zachée, Tobie, Benjamin, Jean, Mathias, Philippe, Sénèque, Juste II, Lévi, Ephre, Joseph et Jude 124 .

Si les premiers chrétiens de Judée consacrèrent des monuments à leur culte, n’est-il pas probable qu’ils les élevèrent de préférence aux endroits qu’avaient illustrés quelques miracles ? Et comment douter qu’il y eût dès lors des sanctuaires en Palestine, lorsque les fidèles en possédaient à Rome même et dans toutes les provinces de l’empire ? Quand saint Paul et les autres apôtres donnent des conseils et des lois aux Églises d’Europe et d’Asie, à qui s’adressent-ils, si ce n’est à des congrégations de fidèles, remplissant une commune enceinte sous la direction d’un pasteur ? N’est-ce pas même ce qu’implique le mot ecclesia, qui dans le grec signifie également assemblée et lieu d’assemblée ? Saint Cyrille le prend dans ce dernier sens 125 .

L’élection des sept diacres 126 , l’an 33 de notre ère, le premier concile tenu l’an 50 127 , annoncent que les apôtres avaient dans la ville sainte des lieux particuliers de réunion. On peut même croire que le Saint-Sépulcre fut honoré dès la naissance du christianisme, sous le nom de Martyrion ou du Témoignage, Marturion. Du moins saint Cyrille, évêque de Jérusalem, prêchant en 347 dans l’église du Calvaire, dit : " Ce temple ne porte pas le nom d’ église, comme les autres, mais il est appelé marturion, témoignage, comme le prophète l’avait prédit 128 . "

Au commencement des troubles de la Judée, sous l’empereur Vespasien 129 , les chrétiens de Jérusalem se retirèrent à Pella 130 , et aussitôt que la ville eut été renversée, ils revinrent habiter parmi ses ruines. Dans un espace de quelques mois 131 , ils n’avaient pu oublier la position de leurs sanctuaires, qui, se trouvant d’ailleurs hors de l’enceinte des murs, ne durent pas souffrir beaucoup du siège. Siméon, successeur de Jacques, gouvernait l’Église de Judée lorsque Jérusalem fut prise, puisque nous voyons ce même Siméon, à l’âge de cent vingt années 132 , recevoir la couronne du martyre pendant le règne de Trajan 133 . Les autres évêques que j’ai nommés, et qui nous conduisent au temps d’Adrien, s’établirent sur les débris de la cité sainte, et ils en conservèrent les traditions chrétiennes.

Que les lieux sacrés fussent généralement connus au siècle d’Adrien, c’est ce que l’on prouve par un fait sans réplique. Cet empereur, en rétablissant Jérusalem 134 , éleva une statue à Vénus sur le mont du Calvaire, et une statue à Jupiter sur le Saint-Sépulcre. La grotte de Bethléem fut livrée au culte d’Adonis 135 . La folie de l’idolâtrie publia ainsi, par ses profanations imprudentes, cette folie de la Croix qu’elle avait tant d’intérêt à cacher. La foi faisait des progrès si rapides en Palestine, avant la dernière sédition des Juifs, que Barcochebas, chef de cette sédition, avait persécuté les chrétiens pour les obliger à renoncer à leur culte 136 .

A peine l’Église juive de Jérusalem fut-elle dispersée par Adrien, l’an 137 de Jésus-Christ, que nous voyons commencer l’Église des Gentils dans la Ville sainte. Marc en fut le premier évêque, et Eusèbe nous donne la liste de ses successeurs, jusqu’au temps de Dioclétien. Ce furent : Cassien, Publius, Maxime, Julien, Caïus, Symmaque, Caïus II, Julien II, Capiton, Valens, Dolichien, Narcisse, le trentième après les apôtres 137 , Dius, Germanion, Gordius 138 , Alexandre 139 , Mazabane 140 , Hymenée 141 , Zabdas, Hermon 142 , dernier évêque avant la persécution de Dioclétien 143 .

Cependant Adrien, si zélé pour ses dieux, ne persécuta point les chrétiens, excepté ceux de Jérusalem, qu’il regarda sans doute comme des Juifs, et qui étaient en effet de nation israélite. On croit qu’il fut touché des apologies de Quadrat et d’Aristide 144 . Il écrivit même à Minucius Fundanus 145 , gouverneur d’Asie, une lettre dans laquelle il défend de punir les fidèles sans sujet 146 .

Il est probable que les Gentils convertis à la foi vécurent en paix dans Aelia, ou la nouvelle Jérusalem, jusqu’au règne de Dioclétien : cela devient évident par le catalogue des évêques de cette Église que j’ai donné plus haut. Lorsque Narcisse occupait la chaire épiscopale, les diacres manquèrent d’huile à la fête de Pâques 147  : Narcisse fit à cette occasion un miracle 148 . Les chrétiens à cette époque célébraient donc publiquement leurs mystères à Jérusalem, il y avait donc des autels consacrés à leur culte.

Alexandre, autre évêque d’Aelia, sous le règne de l’empereur Sévère, fonda une bibliothèque dans son diocèse 149  ; or, cela suppose paix, loisirs et prospérité : des proscrits n’ouvrent point une école publique de philosophie.

Si les fidèles n’avaient plus alors, pour célébrer leurs fêtes, la jouissance du Calvaire, du Saint-Sépulcre et de Bethléem, ils ne pouvaient toutefois perdre la mémoire de ces sanctuaires : les idoles leur en marquaient la place. Bien plus, les païens mêmes espéraient que le temple de Vénus, élevé au sommet du Calvaire, n’empêcherait pas les chrétiens de visiter cette colline sacrée ; car ils se réjouissaient dans la pensée que les Nazaréens en venant prier au Golgotha auraient l’air d’adorer la fille de Jupiter 150 . C’est une démonstration frappante de la connaissance entière que l’Église de Jérusalem avait des saints lieux.

Il y a des auteurs qui vont plus loin, et qui prétendent qu’avant la persécution de Dioclétien les chrétiens de la Judée étaient rentrés en possession du Saint-Sépulcre 151 . Il est certain que saint Cyrille 152 , en parlant de l’église du Saint-Sépulcre, dit positivement : " Il n’y a pas longtemps que Bethléem était un lieu champêtre, et que la montagne du Calvaire était un jardin dont on voit encore les traces 153 . " Qu’étaient donc devenus les édifices profanes ? Tout porte à croire que les païens, en trop petit nombre à Jérusalem pour se soutenir contre la foule croissante des fidèles, abandonnèrent peu à peu les temples d’Adrien. Si l’Église, encore persécutée, n’osa relever ses autels au Grand Tombeau, elle eut du moins la consolation de l’adorer sans obstacle et d’y voir tomber en ruine les monuments de l’idolâtrie.

Nous voici parvenus à l’époque où les saints lieux commencent à briller d’un éclat qui ne s’effacera plus. Constantin 154 , ayant fait monter la religion sur le trône, écrivit à Macaire, évêque de Jérusalem. Il lui ordonna de décorer le tombeau du Sauveur d’une superbe basilique 155 . Hélène, mère de l’empereur, se transporta en Palestine, et fit elle-même chercher le Saint-Sépulcre. Il avait été caché sous la fondation des édifices d’Adrien. Un Juif, apparemment chrétien, qui, selon Sozomène, avait gardé des Mémoires de ses pères, indiqua la place où devait se trouver le tombeau. Hélène eut la gloire de rendre à la religion le monument sacré. Elle découvrit encore trois croix, dont l’une se fit reconnaître à des miracles pour la croix du Rédempteur 156 . Non seulement on bâtit une magnifique église auprès du Saint-Sépulcre, mais Hélène en fit encore élever deux autres : l’une sur la crèche du Messie à Bethléem, l’autre sur la montagne des Oliviers, en mémoire de l’Ascension du Seigneur 157 . Des chapelles, des oratoires, des autels, marquèrent peu à peu tous les endroits consacrés par les actions du Fils de l’Homme : les traditions orales furent écrites et mises à l’abri de l’infidélité de la mémoire.

En effet Eusèbe, dans son Histoire de l’Église, dans sa Vie de Constantin, et dans son Onomasticum urbium et locorum sacrae Scripturae, nous décrit à peu près les saints lieux tels que nous les voyons aujourd’hui. Il parle du Saint-Sépulcre, du Calvaire, de Bethléem, de la montagne des Oliviers, de la grotte où Jésus-Christ révéla les mystères aux apôtres 158 . Après lui vient saint Cyrille, que j’ai déjà cité plusieurs fois : il nous montre les stations sacrées telles qu’elles étaient avant et après les travaux de Constantin et de sainte Hélène ; Socrate, Sozomène, Théodoret, Evagre, donnent ensuite la succession de plusieurs évêques depuis Constantin jusqu’à Justinien : Macaire 159 , Maxime 160 , Cyrille 161 , Herennius, Héraclius, Hilaire 162 , Jean 163 , Salluste, Martyrius, Elie, Pierre, Macaire II 164 , et Jean 165 , quatrième du nom 166 .

Saint Jérôme, retiré à Bethléem vers l’an 385, nous a laissé en divers endroits de ses ouvrages le tableau le plus complet des lieux saints 167 . " Il serait trop long, dit-il dans une de ses lettres 168 , de parcourir tous les âges depuis l’Ascension du Seigneur jusqu’au temps où nous vivons, pour raconter combien d’évêques, combien de martyrs, combien de docteurs sont venus à Jérusalem ; car ils auraient cru avoir moins de piété et de science s’ils n’eussent adoré Jésus-Christ dans les lieux mêmes où l’Evangile commença à briller du haut de la Croix. "

Saint Jérôme assure dans la même lettre qu’il venait à Jérusalem des pèlerins de l’Inde, de l’Ethiopie, de la Bretagne et de l’Hibernie 169  ; qu’on les entendait chanter dans des langues diverses les louanges de Jésus-Christ autour de son tombeau. Il dit qu’on envoyait de toutes parts des aumônes au Calvaire ; il nomme les principaux lieux de dévotion de la Palestine, et il ajoute que dans la seule ville de Jérusalem il y avait tant de sanctuaires qu’on ne pouvait les parcourir dans un seul jour. Cette lettre est adressée à Marcelle, et censée écrite par sainte Paule et sainte Eustochie, quoique des manuscrits l’attribuent à saint Jérôme. Je demande si les fidèles, qui depuis les temps apostoliques jusqu’à la fin du IVe siècle avaient visité le tombeau du Sauveur, je demande s’ils ignoraient la place de ce tombeau.

Le même Père de l’Église, dans sa lettre à Eustochie sur la mort de Paule 170 , décrit ainsi les stations où la sainte dame romaine s’arrêta :

" Elle se prosterna, dit-il, devant la Croix au sommet du Calvaire ; elle embrassa au Saint-Sépulcre la pierre que l’ange avait dérangée lorsqu’il ouvrit le tombeau, et baisa surtout avec respect l’endroit touché par le corps de Jésus-Christ. Elle vit sur la montagne de Sion la colonne où le Sauveur avait été attaché et battu de verges : cette colonne soutenait alors le portique d’une église. Elle se fit conduire au lieu où les disciples étaient rassemblés lorsque le Saint-Esprit descendit sur eux. Elle se rendit ensuite à Bethléem, et s’arrêta en passant au sépulcre de Rachel. Elle adora la crèche du Messie, et il lui semblait y voir encore les mages et les pasteurs. A Bethphagé elle trouva le monument de Lazare et la maison de Marthe et de Marie. A Sychar elle admira une église bâtie sur le puits de Jacob, où Jésus-Christ parla à la Samaritaine ; enfin, elle trouva à Samarie le tombeau de saint Jean-Baptiste 171 . "

Cette lettre est de l’an 404 : il y a par conséquent 1406 ans qu’elle est écrite. On peut lire toutes les relations de la Terre Sainte depuis le Voyage d’Arculfe jusqu’à mon Itinéraire, et l’on verra que les pèlerins ont constamment retrouvé et décrit les lieux marqués par saint Jérôme. Certes, voilà du moins une belle et imposante antiquité.

Une preuve que les pèlerinages à Jérusalem avaient précédé le temps même de saint Jérôme, comme le dit très bien le savant docteur, se tire de l’ Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem. Cet Itinéraire, selon les meilleurs critiques, fut composé en 333, pour l’usage des pèlerins des Gaules 172 . Mannert 173 pense que c’était un tableau de route pour quelque personne chargée d’une mission de prince : il est bien plus naturel de supposer que cet Itinéraire avait un but général ; cela est d’autant plus probable que les lieux saints y sont décrits.

Il est certain que saint Grégoire de Nysse blâme déjà l’abus des pèlerinages à Jérusalem 174 . Lui-même avait visité les saints lieux en 379 ; il nomme en particulier le Calvaire, le Saint-Sépulcre, la montagne des Oliviers et Bethléem. Nous avons ce Voyage parmi les œuvres du saint évêque, sous le titre de Iter Hierosolymoe. Saint Jérôme cherche aussi à détourner saint Paulin du pèlerinage de Terre Sainte 175 .

Ce n’étaient pas seulement les prêtres, les solitaires, les évêques, les docteurs, qui se rendaient de toutes parts en Palestine à l’époque dont nous parlons ; c’étaient des dames illustres, et jusqu’à des princesses et des impératrices : j’ai déjà nommé sainte Paule et sainte Eustochie ; il faut compter encore les deux Mélanie 176 . Le monastère de Bethléem se remplit des plus grandes familles de Rome, qui fuyaient devant Alaric 177 . Cinquante ans auparavant, Eutropie, veuve de Maximien Hercule, avait fait le voyage des saints lieux et détruit les restes de l’idolâtrie qui se montraient encore à la foire du Térébinthe, près d’Hébron.

Le siècle qui suivit celui de saint Jérôme ne nous laisse point perdre de vue le Calvaire : c’était alors que Théodoret écrivait son Histoire ecclésiastique, où nous retrouvons souvent la chrétienne Sion. Nous l’apercevons mieux encore dans la Vie des Solitaires, par le même auteur. Saint Pierre, anachorète, accomplit le voyage sacré 178 . Théodoret 179 passa lui-même en Palestine, où il contempla avec étonnement les ruines du Temple 180 . Les deux pèlerinages de l’impératrice Eudoxie, femme de Théodose le jeune, sont de ce siècle. Elle fit bâtir des monastères à Jérusalem, et y finit ses jours 181 dans la retraite 182 .

Le commencement du VIe siècle nous fournit l’ Itinéraire d’Antonin de Plaisance ; il décrit toutes les stations, comme saint Jérôme. Je remarque dans ce Voyage un cimetière des Pèlerins à la porte de Jérusalem, ce qui indique assez l’affluence de ces pieux Voyageurs. L’auteur trouva la Palestine couverte d’églises et de monastères. Il dit que le Saint-Sépulcre était orné de pierreries, de joyaux, de couronnes d’or, de bracelets et de colliers 183 .

Le premier historien de notre monarchie, Grégoire de Tours 184 , nous parle aussi dans ce siècle des pèlerinages à Jérusalem. Un de ses diacres était allé en Terre Sainte, et, avec quatre autres voyageurs, ce diacre avait vu une étoile miraculeuse à Bethléem 185 . Il y avait alors à Jérusalem, selon le même historien, un grand monastère où l’on recevait les voyageurs 186  : c’est sans doute ce même hospice que Brocard retrouva deux cents ans après.

Ce fut encore dans ce même siècle que Justinien 187 éleva l’évêque de Jérusalem à la dignité patriarcale. L’empereur renvoya au Saint-Sépulcre les vases sacrés que Titus avait enlevés du Temple. Ces vases, tombés en 455 dans les mains de Genseric, furent retrouvés 188 à Carthage par Bélisaire 189 .

Cosroès prit Jérusalem en 643 ; Héraclius rapporta 190 au tombeau de Jésus-Christ la vraie Croix, que le roi des Perses avait enlevée. Vingt-un ans après 191 , Omar s’empara de la cité sainte, qui demeura sous le joug des Sarrasins jusqu’au temps de Godefroy de Bouillon. On verra dans l’ Itinéraire l’histoire de l’église du Saint-Sépulcre pendant ces siècles de calamités. Elle fut sauvée par la constance invincible des fidèles de la Judée : jamais ils ne l’abandonnèrent, et les pèlerins, rivalisant de zèle avec eux, ne cessèrent point d’accourir au saint rivage.

Quelques années après la conquête d’Omar, Arculfe visita la Palestine. Adamannus, abbé de Jona en Angleterre, écrivit, d’après le récit de l’évêque français, une relation de la Terre Sainte. Cette relation curieuse nous a été conservée. Séranius la publia à Ingolstadt, en 1619, sous ce titre : De Locis Terrae Sanctoe lib. III. On en trouve un extrait dans les Oeuvres du vénérable Bède : De Situ Hierusalem et Locorum Sanctorum liber. Mabillon a transporté l’ouvrage d’Adamannus dans sa grande collection, Acta SS. Ordin. S. Benedicti II. 514.

Arculfe décrit les lieux saints tels qu’ils étaient du temps de saint Jérôme et tels que nous les voyons aujourd’hui. Il parle de la basilique du Saint-Sépulcre comme d’un monument de forme ronde : il trouva des églises et des oratoires à Béthanie, sur la montagne des Oliviers, dans le jardin du même nom, et dans celui de Gethsémani, etc. Il admira la superbe église de Bethléem, etc. C’est exactement tout ce que l’on montre de nos Jours ; et pourtant ce voyage est à peu près de l’an 690, si l’on fait mourir Adamannus au mois d’octobre de l’année 704 192 . Au reste, du temps de saint Arculfe Jérusalem s’appelait encore Aelia.

Nous avons au VIIIe siècle deux relations du voyage à Jérusalem 193 de saint Guillebaud 194  : toujours description des mêmes lieux, toujours même fidélité de traditions. Ces relations sont courtes, mais les stations essentielles sont marquées. Le savant Guillaume Cave 195 indique un manuscrit du vénérable Bède, in Bibliotheca Gualtari Copi, cod. 169, sous le titre de Libellus de Sanctis Locis. Bède naquit en 672, et mourut en 732. Quel que soit ce petit livre sur les lieux saints, il faut le rapporter au VIIIe siècle.

Sous le règne de Charlemagne 196 , au commencement du IXe siècle, le calife Haroun-al-Raschid céda à l’empereur français la propriété du Saint-Sépulcre. Charles envoyait des aumônes en Palestine, puisqu’un de ses Capitulaires reste avec cet énoncé : De Eleemosyna mittenda ad Jerusalem. Le patriarche de Jérusalem avait réclamé la protection du monarque d’Occident. Eginhard ajoute que Charlemagne protégeait les chrétiens d’outre-mer 197 . A cette époque les pèlerins latins possédaient un hospice au nord du Temple de Salomon, près du couvent de Sainte-Marie, et Charlemagne avait fait don à cet hospice d’une bibliothèque. Nous apprenons ces particularités de Bernard le Moine, qui se trouvait en Palestine vers l’an 870. Sa relation, fort détaillée, donne toutes les positions des lieux saints 198 .

Elie, troisième du nom, patriarche de Jérusalem, écrivit à Charles le Gros au commencement du Xe siècle 199 . Il lui demandait des secours pour le rétablissement des églises de Judée : " Nous n’entrerons point, dit-il, dans le récit de nos maux ; ils vous sont assez connus par les pèlerins qui viennent tous les jours visiter les saints lieux, et qui retournent dans leur patrie 200 . "

Le XIe siècle, qui finit par les Croisades, nous donne plusieurs voyageurs en Terre Sainte. Oldéric, évêque d’Orléans, fut témoin de la cérémonie du feu sacré au Saint-Sépulcre 201 . Il est vrai que la Chronique de Glaber doit être lue avec précaution ; mais ici il s’agit d’un fait et non d’un point de critique. Allatius, in Symmictis sive Opusculis, etc., nous a conservé l’ Itinéraire de Jérusalem du Grec Eugisippe. La plupart des lieux saints y sont décrits, et ce récit est conforme à tout ce que nous connaissons. Guillaume le Conquérant envoya dans le cours de ce siècle des aumônes considérables en Palestine. Enfin, le voyage de Pierre l’Ermite 202 , qui eut un si grand résultat, et les Croisades elles-mêmes prouvent à quel point le monde était occupé de cette religion lointaine, où s’opéra le mystère du salut.

Jérusalem 203 demeura entre les mains des princes français l’espace de quatre-vingt-huit ans ; et durant cette période les historiens de la collection Gesta Dei per Francos ne nous laissent rien ignorer de la Terre Sainte. Benjamin de Tudèle passa en Judée vers l’an 1173.

Lorsque Saladin eut repris Jérusalem 204 sur les Croisés, les Syriens rachetèrent par une somme considérable l’église du Saint-Sépulcre 205  ; et malgré les dangers de l’entreprise, les pèlerins continuèrent à visiter la Palestine.

Phocas, 1208 206 , Willebrand d’Oldenbourg, en 1211, Jacob Vetraco ou de Vetri, en 1231 207 , Brocard, religieux dominicain, en 1283 208 , reconnurent et consignèrent dans leurs voyages tout ce qu’on avait dit avant eux sur les lieux saints.

Pour le XIVe siècle, nous avons Ludolphe 209 , Maudeville 210 et Sanuto 211  ;

Pour le XVe, Breidenbach 212 , Tuchor 213 , Langi 214  ;

Pour le XVIe, Heyter 215 , Salignac 216 , Pascha 217 , etc.

Pour le XVIIe, Cotovic, Nau, et cent autres.

Pour le XVIIIe, Maundrell, Pococke, Shaw et Hasselquist 218 .

Ces voyages, qui se multiplient à l’infini, se répètent tous les uns les autres, et confirment les traditions de Jérusalem de la manière la plus invariable et la plus frappante.

Quel étonnant corps de preuves en effet ! Les apôtres ont vu Jésus-Christ ; ils connaissent les lieux honorés par les pas du Fils de l’Homme ; ils transmettent la tradition à la première Église chrétienne de Judée ; la succession des évêques s’établit, et garde soigneusement cette tradition sacrée. Eusèbe paraît, et l’histoire des saints lieux commence ; Socrate, Sozomène, Théodoret, Evagre, saint Jérôme, la continuent. Les pèlerins accourent de toutes parts. Depuis ce moment jusqu’à nos jours une suite de voyages non interrompue nous donne pendant quatorze siècles et les mêmes faits et les mêmes descriptions. Quelle tradition fut jamais appuyée d’un aussi grand nombre de témoignages ? Si l’on doute ici, il faut renoncer à croire quelque chose : encore ai-je négligé tout ce que j’aurais pu tirer des croisades. J’ajouterai à tant de preuves historiques quelques considérations sur la nature des traditions religieuses et sur le local de Jérusalem.

Il est certain que les souvenirs religieux ne se perdent pas aussi facilement que les souvenirs purement historiques : ceux-ci ne sont confiés en général qu’à la mémoire d’un petit nombre d’hommes instruits, qui peuvent oublier la vérité ou la déguiser selon leurs passions ; ceux-là sont livrés à tout un peuple, qui les transmet machinalement à ses fils. Si le principe de la religion est sévère, comme dans le christianisme ; si la moindre déviation d’un fait ou d’une idée devient une hérésie, il est probable que tout ce qui touche cette religion se conservera d’âge en âge avec une rigoureuse exactitude.

Je sais qu’à la longue une piété exagérée, un zèle mal entendu, une ignorance attachée aux temps et aux classes inférieures de la société, peuvent surcharger un culte de traditions qui ne tiennent pas contre la critique, mais le fond des choses reste toujours. Dix-huit siècles, qui tous indiquent aux mêmes lieux les mêmes faits et les mêmes monuments, ne peuvent tromper. Si quelques objets de dévotion se sont trop multipliés à Jérusalem, ce n’est pas une raison de rejeter le tout comme une imposture. N’oublions pas d’ailleurs que le christianisme fut persécuté dans son berceau, et qu’il a presque toujours continué de souffrir à Jérusalem : or, l’on sait quelle fidélité règne parmi des hommes qui gémissent ensemble : tout devient sacré alors, et la dépouille d’un martyr est conservée avec plus de respect que la couronne d’un monarque. L’enfant qui peut à peine parler connaît déjà cette dépouille ; porté la nuit, dans les bras de sa mère, à de périlleux autels, il entend des chants, il voit des pleurs qui gravent à jamais dans sa tendre mémoire des objets qu’il n’oubliera plus ; et quand il ne devrait encore montrer que la joie, l’ouverture de cœur et la légèreté de son âge, il apprend à devenir grave, discret et prudent : le malheur est une vieillesse prématurée.

Je trouve dans Eusèbe une preuve remarquable de cette vénération pour une relique sainte. Il rapporte que de son temps les chrétiens de la Judée conservaient encore la chaise de saint Jacques, frère du Sauveur et premier évêque de Jérusalem. Gibbon lui-même n’a pu s’empêcher de reconnaître l’authenticité des traditions religieuses en Palestine : " They fixed (Christians), dit-il, by unquestionable tradition the scene of each memorable event. " - " Ils fixèrent (les chrétiens) par une tradition non douteuse la scène de chaque événement mémorable 219  ; " aveu d’un poids considérable dans la bouche d’un écrivain aussi instruit que l’historien anglais, et d’un homme en même temps si peu favorable à la religion.

Enfin, les traditions de lieux ne s’altèrent pas comme celle des faits, parce que la face de la terre ne change pas aussi facilement que celle de la société. C’est ce que remarque très bien d’Anville, dans son excellente Dissertation sur l’ancienne Jérusalem : " Les circonstance locales, dit-il, et dont la nature même décide, ne prennent aucune part aux changements que le temps et la fureur des hommes ont pu apporter à la ville de Jérusalem. " Aussi d’Anville retrouve-t-il avec une sagacité merveilleuse tout le plan de l’ancienne Jérusalem dans la nouvelle.

Le théâtre de la Passion, à l’étendre depuis la montagne des Oliviers jusqu’au Calvaire, n’occupe pas plus d’une lieue de terrain ; et voyez combien de choses faciles à signaler dans ce petit espace ! C’est d’abord une montagne appelée la montagne des Oliviers, qui domine la ville et le Temple à l’orient : cette montagne est là, et n’a pas changé ; c’est un torrent de Cédron : et ce torrent est encore le seul qui passe à Jérusalem ; c’est un lieu élevé à la porte de l’ancienne cité, où l’on mettait à mort les criminels : or, ce lieu élevé est aisé à retrouver entre le mont Sion et la porte Judicielle, dont il existe encore quelques vestiges. On ne peut méconnaître Sion, puisqu’elle était encore la plus haute colline de la ville. " Nous sommes, dit notre grand géographe, assurés des limites de cette ville dans la partie que Sion occupait. C’est le côté qui s’avance le plus vers le midi ; et non seulement on est fixé de manière à ne pouvoir s’étendre plus loin de ce côté-là, mais encore l’espace de l’emplacement que Jérusalem peut y prendre en largeur se trouve déterminé, d’une part par la pente ou l’escarpement de Sion qui regarde le couchant, et de l’autre par son extrémité opposée vers Cédron. "

Tout ce raisonnement est excellent, et on dirait que d’Anville l’a fait d’après l’inspection des lieux.

Le Golgotha était donc une petite croupe de la montagne de Sion, à l’orient de cette montagne et à l’occident de la porte de la ville : cette éminence, qui porte maintenant l’église de la Résurrection, se distingue parfaitement encore. On sait que Jésus-Christ fut enseveli dans un jardin au bas du Calvaire : or, ce jardin et la maison qui en dépendait ne pouvaient disparaître au pied du Golgotha, monticule dont la base n’est pas assez large pour qu’on y perde un monument.

La montagne des Oliviers et le torrent de Cédron donnent ensuite la vallée de Josaphat : celle-ci détermine la position du Temple sur le mont Moria. Le Temple fournit la porte Triomphale et la maison d’Hérode, que Josèphe place à l’orient, au bas de la ville et près du Temple. Le Prétoire de Pilate touchait presque à la tour Antonia, et on connaît les fondements de cette tour. Ainsi, le Tribunal de Pilate et le Calvaire étant trouvés, on place aisément la dernière scène de la Passion sur le chemin qui conduit de l’un à l’autre, surtout ayant encore pour témoin un fragment de la porte Judicielle. Ce chemin est cette Via dolorosa si célèbre dans toutes les relations des pèlerins.

Les actions de Jésus-Christ hors de la cité sainte ne sont pas indiquées par les lieux avec moins de certitude. Le jardin des Oliviers, de l’autre côté de la vallée de Josaphat et du torrent de Cédron, est visiblement aujourd’hui dans la position que lui donne l’Evangile.

Je pourrais ajouter beaucoup de faits, de conjectures et de réflexions à tout ce que je viens de dire ; mais il est temps de mettre un terme à cette Introduction, déjà trop longue. Quiconque examinera avec candeur les raisons déduites dans ce Mémoire conviendra que s’il y a quelque chose de prouvé sur la terre, c’est l’authenticité des traditions chrétiennes à Jérusalem.

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