Livre septième

« Le lendemain de ce jour si complètement employé, je me résolus de chercher moi-même la nation française, et d’essayer si je ne la rencontrerais pas mieux seul qu’à l’aide d’un conducteur.

« Je sortis sans guide, vers la première moitié du matin. Après avoir parcouru des chemins étroits et tortueux, j’arrivai à un pont où je saluai un roi bienfaisant que portait un cheval de bronze. De là, remontant le cours du fleuve aux eaux blanches, dans lequel les femmes lavaient des tuniques de lin, je parvins à la place du sang. Une grande foule s’y trouvait rassemblée : on me dit qu’on allait attacher une victime à la machine qu’on me montra, et sur laquelle j’aperçus le génie de la mort sous la forme d’un homme.

« Persuadé qu’il s’agissait de l’exécution d’un prisonnier de guerre, je m’assis pour entendre chanter ce prisonnier et pour l’encourager à souffrir les tourments comme un Indien. Je dis à l’un de mes voisins qui paraissait fort touché : « Fils de l’humanité, ce guerrier a-t-il été pris en combattant avec courage, ou bien est-ce un enfant des faibles, que l’homicide Areskoui a saisi dans sa fuite ? »

« Le guerrier me répondit : « Ce n’est point un soldat qui va cesser de vivre ; c’est un chef de la prière, qui, banni de la France pour des opinions religieuses, n’a pu supporter les chagrins de l’exil. Vaincu par le sentiment qui subjugue tous les hommes, il est revenu déguisé dans son pays : le jour, il se tenait caché dans un souterrain ; la nuit il errait autour du champ paternel, à la clarté des astres qui présidèrent à sa naissance. Quelques misérables l’ont reconnu dans ses promenades où il respirait en secret l’air de sa patrie ; ils l’ont dénoncé : la loi le condamne à mort pour avoir rompu son ban. »

« Le guerrier se tut, et je vis un vieillard s’avancer au milieu de la foule. Arrivé aux piliers de sang, ce vieillard dépouilla sa robe, se mit à genoux et adora. Ensuite, mettant un pied assuré sur le premier barreau de l’échelle, et, s’élevant d’échelon en échelon, il semblait monter vers le ciel. Ses cheveux blancs flottaient sur son cou ridé et bruni par l’âge ; on voyait sa vieille poitrine à nu, qui respirait tranquillement sous sa tunique entr’ouverte : il jeta un dernier regard sur la France, et la mort le lia par la cime comme une gerbe moissonnée.

« Je me levai dans le trouble de mes sens, qui ne m’avait pas d’abord permis de me dérober à l’abominable spectacle. Je m’écriai : « Remenez-moi à mes déserts ! reconduisez-moi dans mes forêts ! » et je m’éloignai à grands pas. Longtemps j’errai à l’aventure, tout en pleurs et comme hors de moi-même. Mais enfin la lassitude du corps parvint à distraire les fatigues de l’âme, et, me trouvant aussi harassé qu’un chasseur qui a pousuivi un cerf agile, je fus contraint de demander quelque part les dons de l’hospitalité.

« Je heurte à la porte d’une très belle cabane ; un esclave vient m’ouvrir : « Que veux-tu ? » me dit-il brusquement. « Va dire à ton maître, répondis-je, qu’un guerrier des chairs rouges veut boire avec lui la coupe du banquet. » L’esclave se prit à rire, et referma la porte.

« Cette épreuve ne me découragea point. À quelque distance, dans une petite voie écartée, une habitation assez semblable à nos huttes s’offrit à mes regards. Je me présente sur le seuil de cette demeure. J’aperçois au fond d’une case obscure un guerrier demi-nu, une femme et trois enfants : j’augurai bien de mes hôtes, lorsque je vis qu’ils restaient tranquilles à mon aspect comme des Indiens. J’entre dans la cabane, je m’assieds au foyer dont je salue le Manitou domestique, et, prenant dans mes bras le plus jeune des trois enfants, ces douces lumières de leur mère, j’entonne la chanson du suppliant.

« Quand cela fut fait, je dis en français : « J’ai faim, » et le guerrier me répondit : « Tu as faim ? » ce qui me fit penser qu’il avait été voyageur chez les peuples de la solitude. Il se leva, prit un gâteau de maïs noir, et me le donna : je ne le pus manger, car je vis la mère répandre une larme et les enfants dévorer des yeux le pain que je portais à ma bouche. Je le distribuai à leur innocence, et je dis au guerrier leur père : « Les mânes des ours n’ont donc pas été apaisés par des sacrifices la neige dernière, puisque la chasse n’a pas été bonne et que tes enfants ont faim ? » — « Faim ! répondit mon hôte, oui ! Pour nous autres misérables, cette faim dure toute notre vie. »

« Je repartis : « Il y a sans doute quelque autre guerrier dont le soleil a regardé les érables, et dont les flèches ont été plus favorisées du grand Castor : il te fera part de son abondance. » L’homme sourit amèrement, ce qui me fit juger que j’avais dit une chose peu sage.

« Une veuve qui, du lit désert où elle est couchée, voit les toiles de l’insecte suspendues sur sa tête, se plaint de l’abandon de sa cabane ; ainsi la laborieuse matrone dont je recevais l’hospitalité adressa les paroles de l’injure à son époux, en l’accusant d’oisiveté. Le guerrier frappa rudement son épouse : je me hâtai d’étendre le calumet de paix entre mes hôtes et d’apaiser la colère qui monte du cœur au visage en nuage de sang. J’eus alors pour la première fois l’idée de la dégradation européenne dans toute sa laideur. Je vis l’homme abruti par la misère, au milieu d’une famille affamée, ne jouissant point des avantages de la société et ayant perdu ceux de la nature.

« Je me levai ; je mis un grain d’or dans la main du guerrier, je l’invitai à venir s’asseoir avec sa famille dans ma cabane. « Ah ! s’écria mon hôte tout ému, quoique vous ne soyez qu’un Iroquois, on voit bien que vous êtes un roi des sauvages. » — « Je ne suis point un roi, » répondis-je en me hâtant de quitter cette cabane où j’avais trouvé quelques vertus primitives poussant encore faiblement au milieu des vices de la civilisation : le bouquet de romarin que nos chefs décédés emportent avec eux au tombeau prend quelquefois racine sur l’argile même de l’homme, et végète jusque dans la main des morts.

« J’avoue qu’après de telles expériences je fus prêt à renoncer à mes études, à retourner chez Ononthio. En vain je cherchais ta nation et des mœurs, et je ne trouvais ni les secondes ni la première. La nature me semblait renversée ; je ne la découvrais dans la société que comme ces objets dont on voit les images inverties dans les eaux. Génie propice qui arrêtâtes mes pas, qui m’engageâtes à continuer mes recherches, puissiez-vous, en récompense des faveurs que vous m’avez faites, puissiez-vous approcher le plus près du Grand-Esprit ! Sans vous, sans votre conseil, je ne serais pas ce que je suis, je n’aurais pas connu un homme qui m’a réconcilié avec les hommes, et de qui mes cheveux blancs tiennent le peu de sagesse qui les couronne.

« Je marchais le cœur serré, la tête baissée, lorsque la voix de deux esclaves, qui causaient à la porte d’une cabane, me tira de ma rêverie. Mon premier mouvement fut de m’éloigner ; mais, frappé de l’air d’honnêteté des deux esclaves, je me sentis disposé à faire une dernière tentative. Je m’avançai donc, et, m’adressant au plus vieux des serviteurs : « Va, lui dis-je, apprendre à ton maître qu’un guerrier étranger a faim. »

« L’esclave me regarda avec étonnement, mais je ne vis point l’impudence et la bassesse dans ses regards. Sans me répondre, il entra précipitamment dans les cours de la cabane, et, revenant quelques moments après tout hors d’haleine, il me dit : « Seigneur sauvage, mon maître vous prie de lui faire l’honneur d’entrer. » Je suivis aussitôt le bon esclave.

« Nous montons les degrés de marbre qui circulaient autour d’une rampe de bronze. Nous traversons plusieurs huttes où régnait, avec la paix, une demi-lumière, et nous arrivons enfin à une cabane pleine de colliers. Là je vis un homme occupé à tracer sur des feuilles les signes de ses pensées. Il était assez maigre et d’une taille élevée : un air de bonté intelligente était répandu sur son visage ; l’expression de ses yeux ne se saurait décrire : c’était un mélange de génie et de tendresse, une beauté, je ne sais laquelle, que jamais peintre n’a pu exprimer. Ainsi me le raconta depuis Ononthio.

« — Chactas, me dit l’homme en se levant aussitôt qu’il m’aperçut, nous ne sommes déjà plus des étrangers l’un pour l’autre. Un de mes parents, qui a prêché notre sainte religion en Amérique, se hâta de m’écrire lorsque vous fûtes si injustement arrêté. Je sollicitai, de concert avec le gouvernement du Canada, votre délivrance, et nous avons eu le bonheur de l’obtenir. Je vous ai vu depuis à Versailles, et, d’après le portrait qu’on m’a fait de vous, il me serait difficile de vous méconnaître. Je vous avouerai d’ailleurs que la manière dont vous venez, par hasard, de me faire demander l’hospitalité m’a singulièrement touché ; car, ajouta-t-il avec un léger sourire, je suis moi-même un peu sauvage.

« — Serais-tu, m’écriai-je aussitôt, ce généreux chef de la prière qui s’est intéressé à ma liberté et à celle de mes frères ? Puisse le Grand-Esprit te récompenser ! Je ne t’ai vu encore qu’un moment, mais je sens que je t’aime et te respecte déjà comme un sachem.

« Mon hôte, me prenant par la main, me fit asseoir avec lui auprès d’une table. On servit le pain et le vin, la force de l’homme Les esclaves s’étant retirés pleins de vénération pour leur maître, je commençai à échanger les paroles de la confiance avec le serviteur des autels.

« — Chactas, me dit-il, nous sommes nés dans des pays bien éloignés l’un de l’autre, mais croyez-vous qu’il y ait entre les hommes de grandes différences de vertus et conséquemment de bonheur ?

« Je lui répondis : « Mon père, à te parler sans détour, je crois les hommes de ton pays plus malheureux que ceux du mien. Ils s’enorgueillissent de leurs arts et rient de notre ignorance ; mais si toute la vie se borne à quelques jours, qu’importe que nous ayons accompli le voyage dans un petit canot d’écorce ou sur une grande pirogue chargée de lianes et de machines. Le canot même est préférable, car il voyage sur le fleuve le long de la terre où il peut trouver mille abris : la pirogue européenne voyage sur un lac orageux où les ports sont rares, les écueils fréquents, et où souvent on ne peut jeter l’ancre, à cause de la profondeur de l’abîme.

« Les arts ne font donc rien à la félicité de la vie, et c’est là pourtant le seul point où vous paraissez l’emporter sur nous. J’ai été ce matin témoin d’un spectacle exécrable, qui seul déciderait la question en faveur de mes bois. Je viens de frapper à la porte du riche et à celle du pauvre : les esclaves du riche m’ont repoussé ; le pauvre n’est lui-même qu’un esclave.

« Jusqu’à présent j’avais eu la simplicité de croire que je n’avais point encore vu ta nation ; ma dernière course m’a donné d’autres idées. Je commence à entrevoir que ce mélange odieux de rangs et de fortunes, d’opulence extraordinaire et de privations excessives, de crime impuni et d’innocence sacrifiés, forme en Europe ce qu’on appelle la société. Il n’en est pas de même parmi nous : entre dans les huttes des Iroquois, tu ne trouveras ni grands, ni petits, ni riches, ni pauvres ; partout le repos du cœur et la liberté de l’homme. » Ici je fis le mieux qu’il me fut possible la peinture de notre bonheur, et je finis, comme à l’ordinaire, par inviter mon hôte à se faire sauvage.

« Il m’avait écouté avec la plus grande attention : le tableau de notre félicité le toucha : « Mon enfant, me dit-il, je me confirme dans ma première pensée : les hommes de tous les pays, quand ils ont le cœur pur, se ressemblent, car c’est Dieu alors qui parle en eux, Dieu qui est toujours le même. Le vice seul établit entre nous des différences hideuses : la beauté n’est qu’une ; il y a mille laideurs. Si jamais je trace le tableau d’une vie heureuse et sauvage, j’emploierai les couleurs sous lesquelles vous me la venez de peindre.

« Mais, Chactas, je crains que dans vos opinions vous n’apportiez un peu de préjugés, car les Indiens en ont comme les autres hommes. Il arrive un temps où le genre humain, trop multiplié, ne peut plus exister par la chasse : il faut avoir recours à la culture. La culture entraîne des lois, les lois des abus. Serait-il raisonnable de dire qu’il ne faut point de lois parce qu’il y a des abus ? Serait-il sensé de supposer que Dieu a rendu la condition sociale la pire de toutes, lorsque cette condition paraît être l’état universel des hommes ?

« Ce qui vous blesse, sincère sauvage, ce sont nos travaux, l’inégalité de nos rangs, enfin cette violation du droit naturel, qui fait que vous nous regardez comme des esclaves infiniment malheureux : ainsi votre mépris pour nous tombe en partie sur nos souffrances. Mais, mon fils, s’il existait une félicité relative dont vous n’avez ni ne pouvez avoir aucune idée ; si le laboureur à son sillon, l’artisan dans son atelier, goûtaient des biens supérieurs à ceux que vous trouvez dans vos forêts, il faudrait donc retrancher d’abord de votre mépris tout ce que vous donnez de ce mépris à nos prétendues misères.

« Comment vous expliquerai-je ensuite ce sixième sens où les cinq autres viennent se confondre, le sens des beaux-arts ? Les arts nous rapprochent de la Divinité ; ils nous font entrevoir une perfection au-dessus de la nature et qui n’existe que dans notre intelligence. Si vous m’objectiez que les jouissances dont je parle sont vraisemblablement inconnues de la classe indigente de nos villes, je vous répondrais qu’il est d’autres plaisirs sociaux accordés à tous : ces plaisirs sont ceux du cœur.

« Chez vous les attachements de la famille ne sont fondés que sur des rapports intéressés de secours accordés et rendus : chez nous, la société change ces rapports en sentiments. On s’aime pour s’aimer ; on commerce d’âmes ; on arrive au bout de sa carrière à travers une vie pleine d’amour. Est-il un labeur pénible à celui qui travaille pour un père, une mère, un frère, une sœur ? Non, Chactas, il n’en est point ; et, tout considéré, il me semble que l’on peut tirer de la civilisation autant de bonheur que de l’état sauvage. L’or n’existe pas toujours sous sa forme primitive, tel qu’on le trouve dans les mines de votre Amérique : souvent il est façonné, filé, fondu en mille manières, mais c’est toujours de l’or.

« La politique qui nous courbe vers la terre, qui oblige l’un à se sacrifier à l’autre, qui fait des pauvres et des riches, qui semble, en un mot, dégrader l’homme, est précisément ce qui l’élève : la générosité, la pitié céleste, l’amour véritable, le courage dans l’adversité, toutes ces choses divines sont nées de cette condition politique. Le citoyen charitable qui va chercher, pour la secourir, l’humanité souffrante dans les lieux où elle se cache, peut-il être un objet de mépris ? Le prêtre vertueux qui naguère trempait vos fers de ses larmes sera-t-il frappé de vos dédains ? L’homme qui pendant de longues années a lutté contre le malheur, qui a supporté sans se plaindre toutes les sortes de misères, est-il moins admirable dans sa force que le prisonnier sauvage dont le mépris se réduit à braver quelques heures de tourments ?

« Si les vertus sont des émanations du Tout-Puissant, si elles sont nécessairement plus nombreuses dans l’ordre social que dans l’ordre naturel, l’état de société qui nous rapproche davantage de la Divinité est donc un état supérieur à celui de nature.

« Il est parmi nous d’ardents amis de leur patrie, des cœurs nobles et désintéressés, des courages magnanimes, des âmes capables d’atteindre à ce qu’il y a de plus grand. Songeons, quand nous voyons un misérable, non à ses haillons, non à son air humilié et timide, mais aux sacrifices qu’il fait, aux vertus quotidiennes qu’il est obligé de reprendre chaque matin, avec ses pauvres vêtements, pour affronter les tempêtes de la journée ! Alors, loin de le regarder comme un être vil, vous lui porterez respect. Et s’il existait dans la société un homme qui en possédât les vertus sans en avoir les vices, serait-ce à cet homme que vous oseriez comparer le sauvage ? En paraissant tous les deux au tribunal du Dieu des chrétiens, du Dieu véritable, quelle serait la sentence du juge ? Toi, dirait-il au sauvage, tu ne fis point de mal, mais tu ne fis point de bien. Qu’il passe à ma droite, celui qui vêtit l’orphelin, qui protégea la veuve, qui réchauffa le vieillard, qui donna à manger au Lazare, car c’est ainsi que j’en agis lorsque j’habitais entre les hommes.

Ici le chef de la prière cessa de se faire entendre. Le miel distillait de ses lèvres ; l’air se calmait autour de lui à mesure qu’il parlait. Ce qu’il faisait éprouver n’était pas des transports, mais une succession de sentiments paisibles et ineffables. Il y avait dans son discours je ne sais quelle tranquille harmonie, je ne sais quelle douce lenteur, je ne sais quelle longueur de grâces, qu’aucune expression ne peut rendre. Saisi de respect et d’amour, je me jetai aux pieds de ce bon génie.

« — Mon père, lui dis-je, tu viens de faire de moi un nouvel homme. Les objets s’offrent à mes yeux sous des rapports qui m’étaient auparavant inconnus. O le plus vénérable des sachems ! chaste et pure hermine des vieux chênes, que ne puis-je t’emmener dans mes forêts ! Mais, je le sens, tu n’es pas fait pour habiter parmi des sauvages ; ta place est chez un peuple où l’on peut admirer ton génie et jouir de tes vertus. Je vais bientôt rentrer dans les déserts du Nouveau-Monde, je vais reprendre la vie errante de l’Indien ; après avoir conversé avec ce qu’il y a de plus sublime dans la société, je vais entendre les paroles de ce qu’il y a de plus simple dans la nature : mais quels que soient les lieux où le Grand-Esprit conduise mes pas, sous l’arbre, au bord du fleuve, sur le rocher, je rappellerai tes leçons et je tâcherai de devenir sage de ta sagesse. »

« — Mon fils, me répondit mon hôte en me relevant, chaque homme se doit à sa patrie : mon devoir me retient sur ces bords pour y faire le peu de bien dont je suis capable ; le votre est de retourner dans votre pays. Dieu se sert souvent de l’adversité comme d’un marchepied pour nous élever ; il a permis contre vous une injustice afin de vous rendre meilleur. Partez, Chactas ; allez retrouver votre cabane. Moins heureux que vous, je suis enchaîné dans un palais. Si je vous ai inspiré quelque estime, répandez-la sur ma nation, de même que je chéris la vôtre devenez parmi vos compatriotes le protecteur des Français. N’oubliez pas que tous, tant que nous sommes, nous méritons plus de pitié que de mépris. Dieu a fait l’homme comme un épi de blé : sa tige est fragile, se tourmente au moindre souffle, mais son grain est excellent.

« Souvenez-vous enfin, Chactas, que si les habitants de votre pays ne sont encore qu’à la base de l’échelle sociale, les Français sont loin d’être arrivés au sommet : dans la progression des lumières croissantes, nous paraîtrons nous-mêmes des barbares à nos arrière-neveux. Ne vous irritez donc point contre cette civilisation qui appartient à notre nature, contre une civilisation qui peut-être un jour, envahissant vos forêts, les remplira d’un peuple où la liberté de l’homme policé s’unira à l’indépendance de l’homme sauvage.

« Le chef de la prière se leva ; nous marchâmes lentement vers la porte. — Je ne suis pas ici chez moi, me dit-il ; je retourne au palais d’un prince dont l’éducation me fut confiée. Si je puis vous être utile, ne craignez pas de vous adresser à mon zèle ; mais, vous autres sauvages, vous avez peu de chose à demander aux rois.

« Je répondis : — Ta bonté m’enhardit ; je laisse en France un père qui languit dans l’adversité. Demande son nom à toutes les infortunes soulagées ; elles te diront qu’il s’appelle Lopez. »

« À ces paroles, que je prononçai d’une voix altérée, un génie porta les larmes que j’avais aux yeux dans ceux de mon hôte. Cet hôte, plein de bonté, m’apprit que le chef de la prière qui visitait mes chaînes à Marseille lui avait raconté les traverses de mon ami et les liens qui m’unissaient à cet Espagnol ; que déjà Lopez était à l’abri de l’indigence, et qu’il retournerait bientôt riche et heureux dans sa vieille patrie. On avait même adouci le sort d’Honfroy, mon compagnon de boulet.

« Ces mots inondèrent mon cœur d’un torrent de joie, et la vivacité de ma reconnaissance m’ôta la force de l’exprimer. Cependant l’homme miséricordieux avait tiré un cordon qui correspondait à un écho d’airain ; à la voix de cet écho, les esclaves accoururent, et nous conduisirent aux degrés de marbre. Là, je dis un dernier adieu au pasteur des peuples ; je pleurais comme un Européen. Je brisai mon calumet en signe de deuil, et j’entonnai à demi-voix le chant de l’absence : « Bénissez cette cabane hospitalière, 0 génie des fleuves errants ! que l’herbe ne couvre jamais le sentier qui mène à ses portes, jour et nuit ouvertes au voyageur ! »

« Tandis que ma voix attendrie résonnait sous le vestibule, le prêtre, les yeux levés vers le ciel, offrait à Dieu sa prière. Les serviteurs tombèrent à genoux, et reçurent la bénédiction que le sacrificateur pacifique répandit sur moi. Alors, dans un grand désordre, je descendis précipitamment les degrés. Parvenu au dernier marbre, je levai la tête, et j’aperçus mon hôte[, qui penché sur les fleurs de bronze, me suivait complaisamment de ses regards : bientôt il se retira comme s’il se sentait trop ému. Je restai quelque temps immobile dans l’espérance de le revoir ; mais le retentissement des portes que j’entendis se fermer m’avertit qu’il était temps de m’arracher de ce lieu. Dans la cour et sous les péristyles, une foule indigente attendait les bienfaits du maître charitable : je joignis mes vœux à ceux que faisaient pour lui tant d’infortunés, et je sortis de cette cabane, plein de reconnaissance, d’admiration et d’amour.

« Ononthio reçut enfin l’ordre de son départ et du nôtre. Nous quittâmes Paris pour nous rendre à un golfe du lac sans rivages. Comme notre traîneau passait sur un pont d’où l’on découvrait la file prolongée des cabanes du grand village, je m’écriai : « Adieu, terre des palais et des arts ! adieu, terre sacrée où j’aurais voulu passer ma vie si les tombeaux de mes ancêtres ne s’élevaient loin d’ici ! »

« Je me laissai retomber au fond du traîneau. Oui, mon fils, j’éprouvai de vifs regrets en quittant la France. Il y a quelque chose dans l’air de ton pays que l’on ne sent point ailleurs, et qui ferait oublier à un sauvage même ses foyers paternels.

« Nous fîmes un voyage charmant jusqu’au port où nous attendaient nos vaisseaux. Nous roulâmes d’abord sur des chaussées bordées d’arbres à perte de vue ; ensuite nous descendîmes au bord d’un fleuve qui coulait dans un vallon enchanté. On ne voyait que des laboureurs qui creusaient des sillons, ou des bergers qui paissaient des troupeaux. Là le vigneron effeuillait le cep sur une colline pierreuse ; ici le cultivateur appuyait les branches du pommier trop chargé ; plus loin, des paysannes chassaient devant elles l’âne paresseux qui portait le lait et les fruits à la ville, tandis que des barques, traînées par de forts chevaux, rebroussaient le cours du fleuve. Des étrangers, des gens de guerre, des commerçants, allaient et venaient sur toutes les voies publiques. Les coteaux étaient couronnés de riants villages ou de châteaux solitaires. Les tours des cités apparaissaient dans le lointain ; des fumées s’élevaient du milieu des arbres : on voyait se dérouler la brillante écharpe des campagnes, toute diaprée de l’azur des fleuves, de l’or des moissons, de la pourpre des vignes et de la verdure des prés et des bois.

« Ononthio me disait : — Tu vois ici, Chactas, l’excuse des fêtes de Versailles : dans toute l’étendue de la France, c’est la même richesse ; les travaux seulement et les paysages diffèrent, car ce royaume renferme dans son sein tout ce qui peut servir aux besoins ou aux délices de la vie. L’attention que l’œil du maître donne à l’agriculture s’étend sur les autres parties de l’État. Nous avons été chercher jusque dans les pays étrangers les hommes qui pouvaient faire fleurir le commerce et les manufactures. Ce roi qui t’a paru si superbe, si occupé de ses plaisirs, travaille laborieusement avec ses sachems ; il entre jusque dans les moindres détails. Le plus petit citoyen lui peut soumettre des plans et obtenir audience de lui : de la même main qui protège les arts et fait céder l’Europe à nos armes, il corrige les lois et introduit l’unité dans nos coutumes.

« Il est trois choses que les ennemis de ce siècle lui reprochent : le faste des monuments et des fêtes, l’excès des impôts, l’injustice des guerres.

« Quant à nos fêtes, ce n’est pas aux Français à en faire un crime à leur souverain : elles sont dans nos mœurs, et elles ont contribué à imprimer à notre âge cette grandeur que le temps n’effacera point. Nous sommes devenus la première nation du monde par nos édifices et par nos jeux, comme le furent jadis par les mêmes pompes les habitants d’un pays appelé la Grèce.

« Le reproche relatif à l’accroissement de l’impôt n’a aucun fondement raisonnable : nul royaume ne paye moins à son gouvernement, en proportion de sa fertilité, que la France.

« Il est malheureux qu’on ne puisse aussi facilement nous justifier du reproche fait à notre ambition. Mais, belliqueux sauvage, tu le sais, est-il beaucoup de guerres dont les motifs soient équitables ? Louis a révélé à la France le secret de ses forces ; il a prouvé qu’elle se peut rire des ligues de l’Europe jalouse. Après tout, les étrangers, qui cherchent à rabaisser notre gloire, doivent cependant ce qu’ils sont à notre génie. Louis est moins le législateur de la France que celui de l’Europe. Descendez sur les rivages d’Albion, pénétrez dans les forêts de la Germanie, franchissez les Alpes ou les Pyrénées, partout vous reconnaîtrez qu’on a suivi nos édits pour la justice, nos règlements pour la marine, nos ordonnances pour l’armée, nos institutions pour la police des chemins et des villes : jusqu’à nos mœurs et nos habits, tout a été servilement copié. Telle nation qui, dans son orgueil, se vante aujourd’hui de ses établissements publics, en a emprunté l’idée à notre nation. Vous ne pouvez faire un pas chez les étrangers sans retrouver la France mutilée : Louis est venu après des siècles de barbarie, et il a créé le monde civilisé. »

« Après six jours de voyage nous arrivâmes au bord de la grande eau salée. Nous passâmes une lune entière à attendre des vents favorables. Je contemplai avec étonnement ce port qui venait d’être construit dans le lac qui marche, de même que j’avais vu cet autre port du lac immobile auquel le Manitou de la nécessité m’avait contraint de travailler. Je visitai les arsenaux et les bassins ; je n’eus pas moins de sujet d’admirer le génie de ta nation dans ces arts nouveaux pour elle que dans ceux où depuis longtemps elle était exercée. Une activité générale régnait dans le port et dans la ville : on voyait sortir des vaisseaux qui emportaient des colonies aux extrémités du monde, en même temps que des flottes rapportaient à la France les richesses des terres les plus éloignées. Un matelot embrassait sa mère sur la grève, au retour d’une longue course ; un autre recevait en s’embarquant les adieux de sa femme. Onze mille guerriers des troupes d’Areskoui, cent soixante-six mille enfants des mers, mille jeunes fils de vieux marins, instruits dans les hautes sciences de Michabou, cent quatre-vingt-dix-huit monstres nageants qui vomissaient des feux par soixante bouches, trente galères dont je dois me souvenir, vous rendaient alors les dominateurs des flots, comme vous étiez les maîtres de la terre.

« Enfin le Grand-Esprit envoya le vent du milieu du jour qui nous était favorable : l’ordre du départ est proclamé ; on s’embarque en tumulte. De petits canots nous portent aux grands navires ; nous arrivons sous leurs flancs ; nous y demeurons quelque temps balancés par la lame grossie : nous montons sur les machines flottantes à l’aide de cordes qu’on nous jette. À peine avons-nous atteint le bord que nos matelots, comme des oiseaux de la tempête, se répandent sur les vergues. La foudre, sortant du vaisseau d’Ononthio, donne le signal au reste de la flotte : tous les vaisseaux, avec de longs efforts, arrachent leur pied d’airain des vases tenaces. La double serre ne s’est pas plutôt déprise de la chevelure de l’abîme qu’un mouvement se fait sentir dans le corps entier du vaisseau. Les bâtiments se couvrent de leurs voiles : les plus basses, déployées dans toute leur largeur, s’arrondissent comme de vastes cylindres ; les plus élevées, comprimées dans leur milieu, ressemblent aux mamelles gonflées d’une jeune mère. Le pavillon sans tache de la France se déroule sur les haleines harmonieuses du matin. Alors de la flotte épandue s’élève un chœur qui salue par trois cris d’amour les rivages de la patrie. À ce dernier signal, nos coursiers marins déploient leurs dernières ailes, s’animent d’un souffle plus impétueux, et, s’excitant mutuellement dans la carrière, ils labourent à grand bruit le champ des mers.

« Les transports de la joie ne descendirent point dans mon cœur à ce départ de la contrée des mille cabanes. J’avais perdu Atala ; je quittais Lopez ; le pays des belliqueuses nations du Canada n’était pas celui qui m’avait vu naître : sorti presque enfant de la terre des sassafras, que retrouverais-je dans la hutte de mes aïeux, si jamais les génies bienfaisants me permettaient de rentrer sous son écorce ?

« La scène imposante que j’avais sous les yeux servait à nourrir ma mélancolie : je ne pouvais me rassasier du spectacle de l’Océan. Ma retraite favorite, lorsque je voulais méditer durant le jour, était la cabane grillée du grand mât de notre navire, où je montais et m’asseyais, dominant les vagues au-dessous de moi. La nuit, renfermé dans ma couche étroite, je prêtais l’oreille au bruit de l’eau qui coulait le long du bord : je n’avais qu’à déployer le bras pour atteindre de mon lit à mon cercueil.

« Cependant le cristal des eaux que nous avaient donné les rochers de la France commençait à s’altérer. On résolut d’aborder aux îles non loin desquelles les vaisseaux se trouvaient alors. Nous saluons les génies de ces terres propices ; nous laissons derrière nous Fayal enivrée de ses vins, Tercère aux moissons parfumées, Santa-Cruz qui ignore les forêts et Pico dont la tête porte une chevelure de feu. Comme une troupe de colombes passagères, notre flotte vient ployer ses ailes sous les rivages de la plus solitaire des filles de l’Océan.

« Quelques marins étant descendus à terre, je les suivis ; tandis qu’ils s’arrêtaient au bord d’une source, je m’égarai sur les grèves et je parvins à l’entrée d’un bois de figuiers sauvages : la mer se brisait en gémissant à leurs pieds, et dans leur cime on entendait le sifflement aride du vent du nord. Saisi de je ne sais quelle horreur, je pénètre dans l’épaisseur de ce bois, à travers les sables blancs et les joncs stériles. Arrivé à l’extrémité opposée, mes yeux découvrent une statue portée sur un cheval de bronze : de sa main droite elle montrait les régions du couchant.

« J’approche de ce monument extraordinaire. Sur sa base baignée de l’écume des flots étaient gravés des caractères inconnus : la mousse et le salpêtre des mers rongeaient la surface du bronze antique ; l’alcyon perché sur le casque du colosse y jetait, par intervalles, des voix langoureuses ; des coquillages se collaient aux flancs et aux crins du coursier, et lorsqu’on approchait l’oreille de ses naseaux ouverts, on croyait ouïr des rumeurs confuses. Je ne sais si jamais rien de plus étonnant s’est présenté à la vue et à l’imagination d’un mortel.

« Quel dieu ou quel homme éleva ce monument ? quel siècle, quelle nation le plaça sur ces rivages ? qu’enseigne-t-il par sa main déployée ? Veut-il prédire quelque grande révolution sur le globe, laquelle viendra de l’Occident ? est-ce le génie même de ces mers qui garde son empire et menace quiconque oserait y pénétrer ?

« À l’aspect de ce monument qui m’annonçait un noir océan de siècles écoulés, je sentis l’impuissance et la rapidité des jours de l’homme. Tout nous échappe dans le passé et dans l’avenir ; sortis du néant pour arriver au tombeau, à peine connaissons-nous le moment de notre existence.

« Je m’empressai de retourner aux vaisseaux et de raconter à Ononthio la découverte que j’avais faite. Il se préparait à visiter avec moi cette merveille, mais une tempête s’éleva, et la flotte fut obligée de gagner la haute mer.

« Bientôt cette flotte est dispersée. Demeuré seul et chassé par le souffle du midi, notre vaisseau, pendant douze nuits entière, vole sur les vagues troublées. Nous arrivons dans ces parages où Michabou fait paître ses innombrables troupeaux. Une brume froide et humide enveloppe la mer et le ciel ; les flots glapissent dans les ténèbres ; un bourdonnement continu sort des cordages du vaisseau, dont toutes les voiles sont ployées ; la lame couvre et découvre sans cesse le pont inondé ; des feux sinistres voltigent sur les vergues, et, en dépit de nos efforts, la houle qui grossit nous pousse sur l’île des Esquimaux.

« J’avais, ô mon fils ! été coupable d’un souhait téméraire : j’avais appelé de mes vœux le spectacle d’une tempête. Qu’il est insensé celui qui désire être témoin de la colère des génies ! Déjà nous avions été le jouet des mers, autant de jours qu’un étranger peut en passer dans une cabane, avant que son hôte lui demande le nom de ses aïeux ; le soleil avait disparu pour la sixième fois. La nuit était horrible : j’étais couché dans mon hamac agité ; je prêtais l’oreille aux coups des vagues qui ébranlaient la structure du vaisseau : tout à coup j’entends courir sur le pont, et des paquets de cordages tomber ; j’éprouve en même temps le mouvement que l’on ressent lorsqu’un vaisseau vire de bord. Le couvercle de l’entrepont s’ouvre et une voix appelle le capitaine. Cette voix solitaire, au
Nous sortîmes en foule du souterrain pour saluer le père de la vie (page 62). milieu de la nuit et de la tempête, avait quelque chose qui faisait frémir. Je me dresse sur ma couche ; il me semble ouïr des marins discutant le gisement d’une terre que l’on avait en vue. Je monte sur le pont : Ononthio et les passagers s’y trouvaient déjà rassemblés.

« En mettant la tête hors de l’entrepont, je fus frappé d’un spectacle affreux, mais sublime. À la lueur de la lune, qui sortait de temps en temps des nuages, on découvrait sur les deux bords du navire, à travers une brume jaune et immobile, des côtes sauvages. La mer élevait ses flots comme des monts dans le canal où nous étions engouffrés. Tantôt les vagues se couvraient d’écume et d’étincelles ; tantôt elles n’offraient plus qu’une surface huileuse, marbrée de taches noires, cuivrées ou verdâtres, selon la couleur des bas-fonds sur lesquels elles mugissaient ; quelquefois une lame monstrueuse venait roulant sur elle-même sans se briser, comme une mer qui envahirait les flots d’une autre mer. Pendant un moment, le bruit de l’abîme et celui des vents étaient confondus ; le moment d’après, on distinguait le fracas des courants, le sifflement des récifs, la triste voix de la lame lointaine. De la concavité du bâtiment sortaient des bruits qui faisaient battre le cœur au plus intrépide. La proue du navire coupait la masse épaisse des vagues avec un froissement affreux, et, au gouvernail des torrents d’eau s’écoulaient en tourbillonnant comme au débouché d’une écluse. Au milieu de ce fracas, rien n’était peut-être plus alarmant qu’un murmure sourd, pareil à celui d’un vase qui se remplit.

« Cependant des cartes, des compas, des instruments de toutes les sortes, étaient étendus à nos pieds. Chacun parlait diversement de cette terre où était assis sur un écueil le génie du naufrage. Le pilote déclara que le naufrage était inévitable Alors l’aumônier du vaisseau lut à haute voix la prière qui porte, dans un tourbillon, l’âme du marin au Dieu des tempêtes. Je remarquai que des passagers allaient chercher ce qu’ils avaient de plus précieux, pour le sauver : l’espérance est comme la montagne Bleue dans les Florides ; de ses hauts sommets le chasseur découvre un pays enchanté, et il oublie les précipices qui l’en séparent. Moi et les autres chefs sauvages, nous prîmes un poignard pour nous défendre et un fer tranchant pour couper un arc et tailler une flèche. Hors la vie qu’avions-nous à perdre ? Le flot qui nous jetait sur une côte inhabitée nous rendait à notre bonheur : l’homme nu saluait le désert et rentrait en possession de son empire.

Il plut à la souveraine sagesse de sauver le vaisseau, mais la même vague qui le poussa hors des écueils emporta l’un de ses mats et me jeta dans l’abîme : j’y tombai comme un oiseau de mer qui se précipite sur sa proie. En un clin d’œil le vaisseau, chassé par les vents, parut à une immense distance de moi ; il ne pouvait s’arrêter sans s’exposer une seconde fois au naufrage, et il fut contraint de m’abandonner. Perdant tout espoir de le rejoindre, je commençai à nager vers la côte éloignée. »

Le pont Neuf et la statue de Henri IV. La Grève. Le bourreau. De livres, de papiers, etc. Une bibliothèque. Fénelon. La mer. Rochefort. L’océan. Toulon. La Méditerranée. Génie de la guerre. Génie de la mer. Vaisseaux de guerre. Le canon. L’ancre.

LIVRE HUITIÈME

« Les premiers pas du matin s’étaient imprimés en taches rougeâtres dans les nuages de la tempête, lorsque couvert de l’écume des flots j’abordai au rivage. Courant sur les limons verdis, tout hérissés des pyramides de l’insecte des sables, je me dérobe à la fureur du génie des eaux. À quelque distance s’offrait une grotte dont l’entrée était fermée par des framboisiers. J’écarte les broussailles et pénètre sous la voûte du rocher, où je fus agréablement surpris d’entendre couler une fontaine. Je puisai de l’eau dans le creux de ma main, et faisant une libation : — Qui que tu sois, m’écriai-je, Manitou de cette grotte, ne repousse pas un suppliant que le Grand-Esprit a jeté sur tes rivages ; que cette malédiction du ciel ne t’irrite pas contre un infortuné. Si jamais je revois la terre des sassafras, je te sacrifierai deux jeunes corbeaux dont les ailes seront plus noires que celles de la nuit.

« Après cette prière, je me couchai sur des branches de pin : épuisé de fatigue, je m’endormis aux soupirs du Sommeil, qui baignait ses membres délicats dans l’eau de la fontaine.

« À l’heure où le fils des cités, couvert d’un riche manteau, se livre aux joies d’un festin servi par la main de l’abondance, je me réveillai dans ma grotte solitaire. En proie aux attaques de la faim, je me lève : comme un élan échappe à la flèche du chasseur croit bientôt retourner à ses forêts ; près de rentrer sous leur ombrage, il rencontre une autre troupe de guerriers qui l’écartent avec des cris et le poursuivent de nouveau sur les montagnes : ainsi j’étais éloigné de ma patrie par les traits de la fortune.

« À l’instant où je sortais de la grotte, un ours blanc se présente pour y entrer ; je recule quelques pas et tire mon poignard. Le monstre, poussant un mugissement, me menace de ses serres énormes, de son museau noirci et de ses yeux sanglants : il se lève, et me saisit dans ses bras comme un lutteur qui cherche à renverser son adversaire. Son haleine me brûle le visage : la faim de ses dents est prête à se rassasier de ma chair ; il m’étouffe dans ses embrassements ; aussi facilement qu’ils ouvrent un coquillage au bord de la mer, ses ongles vont séparer mes épaules. J’invoque le Manitou de mes pères, et, de la main qui me reste libre, je plonge mon poignard dans le cœur de mon ennemi. Les bras du monstre se relâchent ; il abandonne sa proie, s’affaisse, roule à terre, expire.

« Plein de joie, j’assemble des mousses et des racines à l’entrée de ma grotte : deux cailloux me donnent le feu ; j’allume un bûcher dont la flamme et la fumée s’élèvent au-dessus des bois. Je dépouille la victime ; je la mets en pièces ; je brûle les filets de la langue et les portions consacrées aux génies : je prends soin de ne point briser les os, et je fais rôtir les morceaux les plus succulents. Je m’assieds sur des pierres polies par la douce lime des eaux ; je commence un repas avec l’hostie de la destinée, avec des cressons piquants et des mousses de roche aussi tendres que les entrailles d’un jeune chevreuil. La solitude de la terre et de la mer était assise à ma table : je découvrais à l’horizon, non sans une sorte d’agréable tristesse, les voiles du vaisseau où j’avais fait naufrage.

« L’abondance ayant chassé la faim, et la nuit étant revenue sur la terre, je me retirai de nouveau au fond de l’antre, avec la fourrure du monstre que j’avais terrassé. Je remerciai le Grand Esprit qui m’avait fait sauvage et qui me donnait dans ce moment tant d’avantages sur l’homme policé. Mes pieds étaient rapides, mon bras vigoureux, ma vie habituée aux déserts : un génie ami des enfants, le Sommeil, fils de l’Innocence et de la Nuit, ferma mes yeux, et je bus le frais sumac du Meschacebé dans la coupe dorée des Songes.

« Les sifflements du courlis et le cri de la barnacle, perchée sur les framboisiers de la grotte, m’annoncèrent le retour du matin : je sors. Je suspends par des racines de fraisier les restes de la victime à mes épaules ; j’arme mon bras d’une branche de pin ; je me fais une ceinture de joncs où je place mon poignard, et, comme un lion marin, je m’avance le long des flots.

« Pendant mon séjour chez les Cinq-Nations iroquoises, le commerce et la guerre m’avaient conduit chez les Esquimaux, et j’avais appris quelque chose de la langue de ce peuple. Je savais que l’île de mon naufrage s’approchait, dans la région de l’étoile immobile, des côtes du Labrador : je cherchai donc à remonter vers ce détroit.

« Je marchai autant de nuits qu’une jeune femme qui n’a point encore nourri de premier-né reste dans le doute sur le fruit que son sein a conçu : craignant de tromper son époux, elle ne confie ses tendres espérances qu’à sa mère ; mais aux défaillances de cette femme, annonces mystérieuses de l’homme, à son secret, qui éclate dans ses regards, le père devine son bonheur, et, tombant à genoux, offre au Grand-Esprit son fils à naître.

« Je traversai des vallées de pierres revêtues de mousse, et au fond desquelles coulaient des torrents d’eau demi-glacée : des bouquets de framboisiers, quelques bouleaux, une multitude d’étangs salés couverts de toutes sortes d’oiseaux de mer, variaient la tristesse de la scène. Ces oiseaux me procuraient une abondante nourriture, et des fraises, des oseilles, des racines, ajoutaient à la délicatesse de mes banquets.

« Déjà mes pas étaient arrivés au détroit des tempêtes. Les côtes du Labrador se montraient quelquefois par delà les flots au coucher et au lever du soleil. Dans l’espoir de rencontrer quelque navigateur, je cheminais le long des grèves ; mais lorsque j’avais franchi des caps orageux, je n’apercevais qu’une suite de promontoires aussi solitaires que les premiers.

« Un jour j’étais assis sous un pin : les flots étaient devant moi ; je m’entretenais avec les vents de la mer et les tombeaux de mes ancêtres. Une brise froide s’élève des régions du nord, et un reflet lumineux voltige sous la voûte du ciel. Je découvre une montagne de glace flottante ; poussée par le vent, elle s’approche de la rive. Manitou du foyer de ma cabane, dites quel fût mon étonnement lorsqu’une voix, sortant de l’écueil mobile, vint frapper mon oreille. Cette voix chantait ces paroles dans la langue des Esquimaux :

« Salut, esprit des tempêtes, salut, ô le plus beau des fils de l’Océan !

« Descends de ta colline où l’importun soleil ne luit jamais ; descends, charmante Élina ! Embarquons-nous sur cette glace. Les courants nous emportent en pleine mer ; les loups marins viennent se livrer à l’amour sur la même glace que nous.

« Sois-moi propice, esprit des tempêtes, ô le plus beau des fils de l’Océan !

« Élina, je darderai pour toi la baleine ; je te ferai un bandeau pour garantir tes beaux yeux de l’éclat des neiges ; je te creuserai une demeure sous la terre pour y habiter avec un feu de mousse ; je te donnerai trente tuniques impénétrables aux eaux de la mer. Viens sur le sommet de notre rocher flottant. Nos amours y seront enchaînées par les vents, au milieu des nuages et de l’écume des flots.

« Salut, esprit des tempêtes, ô le plus beau des fils de l’Océan !

«Tel était ce chant extraordinaire. Couvrant mes yeux de ma main, et jetant dans les flots une partie de mon vêtement, je m’écriai : — Divinité de cette mer dont je viens d’entendre la voix, soyez-moi propice ; favorisez mon retour. Aucune réponse ne sortit de la montagne, qui vint s’échouer sur les sables à quelque distance du lieu où j’étais assis.

« J’en vis bientôt descendre un homme et une femme vêtus de peaux de loup marin. Aux caresses qu’ils prodiguaient à un enfant, je les reconnus pour mari et femme. Ainsi l’a voulu le Grand-Esprit ; le bonheur est de tous les peuples et de tous les climats : le misérable Esquimau, sur son écueil de glace, est aussi heureux que le monarque européen sur son trône ; c’est le même instinct qui fait palpiter le cœur des mères et des amantes dans les neiges du Labrador et sur le duvet des cygnes de la Seine.

« Je dirige mes pas vers la femme, dans l’espérance que l’homme accourrait au secours de son épouse et de son enfant. L’esprit qui m’inspira cette pensée ne trompa point mon attente. Le guerrier s’avance vers moi avec fureur : il était armé d’un javelot surmonté d’une dent de vache marine ; ses yeux sanglants étincelaient derrière ses ingénieuses lunettes ; sa barbe rousse, se joignant à ses cheveux noirs, lui donnait un air affreux. J’évite les premiers coups de mon adversaire, et m’élançant sur lui je le terrasse.

« Élina, arrêtée à quelque distance, faisait éclater les signes de la plus vive douleur ; ses genoux fléchirent ; elle tomba sur le rocher. Comme le pois fragile qui s’élève autour de la gerbe de maïs, sa fleur délicate se marie au blé robuste et joint ainsi la grâce à la vie utile de son époux ; mais si la pierre tranchante de l’Indienne vient à moissonner l’épi, l’humble pois, qu’une tige amie ne soutient plus, s’affaisse et couvre de ses grappes fanées le sol qui l’a vu naître : ainsi la jeune sauvage était tombée sur la terre. Elle tenait embrassé son fils, tendre fleur de son sein.

«Je rassure l’Esquimau vaincu ; je le caresse en passant la main sur ses bras, comme un chasseur encourage l’animal fidèle qui le guide au fond des bois ; l’Esquimau se relève à demi et presse mes genoux en signe de reconnaissance et de faiblesse. Dans cette attitude, il n’avait rien de rampant à la manière de l’Europe : c’était l’homme obéissant à la nécessité.

« La femme revient de son évanouissement. Je l’appelle ; elle fait un pas vers nous, fuit, revient et toujours resserrant le cercle, s’approche de plus en plus de son maître et de son mari. Bientôt elle met les mains à terre et s’avance ainsi jusqu’à mes pieds. Je prends l’enfant qu’elle portait sur son dos ; je lui prodigue des caresses : ces caresses apprivoisèrent tellement la mère de l’enfant, qu’elle se mit à bondir de joie à mes côtés. Lorsqu’un guerrier emporte dans ses bras un chevreau qu’il a trouvé sur la montagne, la mère, traînant ses longues mamelles et surmontant sa frayeur, suit avec de doux bêlements le ravisseur, qu’elle semble craindre d’irriter contre le jeune hôte des forêts.

« Aussitôt que l’Esquimau eut reconnu mon droit de force, il devint aussi soumis qu’il s’était montré intraitable. Je descendis la côte avec mes deux nouveaux sujets, et je leur fis entendre que je voulais passer au Labrador.

« L’Esquimau va prendre sur le rocher de glace des peaux de loup marin que je n’avais pas aperçues ; il les étend avec des barbes de baleine ; il en forme un long canot ; il recouvre ce canot d’une peau élastique. Il se place au milieu de cette espèce d’outre, et m’y fait entrer avec sa femme et son enfant : refermant alors la peau autour de ses reins, semblable à Michabou lui-même, il gourmande les mers.

« Un traîneau parti du grand village de tes pères, au moment où nous quittâmes l’île du naufrage, n’aurait atteint le palais de tes rois qu’après notre arrivée aux rivages du Labrador. C’était l’heure où les coquillages des grèves s’entrouvrent au soleil, et la saison où les cerfs commencent à changer de parure. Les génies me préparaient encore une nouvelle destinée : je commandais, j’allais servir.

« Nous ne tardâmes pas à rencontrer un parti d’Esquimaux. Ces guerriers, sans s’informer des arbres de mon pays ni du nom de ma mère, me chargèrent de l’attirail de leurs pêches et me contraignirent d’entrer dans un grand canot. Ils armèrent mon bras d’une rame, comme si depuis longtemps leurs Manitous eussent été en alliance avec les miens, et nous remontâmes le long des rochers du Labrador.

« Les deux époux, naguère mes esclaves, s’étaient embarqués avec nous ; ils ne me donnèrent pas la moindre marque de pitié ou de reconnaissance : ils avaient cédé à mon pouvoir, ils trouvaient tout simple que je subisse le leur : au plus fort l’empire, au plus faible l’obéissance.

« Je me résignai à mon sort.

« Nous arrivâmes à une contrée où le soleil ne se couchait plus. Pâle et élargi, cet astre tournait tristement autour d’un ciel glacé ; de rares animaux erraient sur des montagnes inconnues. D’un côté s’étendaient des champs de glace contre lesquels se brisait une mer décolorée ; de l’autre s’élevait une terre hâve et nue qui n’offrait qu’une morne succession de baies solitaires et de caps décharnés. Nous cherchions quelquefois un asile dans des trous de rocher, d’où les aigles marins s’envolaient avec de grands cris. J’écoutais alors le bruit des vents répétés par les échos de la caverne et le gémissement des glaces qui se fondaient sur la rive.

« Et cependant, mon jeune ami, il est quelquefois un charme à ces régions désolées. Rien ne te peut donner une idée du moment où le soleil, touchant la terre, semblait rester immobile, et remontait ensuite dans le ciel, au lieu de descendre sous l’horizon. Les monts revêtus de neige, les vallées tapissées de la mousse blanche que broutent les rennes, les mers couvertes de baleines et semées de glaces flottantes, toute cette scène, éclairée comme à la fois par les feux du couchant et par la lumière de l’aurore, brillait des plus tendres et des plus riches couleurs ; on ne savait si on assistait à la création ou à la fin du monde. Un petit oiseau, semblable à celui qui chante la nuit dans tes bois, faisait entendre un ramage plaintif. L’amour amenait alors le sauvage Esquimau sur le rocher où l’attendait sa compagne : ces noces de l’homme aux dernières bornes de la terre n’étaient ni sans pompe ni sans félicité.

« Mais bientôt à une clarté perpétuelle succéda une nuit sans fin. Un soir le soleil se coucha, et ne se leva plus. Une aurore stérile, qui n’enfanta point l’astre du jour, parut dans le septentrion. Nous marchions à la lueur du météore dont les flammes mouvantes et livides s’attachaient à la voûte du ciel comme à une surface onctueuse.

« Les neiges descendirent ; les daims, les carribous, les oiseaux mêmes disparurent : on voyait tous ces animaux passer et retourner vers le midi : rien n’était triste comme cette migration qui laissait l’homme seul. Quelques coups de foudre qui se prolongeaient dans des solitudes où aucun être animé ne les pouvait entendre semblèrent séparer les deux scènes de la vie et de la mort. La mer fixa ses flots ; tout mouvement cessa, et au bruit des glaces brisées succéda un silence universel.

«Aussitôt mes hôtes s’occupèrent à bâtir des cabanes de neige : elles se composaient de deux ou trois chambres qui communiquaient ensemble par des espèces de portes abaissées. Une lampe de pierre, remplie d’huile de baleine, et dont la mèche était faite d’une mousse séchée, servait à la fois à nous réchauffer et à cuire la chair des veaux marins. La voûte de ces grottes sans air fondait en gouttes glacées ; on ne pouvait vivre qu’en se pressant les uns contre les autres et en s’abstenant, pour ainsi dire, de respirer. Mais la faim nous forçait encore de sortir de ces sépulcres de frimas : il fallait aller aux dernières limites de la mer gelée épier les troupeaux de Michabou.

« Mes hôtes avaient alors des joies si sauvages, que j’en étais moi-même épouvanté. Après une longue abstinence, avions-nous dardé un phoque, on le traînait sur la glace : la matrone la plus expérimentée montait sur l’animal palpitant lui ouvrait la poitrine, lui arrachait le foie, et en buvait l’huile avec avidité. Tous les hommes, tous les enfants se jetaient sur la proie, la déchiraient avec les dents, dévoraient les chairs crues ; les chiens, accourus au banquet, en partageaient les restes et léchaient le visage ensanglanté des enfants. Le guerrier vainqueur du monstre recevait une part de la victime plus grande que celle des autres ; et lorsque, gonflé de nourriture, il ne se pouvait plus repaître, sa femme, en signe d’amour, le forçait encore d’avaler d’horribles lambeaux qu’elle lui enfonçait dans la bouche. Il y avait loin de là, René, à ma visite au palais de tes rois et au souper chez l’élégante ikouessen.

« Un chef des Esquimaux vint à mourir ; on le laissa auprès de nous, dans une des chambres de la hutte où l’humidité causée par les lampes amena la dissolution du corps. Les ossements humains, ceux des dogues et les débris des poissons, étaient jetés à la porte de nos cabanes ; l’été, fondant le tombeau de glace qui croissait autour de ces dépouilles, les laissait pêle-mêle sur la terre.

« Un jour nous vîmes arriver sur un traîneau, que tiraient six chiens à longs poils, une famille alliée à celle dont j’étais l’esclave. Cette famille retourna bientôt après aux lieux d’où elle était venue ; mon maître l’accompagna et m’ordonna de le suivre.

« La tribu d’Esquimaux chez laquelle nous arrivâmes n’habitait point, comme la nôtre, dans des cabanes de neige ; elle s’était retirée dans une grotte dont on fermait l’ouverture avec une pierre. Comme on voit, au commencement de la lune voyageuse, des corneilles se réunir en bataillons dans quelque vallée, ou comme des fourmis se retirent sous une racine de chêne, ainsi cette nombreuse tribu d’Esquimaux était réfugiée dans le souterrain.

« Je fis le tour de la salle, pour chercher quelques vieillards qui sont la mémoire des peuples : le Grand-Esprit lui-même doit sa science à son éternité. Je remarquai un homme âgé dont la tête était enveloppée dans la dépouille d’une bête sauvage. Je le saluai en lui disant : « Mon père ! » Ensuite j’ajoutai : — Tu as beaucoup honoré tes parents, car je vois que le ciel t’a accordé une longue vie. En faveur de mon respect pour tes aïeux, permets-moi de m’asseoir sur la natte à tes côtés. Si je savais où une douce mort a déposé les os de tes pères, je les aurais apportés pour te réjouir.

« Le vieillard souleva son bonnet de peau d’ours, et me regarda quelque temps en méditant sa réponse. Non, le bruit des ailes de la cigogne qui s’élève d’un bocage de magnolias dans le ciel des Florides est moins délicieux à l’oreille d’une vierge que ne le furent pour moi les paroles de cet homme, lorsque je retrouvai sur ses lèvres, dans l’antre des affreux Esquimaux, le langage du prêtre divin des bords de la Seine.

« — Je suis fils de la France, me dit le vieillard : lorsque nous enlevâmes aux enfants d’Albion les forts bâtis aux confins du Labrador, je suivais le brave d’Iberville. Ma tendresse pour une jeune fille des mers me retint dans ces régions désolées, où j’ai adopté les mœurs et la vie des aïeux de celle que j’aimais.

« Tel que dans les puits des savanes d’Atala on voit sortir des canaux souterrains l’habitant des ondes, brillant étranger que l’amour a égaré loin de sa patrie, ainsi, ô Grand-Esprit ! tu te plais à conduire les hommes par des chemins qui ne sont connus que de ta providence. René, on trouve les guerriers de ton pays chez tous les peuples : les plus civilisés des hommes, ils en deviennent, quand ils le veulent, les plus barbares. Ils ne cherchent point à nous policer, nous autres sauvages : ils trouvent plus aisé de se faire sauvages comme nous. La solitude n’a point de chasseurs plus adroits, de combattants plus intrépides ; on les a vus supporter les tourments du cadre de feu avec la fortitude des Indiens mêmes, et malheureusement devenir aussi cruels que leurs bourreaux. Serait-ce que le dernier degré de civilisation touche à la nature ? Serait-ce que le Français possède une sorte de génie universel qui le rend propre à toutes les vies, à tous les climats ? Voilà ce que pourrait seule décider la sagesse du père Aubry, ou du chef de la prière qui corrigea l’orgueil de mon ignorance.

Je passai la saison des neiges dans la société du vieillard demi-sauvage à m’instruire de tout ce qui regardait les lois ou plutôt les mœurs des peuples au milieu desquels j’habitais.

« L’hiver finissait ; la lune avait regardé trois mois, du haut des airs, les flots fixes et muets qui ne réfléchissaient point son image. Une pâle aurore se glissa dans les régions du midi et s’évanouit : elle revint, s’agrandit et se colora. Un Esquimau, envoyé à la découverte, nous apprit un matin que le soleil allait paraître : nous sortîmes en foule du souterrain pour saluer le père de la vie. L’astre se montra un moment à l’horizon, mais il se replongea soudain dans la nuit, comme un juste qui, élevant sa tête rayonnante du séjour des morts, se recoucherait dans son tombeau à la vue de la désolation de la terre : nous poussâmes un cri de joie et de deuil.

« Le soleil parcourut peu à peu un plus long chemin dans le ciel. Des brouillards couvrirent la terre et la mer. La surface solide des fleuves se détacha des rivages ; on entendit pour premier bruit le cri d’un oiseau ; ensuite quelques ruisseaux murmurèrent : les vents retrouvèrent la voix. Enfin les nuages amassés dans les airs crevèrent de toutes parts. Des cataractes d’une eau troublée se précipitèrent des montagnes ; les monceaux de neiges tombèrent avec fracas des rocs escarpés : le vieil Océan, réveillé au fond de ses abîmes, rompit ses chaînes, secoua sa tête hérissée de glaçons, et, vomissant les flots renfermés dans sa vaste poitrine, répandit sur ses rivages les marées mugissantes.

« À ce signal les pêcheurs du Labrador quittèrent leur caverne et se dispersèrent : chaque couple retourna à sa solitude pour bâtir son nouveau nid et chanter ses nouvelles amours. Et moi, me dérobant par la fuite à mon maître, je m’avançai vers les régions du midi et du couchant, dans l’espoir de rencontrer les sources de mon fleuve natal.

« Après avoir traversé d’immenses déserts et vécu quelques années chez des hordes errantes, j’arrivai chez les Sioux, hommes chéris des génies pour leur hospitalité, leur justice, leur piété et pour la douceur de leurs mœurs.

« Ces peuples habitent des prairies entre les eaux du Missouri et du Meschacébé, sans chef et sans loi ; ils paissent de nombreux troupeaux dans les savanes.

Aussitôt qu’ils apprirent l’arrivée d’un étranger, ils accoururent et se disputèrent le bonheur de me recevoir. Nadoué, qui comptait six garçons et un grand nombre de gendres, obtint la préférence ; on déclara qu’il la méritait comme le plus juste des Sioux et le plus heureux par sa couche. Je fus introduit dans une tente de peaux de buffle, ouverte de tous côtés, supportée par quatre piquets et dressée au bord d’un courant d’eau. Les autres tentes, sous lesquelles on apercevait les joyeuses familles, étaient distribuées çà et là dans les plaines.

« Après que les femmes eurent lavé mes pieds, on me servit de la crème de noix et des gâteaux de malomines. Mon hôte, ayant fait des libations de lait et d’eau de fontaine au paisible Tébée, génie pastoral de ces peuples, conduisit mes pas à un lit d’herbe recouvert de la toison d’une chèvre. Accablé de lassitude, je m’endormis au bruit des vœux de la famille hospitalière ; aux chants des pasteurs et aux rayons du soleil couchant, qui, passant horizontalement sous la tente, fermèrent avec leurs baguettes d’or mes paupières appesanties.

« Le lendemain je me préparai à quitter mes hôtes ; mais il me fut impossible de m’arracher à leurs sollicitations. Chaque famille me voulut donner une fête. Il fallut raconter mon histoire, que l’on ne se lassait point d’entendre et de me faire répéter.

« De toutes les nations que j’ai visitées, celle-ci m’a paru la plus heureuse : ni misérable comme le pécheur du Labrador, ni cruel comme le chasseur du Canada, ni esclave comme jadis le Natchez, ni corrompu comme l’Européen, le Sioux réunit tout ce qui est désirable chez l’homme sauvage et chez l’homme policé. Ses mœurs sont douces comme les plantes dont il se nourrit ; il fuit les hivers, et, s’attachant au printemps, il conduit ses troupeaux de prairie en prairie : ainsi la voyageuse des nuits, la lune, semble garder dans les plaines du ciel les nuages qu’elle mène avec elle ; ainsi l’hirondelle suit les fleurs et les beaux jours ; ainsi la jeune fille, dans ses gracieuses chimères, laisse errer ses pensées de rivage en rivage et de félicité en félicité.

« Je pressais mon hôte de me permettre de retourner à la cabane de mes aïeux. Un matin, au lever du soleil, je fus étonné de voir tous les pasteurs rassemblés. Nadoué se présente à moi avec deux de ses fils, et me conduit au milieu des anciens : ils étaient assis en cercle à l’ombre d’un petit bocage d’où on découvrait toute la plaine. Les jeunes gens se tenaient debout autour de leurs pères.

« Nadoué prit là parole et me dit : — Chactas, la sagesse de nos vieillards a examiné ce qu’il y avait de mieux pour la nation des Sioux. Nous avons vu que le Manitou de nos foyers n’allait point avec nous aux batailles, et qu’il nous livrait à l’ennemi, car nous ignorons les arts de la guerre. Or, vous avez le cœur droit, l’expérience des hommes a rempli votre âme d’excellentes choses : soyez notre chef, défendez-nous ; régnez avec la justice. Nous quitterons pour vous les coutumes des anciens jours ; nous cesserons de former des familles isolées ; nous deviendrons un peuple : par là vous acquerrez une gloire immortelle.

« Or voici ce que nous ferons : vous choisirez la plus belle des filles des Sioux. Chaque famille vous offrira quatre génisses de trois ans avec un fort taureau, sept chèvres pleines, cinquante autres donnant déjà une grande abondance de lait, et six chiens rapides qui pressent également les chevreuils, les cerfs et toutes les bêtes fauves. Nous joindrons à ces dons quarante toisons de buffle noir pour couvrir votre tente. En voyant vos grandes richesses, nul ne pourra s’empêcher de vous réputer heureux. Que les génies vous gardent de rejeter notre prière ! Votre père n’est plus, votre mère dort avec lui. Vous ne serez qu’un étranger dans votre patrie. Si nous allions vous maudire dans notre douleur, vous savez que le Grand-Esprit accomplit les malédictions prononcées par les hommes simples. Soyez donc touché de notre peine et entendez nos paroles.

« Frappé des flèches invisibles d’un génie, je demeurai muet au milieu de l’assemblée. Rompant enfin le silence, je répondis : — O Nadoué que les peuples honorent ! je vous dirai la vérité toute pure. Je prends à témoin les Manitous hospitaliers du foyer où je reçus un asile que la parole du mensonge n’a jamais souillé mes lèvres : vous voyez si je suis touché. Sioux des savanes, jamais l’accueil que j’ai reçu de vous ne sortira de ma mémoire. Les présents que vous m’offrez ne pourraient être rejetés par aucun homme qui aurait quelque sens ; mais je suis un infortuné condamné à errer sur la terre. Quel charme la royauté m’offrirait-elle ? Craignez d’ailleurs de vous donner un maître : un jour vous vous repentiriez d’avoir abandonné la liberté. Si d’injustes ennemis vous attaquent, implorez le ciel, il vous sauvera, car vos mœurs sont saintes.

« Ô Sioux ! puisqu’il est vrai que je vous ai inspiré quelque pitié, ne retenez plus mes pas ; conduisez-moi aux rives du Meschacebé : donnez-moi un canot de cyprès : que je descende à la terre des sassafras. Je ne suis point un méchant que les génies ont puni pour ses crimes ; vous n’avez point à craindre la colère du Grand-Esprit en favorisant mon retour. Mes songes, mes veilles, mon repos, sont tout remplis des images d’une patrie que je pleure sans cesse. Je suis le plus misérable des chevreuils des bois : ne fermez pas l’oreille à mes plaintes.

« Les bergers furent attendris ; le Grand-Esprit les avait faits compatissants. Quand le murmure de la foule eut cessé, Nadoué me dit : — Les hommes sont touchés de vos paroles, et les génies le sont aussi. Nous vous accordons la pirogue du retour. Mais contractons d’abord l’alliance : rassemblons des pierres pour en faire un haut lieu, et mangeons dessus.

« Or cela fut fait comme il avait été dit : le Manitou de Nadoué, celui des Sioux, celui des Natchez, reçurent le sacrifice. L’alliance accomplie et trouvée parfaitement belle par les pasteurs, je marchai avec eux pendant six jours pour arriver au Meschacebé ; mon cœur tressaillait en approchant. Du plus loin que je découvris le fleuve, je me mis à courir vers lui ; je m’y élançai comme un poisson qui, échappé du filet, retombe plein de joie dans les flots. Je m’écriai en portant à ma bouche l’eau sacrée :

« — Te voilà donc enfin, ô fleuve qui coules dans le pays de Chactas ! fleuve où mes parents me plongèrent en venant au monde ! fleuve où je me jouais dans mon enfance avec mes jeunes compagnons ! fleuve qui baignes la cabane de mon père et l’arbre sous lequel je fus nourri ! Oui, je te reconnais ! Voilà les osiers pliants qui croissent dans ton lit aux Natchez, et que j’avais accoutumé de tresser en corbeilles ; voilà les roseaux dont les nœuds me servaient de coupe. C’est bien encore le goût et la douceur de ton onde, et cette couleur qui ressemble à celle du lait de nos troupeaux.

« Ainsi je parlais dans mon transport, et les délices de la patrie coulaient déjà dans mon cœur. Les Sioux, doués de simplicité et de justice, se réjouissaient de mon bonheur. J’embrassai Nadoué et ses fils ; je souhaitai toutes sortes de dons à mes hôtes et, entrant dans ma pirogue chargée de présents, je m’abandonnai au cours du Meschacebé. Les Sioux rangés sur la rive me saluaient du geste et de la voix ; moi-même je les regardais en faisant des signes d’adieu, et priant les génies d’accorder leur faveur à cette nation innocente. Nous continuâmes de nous donner des marques d’amour jusqu’au détour d’un promontoire qui me déroba la vue des pasteurs ; mais j’entendais encore le son de leurs voix affaiblies, que les brises dispersaient sur les eaux, le long des rivages du fleuve.

« Maintenant chaque heure me rapprochait de ce champ paternel dont j’étais absent depuis tant de neiges. J’en étais sorti sans l’expérience, dans ma dix-septième lune des fleurs ; j’allais y rentrer dans ma trente-troisième feuille tombée et plein de la triste connaissance des hommes. Que d’aventures éprouvées ! que de régions parcourues ! que de peuples les pas de mes malheurs avaient visités ! Ces réflexions roulaient dans mon esprit, et le courant entraînait ma nacelle.

« Je franchis l’embouchure du Missouri. Je vis à l’orient le désert des Casquias et des Tamarouas, qui vivent dans les républiques unies ; au confluent de l’Ohio, fils de la montagne Allegany et du fleuve Monhougohalla, j’aperçus le pays des Chéroquois, qui sèment comme l’Européen ; et des Wabaches, toujours en guerre avec les Illinois. Plus loin je passai la rivière Blanche, fréquentée des crocodiles, et l’Akensas, qui se joint au Meschacebé par la rive occidentale. Je remarquai à ma gauche la contrée des Chicassas, venus du Midi, et celle des Yazous, coureurs des montagnes ; à ma droite je laissai les Sélonis et les Panimas, qui boivent les eaux du ciel et vivent sous des lataniers. Enfin je découvris la cime des hauts magnolias qui couronnent le village des Natchez. Mes yeux se troublèrent, mon cœur flotta dans mon sein : je tombai sans mouvement au fond de ma pirogue, qui, poussée par la main du fleuve, alla s’échouer sur la rive.

« Bocages de la mort, qui couvrirez bientôt de votre ombre les cendres du vieux Chactas ! chênes antiques, mes contemporains de solitude ! vous savez quelles furent mes pensées quand, revenu de l’atteinte du génie de la patrie, je me trouvai assis au pied d’un arbre et livré à une foule curieuse qui s’empressait autour de moi. Je regardais le ciel, la terre, le fleuve, les sauvages, sans pouvoir ni parler, ni déclarer les transports de mon âme. Mais lorsqu’un des inconnus vint à prononcer quelques mots en natchez, alors, soulagé et tout en pleurs, je serre dans mes bras ma terre natale, j’y colle mes lèvres comme un amant à celles d’une amante, puis me relevant :

« — Ce sont donc là les Natchez ! Manitou de mes malheurs, ne me trompez-vous point encore ? Est-ce là la langue de mon pays que je viens d’entendre ? Mon oreille ne m’a-t-elle point déçu ? »

« Je touchais les mains, le visage, le vêtement de mes frères. Je dis à la troupe étonnée : « Mes amis, mes chers amis, parlez, répétez ces mots que je n’ai point oubliés ! Parlez, que je retrouve dans votre bouche les doux accents de la patrie ! O langage chéri des génies ! langage dans lequel j’appris à prononcer le nom de mon père, et que j’entendais lorsque je reposais encore dans le sein maternel ! »

« Les Natchez ne pouvaient revenir de leur surprise : au désordre de mes sens, ils se persuadèrent que j’étais un homme possédé d’Athaënsic, pour quelque crime commis dans un pays lointain ; ils songeaient déjà à m’écarter, comme un sacrilège, du bois du temple et des bocages de la mort.

« La foule grossissait. Tout à coup un cri s’élève ; je pousse moi-même un cri en reconnaissant les chefs compagnons de mon esclavage dans ta patrie, et, en m’élançant dans leurs bras, nous mêlons nos pleurs d’amitié et de joie… « Chactas ! Chactas ! » C’est tout ce qu’ils peuvent dire dans leur attendrissement. Mille voix répètent : « Chactas ! Chactas ! Génies immortels, est-ce là le fils d’Outalissi, ce Chactas que nous n’avons point connu, et qu’on disait enseveli au sein des flots ! »

« Telles étaient les acclamations. On entendait un bruit confus semblable aux échos des vagues dans les rochers. Mes amis m’apprirent qu’arrivés à Québec sur le vaisseau, après mon naufrage, ils retournèrent d’abord chez les Iroquois, d’où ils vinrent, après trois ans, conter mes malheurs à mes parents et à mon pays. Leur récit achevé, ils me conduisirent au temple du Soleil, où je suspendis mes vêtements en offrande. De là, après m’être purifié et avant d’avoir pris aucune nourriture, je me rendis au bocage de la Mort pour saluer les cendres de mes aïeux. Les vieillards m’y vinrent trouver, car la nouvelle de mon retour avait déjà volé de cabane en cabane. Plusieurs d’entre eux me reconnurent à ma ressemblance avec mon père. L’un disait : « Voilà les cheveux d’Outalissi. » Un autre : « C’est son regard et sa voix. » Un troisième : « C’est sa démarche, mais il diffère de son aïeul par sa taille, qui est plus élevée. »

« Les hommes de mon âge accouraient aussi, et, à l’aide de circonstances reproduites à ma mémoire, ils me rappelaient les jours de notre jeunesse ; alors je retrouvais sur leur visage des traits qui ne m’étaient point inconnus. Les matrones et les jeunes femmes ne pouvaient rassasier leur curiosité ; elles m’apportaient toutes sortes de présents.

« La sœur de ma mère existait encore, mais elle était mourante : mes amis me conduisirent auprès d’elle. Lorsqu’elle entendit prononcer mon nom, elle fit un effort pour me regarder ; elle me reconnut, me tendit la main, leva les yeux au ciel avec un sourire, et accomplit sa destinée. Je me retirai l’âme en proie aux plus tristes pressentiments en voyant mon retour marqué par la mort du dernier parent que j’eusse au monde.

« Mes compagnons d’esclavage me menèrent à leur hutte d’écorce ; j’y passai la nuit avec eux. Nous y racontâmes sur la peau d’ours beaucoup de choses tirées du fond du cœur, de ces choses que l’on dit à un ami échappé d’un grand danger.

« Le lendemain, après avoir salué la lumière, les arbres, les rochers, le fleuve et toute la patrie, je désirai rentrer dans la cabane de mon père. Je la trouvai telle que l’avaient mise la solitude et les années : un magnolia s’élevait au milieu, et ses branches passaient à travers le toit ; les murs crevassés étaient recouverts de mousse et un lierre embrassait le contour de la porte de ses mains noires et chevelues.

Le Jongleur (Grand-Prêtre) des Natchez.

« Je m’assis au pied du magnolia, et je m’entretins avec la foule de mes souvenirs. — Peut-être, me disais-je, selon ma religion du désert, est-ce ma mère elle-même qui est revenue dans sa cabane, sous la forme de ce bel arbre !

« Ensuite je caressais le tronc de ce suppliant réfugié au foyer de mes ancêtres, et qui s’en était fait le génie domestique pendant l’ingrate absence des amis de ma famille. J’aimais à retrouver pour successeur sous mon toit héréditaire, non les fils indifférents des hommes, mais une paisible génération d’arbres et de fleurs : la conformité des destinées, qui semblait exister entre moi et le magnolia demeuré seul debout parmi ces ruines, m’attendrissait. N’était-ce pas aussi une rose de magnolia que j’avais donnée à la fille de Lopez, et qu’elle emporta dans la tombe ?

« Plein de ces pensées qui font le charme intérieur de l’âme, je songeais à rétablir ma hutte, à consacrer le magnolia à la mémoire d’Atala, lorsque j’entendis quelque bruit. Un sachem, aussi vieux que la terre, se présente sous les lierres de la porte : une barbe épaisse ombrageait son menton, sa poitrine était hérissée d’un long poil semblable aux herbes qui croissent dans le lit des fleuves ; il s’appuyait sur un roseau ; une ceinture de joncs pressait ses reins ; une couronne de fleurs de marais ornait sa tête ; un manteau de loutre et de castor flottait suspendu à ses épaules ; il paraissait sortir du fleuve, car l’eau ruisselait de ses vêtements, de sa barbe et de ses cheveux.

« Je n’ai jamais su si ce vieillard était en effet quelque antique sachem, quelque prêtre instruit de l’avenir et habitant une île du Meschacebé, ou si ce n’était pas l’ancêtre des fleuves, le Meschacebé lui même. « Chactas, me dit-il d’un son de voix semblable au bruit de la chute d’une onde, cesse de méditer le rétablissement de cette cabane. En disputeras-tu la possession contre un génie, ô le plus imprudent des hommes ? Crois-tu donc être arrivé à la fin de tes travaux, et qu’il ne te reste plus qu’à t’asseoir sur la natte de tes pères ? Un jour viendra que le sang des Natchez… »

« Il s’interrompt, agite le roseau qu’il tenait à la main, me lance des regards prophétiques, tandis que, baissant et relevant la tête, sa barbe limoneuse frappe sa poitrine. Je me prosterne aux pieds du vieillard ; mais lui, s’élançant dans le fleuve, disparaît au milieu des vagues bouillonnantes.

« Je n’osai violer les ordres de cet homme ou de ce génie, et j’allai bâtir ma nouvelle demeure sur la colline où tu la vois aujourd’hui. Adario revint du pays des Iroquois ; je travaillai avec lui et le vieux Soleil à l’amélioration des lois de la patrie. Pour un peu de bien que j’ai fait, on m’a rendu beaucoup d’amour.

« J’avance à grands pas vers le terme de ma carrière ; je prie le ciel de détourner les orages dont il a menacé les Natchez, ou de me recevoir en sacrifice. À cette fin je tâche de sanctifier mes jours, pour que la pureté de la victime soit agréable aux génies : c’est la seule précaution que j’aie prise contre l’avenir. Je n’ai point interrogé les jongleurs : nous devons remplir les devoirs que nous enseigne la vertu, sans rechercher curieusement les secrets de la Providence. Il est une sorte de sagesse inquiète et de prudence coupable que le ciel punit. Telle est, ô mon fils ! la trop longue histoire du vieux Chactas. »

Les tourments que l’on fait subir aux prisonniers de guerre.

LIVRE NEUVIÈME

Le récit de Chactas avait conduit les Natchez jusqu’aux vallées fréquentées par les castors, dans le pays des Illinois. Ces paisibles et merveilleux animaux furent attaqués et détruits dans leurs retraites. Après des holocaustes offerts à Michabou, génie des eaux, les Indiens, au jour marqué par le jongleur, commencèrent à dépouiller, tous ensemble, leurs victimes. À peine le fer avait-il entrouvert les peaux moelleuses, qu’un cri s’élève : « Une femelle de castor ! » Les guerriers les plus fermes laissent échapper leur proie ; Chactas lui-même paraît troublé.

Trois causes de guerre existent entre les sauvages : l’invasion des terres, l’enlèvement d’une famille, la destruction des femelles de castor. Ignorant du droit public des Indiens, et n’ayant point encore l’expérience des chasseurs, René avait tué des femelles de castor. On délibère en tumulte : Ondouré veut qu’on abandonne le coupable aux Illinois pour éviter une guerre sanglante. Le frère d’Amélie est le premier à se présenter en expiation. — Je traîne partout mes infortunes, dit-il à Chactas ; délivrez-vous d’un homme qui pèse sur la terre.

Outougamiz soutint que le guerrier blanc dont il portait le Manitou d’or, gage de l’amitié jurée, n’avait péché que par ignorance : — Ceux qui ont une si grande terreur des Illinois, s’écria-t-il, peuvent les aller supplier de leur accorder la paix. Quant à moi, je sais un moyen plus sûr de l’obtenir : c’est la victoire. L’homme blanc est mon ami, quiconque est son ennemi est le mien. » En prononçant ces paroles, le jeune sauvage laissait tomber sur Ondouré des regards terribles.

Outougamiz était renommé chez les Natchez pour sa candeur autant que pour son courage : ils l’avaient surnommé Outougamiz le Simple. Jamais il ne prenait la parole dans un conseil, et ses vertus ne se manifestaient que par des actions. Les chasseurs furent étonnés de la hardiesse avec laquelle il s’exprima et de la soudaine éloquence que l’amitié avait placée sur ses lèvres : ainsi la fleur de l’hémérocalle, qui referme son calice pendant la nuit, ne répand ses parfums qu’aux premiers rayons de la lumière. La jeunesse, généreuse et guerrière, applaudit aux sentiments d’Outougamiz. René lui-même avait pris sur ses compagnons sauvages l’empire qu’il exerçait involontairement sur les esprits : l’avis d’Ondouré fut rejeté ; on conjura les mânes des femelles des castors ; Chactas recommanda le secret, mais le rival du frère d’Amélie s’était déjà promis de rompre le silence.

Cependant on crut devoir abréger le temps des chasses : le retour précipité des guerriers étonna les Natchez. Bientôt on murmura tout bas la cause secrète de ce retour. Repoussé de plus en plus de Céluta, Ondouré se rapprocha de son ancienne amante, et chercha dans l’ambition des consolations et des vengeances à l’amour.

Durant l’absence des chasseurs, les habitants de la colonie s’étaient répandus dans les villages indiens : des aventuriers sans mœurs, des soldats dans l’ivresse, avaient insulté les femmes. Fébriano, digne ami d’Ondouré, avait tourmenté Céluta, et d’Artaguette l’avait protégée. Au retour d’Outougamiz, l’orpheline raconta à son frère les persécutions par elle éprouvées ; Outougamiz les redit à René, qui, déjà défendu dans le conseil par le généreux capitaine, l’alla remercier au fort Rosalie. Un attachement, fondé sur l’estime, commença entre ces deux nobles Français. Trop touché de la beauté de Céluta, d’Artaguette cédait au penchant qui l’entraînait vers l’homme aimé de la vertueuse Indienne. Ainsi se formaient de toutes parts des liens que le ciel voulait briser et des haines que le temps devait accroître. Un événement developpa tout à coup ces germes de malheurs.

Une nuit, Chactas, au milieu de sa famille, veillait sur sa natte : la flamme du foyer éclairait l’intérieur de la cabane. Une hache teinte de sang tombe aux pieds du vieillard : sur le manche de cette hache étaient gravés l’image de deux femelles de castor et le symbole de la nation des Illinois. Dans les cabanes des différents sachems de pareilles armes furent jetées, et les hérauts illinois, qui étaient ainsi venus déclarer la guerre, avaient disparu dans les ténèbres.

Ondouré, dans l’espoir de perdre celui qui lui enlevait le cœur de Céluta, avait fait avertir secrètement les Illinois de l’accident de la chasse. Peu importait à ce chef de plonger son pays dans un abîme de maux, s’il pouvait à la fois rendre son rival odieux à la nation, et atteindre peut-être par la chance des armes à la puissance absolue. Il avait prévu que le vieux Soleil serait obligé de marcher à l’ennemi : à défaut de la flèche des Illinois, Ondouré ne pourrait-il pas employer la sienne pour se débarrasser d’un chef importun ? Akansie, mère du jeune Soleil, disposerait alors du pouvoir souverain, et par elle l’homme qu’elle adorait parviendrait facilement à la dignité d’édile, dignité qui le rendrait tuteur du nouveau prince. Enfin Ondouré, qui détestait les Français mais qui les servait pour se faire appuyer d’eux, ne trouverait-il pas quelque moyen de les chasser de la Louisiane, lorsqu’il serait revêtu de l’autorité suprême ? Maître alors de la fortune, il immolerait le frère d’Amélie et soumettrait Céluta à son amour.

Tels étaient les desseins qu’Ondouré roulait vaguement dans son âme. Il connaissait Akansie ; il savait qu’elle se prêterait à tous ses forfaits, s’il la persuadait de son repentir, si elle se pouvait croire aimée. Il affecte donc pour cette femme une ardeur qu’il ne ressent pas ; il promet de sacrifier Céluta, exigeant à son tour d’Akansie qu’elle serve une ambition dont elle recueillera les fruits. La crédule amante consent à des crimes pour une caresse.

La passion de Céluta s’augmentait en silence. René était devenu l’ami d’Outougamiz. Ne serait-il pas possible à Céluta d’obtenir la main de René ? Les murmures que l’on commençait à élever de toutes parts contre le guerrier blanc ne faisaient qu’attacher davantage l’Indienne à ce guerrier : l’amour se plaît au dévouement et aux sacrifices. Les prêtres ne cessaient de répéter que des signes s’étaient montrés dans les airs la nuit de la convocation du conseil ; que le serpent sacré avait disparu le jour d’une adoption funeste ; que les femelles de castor avaient été tuées ; que le salut de la nation se trouvait exposé par la présence d’un étranger sacrilège : il fallait des expiations. Redits autour d’elle, ces propos troublaient Céluta : l’injustice de l’accusation la révoltait, et le sentiment de cette injustice fortifiait son amour, désormais irrésistible.

Mais René ne partageait point ce penchant ; il n’avait point changé de nature ; il accomplissait son sort dans toute sa rigueur. Déjà la distraction qu’un long voyage et des objets nouveaux avaient produite dans son âme commençait à perdre sa puissance : les tristesses du frère d’Amélie revenaient, et le souvenir de ses chagrins, au lieu de s’affaiblir par le temps, semblait s’accroître. Les déserts n’avaient pas plus satisfait René que le monde, et dans l’insatiabilité de ses vagues désirs il avait déjà tari la solitude, comme il avait épuisé la société. Personnage immobile au milieu de tant de personnages en mouvement, centre de mille passions qu’il ne partageait point, objet de toutes les pensées par des raisons diverses, le frère d’Amélie devenait la cause invisible de tout : aimer et souffrir était la double fatalité qu’il imposait à quiconque s’approchait de sa personne. Jeté dans le monde comme un grand malheur, sa pernicieuse influence s’étendait aux êtres environnants : c’est ainsi qu’il y a de beaux arbres sous lesquels on ne peut s’asseoir ou respirer sans mourir.

Toutefois René ne se voyait pas sans une douleur amère, tout innocent qu’il était, la cause de la guerre entre les Illinois et les Natchez. « Quoi ! se disait-il, pour prix de l’hospitalité que j’ai reçue, je livre à la désolation les cabanes de mes hôtes ! qu’avais-je besoin d’apporter à ces sauvages le trouble et les misères de ma vie ? Je répondrai à chaque famille du sang qui sera versé. Ah ! qu’on accepte plutôt en réparation le sacrifice de mes jours ! »

Ce sacrifice n’était plus possible que sur le champ de bataille ; la guerre était déclarée, et il ne restait aux Natchez qu’à la soutenir avec courage. Le Soleil prit le commandement de la tribu de l’Aigle, avec laquelle il fut résolu qu’il envahirait les terres des Illinois. Adario demeura aux Natchez avec la tribu de la Tortue et du Serpent, pour défendre la patrie. Outougamiz fut nommé chef des jeunes guerriers qui devaient garder les cabanes : René, adopté dans la tribu de l’Aigle, devait être de l’expédition commandée par le vieux Soleil.

Le jour du départ étant fixé, Outougamiz dit au frère d’Amélie : Tu me quittes ; les sachems m’obligent à demeurer ici ; tu vas marcher au combat sans ton compagnon d’armes ; c’est bien mal à moi de te laisser seul ainsi. Si tu meurs, comment ferai-je pour t’aller rejoindre ? Souviens-toi de nos manitous dans la bataille. Voici la chaîne d’or de notre amitié, qui m’avertira de tout ce que tu feras. J’aurais voulu au moins que tu eusses été mon frère avant de me quitter. Ma sœur t’aime ; tout le monde le dit, il n’y a que toi qui l’ignores. Tu ne lui parles jamais d’amour. Comment ! ne la trouves-tu pas belle ? Ton âme est-elle engagée ailleurs ? Je suis Outougamiz, qu’on appelle le Simple parce que je n’ai point d’esprit ; mais je serai toujours heureux de t’aimer, soit que je devienne malheureux ou heureux par toi. » Ainsi parla le sauvage : René le pressa sur son sein, et des pleurs d’attendrissement mouillèrent ses yeux.

Bientôt la tribu se mit en marche, ayant le Soleil à sa tête. Toutes les familles étaient accourues sur son passage : les femmes et les enfants pleuraient. Céluta pouvait à peine contenir les mouvements de sa douleur, et suivait des regards le frère d’Amélie. Chactas bénit en passant son fils adoptif, et regretta de ne le pouvoir suivre. La petite Mila, à moitié confuse, cria à René : « Ne va pas mourir ! » et rentra, toute rougissante, dans la foule. Le capitaine d’Artaguette salua le frère d’Amélie lorsqu’il passa devant lui, en l’invitant à se souvenir de la gloire de la France. Ondouré fermait la marche : il devait commander la tribu, dans le cas où le vieux Soleil succomberait aux fatigues de la marche ou sous les coups de l’ennemi.

À peine la tribu de l’Aigle s’était-elle éloignée des Natchez, que des inquiétudes se répandirent parmi les habitants du fort Rosalie. Les colons découvrirent les traces d’un complot parmi les noirs, et l’on disait qu’il y avait des ramifications chez les sauvages. En effet, Ondouré entretenait depuis longtemps des intelligences avec les esclaves des blancs : il avait fait entendre à leur oreille le doux nom de liberté, pour se servir d’eux, si jamais ils pouvaient devenir utiles à son ambition. Un jeune nègre, nommé Imley, chef de cette association mystérieuse, cultivait une concession voisine de la cabane de Céluta et d’Outougamiz.

Ces récits sont portés à Fébriano. Le renégat, que la soif de l’or dévore, voit dans les circonstances où se trouvent les Natchez une possibilité de destruction dont profiteraient à la fois son avarice et sa lubricité. Fébriano recevait des présents d’Ondouré, et l’instruisait de tout ce qui se passait au conseil des Français ; mais, dans l’absence de ce chef, n’ayant plus de guide, il crut trouver l’occasion de s’enrichir de la dépouille des sauvages.

Comme un dogue que son gardien réveille, Fébriano se lève aux dénonciations de ses agents secrets : il se prépare aux desseins qu’il médite par l’accomplissement des rites de son culte abominable.

Enfermé dans sa demeure, il commence, demi-nu, une danse magique représentant le cours des astres. Il fait ensuite sa prière, le visage tourné vers le temple de l’Arabie, et il lave son corps dans des eaux immondes. Ces cérémonies achevées, le moine mahométan redevient guerrier chrétien : il enveloppe ses jambes grêles du drap funèbre des combats ; il endosse l’habit blanc des soldats de la France. Une touffe de franges d’or, semblable à celle qui pendait au bouclier de Pallas, embrasse, comme une main, l’épaule gauche de Fébriano ; il place sur sa poitrine un croissant d’où jaillissent des éclairs ; il suspend à son baudrier une épée à la poignée d’argent, à la lame azurée, qui enfonce une triple blessure dans le flanc de l’ennemi ; abaissant sur ses sourcils le chapeau de Mars, le renégat sort, et va trouver Chépar.

Pareil à la tunique dévorante qui, sur le mont Œta, fit périr Hercule, l’habit du grenadier français se colle aux os du fils des Maures, et fait couler dans ses veines les poisons enflammés de Bellone. Le commandant n’a pas plus tôt aperçu Fébriano, qu’il se sent lui-même possédé de la fureur guerrière, comme si le démon des combats secouait, par sa crinière de couleuvres, la tête d’une des trois Gorgones.

— Illustre chef, s’écrie Fébriano, c’est avec raison qu’on vous donne les louanges de prudence et de courage ; vous savez saisir l’occasion, et tandis que les plus braves d’entre nos ennemis sont partis pour une guerre lointaine, vous jugez qu’il est à propos de se saisir des terres des rebelles. Les trêves sont au moment d’expirer, et vous ne prétendez pas qu’on les renouvelle. Vous savez de quels dangers la colonie est menacée : on soulève les esclaves : c’est un misérable nègre, voisin de l’habitation du conspirateur Adario et de la demeure du Français adopté par Chactas, c’est Imley que l’on désigne comme chef de ce complot. J’apprends avec joie que vous avez donné des ordres, que tout est en mouvement dans le camp, et que si les factieux refusent les concessions demandées, les cadavres des ennemis du roi deviendront la proie des vautours.

Par ce discours plein de ruse, Febriano évite de blesser l’orgueil de Chépar, toujours prêt à se révolter contre un conseil direct. Charmé de voir attribuer à sa prudence des choses auxquelles il n’avait pas songé, le commandant répond à Fébriano : « Vous m’avez toujours paru doué de pénétration. Oui : je connaissais depuis longtemps les machinations des traîtres. Les dernières instructions de la Nouvelle-Orléans me laissent libre ; je pense qu’il est temps d’en finir. Allez déclarer aux sauvages qu’ils aient à céder les terres, ou qu’ils se disposent à me recevoir avec les troupes de mon maître. »

Fébriano, dérobant au commandant un sourire ironique, se hâte d’aller porter aux Natchez la décision de Chépar. Le père Saouël, retiré à la mission des Yazous, n’était plus au fort Rosalie pour plaider la cause de la justice, et d’Artaguette reçut l’ordre de se préparer aux combats et non aux discours.

Le conseil des sachems se rassemble : on écoute les paroles et les menaces du messager français.

« Ainsi, lui répond Chactas, vous profitez de l’absence de nos guerriers pour refuser le renouvellement des traités : cela est-il digne du courage de la noble nation dont vous vous dites l’interprète ? Qu’il soit fait selon la volonté du Grand-Esprit ! Nous désirons vivre en paix, mais nous saurons nous immoler à la patrie. »

Dernier essai de la modération et de la prudence ! Chactas veut aller lui-même présenter encore le calumet au fort Rosalie : les sachems comptaient sur l’autorité de ses années ; ils y comptaient vainement. Les habitants de la colonie poussaient le commandant à la violence ; Féebriano l’obsédait par le récit de divers complots : dans un camp on désire la guerre, et le soldat est plus sensible à la gloire qu’à la justice. Tout précipitait donc les partis vers une première action. Non seulement Chépar refusa la paix, mais, à l’instigation de Fébriano, il retint Chactas au fort Rosalie. « Plus ce vieillard est renommé, dit le commandant, plus il est utile de priver les rebelles de leur meilleur guide. J’estime Chactas, à qui le grand roi offrit autrefois un rang dans notre armée : on ne lui fera aucun mal ; il sera traité ici avec toutes sortes d’égards, mais il n’ira pas donner à des factieux le moyen d’échapper au châtiment. »

— Français, dit Chactas, vous étiez destinés à violer deux fois dans ma personne le droit des nations ! Quand je fus arrêté au Canada, on pouvait au moins dire que ma main maniait la hache ; mais que craignez-vous aujourd’hui d’un vieillard aveugle ?

— Ce ne sont pas tes coups que nous craignons, s’écrièrent à la fois les colons, mais tes conseils. »

Chépar avait espéré que la captivité de leur premier sachem, répandant la consternation parmi les Natchez, les amènerait à se soumettre au partage des terres : il en fut autrement. La rage s’empare de tous les cœurs ; on s’assemble en tumulte, on délibère à la hâte. L’enfer, qui voit ses desseins près d’être renversés, songe à sauver le culte du Soleil de l’attaque imprévue des Français. Satan appelle à lui les esprits des ténèbres : il leur ordonne de soutenir les Natchez par tous les moyens dont il a plu à Dieu de laisser la puissance au génie du mal. Afin de donner aux Indiens le temps de se préparer, le prince des démons déchaîne un ouragan dans les airs, soulève le Meschacebé, et rend pendant quelques jours les chemins impraticables. Profitant de cette trêve de la tempête, les Natchez envoient des messagers aux nations voisines : la jeunesse s’empresse d’accourir.

Chépar n’attendait que la fin de l’orage pour marcher au grand village des Natchez. La sixième aurore ramena la sérénité, et vit les soldats français porter en avant leurs drapeaux ; mais l’inondation de la plaine contraignit l’armée à faire un long détour.

Aussitôt que la Renommée eut annoncé aux Natchez la nouvelle de l’approche de l’ennemi, l’air retentit de gémissements : les femmes fuient, emportant leurs enfants sur leurs épaules et laissant les manitous suspendus aux portes des cabanes abandonnées. On voit s’agiter les guerriers, qui n’ont eu le temps de se préparer au combat ni par les jeûnes, ni par les potions sacrées, ni par l’étude des songes. Le cri de guerre, la chanson de mort, le son de la danse d’Areskoui, se mêlent de toutes parts. Le bataillon des Amis, la troupe des jeunes gens se dispose à descendre à la contrée des âmes : Outougamiz est à la tête de ce bataillon sacré. Outougamiz seul est triste : il n’a point son compagnon, le guerrier blanc, à ses côtés.

Céluta vient trouver son frère ; elle le serre dans ses bras, elle le prie de ménager ses jours. « Songe, lui dit-elle, ô mon aigle protecteur ! que je suis née avec toi dans le nid de notre mère. Le cygne que tu as choisi pour ami a volé aux rivières lointaines ; Chactas est prisonnier ; Adario va peut-être recevoir la mort ; d’Artaguette est dans les rangs de l’ennemi : que me restera-t-il, si je te perds ? »

— Fille de Tabamica, répond Outougamiz, souviens-toi du repas funèbre ; si l’homme blanc était ici, le soin lui en appartiendrait ; mais voilà son manitou d’or sur mon cœur ; il me préservera de tout péril, car il m’a parlé ce matin et m’a dit des choses secrètes. Rassure-toi donc ; invoquons l’Amitié et les génies qui punissent les oppresseurs. Ne crois pas que les Français soient les plus nombreux ; en combattant pour les os de nos pères, nos pères combattront pour nous. Ne les vois-tu pas, ces aïeux, qui sortent des bocages funèbres ? « Courage ! nous crient-ils, courage ! Ne souffrez pas que l’étranger viole nos cendres ; nous accourons à votre secours avec les puissances de la nuit et de la tombe ! » Crois-tu, Céluta, que les ennemis puissent résister à cette pâle milice ? Entends-tu la Mort, qui marche à la tête des squelettes, armée d’une massue de fer ? O Mort ! nous ne redoutons point ta présence : tu n’es pour nos cœurs innocents qu’un génie paisible.

Ainsi parle Outougamiz dans l’exaltation de son âme. Céluta est entraînée dans les bois par Mila et les matrones.

Toute la force des Natchez est dans la troupe de jeunes hommes que les sachems ont placée autour des bocages de la mort. Les sachems eux-mêmes forment entre eux un bataillon qui s’assemble dans le bois, à l’entrée du temple du Soleil : la nation, ainsi divisée, s’était mise sous la protection des tombeaux et des autels. Une admiration profonde saisissait le cœur à l’aspect des vieillards armés : on voyait se mouvoir, dans l’obscurité du bois, leurs têtes chauves ou blanchies, comme les ondes argentées d’un fleuve, sous la voûte des chênes. Adario, qui commande les sachems et qui s’élève au-dessus d’eux de toute la hauteur du front, ressemble à l’antique étendard de cette troupe paternelle. Non loin, sur un bûcher, le grand-prêtre fait des sacrifices, consulte les esprits, et ne promet que des malheurs. Ainsi, aux approches des tempêtes de l’hiver, quand la brise du soir apporte l’odeur des feuilles séchées, la corneille, perchée sur un arbre dépouillé, prononce des paroles sinistres.

Bientôt, aux yeux éblouis des Natchez, sort du fond d’une vallée la pompe des troupes françaises, semblable au feu annuel dont les sauvages consument les herbages et qui s’étend comme un lac de feu. Indiens, à ce spectacle vous sentîtes une sorte d’étonnement furieux ; la patrie, enchantant vos âmes, les défendait de la terreur, mais non de la surprise. Vous contempliez les ondulations régulières, les mouvements mesurés, la superbe ordonnance de ces soldats. Au-dessus des flots de l’armée se hérissaient les baïonnettes, telles que ces lances du roseau qui tremblent dans le courant d’un fleuve.

Un vieillard se présente seul devant les guerriers de la France. D’une main il tient le calumet de paix, de l’autre il lève une hache dégouttante de sang ; il chante et danse à la fois, et ses chants et ses pas sont mêlés de mouvements tumultueux et paisibles. Tour à tour il invoque la fureur des jeux d’Areskoui et l’ardeur des luttes de l’amour, la terreur de la bataille des héros et le charme du combat des grâces et de la lyre. Tantôt il tourne sur lui-même en poussant des cris et lançant le tomahawk ; tantôt il imite le ton d’un augure qui préside à la fête des moissons. Le visage de ce vieillard est rigide, son regard impérieux, son front d’airain ; tout son air décèle le père de la patrie et l’enthousiaste de la liberté. On mène l’envoyé des Natchez à Chépar.

Debout au milieu d’une foule de capitaines, sans s’incliner, sans fléchir le genou, il parle ainsi au commandant des Français :

— Mon nom est Adario : de père en fils, tous mes ancêtres sont morts pour la défense de leur terre natale. Je te viens, de la part des sachems, redemander Chactas et te proposer une dernière fois la paix. Si j’avais été le chef de ma nation, tu ne m’eusses vu que la hache à la main. Que veux-tu ? Quels sont tes desseins ? Que t’avons-nous fait ?

Prétends-tu nous massacrer dans les cabanes où nous avons donné l’hospitalité à tes pères, lorsque, faibles et étrangers, ils n’avaient ni huttes pour se garantir des frimas, ni maïs pour apaiser leur faim ?

Si tu persistes à nous opprimer, sache qu’avant que nous te cédions les tombeaux de nos ancêtres, le soleil se lèvera où il se couche, les chênes porteront les fruits du noyer, et le vautour nourrira les petits de la colombe.

Tu as violé la foi publique en arrêtant Chactas. Je n’ai pourtant pas craint de me présenter devant toi. Ou ton cœur sera rappelé à des sentiments d’équité, ou tu commettras une nouvelle injustice : dans le premier cas, nous aurons la paix ; dans le second, tu combleras la mesure. Le Grand-Esprit se chargera de notre vengeance.

Choisis : voilà le calumet de paix, fume ; voici la hache de sang, frappe.

Tel qu’un fer présenté à la forge se pénètre d’une pourpre brûlante, ainsi le visage de Chépar s’allume des feux de la colère au discours du sauvage. L’indomptable vieillard levait sa tête au-dessus de l’assemblée émue, comme un chêne américain qui, laissé debout sur son sol natal, domine de sa tige inflexible les moissons de l’Europe flottantes à ses pieds. Alors Chépar :

— Rebelle, ce pays appartient au roi mon maître : si tu oses t’opposer au partage des terres que j’ai distribuées aux habitants de la colonie, je ferai de ta nation un exemple épouvantable. Retire-toi, de peur que je ne te fasse éprouver le châtiment épargné à Chactas.

— Et moi, s’écrie Adario brisant le calumet de paix, je te déclare, au nom des Natchez, guerre éternelle ; je te dévoue toi et les tiens à l’implacable Athaënsic. Viens faire un pain digne de tes soldats avec le sang de nos vieillards, le lait de nos jeunes épouses et les cendres de nos pères ! Puissent mes membres, quand ton fer les aura séparés de mon corps, se ranimer pour la vengeance, mes pieds marcher seuls contre toi, ma main coupée lancer la hache, ma poitrine éteinte pousser le cri de guerre, et jusqu’à mes cheveux, réseau funeste, tendre autour de ton armée les inévitables filets de la mort ! Génies qui m’écoutez ! que les os des oppresseurs soient réduits en poudre, comme les débris du calumet écrasés sous mes pieds ! que jamais l’arbre de la paix n’étende ses rameaux sur les Natchez et sur les Français, tant qu’il existera un seul guerrier des deux nations, tant que les mères continueront d’être fécondes chez ces peuples !

Il dit : les démons exaucent sa prière ; ils sortent de l’abîme, et remplissent les cœurs d’une rage infernale. Le jour se voile, le tonnerre gronde, les mânes hurlent dans les forêts, et les femmes indiennes entendent leur fruit se plaindre dans leur sein. Adario jette la hache au milieu des guerriers : la terre s’entrouvre et la dévore, on l’entend tomber dans de noires profondeurs. Les capitaines français ne se peuvent empêcher d’admirer le courage du vieillard, qui, retourné au milieu des siens, leur adresse ce discours :

— Natchez, aux armes ! Assez longtemps nous sommes restés assis sur la natte ! Jeunesse, que l’huile coule sur vos cheveux, que vos visages se peignent, que vos carquois se remplissent, que vos chants ébranlent les forêts. Désennuyons nos morts !

Il vit infâme, celui qui fuit : les femmes lui présentent la pagne qui voile la pudeur ; il siège au conseil parmi les matrones. Mais celui qui meurt pour son pays, oh ! comme il est honoré ! Ses os sont recueillis dans des peaux de castor, et déposés au tombeau des aïeux ; son souvenir se mêle à celui de la religion protégée, de la liberté défendue, des moissons recueillies. Les vierges disent à l’époux de leurs choix sur la montagne : « Assure-moi que tu seras semblable à ce héros. »

Son nom devient la garantie de la publique félicité, le signal des joies secrètes des familles.

Sois-nous favorable, Areskoui ! ton casse-tête est armé de dents de crocodile ; le couteau d’escalpe est à ta ceinture ; ton haleine exhale, comme celle des loups, l’odeur du carnage ; tu bois le bouillon de la chair des morts dans le crâne du guerrier. Donne à nos jeunes fils une envie irrésistible de mourir pour la patrie : qu’ils sentent une grande joie lorsque le fer de l’ennemi leur percera le cœur !

Ainsi parle ou plutôt ainsi chante Adario, et les sauvages lui répondent par des hurlements. Chacun prend son rang et attend l’ordre de la marche. Le grand-prêtre saisit une torche, et se place à quelques pas en avant. Sa tunique, tachée du sang des victimes claque dans l’air ; des serpents, qu’il a le pouvoir de charmer, sortent en sifflant de sa poitrine, et s’entrelacent autour du simulacre de l’oiseau de la nuit qui surmonte sa chevelure : telle les poètes ont peint la Discorde entre les bataillons des Grecs et des Troyens. Le jongleur entonne la chanson de la guerre, que répète le bataillon des Amis : ainsi, sur les ondes de l’Eurotas, les cygnes d’Apollon chantaient leur dernier hymne, en se préparant à rejoindre les dieux.

Alors le prince des ténèbres appelle le Temps et lui dit : « Puissance dévorante que j’ai enfantée, toi qui te nourris de siècles, de tombeaux et de ruines, rival de l’éternité assise au ciel et dans l’enfer, ô Temps, mon fils ! si je t’ai préparé aujourd’hui une ample pâture, seconde les efforts de ton père. Tu vois la faiblesse de nos enfants ; leur petite troupe est exposée à une destruction qui renverserait nos projets : vole sur les deux flancs de l’armée indienne, coupe les bois antiques, pour en faire un rempart aux Natchez : rends inutile la supériorité du nombre chez les adorateurs de notre implacable ennemi. »

Le Temps obéit, il s’abat dans la forêt, avec le bruit d’un aigle qui engage ses ailes dans les branches des arbres : les deux armées ouïrent sa chute et tournèrent les yeux de ce côté. Aussitôt on entend retentir, dans la profondeur du désert, les coups de la hache de ce bûcheron qui sape également les monuments de la nature et ceux des hommes. Le père et le destructeur des siècles renverse les pins, les chênes, les cyprès, qui expirent avec de sourds mugissements : les solitudes de la terre et du ciel demeurent nues, en perdant les colonnes qui les unissent.

Le prodige étonne les deux armées : les Français le prennent pour le ravage d’un nouvel ouragan, les Natchez y voient la protection de leurs génies. Adario s’écrie : « Les Manitous se déclarent pour les opprimés : marchons ! » Tout s’ébranle. Les Français, formés en bataille, s’émerveillent de voir ces hommes demi-nus qui s’avancent en chantant contre le canon et l’étincelante baïonnette. Quel courage n’inspires-tu point, sublime amour de la patrie !

LIVRE DIXIÈME


Déjà les Natchez s’approchaient de l’ennemi. Chépar fait un signe : le centre de l’armée se replie et démasque les foudres ; à chaque bronze se tient un guerrier avec une mèche enflammée. L’infanterie exécute un mouvement rapide : les grenadiers du premier rang tombent un genou en terre ; les deux autres rangs tournent obliquement et présentent, par les brisures de la ligne, le flanc et les armes aux Indiens. À ce mouvement, les Natchez s’arrêtent et retiennent toutes leurs voix ; un silence et une immobilité formidables règnent des deux côtés : on n’entend que le bruit des ailes de la Mort qui plane sur les bataillons.

Lorsque l’ardente canicule engendre dans les mers du Mexique le vent pestilentiel du midi, ce vent destructeur pousse, en haletant, une haleine humide et brûlante. La nature se voile : les paysages s’agrandissent ; la lumière scarlatine des tropiques se répand sur les eaux, les bois et les plaines ; des nuages pendent en énormes fragments aux deux horizons du ciel ; un midi dévorant semble être levé pour toujours sur le monde : on croit toucher à ces temps annoncés de l’embrasement de l’univers : ainsi paraissent les armées arrêtées l’une devant l’autre et prêtes à se charger avec furie. Mais l’épée de Chépar a brillé… Muse, soutiens ma voix, et tire de l’oubli les noms de ces guerriers dignes d’être connus de l’avenir !

Une fumée blanche, d’où s’échappent à chaque instant des feux, enveloppe d’abord les deux armées. Une odeur de salpêtre, qui irrite le courage, s’exhale de toutes parts. On entend le cri des Indiens, la voix des chefs français, le hennissement des chevaux, le sifflement de la balle, du boulet et des bombes qui montent avec une lumière dans le ciel.

Tant que les Natchez conservent du plomb et des poudres, leurs tubes empruntés à l’Europe ne cessent de brûler dans la main de leurs chasseurs : tous les coups que dirige un œil exercé portent le deuil dans le sein de quelque famille. Les traits des Français sont moins sûrs : les bombes se croisent sans effet dans les airs, comme l’orbe empenné que des enfants se renvoient sur la raquette. Folard est surpris de l’inutilité de son art, et Chépar de la résistance des sauvages. Mais lorsque ceux-ci ont épuisé les semences de feu qu’ils avaient obtenues des peuples d’Albion, Adario élève la voix :

— « Jeunes guerriers des tribus du Serpent et du Castor, suivez vos pères, ils vont vous ouvrir le chemin. » Il dit et fond à la tête des sachems sur les enfants des Gaules. Outougamiz l’entendit, et se tournant vers ses compagnons : « Amis, imitons nos pères ! » Suivi de toute la jeunesse, il se précipite dans les rangs des Français.

Comme deux torrents formés par le même orage descendent parallèlement le flanc d’une montagne et menacent la mer de leur égale fureur, ainsi les deux troupes des sachems et des jeunes guerriers attaquent à la fois les ennemis ; et comme la mer repousse ces torrents, ainsi l’armée française oppose sa barrière à l’assaut des deux bataillons. Alors commence un combat étrange. D’un côté, tout l’art de la moderne Bellone, telle qu’elle parut aux plaines de Lens, de Rocroy et de Fleurus ; de l’autre, toute la simplicité de l’antique Mars, tel qu’on le vit marcher sur la colline des Figuriers et aux bords du Simoïs. Un vent rapide balaye la fumée, et le champ de bataille se découvre. La difficulté du terrain, encombré par les forêts abattues, rend l’habileté vaine et remet la victoire à la seule valeur ; les chevaux engagés entre les troncs des arbres déchirent leurs flancs ou brisent leurs pieds ; la pesante artillerie s’ensevelit dans des marais ; plus loin, les lignes de l’infanterie, rompues par l’impétuosité des sauvages, ne peuvent se reformer sur un terrain inégal, et l’on combat partout homme à homme.

Maintenant, ô Calliope ! quel fut le premier Natchez qui signala sa valeur dans cette mêlée sanglante ?

Ce fut vous, fils magnanime du grand Siphane, indomptable et terrible Adario.

Les sauvages ont raconté que sous les ombrages de la Floride, dans une île au milieu d’un lac qui étend ses ondes comme un voile de gaze, coule une mystérieuse fontaine. Les eaux de cette fontaine peuvent redresser les membres pliés par les ans et rebrunir au feu des passions la chevelure sur la tête blanchie des vieillards. Un éternel printemps habite au bord de cette source : là les ormeaux n’entretiennent avec le lierre que des amitiés nouvelles ; là les chênes sont étonnés de ne compter leurs années que par l’âge des roses. Les illusions de la vie, les songes du bel âge, habitent avec les zéphyrs les feuilles de lianes qui projettent sur le cristal de la fontaine un réseau d’ombre. Les vapeurs qui s’exhalent des bois d’alentour sont les parfums de la jeunesse ; les colombes qui boivent l’eau de la source, les fleurs qu’elle arrose dans son cours, ont sans cesse des œufs dans leur nid, des boutons sur leur tige. Jamais l’astre de la lumière ne se couche sur ces bords enchantés, et le ciel y est toujours entrouvert par le sourire de l’Aurore.

Ce fut à cette fontaine, dont la renommée attira les premiers Européens dans la Floride, que le génie de la patrie alla, d’après le récit des Natchez, puiser un peu d’eau : il verse, au milieu de la bataille, quelques gouttes de cette eau sur la tête du fils de Siphane. Le sachem sent rentrer dans ses veines le sang de sa première jeunesse : ses pas deviennent rapides ; son bras s’étend et s’assouplit ; sa main reprend la fermeté de son cœur.

Il y avait dans l’armée française un jeune homme
…Abat la tête du cyclone qui allait porter la mèche. (page 75). nommé Sylvestre, que le chagrin d’un amour sans espérance avait amené sur ces rives lointaines pour y chercher la gloire ou la mort. Le riche et inflexible Aranville n’avait jamais voulu consentir à l’hymen de son fils avec l’indigente Isabelle. Adario aperçut Sylvestre au moment où il essayait de dégager ses pieds d’une vigne rampante ; le sachem, levant sa massue, en décharge un coup sur la tête de l’héritier d’Aranville : la tête se brise comme la calebasse sous le pied de la mule rétive. La cervelle de l’infortuné fume en se répandant à terre. Adario insulte par ces paroles à son ennemi :

« En vérité, c’est dommage que ta mère ne soit pas ici ! elle baignerait ton front dans l’eau d’esquine ! Moi, qui ne suis qu’un barbare, j’ai grossièrement lavé tes cheveux dans ton sang ! Mais j’espère que tu pardonneras à ma débile vieillesse, car je te promets un tombeau dans le sein des vautours. »

En achevant ces mots, Adario se jette sur Lesbin ; lui enfonce son poignard entre la troisième et la quatrième côte, à l’endroit du cœur. Lesbin s’abat comme un taureau que le stylet a frappé. Le sachem lui appuie un pied sur le cou ; d’une main il saisit et tire à lui la chevelure du guerrier, de l’autre il la découpe avec une partie du crâne, et, suspendant l’horrible trophée à sa ceinture, il assaille le brave Hubert, qui l’attendait. D’un coup de son fort genou Adario lui meurtrit le flanc, et, tandis qu’Hubert se roule sur la poussière, du tranchant de sa hache l’Indien lui abat les deux bras et le laisse expirer rugissant.

Comme un loup qui, ayant dévoré un agneau, ne respire plus que le meurtre, le sachem vise l’enseigne Gédoin, et d’une flèche lui attache la main au bâton du drapeau français. Il blesse ensuite Adhémar, le fils de Charles. Habitant des rives de la Dordogne, Adhémar avait été élevé avec toute sorte de tendresse par un vieux père dont il était le seul appui, et qu’il nourrissait de l’honorable prix donné à ses armes. Mais Charles ne devait jamais presser son fils dans ses bras, au retour des pays lointains. La hache du sachem, atteignant Adhémar au visage, lui enleva une partie du front, du nez et des lèvres. Le soldat reste quelque temps debout, objet affreux, au milieu de ses compagnons épouvantés : tel se montre un bouleau dont les sauvages ont enlevé l’écorce au printemps ; le tronc mis à nu et teint d’une sève rougie se fait apercevoir de loin parmi les arbres de la forêt. Adémar tombe sur son visage mutilé, et la nuit éternelle l’environne.

Comme une laie de Cilicie ou comme un tigre du désert de Sahara, qui défend ses petits, Adario, redoublant de fureur à la vue de ses propres exploits, s’écrie : « Voilà comme vous périrez tous, vils étrangers ! tel est le sort que vous réservent les Natchez ! » En même temps il arrache un mousquet à Kerbon, et lui plonge dans la bouche la baïonnette ; le triple glaive perce le palais et sort par le haut du crâne de la pâle victime, dont les yeux s’ouvrent et se ferment avec effort. Adario abandonne l’arme avec le cadavre, qui demeurent écartés et debout, comme les deux branches d’un compas.

Soulevant une pierre énorme, telle que deux Européens la porteraient à peine pour marquer la borne de quelques jeux dans une fête publique, le sachem la lance aussi légèrement qu’une flèche contre le fils de Malherbe. La pierre roule et fracasse les jambes du soldat : il frappe le sol de son front, et, dans sa douleur, mord les ronces ensanglantées. Ô Malherbe ! la faux de la mort te moissonne au milieu de tes belles années ! Mais tant que les Muses conserveront le pouvoir d’enchanter les peuples, ton nom vivra comme ceux des Français auxquels ton illustre aïeul donna l’immortalité !

Partout Adario se fait jour avec la hache, la massue, le poignard ou les flèches. Geblin, qu’enivre la gloire ; d’Assas, au nom héroïque ; l’imprudent d’Estaing, qui eût osé défier Mars lui-même ; Marigni, Comines, Saint-Alban, cèdent au fils de Siphane. Animés par son exemple, les Natchez viennent mugissant comme des taureaux sauvages, bondissant comme des léopards. La terre se pèle et s’écorche sous les pas redoublés et furieux des guerriers ; des tourbillons de poussière répandent de nouveau la nuit sur le champ de bataille ; les visages sont noircis, les armes brisées, les vêtements déchirés, et la sueur coule en torrents du front des soldats.

Alors le ciel envoya l’épouvante aux Français. Fébriano, qui combattait devant le sachem, fut le premier à prendre la fuite, et les soldats, abandonnés de leur chef, ouvrent leurs rangs.

Adario et les sachems y pénètrent avec un bruit semblable à celui des flots qui jaillissent contre les épieux noircis plantés devant les murs d’une cité maritime. Chépar, du haut d’une colline, voit la défaite de l’aile gauche de son armée ; il ordonne à d’Artaguette de faire avancer ses grenadiers. En même temps Folard, parvenu à sauver quelques bronzes, les place sur un tertre découvert et commence à foudroyer les sachems.

Vous prévîtes le dessein du commandant des Français, vaillant frère de Céluta ! et pour sauver vos pères, vous vous élançâtes, soutenu des jeunes Indiens, contre la troupe choisie. Trois fois les compagnons d’Outougamiz s’efforcent de rompre le bataillon des grenadiers, trois fois ils se viennent briser contre la masse impénétrable.

L’ami de René s’adressant au ciel : « Ô génies ! si vous nous refusez la victoire, accordez-nous donc la mort ! » Et il attaque d’Artaguette.

Deux coursiers, fils des vents et amants d’une cavale, fille d’Éole, du plus loin qu’ils s’aperçoivent dans la plaine, courent l’un à l’autre avec des hennissements. Aussitôt que leurs haleines enflammées se mêlent, ils se dressent sur leurs jarrets, s’embrassent, couvrent d’écume et de sang leur crinière, et cherchent mutuellement à se dévorer ; puis tout à coup se quittant pour se charger de nouveau, tournant la croupe, dressant leurs queues hérissées, ils heurtent leurs soles dans les airs : des étincelles jaillissent du demi-cercle d’airain qui couvre leurs pieds homicides. Ainsi combattaient d’Artaguette et Outougamiz ; tels étaient les éclairs qui partaient de l’acier de leurs glaives. La foudre dirigée par Folard les oblige à se séparer et répand le désordre dans les rangs des jeunes Natchez.

— Tribus du Serpent et de la Tortue ! s’écrie le frère de Céluta, soutenez l’assaut de d’Artaguette, tandis que je vais, avec les alliés, m’emparer des tonnerres. »

Il dit : les guerriers alliés marchent derrière lui deux à deux, et s’avancent vers la colline où les attend Folard. Intrépides sauvages, si mes chants se font entendre dans l’avenir si j’ai reçu quelque étincelle du feu de Prométhée, votre gloire s’étendra parmi les hommes aussi longtemps que le Louvre dominera les flots de la Seine ; aussi longtemps que le peuple de Clovis continuera d’être le premier peuple du monde ; aussi longtemps que vivra la mémoire de ces laboureurs qui viennent de renouveler le miracle de votre audace dans les champs de la Vendée.

Outougamiz commence à gravir la colline : bientôt il disparaît dans un torrent de feu et de fumée : tel Hercule s’élevait vers l’Olympe dans les flammes de son bûcher ; tel sur la voie d’airain, et près du temple des Euménides, un orage ravit Œdipe au séjour des dieux. Rien n’arrête les Indiens, dont le péril s’accroît à mesure qu’ils approchent des bouches dévorantes. À chaque pas la mort enlève quelques-uns des assaillants. Tansou, qui se plaît à porter un arc de cèdre, reçoit un boulet au milieu du corps ; il se sépare en deux comme un épi rompu par la main d’un enfant. Kiousse, qui, prêt à s’engager dans les chaînes de l’hymen, avait déjà éteint le flambeau dans la cabane de sa maîtresse, voit ses pieds rapides soudainement écrasés ; il tombe du haut d’un roc dans une terre limoneuse, où il demeure enfoncé jusqu’à la ceinture ; Tani est frappé d’un globe d’airain à la tête ; son crâne emporté se va suspendre par la chevelure à la branche fleurie d’un érable.

De tous ces guerriers, Sépine suivait Outougamiz avec le plus d’ardeur. Ce héros descendait d’Oekala, qui avait régné sur les Siminoles. Oekala eut trois fils : Nape, qui devançait les chevreuils à la course ; Téran, qui épousa Nitianis, dont les esprits stériles fermèrent le sein, et Scoute, qui fut le dernier des trois enfants d’Oekala. Scoute eut de la chaste Nibila la charmante Elisoé et le fier Alisinape, père de Sépine. Cet ardent sauvage avait promis à sa mère de lui apporter la chevelure du commandant des Français ; mais il avait négligé de faire des sacrifices aux génies, et il ne devait plus rentrer dans la cabane de ses pères. Un boulet l’atteignit dans les parties inférieures du corps. Renversé sur la terre, il se roule dans ses entrailles. Son ami, Télaza, lui tend la main pour l’aider à se relever, mais un second boulet arrache le bras secourable qui va frapper Outougamiz.

Déjà il ne restait plus que soixante guerriers de la troupe qui escaladait la colline des foudres : ils arrivent au sommet. Outougamiz, perçant à travers les baïonnettes que Folard oppose à ses efforts, s’élance le premier sur un canon, abat la tête du cyclope qui allait y porter la mèche, embrasse le tube et appelle à lui les sauvages. Là se fait un carnage épouvantable des Français et des Indiens. Folard crie aux premiers : « Quelle honte pour vous si vous étiez vaincus ! » Outougamiz crie aux seconds : « Encore un moment de courage, et à nous la victoire ! »

On entend le frémissement du sang qui se déssèche et s’évapore en tombant sur la machine rougie, pour la possession de laquelle en combat. Les décharges des mousquets et des batteries font de la colline un effroyable chaos. Tels sont les mugissements, les ténèbres et les lueurs de l’Etna, lorsque le volcan se réveille : un ciel d’airain, d’où tombe une pluie de cendre, s’abaisse sur les campagnes obscurcies, au milieu desquelles la montagne brûle comme un funèbre flambeau ; des fleuves d’un feu violet sillonnent les plaines mouvantes ; les hommes, les cités, les monuments, disparaissent, et Vulcain, vainqueur de Neptune, fait bouillonner les mers sur ses fourneaux embrasés.

Toutes les fureurs de la guerre se rassemblent autour du bronze qu’a saisi le frère de Céluta. Les Indiens tâchent d’ébranler la lourde masse et de la précipiter du haut du coteau : les uns l’embrassent par sa bouche béante ; les autres poussent avec effort les roues qui laissent dans le sol de profondes traces ; ceux-ci tournent contre les Français les armes qu’ils leur ont arrachées ; ceux-là se font massacrer sur le canon que souillent la moelle éparse, les cervelles fumantes, les lambeaux de chair, les fragments d’os. Chaque soldat, noirci par le salpêtre, est couvert du sang de ses amis et de ses ennemis. On se saisit par les cheveux ; on s’attaque avec les pieds et les mains : tel a perdu les bras qui se sert de ses dents pour combattre : c’est comme un festin de la mort. Déjà Folard est blessé ; déjà l’héroïsme de quelques sauvages l’emporte sur tout l’art européen, lorsqu’un grenadier parvient à mettre le feu au tube. Aussitôt la couleuvre de bronze dégorge ses entrailles avec un dernier rugissement : sa destinée étant accomplie, elle éclate, mutile, renverse, tue la plus grande partie des guerriers qui l’environnent. L’on n’entend qu’un cri, suivi d’un silence formidable.

Comme deux flottes puissantes, se disputant l’empire de Neptune, se rencontrent à l’embouchure de l’antique Egyptus, le combat s’engage à l’entrée de la nuit. Bientôt un vaisseau s’enflamme par sa poupe pétillante : à la lueur du mouvant incendie on distingue la mer semblable à du sang et couverte de débris ; la terre est bordée des nations du désert ; les navires, ou démâtés, ou rasés au niveau des vagues, dérivent en brûlant. Tout à coup le vaisseau en feu mugit : son énorme carcasse crève et lance jusqu’au ciel les tubes d’airain, les pins embrasés et les cadavres des matelots : la nuit et le silence s’étendent sur les ondes. Outougamiz reste seul de toute sa troupe, après l’explosion du foudre. Il se voulait jeter parmi les Français, mais le génie de l’amitié lui fait au fond du cœur cette réprimande : « Où cours-tu, insensé ? de quel fruit ta mort peut-elle être maintenant à ta patrie ? Réserve ce sacrifice pour une occasion plus favorable, et souviens-toi que tu as un ami. » Emu par ces tendres sentiments, le fils de Tabamica bondit du haut de la colline, va se plonger dans le fleuve, et, ranimé par la fraîcheur de l’onde il rejoint les guerriers qui n’avaient cessé de combattre contre d’Artaguette.

Les sachems, aussi prudents qu’intrépides, craignant d’être coupés dans leur retraite, s’étaient réunis aux bataillons de leurs fils. Tous ensemble soutenaient à peine les efforts de Beaumanoir, qui, du côté des Français, obtenait l’honneur de la journée.

Beaumanoir avait pour ancêtre ce fameux chevalier breton qui but son sang au combat des Trente. Douze générations séparaient Beaumanoir de cette source illustre : Étienne, Matthieu, Charles, Robert, Geoffroy, le second Étienne, Paul, François, qui mourut à Jarnac, Georges le Balafré, Thomas, François deuxième du nom, et Jean le Solitaire, qui habitait le donjon d’où l’on découvre la colline isolée que couronnent les ruines d’un temple druidique. Armé d’un casse-tête à l’instar de l’ennemi, Beaumanoir ravage les rangs des Natchez : Adario soutient à peine sa furie. Déjà le vieux Nabal, le riche Lipoé, qui possédait deux cents peaux de castor, trente arcs de bois de merisier et trois cabanes ; Ouzao, de la tribu du Serpent ; Arimat, qui portait un aigle d’azur sur son sein, une perle à sa lèvre et une couronne de plumes sur sa tête, tous ces guerriers avaient péri sous les ongles de ce fier lion, Beaumanoir.

On remarquait dans l’armée des Natchez un sachem redouté, le robuste Nipane ; trois fils secondaient son courage : Tanitien aux oreilles découpées, Masinaïke, favori de sa mère, et le grand Ossani. Les trois Nipanides, s’avançant à la tête des sauvages, lançaient leurs flèches contre les Français et se retiraient ensuite à l’abri de la valeur de leur père. Comme un serpent à la peau changeante, à la queue sonore, reposant aux ardeurs du soleil, veille sur ses enfants qui se jouent autour de lui ; si quelque bruit vient à se faire entendre, les jeunes reptiles se réfugient dans la bouche de leur mère : l’amour les renferme de nouveau dans le sein dont l’amour les fit sortir : tel était Nipane et ses fils.

Au moment où les trois frères allaient attaquer Beaumanoir, Beaumanoir fond sur eux comme le milan sur des colombes. Nipane, qui observe le mouvement du guerrier français, s’avance pour secourir les objets de sa vigilante tendresse. Privé d’une victoire qu’il regardait comme assurée, le soldat breton se tourne vers le sachem et l’abat d’un coup de massue.

À la vue de Nipane terrassée les Natchez poussent un cri : Tanitien, Masinaïke et Ossani lancent à la fois leurs flèches contre le meurtrier de leur père. Beaumanoir se baisse pour éviter la mort, et, se jetant sur les trois jeunes sauvages, il les immole.

Nipane, revenu de son évanouissement, mais répandant le sang par les yeux et par les narines, ne peut, heureux dans son infortune, apercevoir ses fils étendus à ses côtés. « Ô mes fils ! dit-il d’une voix mourante, sauvez mon corps de la rage des Français. Est-il rien de plus pitoyable qu’un sachem renversé par Areskoui ? Les ennemis comptent ses cheveux blancs et insultent à son cadavre : « Insensé, disent-ils, pourquoi quittais-tu le bâton de chêne ? » Ils le dépouillent, et plaisantent entre eux sur les restes inanimés du vieillard. « Nipane expire, parlant en vain à ses fils, et, arrivé chez les morts, il gémit de retrouver ces mêmes fils qui l’ont précédé dans la tombe.

Le grand-prêtre, armé d’une torche ardente, rallie les sauvages autour du corps de Nipane. Adario et Outougamiz enlèvent le cadavre, mais Beaumanoir saisit d’une main le sachem, l’oblige à lâcher sa proie, tandis que de l’autre main il lève la massue. Adario recule et détourne le coup. Alors le ciel marque à la fois la fin de la gloire et de la vie de Beaumanoir. D’un revers de sa hache, Adario fend le côté de son ennemi : le Breton sent l’air entrer dans sa poitrine par un chemin inconnu et son cœur palpiter à découvert. Ses yeux deviennent blancs ; il tord les lèvres ; ses dents craquent ; la massue échappe à sa main ; il tombe ; la vie l’abandonne, ses membres se raidissent dans la mort.

Adario s’élançant sur Beaumanoir pour lui enlever la chevelure : « A moi, Natchez ! s’écrie-t-il, Nipane est vengé ! » Les sauvages jettent de grandes clameurs, et reviennent à l’attaque. Du côté des Français, les tambours battent la charge, la musique et les clairons retentissent : d’Artaguette, faisant baisser la baïonnette à ses grenadiers, s’avance pour protéger le corps de son loyal compagnon d’armes. La mêlée devient horrible : Lameck reçoit au-dessous des côtes un coup d’épée, comme il saisissait par les pieds le cadavre de Beaumanoir. La membrane qui soutenait les entrailles de Lameck est rompue ; elles s’affaissent dans les aines, lesquelles se gonflent comme une outre. L’Indien se pâme avec d’accablantes douleurs, et un dur sommeil ferme ses yeux.

Le sort du noble Yatzi ne fut pas moins déplorable : ce guerrier descendait des rois Yendats, qui avaient régné sur les grands lacs. Lorsque les Iroquois envahirent la contrée de ses pères, sa mère le sauva dans une peau d’ours, et, l’emportant à travers les montagnes, elle devint suppliante aux foyers des Natchez. Élevé sur ces bords étrangers, Yatzi déploya au sortir de l’enfance la générosité d’un roi et la vaillance de ses ancêtres. Sa hutte était ouverte à tous les infortunés, car il l’avait été lui-même : la solitude n’avait point de cœur plus hospitalier.

Yatzi voit dans les rangs ennemis un Français qu’il avait reçu jadis sur la natte : le fils de l’exil, prenant à sa ceinture un calumet de paix, s’avance pour renouveler l’alliance de la cabane, mais le Français, qui ne le reconnaît pas, lui appuie un pistolet sur la poitrine : le coup part ; la balle fracasse la moelle épinière ; Yatzi, enveloppé d’une nuit soudaine, roule aux pieds de son hôte. Son âme, égarée sur ses lèvres, est prête à s’envoler vers celui qui reçoit le voyageur fatigué.

Transporté de colère, Siégo, autre banni des bois canadiens, Siégo qui était né sous un savanier (car sa mère fut surprise des douleurs de l’enfantement en allant à la fontaine), Siégo prétend tirer une vengeance éclatante du sort que vient d’éprouver son ami. Insensé qui courait lui-même à sa perte ! Une balle lancée au hasard lui crève le réservoir du fiel. Le guerrier sent aussitôt sur sa langue une grande amertume ; son haleine expirante fait monter, comme par le jeu d’une pompe, le sang qui vient bouillonner à ses lèvres. Ses genoux chancellent ; il s’affaisse doucement sur l’infortuné Yatzi, qui, d’un dernier mouvement convulsif, le serre dans ses bras : ainsi l’abeille se repose dans le calice de la miraculeuse Dionée, mais la fleur se referme sur la fille du ciel et l’étouffe dans un voile parfumé.

Les Indiens à leur tour arrachent à la vie une foule de Français, et sarclent le champ de bataille. À la supériorité de l’art ils opposent les avantages de la nature : leurs coups sont moins nombreux, mais ils portent plus juste. Le climat ne leur est point un fardeau ; les lieux où ils combattent sont ceux où ils s’exercèrent aux jeux de leur enfance ; tout leur est arme, rempart ou appui ; ils nagent dans les eaux, ils glissent ou ils volent sur la terre. Tantôt cachés dans les herbes, tantôt montés sur les chênes, ils rient du boulet qui passe sur leur tête ou sous leurs pieds. Leurs cris, leurs chants, le bruit de leurs chichikoués et de leurs fifres, annoncent un autre Mars, mais un Mars non moins redoutable que celui des Français. Les cheveux rasés ou retroussés des Indiens, les plumes et les ornements qui les décorent, les couleurs qui peignent le visage du Natchez, les ceintures où brillent la hache, où pend le casse-tête et le couteau d’escalpe, contrastent avec la pompe guerrière européenne. Quelquefois les sauvages attaquent tous ensemble, remplissant l’espace qui les sépare des ennemis de gestes et de danses héroïques ; quelquefois ils viennent un à un combattre un adversaire qu’ils ont remarqué comme étant le plus digne d’éprouver leur valeur.

Outougamiz se distingue de nouveau dans cette lutte renaissante. On le prendrait pour un guerrier échappé récemment au repos de ses foyers, tant il déploie de force et d’ardeur. Le tranchant de sa hache était fait d’un marbre aiguisé avec beaucoup de soin par Akomanda, aïeul du jeune héros. Ce marbre avait ensuite été inséré, comme une greffe, dans la tige fendue d’un plant de cormier : l’arbuste, en croissant, s’était refermé sur la pierre, et, coupé à une longueur de flèche, il était devenu un instrument de mort dans la main des guerriers.

Outougamiz fait tourner l’arme héréditaire autour de sa tête, et, la laissant échapper, elle va, d’un vol impétueux, frapper Valbel au-dessous de l’oreille gauche : la vertèbre est coupée. Le soldat ami de la joie penche la tête sur l’épaule droite, tandis que son sang rougit son bras et sa poitrine : on dirait qu’il s’endort au milieu des coupes de vin répandues, comme il voulait faire dans les orgies d’un festin.

Le rapide sauvage suit la hache qu’il a lancée, la reprend, et en décharge un coup effroyable sur Bois-Robert, dont la poitrine s’ouvre comme celle d’une blanche victime sous le couteau du sacrificateur. Bois-Robert avait pour aïeul ce guerrier qui escalada les rochers de Fécamp. Il comptait à peine dix-sept années : sa mère, assise sur le rivage de la France, avait longtemps regardé, en répandant des pleurs, le vaisseau qui emportait le fils de son amour. Outougamiz est tout à coup frappé de la pâleur du jeune homme, de la grâce de cette chevelure blonde qui ombrage un front décoloré, et descend, second voile, sur des yeux déjà recouverts de leurs longues paupières.

Pauvre nonpareille, lui dit-il, qui te revêtais à peine d’un léger duvet, te voilà tombée de ton nid ! Tu ne chanteras plus sur la branche ! Puisse ta mère, si tu as une mère, pardonner à Outougamiz ! Les douleurs d’une mère sont bien grandes. Hélas ! tu étais à peu près de mon âge ! Et moi aussi, il me faudra mourir, mais les esprits sont témoins que je n’avais aucune haine contre toi ; je n’ai fait ce mal qu’en défendant la tombe de ma mère. » Ainsi vous parliez, naïf et tendre sauvage ; les larmes roulaient dans vos yeux. Bois-Robert entendit votre simple éloge funèbre, et il sourit en exhalant son dernier soupir.

Tandis que, vaincus et vainqueurs, les Français et les Natchez continuent de toutes parts le combat, Chépar ordonne aux légers dragons de mettre pied à terre, d’écarter les arbres et les morts pour ouvrir un passage à la pesante cavalerie et au bataillon helvétique. L’ordre est exécuté. On roule avec effort, on soulève avec des leviers faits à la hâte, le tronc des chênes, les débris des canons et des chars : un écoulement est ouvert aux eaux dont le fleuve a inondé la plaine.

De paisibles castors, dans des vallons solitaires, s’empressent à finir un commun ouvrage : les uns scient les bouleaux et les abattent sur le courant onde, afin d’en former une digue ; les autres traînent sur leur queue les matériaux destinés aux architectes ; les palais de la Venise du désert s’élèvent ; des artisans de luxe en tapissent les planchers avec une fraîche verdure, et préparent les salles du bain, tandis que des constructeurs bâtissent plus loin, au bord du lac, les agréables châteaux de la campagne. Cependant de vieux castors, pleins d’expérience dirigent les travaux de la république, font préparer les magasins de vivres, placent des sentinelles avancées pour la sûreté du peuple, récompensent les citoyens diligents et exilent les paresseux : ainsi l’on voyait travailler les Français sur le champ des combats. Partout se forment des pyramides où les guerriers moissonnés par le fer sont entassés au hasard : les uns ont le visage tourné vers la terre, qu’ils pressent de leurs bras raidis ; les autres laissent flotter leurs chevelures sanglantes du haut des pyramides funèbres comme les plantes humides de rosée pendent du flanc des roches ; ceux-ci sont tournés sur le côté ; ceux-là semblent regarder le ciel de leurs yeux hagards, et sur leurs traits immobiles la mort a fixé les convulsions de la vie fugitive. Des têtes séparées du tronc, des membres mutilés remplissent les vides de ces trophées ; du sang épaissi cimente ces épouvantables monuments de la rage des hommes et de la colère du ciel. Bien différents s’élèvent dans une riante prairie, au milieu des ruisseaux et des doux ombrages, ces monceaux d’herbes et de fleurs tombées sous la faux de l’homme champêtre : Flore, un râteau à la main, invite les bergers à danser à la fête printanière, et les jeunes filles, avec leurs compagnes, se laissent rouer en folâtrant du sommet de la meule embaumée.

La trompette sonne, et la cavalerie se précipite dans les chemins qui lui sont ouverts. Un bruit sourd s’élève de la terre, que l’on sent trembler sous ses pas. Des batteries soudainement démasquées mugissent à la fois. Les échos des forêts multiplient la voix de ces tonnerres, et le Meschacebé y répond en battant ses rives. Satan mêle à ce tumulte des rumeurs surnaturelles qui glaceraient d’effroi les cœurs les plus intrépides. Jamais tel bruit n’avait été ouï, depuis le jour où le chaos, forcé de fuir devant le Créateur, se précipita aux confins des mondes arrachés de ses entrailles ; un fracas plus affreux ne se fera point entendre lorsque, la trompette de l’ange réveillant les morts dans leur poussière, tous les tombeaux s’ouvriront à la fois et reproduiront la race pâlissante des hommes. Les légions infernales répandues dans les airs obscurcissent le soleil ; les Indiens crurent qu’il s’allait éteindre. Tremblantes sur leurs bases, les Andes secouèrent leurs glaçons, et les deux Océans soulevés menacèrent de rompre l’isthme qui joint l’une et l’autre Amérique.

Suivi de ses centaures, Causans plonge dans les rangs des Natchez. Comme, dans une colonie naissante, un laboureur, empruntant de son voisin des poulains et des cavales, les fait entrer dans une grange où les gerbes de froment sont régulièrement étendues ; des enfants, placés au centre de l’aire, contraignent par leurs cris joyeux les paisibles animaux à fouler les richesses rustiques ; une charmante harmonie règne entre la candeur des enfants, l’innocence des dons de Cérès et la légèreté des jeunes poulains qui bondissent sur les épis, en suivant leurs mères : Causans et ses chevaux homicides broient sous leurs pas une moisson de héros. Et comme des abeilles dont un ours a découvert les trésors dans le creux d’un chêne se jettent sur le ravisseur et le percent de leur aiguillon, ainsi, ô Natchez ! le poignard à la main, vous résistez aux cavaliers et à leur chef, fils du brave Henri et de l’aimable Laure.

Les chevaux percés de flèches bondissent, se cabrent, secouent leur crinière, frottent leur bouche écumante contre leur pied raidi, ou lèvent leurs naseaux sanglants vers le ciel ; superbes encore dans leur douleur guerrière, soit qu’ils aient renversé leurs maîtres, soit qu’ils les emportent à travers le champ de bataille.

Peut-être, dans l’ardeur dont les combattants étaient animés, tous les Français et tous les Indiens allaient périr, si, des bords entrouverts du firmament, Catherine des Bois, qui voyait ce massacre, n’eût levé les mains vers le trône du Tout-Puissant. Une voix divine se fit entendre : « Vierge compatissante, cessez vos douleurs ; ma miséricorde viendra après ma justice. Mais bientôt l’auteur de tous ces maux va suspendre lui-même, afin de mieux favoriser ses projets, la fureur des guerriers. »

Ainsi retentirent dans l’éternité ces paroles qui tombèrent de soleil en soleil, et descendirent, comme une chaîne d’or, jusqu’aux abîmes de la terre.

En même temps le roi des enfers, jugeant le combat arrivé au point nécessaire pour l’accomplissement de ses desseins, songe à séparer les combattants.

Il vole à la grotte où le démon de la nuit se cache pendant que le soleil anime la nature. La reine des ténèbres était alors occupée à se parer. Les songes plaçaient des diamants dans sa chevelure azurée ; les mystères couvraient son front d’un bandeau, et les amours, nouant autour d’elle les crêpes de son écharpe, ne laissaient paraître qu’une de ses mamelles, semblable au globe de la lune ; pour sceptre, elle tenait à la main un bouquet de pavots. Tantôt elle souriait dans un profond silence, tantôt elle faisait entendre des chants comme ceux du rossignol ; la volupté rouvrait sans cesse ses yeux, qu’un doux sommeil fermait sans cesse ; le bruit de ses ailes imitait le murmure d’une source ou le frémissement du feuillage ; les zéphyrs naissaient de son haleine. Ce démon de la nuit avait toutes les grâces de l’ange de la nuit, mais, comme celui-ci, il ne présidait point au repos de la vertu, et ne pouvait inspirer que des plaisirs ou des crimes.

Jamais le monarque des ombres n’avait vu sa fille aussi charmante. « Ange ravissant, lui dit-il, il n’est pas temps de vous parer : quittez ces brillants atours et prenez votre robe des tempêtes. Vous savez ce que vous me devez : vous n’étiez pas avant la chute de l’homme, et vous avez pris naissance dans mes ténèbres. »

La Nuit, fille obéissante, arrache ses ornements ; elle se revêt de vapeurs et de nuages, comme lorsqu’elle veut favoriser des amours funestes ou les noirs complots de l’assassin. Elle attelle à son char deux hiboux, qui poussent des cris dolents et lamentables : conduite par le prince des enfers, elle arrive sur le champ de bataille.

Soudain les guerriers cessent de se voir et ne portent plus dans l’ombre que des coups inutiles. Le ciel ouvre ses cataractes ; un déluge, se précipitant des nues, éteint les salpêtres de Mars. Les vents agitent les forêts, mais cet orage est sans tonnerre, car Jéhovah s’est réservé les trésors de la grêle et de la foudre.

Le combat cesse : Chépar fait sonner la retraite : l’armée française se replie confusément dans l’obscurité et rétrograde vers ses retranchements. Chaque chef suit avec sa troupe le chemin qu’il croit le plus court, tandis que des soldats égarés tombent dans les précipices ou se noient dans les torrents.

Alors la nuit, déchirant ses voiles et calmant ses souffles, laisse descendre une lueur incertaine sur le champ du combat où les Indiens étaient demeurés épars. Aux reflets de la lune, on apercevait des arbres brisés par les bombes et les boulets, des cadavres flottants dans le débordement du Meschacebé, des chevaux abattus ou errant à l’aventure, des caissons, des affûts et des canons renversés, des armes et des drapeaux abandonnés, des groupes de jeunes sauvages immobiles, et quelques sachems isolés, dont la tête chauve et mouillée jetait une pâle lumière. Ainsi, du haut de la forteresse de Memphis, quand le Nil a surmonté ses rivages, on découvre, au milieu des plaines inondées quelques palmiers à demi déracinés, des ruines qui sortent du sein des flots, et le sommet grisâtre des Pyramides.

Bientôt ce qui reste des tribus se retire vers les bocages de la mort. Outougamiz, en pénétrant dans l’enceinte sacrée, entrevoit, assis sur un tombeau, un guerrier couvert de sang. Le frère de Céluta s’arrête : Qui es-tu ? dit-il : es-tu l’âme de quelque guerrier tombé aujourd’hui sous le tomahawk d’Areskoui, en défendant les foyers de nos pères ? »

L’ombre inclinée ne répond point ; le grand-prêtre survient, et s’avance vers le fantôme avec des évocations. Les sauvages le suivent. Soudain un cri : « Un homme blanc ! un homme blanc ! »

D’Artaguette, blessé dans le combat et perdu dans la nuit, s’était réfugié aux tombeaux des sauvages. Outougamiz reconnaît le Français contre lequel il a combattu, le Français protecteur de Céluta, le Français ami de René. Touché des malheurs de d’Artaguette, et désirant le sauver il le réclame comme son prisonnier. « Je ne souffrirai point, s’écrie-t-il, que l’on brûle ce suppliant.

Quoi ! il aurait vainement demandé l’hospitalité aux tombeaux de nos aïeux ? il aurait en vain chercher la paix dans le lieu où toutes les guerres finissent ? Et que dirait René du pays de l’Aurore, le fils adoptif du sage Chactas, cet ami qui m’a donné la chaîne d’or ? « Va, me dirait-il, homme cruel, cherche un autre compagnon pour errer dans les vallées ; je ne veux point de commerce avec les vautours qui déchirent les infortunés. » « Non ! non ! je ne descendrai point chez les morts avec un pareil grain noir dans le collier de ma vie. »

Ainsi parlait le frère de Céluta. L’inexorable Adario ordonne que l’on saisisse le guerrier blanc, et qu’il soit réservé au supplice du feu. Chactas avait fait abolir cet affreux usage ; mais le vénérable sachem était prisonnier au fort Rosalie, et les Indiens irrités n’écoutaient que la vengeance. Les femmes qui avaient perdu leurs fils dans le combat entouraient l’étranger en poussant des hurlements : telles les ombres se pressaient autour d’Ulysse, dans les ténèbres cymmériennes, pour boire le sang des victimes ; tels les Grecs chantaient autour du bûcher de la fille d’Hécube, immolée aux mânes de l’impitoyable Achille.

LIVRE ONZIÈME

Sur une colline, à quelque distance du champ de bataille, s’élevait un sycomore dont la cime était couronnée ; tous les soirs des milliers de colombes se venaient percher sur ses rameaux desséchés. Ce fut au pied de cet arbre que le commandant de l’armée française résolut de passer la nuit, et d’as- sembler le conseil des officiers pour délibérer sur le parti qui restait à prendre.

Le bûcher du bivouac est allumé ; des sentinelles sont placées à diverses distances, et les chefs arrivent aux ordres de Chépar. Ils forment un cercle autour du foyer des veilles. On voyait, à la lueur des flammes, les visages fatigués et poudreux, les habits déchirés et sanglants, les armes demi-brisées, les casques fracassés, les chapeaux percés de balles, et tout le noble désordre de ces vaillants capitaines, tandis que les colombes, fidèles à leur retraite accoutumée, loin de fuir les feux, se venaient reposer avec les guerriers.

La résistance inattendue des sauvages avait effrayé le commandant du fort Rosalie : il commençait à craindre de s’être laissé trop emporter à l’humeur intéressée des colons. Il avait livré le combat sans en avoir reçu l’ordre précis du gouverneur de la Louisiane, et avant l’arrivée des troupes annoncées d’Europe. Un nombre assez considérable de soldats et plusieurs officiers étaient restés sur le champ de bataille : l’absence du capitaine d’Artaguette alarmait.

L’opinion des chefs, rassemblés autour de Chépar, était partagée : les uns voulaient continuer le combat au lever du jour ; les autres prétendaient que le châtiment infligé aux sauvages était assez sévère : il s’agissait moins, disaient-ils, d’exterminer ces peuples que de les soumettre ; sans doute les Indiens seraient disposés à un arrangement, et dans tous les cas la suspension des hostilités donnerait aux Français le temps de recevoir des secours.

Fébriano ne parut point à ce conseil : sa conduite sur le champ de bataille lui fit craindre la présence de ses valeureux compagnons d’armes : c’était dans de secrètes communications avec Chépar que le renégat espérait reprendre son influence et son crédit.

Le feu du bivouac ne jetait plus que des fumée, l’aube blanchissait l’orient, les oiseaux commençaient à chanter ; le conseil n’avait point encore fixe ses résolutions. Tout à coup retentit l’appel d’une sentinelle avancée ; on voit courir des officiers : la grand’garde fait le premier temps des feux. Un parti de jeunes Indiens, commandés par cet Outougamiz dont l’armée française avait admiré la valeur, se présentait au poste. Ces guerriers s’arrêtent à quelque distance ; de leurs rangs sort un jeune homme, pâle, la tête nue, portant un uniforme français taché de sang : c’était d’Artaguette. Il s’appuyait sur le bras d’une négresse qui allaitait un enfant : on le reçut à l’avant-garde ; les Indiens se retirèrent.

Conduit au général, d’Artaguette parla de la sorte devant le conseil :

— Blessé vers la fin du combat, le brave grenadier Jacques me porta hors de la mêlée. Jacques était blessé lui-même ; je le forçai de se retirer : il obéit à mes ordres, mais dans le dessein de m’aller chercher des secours. La nuit ayant fait cesser le combat, je parvins à me traîner à ce cimetière des Indiens, qu’ils appellent les bocages de la mort : là je fus trouvé par le jongleur : on me condamna au supplice des prisonniers de guerre. Outougamiz me voulut en vain sauver : sa sœur, non moins généreuse, fit ce qu’il n’avait pu faire. La loi indienne permet à une femme de délivrer un prisonnier en l’adoptant ou pour frère ou pour mari. Céluta a rompu mes liens ; elle a déclaré que j’étais son frère : elle réserve sans doute l’autre titre à un homme plus digne que moi de le porter.

Les Indiens, dont je suis devenu le fils adoptif, m’ont chargé de paroles de paix. Outougamiz, mon frère sauvage, m’a escorté jusqu’à l’avant-garde de notre armée ; une négresse appelée Glazirne, que j’avais connue au fort Rosalie, et qui se trouvait aux Natchez, m’a prêté l’appui de son bras pour arriver au milieu de vous. Je ne dirai point au général que j’étais opposé à la guerre : il a dû, dans son autorité et dans sa sagesse, décider ce qui convenait le mieux au service du roi, mais je pense que les Natchez étant aujourd’hui les premiers à parler de paix, l’honneur de la France est à couvert. Les Indiens m’ont accordé la vie et rendu la liberté. Chactas peut être échangé contre moi : je serai glorieux d’avoir servi de rançon à ce vieillard illustre.

Le sang et le courage du capitaine d’Artaguette étaient encore plus éloquents que ses paroles : un murmure flatteur d’applaudissements se répandit dans le conseil. Chépar vit un moyen de se tirer avec honneur du pas dangereux où il s’était engagé : il déclara que puisque les sauvages imploraient une trêve, il consentait à la leur accorder, leur voulant apprendre qu’on n’avait jamais recours en vain à sa clémence. Chactas, qu’on envoya chercher au fort Rosalie, conclut une suspension d’armes qui devait durer un an, et dans le cours de laquelle des sachems expérimentés et des notables Français s’occuperaient à régler le partage des terres.

Quelques jours suffirent pour donner la sépulture aux morts : une nature vierge et vigoureuse eut bientôt fait disparaître dans les bois les traces de la fureur des hommes, mais les haines et les divisions ne firent que s’accroître. Tous ceux qui avaient perdu des parents ou des amis sur le champ de bataille respiraient la vengeance : les Indiens, rendus plus fiers par leur résistance, étaient impatients de redevenir entièrement libres ; les habitants de la
Des tourbillons de fumée s’élèvent des
cabanes voisines (page 84). colonie, trompés dans leur premier espoir, convoitaient plus que jamais les concessions dont ils se voyaient privés, et Chépar, humilié d’avoir été arrêté par des sauvages, se promettait, quand il aurait réuni de nouveaux soldats, de faire oublier le mauvais succès d’une démarche précipitée.

Cependant on ne recevait aux Natchez aucune nouvelle du Soleil et de son armée : les messagers envoyés au Grand Chef pour l’instruire de l’attaque des Français n’étaient point revenus. L’inquiétude commençait à se répandre, et l’on remarquait dans Akansie une agitation extraordinaire.

Toute la tendresse de Céluta, qui n’était plus alarmée pour Outougamiz sorti du combat couvert de gloire, s’était portée sur le frère d’Amélie. Outougamiz aurait déjà volé vers René, s’il n’eût été occupé par ordre des sachems, à donner les fêtes de l’hospitalité aux guerriers des tribus alliées, qui s’étaient trouvés au combat. Outougamiz disait à sa sœur : « Sois tranquille ; mon ami aura triomphé comme moi. C’est à son manitou que je dois la victoire ; le mien l’aura sauvé de tous les périls. »

Outougamiz jugeait par la force de son amitié de la puissance de son génie tutélaire : il jugeait mal.

Une nuit, un Indien détaché du camp du Soleil annonça le retour de la tribu de l’Aigle. La nouvelle se répand dans les cabanes ; les familles s’assemblent sous un arbre, à la lueur des flambeaux, pour écouter les cris d’arrivée : Outougamiz et Céluta sont les premiers au rendez-vous.

On entend d’abord le cri d’avertissement de l’approche des guerriers : toutes les oreilles s’inclinent, toutes les têtes se penchent en avant ; toutes les bouches s’entr’ouvrent, tous les yeux se fixent, tous les visages expriment le sentiment confus de la crainte et de l’espérance.

Après le cri d’avertissement commencent les cris de mort. Chactas comptait à haute voix ces cris, répétés autant de fois qu’il y avait de guerriers perdus : la nation répondit par une exclamation de douleur. Chaque famille se demande si elle n’a point fourni quelque victime au sacrifice ; si un père, un frère, un fils, un mari, un amant, ne sont point descendus à la contrée des âmes : Céluta tremblait et Outougamiz paraissait pétrifié.

Les cris de guerre succédèrent aux cris de mort ; ils annonçaient la quantité de chevelures enlevées à l’ennemi et le nombre des prisonniers faits sur lui. Ces cris de guerre excédant les cris de mort, une exclamation de triomphe se prolongea dans les forêts.

La tribu de l’Aigle parut alors, et défila entre deux rangs de flambeaux. Les spectateurs cherchaient à découvrir leur bonheur ou leur infortune : on vit tout d’abord que le vieux Soleil manquait, et Outougamiz et sa sœur n’aperçurent point le frère d’Amélie. Céluta, défaillante, fut à peine soutenue dans les bras d’Outougamiz, aussi consterné qu’elle. Mila se cacha en disant : « Je lui avais recommandé de ne pas mourir ! »

Ondouré, qui remplaçait le Soleil dans le commandement des guerriers, marchait d’un air victorieux. Il salua la femme-chef, qui, au lieu de jouir de l’avènement de son fils au pouvoir suprême, semblait troublée par quelque remords. Averti de ce qui se passait, Chactas gardait une contenance douloureuse et sévère.

À mesure que la troupe s’avançait vers le grand village, les chefs adressaient quelques mots aux diverses familles : « Ton fils s’est conduit dans la bataille comme un buffle indompté, » disait un guerrier à un père, et le père répondait : « C’est bien. » - « Ton fils est mort, » disait un autre guerrier à une mère, et la mère répondait en pleurant : « C’est égal. »

Le conseil des sachems s’assemble : Ondouré, appelé devant ce conseil, fait le récit de l’expédition. Selon ce récit, les Natchez avaient trouvé les Illinois venant eux-mêmes attaquer les Natchez : dans le combat produit par cette rencontre, la victoire s’était déclarée en faveur des premiers, mais malheureusement le Soleil était tombé mort, percé d’une flèche. « Quant au coupable auteur de cette guerre, ajouta Ondouré, resté au pouvoir de l’ennemi, il expie à présent même, dans le cadre de feu, le châtiment dû à son sacrilège. » Ondouré aurait bien voulu accuser de lâcheté son rival ; mais René, blessé trois fois en défendant le Soleil, avait fait si publiquement éclater sa valeur aux yeux des sauvages, qu’Ondouré même fut obligé de rendre témoignage à cette valeur.

« Devenu chef des guerriers, reprit-il, j’aurais poursuivi ma victoire, si l’un de vos messagers ne m’eût apporté la nouvelle de l’attaque des Français : j’ai commandé la retraite, et suis accouru à la défense de nos foyers. »

Pendant le récit d’Ondouré, la femme-chef avait donné des signes d’un trouble extraordinaire : on la vit rougir et pâlir. D’après quelques mots échappés à son coupable amant, lorsqu’il marcha aux Illinois, Akansie ne douta point que la flèche lancée contre le vieux Soleil ne fût partie de la main d’Ondouré. Le criminel lui-même se vint bientôt vanter auprès de la jalouse Indienne d’avoir fait commencer le règne du jeune Soleil. « Ma passion pour vous, dit-il, m’a emporté trop loin peut-être : disposez de moi, et ne songez qu’à établir votre puissance. » Ondouré espérait se faire nommer édile par le crédit de la femme-chef, et gouverner la nation comme tuteur du souverain adolescent.

La mort du vieux Soleil opérait une révolution dans l’État : en lui expirait un des trois vieillards qui avaient aboli la tyrannie des anciens despotes des Natchez. Il ne restait plus que Chactas et Adario, tous deux au moment de disparaître.

Chactas conçut des soupçons sur le genre de mort de son ami : on ne disait point de quel côté la flèche avait frappé le chef centenaire ; on ne rapportait point le corps de ce vénérable chef, bien qu’on eût obtenu la victoire. Un bruit courait parmi les guerriers de la tribu de l’Aigle, que le Soleil avait été blessé par derrière, qu’il était tombé sur le visage, et que, longtemps défendu à terre par le guerrier blanc, l’un et l’autre, indignement abandonnés, étaient demeurés vivants aux mains de l’ennemi.

Ce bruit n’avait que trop de fondement ; telle était l’affreuse vérité : René et le Soleil avaient été faits prisonniers. Les Illinois se consolèrent de leur défaite en se voyant maîtres du grand-chef des Natchez : non poursuivis dans leur retraite, ils emmenèrent paisiblement leurs victimes.

Après un mois de marche, de repos et de chasse, ils arrivèrent à leur grand village : là, les prisonniers devaient être exécutés. Par un raffinement de barbarie, on avait pris soin de panser les blessures du frère d’Amélie et du Soleil ; les captifs étaient gardés jour et nuit, avec les précautions que le démon de la cruauté inspire aux peuples de l’Amérique.

Lorsque les Illinois découvrirent leur grand village, ils s’arrêtèrent pour préparer une entrée triomphante. Le chef de la troupe s’avança le premier en jetant les cris de mort. Les guerriers venaient ensuite rangés deux à deux : ils tenaient, par l’extrémité d’une corde, René et le chef des Natchez à moitié nus, les bras liés au-dessus du coude.

Le cortège parvint ainsi sur la place du village : une foule curieuse s’y trouvait déjà assemblée ; cette foule se pressait, s’agitait, dansait autour du vieux Soleil et de son compagnon : telles, dans un soir d’automne, d’innombrables hirondelles voltigent autour de quelques ruines solitaires ; tels les habitants des eaux se jouent dans un rayon d’or qui pénètre les vagues du Meschacebé, tandis que les fleurs des magnolias, détachées par le souffle de la brise, tombent en pluie sur la surface de l’onde.

Lorsque l’armée et tous les sauvages furent réunis dans le lieu de douleur, le grand-prêtre donna le signal du prélude des supplices, appelé, par l’horrible Athaensic, les caresses aux prisonniers.

Aussitôt les Indiens, rangés sur deux lignes, frappent avec des bâtons de cèdre le chef des Natchez : celui-ci, sans hâter sa marche, passe entre ses bourreaux, comme un fleuve qui roule la lenteur de ses flots entre deux rives verdoyantes. René s’attendait à voir tomber la victime ; il ignorait que ces maîtres en supplice évitaient de porter les coups aux parties mortelles, afin de prolonger leurs plaisirs. « Vénérable sachem, s’écriait le frère d’Amélie, quelle destinée ! Moi, je suis jeune ; je puis souffrir : mais vous ! »

Le Soleil répondit : « Pourquoi me plains-tu ? je n’ai pas besoin de ta pitié. Songe à toi : rappelle tes forces. L’épreuve du feu commencera par moi, parce que je suis un chêne desséché sur ma tige et propre à m’embraser rapidement. J’espère jeter une flamme dont la lumière éclairera ma patrie et réchauffera ton courage. »

Après ces traitements faits à la vieillesse, le jeune Français eut à supporter les mêmes barbaries ; ensuite les deux prisonniers furent conduits dans une cabane, où on leur prodigua tous les secours et tous les plaisirs : l’oiseau de Minerve canadienne brise le pied de ses victimes et les engraisse dans son aire durant les beaux jours, pour les dévorer dans la saison des frimas.

La nuit vint : René, couvert de blessures, était couché sur une natte à l’une des extrémités de la cabane. Des gardes veillaient à la porte. Une femme vêtue de blanc, une couronne de jasmin jaune sur la tête, s’avance dans l’ombre ; on entendait couler ses larmes. « Qui es-tu ? » dit René en se soulevant avec peine. « Je suis la Vierge des dernières amours, répondit l’Indienne. Mes parents ont demandé pour moi la préférence, car ils haïssent Venclao, que j’aime. Voilà pourquoi je pleure à ton chevet : je m’appelle Nélida. »

René répondit dans la langue des sauvages : « Les baisers d’une bouche qui n’est point aimée sont des épines qui percent les lèvres. Nélida, va retrouver Venclao ; dis-lui que l’étranger des sassafras a respecté ton amour et ton malheur. » À ces mots, la fille des Illinois s’écria : « Manitou des infortunés, écoute ma prière ! Fais que ce prisonnier échappe au sort qu’on lui réserve ! il n’a point flétri mon sein ! puisse sa bien-aimée lui être attachée comme l’épouse de l’alcyon, qui porte aux rayons du soleil son époux languissant sous le poids des années ! »

En achevant ces paroles, la Vierge des dernières amours prit les fleurs de jasmin qui couvraient ses cheveux, et les déposa sur le front de René : mœurs extraordinaires dont la trame semble être tissue par les Muses et par les Furies.

« Couronnée de ta main, dit le jeune homme à Nélida, la victime sera plus agréable au Grand-Esprit. » René, depuis longtemps, avait assez de la vie ; content de mourir, il offrait au ciel les tourments qu’il allait endurer pour l’expiation de ceux d’Amélie.

Dans ce moment les gardes entrèrent, et la fille des Illinois se retira.

Elle vint, l’heure des supplices : les Indiens racontèrent que l’astre de la lumière, épouvanté, ne sortit point ce jour-là du sein des mers, et qu’Athaënsic, déesse des vengeances, éclaira seule la nature. Les prisonniers furent conduits au lieu de l’exécution.

Le chef des Natchez est attaché à un poteau, au pied duquel s’élevait un amas d’écorces et de feuilles séchées : le frère d’Amélie est réservé pour la dernière victime. Le grand-prêtre paraît au milieu du cercle que formait la foule autour du poteau ; il tient à la main une torche, qu’il secoue en dansant. Bientôt il communique le feu au bûcher : on eût cru voir un de ces sacrifices offerts par les anciens Grecs sur les bords de l’Hellespont : le mont Ida, le Xante et le Simoïs pleuraient Astyanax et les ruines fumantes d’Ilion.

On brûle d’abord les pieds du vieillard, aussi tranquille au feu du bûcher que s’il eût été assis, aux rayons du matin, à la porte de sa cabane. Le sachem chante au milieu des tourments qui le conduisent à la tombe, comme l’époux répète le cri d’hyménée en s’approchant du lit nuptial. Les bourreaux, irrités, épuisent la fécondité de leur infernal génie. Ils enfoncent dans les plaies de l’ami de Chactas des éclisses de pin enflammées, et lui crient : « Eclaire-nous donc maintenant, ô bel astre ! » Tel un soleil couronnant son front du feu le plus doux se couche au milieu du concert de la nature : ainsi parut aux Illinois la victime rayonnante.

Athaensic souffle sa rage dans les cœurs : un jongleur, qu’une louve avait nourri dans un antre du Niagara, se précipite sur le sachem, lui arrache la peau de la tête et répand des cendres rougies sur le crâne découvert du vieillard. La douleur abat le chef des Natchez aux pieds de ses ennemis.

Bientôt réveillé d’un évanouissement dont il s’indigne, il saisit un tison, appelle et défie ses persécuteurs : cantonné au milieu de son bûcher, il est un moment la terreur de toute une armée. Un faux pas le livre de nouveau aux inventeurs des tortures : ils se jettent sur le vieillard ; la hache coupe ces pieds qui visitaient la cabane des infortunés, ces mains qui pansaient les blessures. On roule un tronc encore vivant sur la braise, dont la violence sert de remède aux plaies de la victime et les cicatrise, tandis que le sang fume sur les charbons, comme l’encens dans un sacrifice.

Le chef n’a pas succombé ; il écarte encore de ses regards les guerriers les plus proches, et fait reculer les bourreaux. Moins effrayant est le serpent dont le voyageur a séparé les anneaux avec un glaive : le dragon mutilé s’agite aux pieds de son ennemi, soufflant sur lui ses poisons, le menaçant de ses ardentes prunelles, de sa triple langue et de ses longs sifflements.

— René ! s’écrie enfin le vieillard d’une voix qui semble avoir redoublé de force, je vais rejoindre mes pères ! Je ne me suis livré à ces actions qu’afin de t’encourager à mourir et de te montrer ce que peut un homme lorsqu’il veut exercer toute la puissance de son âme. Pour l’honneur de ta nouvelle patrie, imite mon exemple.

Il expire. Il avait accompli un siècle : sa vertu antique, cultivée si longtemps sur la terre, s’épanouit aux rayons de l’éternité, comme l’aloès américain qui au bout de cent printemps ouvre sa fleur aux regards de l’aurore.

LIVRE DOUXIÈME


Le courage du chef des Natchez avait exalté la fureur des Illinois. Ils s’écriaient, pleins de rage : « Si nous n’avons pu tirer un mugissement de ce vieux buffle, voici un jeune cerf qui nous dédommagera de nos peines. » Femmes, enfants, sachems, tous s’empressent au nouveau sacrifice : le génie des vengeances sourit aux tourments et aux larmes qu’il prépare.

Sur une habitation américaine que gouverne un maître humain et généreux, de nombreux esclaves s’empressent à recueillir la cerise du café : les enfants la précipitent dans des bassins d’une eau pure ; les jeunes Africaines l’agitent avec un râteau pour détacher la pulpe vermeille du noyau précieux, ou étendent sur des claies la récolte opulente. Cependant le maître se promène sous des orangers, promettant des amours et du repos à ses esclaves, qui font retentir l’air des chansons de leur pays : ainsi les Illinois s’empressent, sous les regards d’Athaënsic, à recueillir une nouvelle moisson de douleurs. En peu de temps l’ouvrage se consomme, et le frère d’Amélie, dépouillé par les sacrificateurs, est attaché au pilier du sacrifice.

Au moment où le flambeau abaissait sa chevelure de feu pour la répandre sur les écorces, des tourbillons de fumée s’élèvent des cabanes voisines : parmi des clameurs confuses on entend retentir le cri des Natchez ; un parti de cette nation portait la flamme chez les Illinois. L’épouvante et la confusion se mettent dans la foule assemblée autour du frère d’Amélie ; les jongleurs prennent la fuite ; les femmes et les enfants les suivent : on se disperse sans écouter la voix des chefs, sans se réunir pour se défendre. Dans la terreur dont les esprits sont frappés, la petite troupe des Natchez pénètre jusqu’au lieu du sang. Un jeune chef, la hache à la main, devance ses compagnons. Qui déjà ne l’a nommé ? C’est Outougamiz. Il est au bûcher ; il a coupé les liens funestes !

Toutes les paroles de tendresse et de pitié prêtes à s’échapper de son âme par lui sont étouffées. Rien n’est fait encore : René n’est pas sauvé ; un seul instant de retard le peut perdre. Revenus de leur première frayeur, les Illinois se sont aperçus du petit nombre des Natchez ; ils se rassemblent avec des cris et entourent la troupe libératrice. Les efforts de cette troupe lui ouvrent un chemin : mais que peuvent douze guerriers contre tant d’ennemis ? En vain les Natchez ont placé au milieu d’eux le frère d’Amélie : ses blessures le rendent boiteux et pesant ; sa main percée d’une flèche ne peut lever la hache, et presque à chaque pas il va mesurer la terre.

Outougamiz charge le frère d’Amélie sur ses épaules, le fardeau sacré semble lui avoir donné des ailes : le frère de Céluta glisse sur la pointe des herbes ; on n’entend ni le bruit de ses pas ni le murmure de son haleine. D’une main il retient son ami, de l’autre il frappe et combat. À mesure qu’il s’avance vers la forêt voisine, ses compagnons tombent un à un à ses côtés : quand il pénétra avec René dans la forêt, il restait seul.

Déjà la nuit était descendue ; déjà Outougamiz s’était enfoncé dans l’épaisseur des taillis, où, déposant René parmi de longues herbes, il s’était couché près de lui : bientôt il entend des pas. Les Illinois allument des flambeaux qui éclairent les plus sombres détours du bois.

René veut adresser les paroles de sa tendre admiration au jeune sauvage, mais celui-ci lui ferme la bouche : il connaissait l’oreille subtile des Indiens. Il se lève, trouve avec joie que le frère d’Amélie a repris quelque force, lui ceint les reins d’une corde et l’entraîne au bas d’une colline qui domine un marais.

Les deux infortunés cherchent un asile au fond de ce marais : tantôt ils plongent dans le limon qui bouillonne autour de leur ceinture ; tantôt ils montrent à peine la tête au-dessus des eaux. Ils se frayent une route à travers les herbes aquatiques qui entravent leurs pieds comme des liens, et parviennent ainsi à de hauts cyprès, sur les genoux desquels ils se reposent.

Des voix errantes s’élèvent autour du marais. Des guerriers se disaient les uns aux autres : « Il s’est échappé. » Plusieurs soutenaient qu’un génie l’avait délivré. Les jeunes Illinois se faisaient de mutuels reproches, tandis que des sachems assuraient qu’on retrouverait le prisonnier, puisqu’on était sur ses traces ; et ils poussaient des dogues dans les roseaux. Les voix se firent entendre ainsi quelque temps : par degrés elles s’éloignèrent et se perdirent enfin dans la profondeur des forêts.

Le souffle refroidi de l’aube engourdit les membres de René ; ses plaies étaient déchirées par les buissons et les ronces, et de la nudité de son corps découlait une eau glacée : la fièvre vint habiter ses os, et ses dents commencèrent à se choquer avec un bruit sinistre. Outougamiz saisit René de nouveau, le réchauffa sur son cœur, et quand la lumière du soleil eut pénétré sous la voûte des cyprès, elle trouva le sauvage tenant encore son ami dans ses bras.

Mère des actions sublimes ! toi qui, depuis que la Grèce n’est plus, as établi ta demeure sur les tombeaux indiens, dans les solitudes du Nouveau-Monde ! toi qui, parmi ces déserts, es pleine de grandeur, parce que tu es pleine d’innocence ! amitié sainte ! prête-moi tes paroles les plus fortes et les plus naïves, ta voix la plus mélodieuse et la plus touchante, tes sentiments exaltés, tes feux immortels, et toutes les choses ineffables qui sortent de ton cœur, pour chanter les sacrifices que tu inspires ! Oh ! qui me conduira au champ des Rutules, à la tombe d’Euryale et de Nisus, où la Muse console encore des mânes fidèles ! Tendre divinité de Virgile, tu n’eus à soutirer que la mort de deux amis : moi j’ai à peindre leur vie infortunée.

Qui dira les douces larmes du frère d’Amélie ? qui fera voir ses lèvres tremblantes où son âme venait errer ? qui pourra représenter sous l’abri d’un cyprès, parmi des roseaux, Outougamiz, sa chaîne d’or, Manitou de l’amitié, serrée à triple nœud sur sa poitrine, Outougamiz soutenant dans ses bras l’ami qu’il a délivré, cet ami couvert de fange et de sang, et dévoré d’une fièvre ardente ? Que celui qui le peut exprimer nous rende le regard de ces deux hommes, quand, se contemplant l’un l’autre en silence, les sentiments du ciel et du malheur rayonnaient et se confondaient sur leur front. Amitié ! que sont les empires, les amours, la gloire, toutes les joies de la terre, auprès d’un seul instant de ce douloureux bonheur ?

Outougamiz, par cet instinct de la vertu qui fait deviner le crime, avait ajouté peu de foi au récit d’Ondouré ; ce qu’il recueillit de la bouche de divers guerriers augmenta ses doutes. Dans tous les cas, René était mort ou pris, et il fallait ou lui donner la sépulture ou le délivrer des flammes.

Outougamiz cache ses desseins à Céluta : il n’avertit qu’une troupe de jeunes Natchez qui consentent à le suivre. Il se dépouille de tout vêtement, et ne garde qu’une ceinture pour être plus léger ; il peint son corps de la couleur des ombres ; ceint le poignard, s’arme du tomahawk ; attache sur son cœur la chaîne d’or, suspend de petits pains de maïs à son côté, jette l’arc sur son épaule, et rejoint dans la forêt ses compagnons. Il se glisse avec eux dans les ténèbres : arrivé au Bayouc des Pierres, il le traverse, aborde la rive opposée, pousse le cri du castor qui a perdu ses petits, bondit, et il disparaît dans le désert.

Huit jours entiers il marche, ou plutôt il vole ; pour lui plus de sommeil, pour lui plus de repos. Ah ! le moment où il fermerait la paupière ne pourrait-il pas être le moment même qui lui ravirait son ami ? Montagnes, précipices, rivières, tout est franchi : on dirait un aimant qui cherche à se réunir à l’objet qui l’attire à travers les corps qui s’opposent à son passage. Si l’excès de la fatigue arrête le frère de Céluta, s’il sent, malgré lui, ses yeux s’appesantir, il croit entendre une voix qui lui crie du milieu des flammes : « Outougamiz ! Outougamiz ! où est le Manitou que je t’ai donné ? » À cette voix intérieure, il tressaille, se lève, baise la chaîne d’or, et reprend sa course.

La lenteur avec laquelle les Illinois retournèrent à leurs villages donna le temps à Outougamiz d’arriver avant la consommation de l’holocauste. Ce sauvage n’est plus le simple, le crédule Outougamiz : à sa résolution, à son adresse, à la manière dont il a tout prévu, tout calculé, on prendrait ce soldat pour un chef expérimenté. Il sauve René, mais en perdant ses nobles compagnons, troupe d’amis qui offre à l’amitié ce magnanime sacrifice ! il sauve René, l’entraîne dans le marais ; mais que de périls il reste encore à surmonter !

Le lieu où les deux amis se reposèrent d’abord étant trop voisin du rivage, Outougamiz résolut de se réfugier sous d’autres cyprès, qui croissaient au milieu des eaux : lorsqu’il voulut exécuter son dessein, il sentit toute sa détresse. Un peu de pain de maïs n’avait pu rendre les forces à René ; ses douleurs s’étaient augmentées, ses plaies s’étaient rouvertes ; une fièvre pesante l’accablait, et l’on ne s’apercevait de sa vie qu’à ses souffrances. Accablé par ses chagrins et ses travaux, affaibli par la privation presque totale de nourriture, le frère de Céluta eût eu besoin pour lui-même des soins qu’il prodiguait à son ami. Mais il ne s’abandonna point au désespoir ; son âme, s’agrandissant avec les périls, s’élève comme un chêne qui semble croître à l’œil à mesure que les tempêtes du ciel s’amoncellent autour de sa tête. Plus ingénieux dans son amitié qu’une mère indienne qui ramasse de la mousse pour en faire un berceau à son fils, Outougamiz coupe des joncs avec son poignard, en forme une sorte de nacelle, parvient à y coucher le frère d’Amélie, et, se jetant à la nage, traîne après lui le fragile vaisseau qui porte le trésor de l’amitié.

Outougamiz avait été au moment d’expirer de douleur ; il se sentit près de mourir de joie lorsqu’il aborda la cyprière. « Oh ! s’écria-t-il en rompant alors pour la première fois le silence, il est sauvé ! Délicieuse nécessité de mon cœur ! pauvre colombe fugitive ! te voilà donc à l’abri des chasseurs ! Mais, René, je crains que tu ne me veuilles pas pardonner, car c’est moi qui suis la cause de tout ceci, puisque je n’étais point auprès de toi dans la bataille. Comment ai-je pu quitter mon ami qui m’avait donné un Manitou sur mon berceau ? C’est fort mal, fort mal à toi, Outougamiz ! »

Ainsi parlait le sauvage ; la simplicité de ses propos, en contraste avec la sublimité de ses actions, fit sortir un moment René de l’accablement de la douleur : levant une main débile et des yeux éteints, il ne put prononcer que ces mots : « Te pardonner ! »

Outougamiz entre sous les cyprès : il coupe les rameaux trop abaissés, il écarte des genoux de ces arbres les débris des branches : il y fait un doux lit avec des cimes de joncs pleins d’une moelle légère ; puis, attirant son ami sur ce lit, il le recouvre de feuilles séchées : ainsi un castor dont les eaux ont inondé les premiers travaux prend son nourrisson et le transporte dans la chambre la plus élevée de son palais.

Le second soin du frère de Céluta fut de panser les plaies du frère d’Amélie. Il sépare deux nœuds de roseaux, puise un peu d’eau du marais, verse cette eau d’une coupe dans l’autre pour l’épurer et lave les blessures dont il a sucé d’abord le venin. La main d’un fils d’Esculape, armé des instruments les plus ingénieux, n’aurait été ni plus douce ni plus salutaire que la main de cet ami. René ne pouvait exprimer sa reconnaissance que par le mouvement de ses lèvres. De temps en temps l’Indien lui disait avec inquiétude : « Te fais-je mal ? te trouves-tu un peu soulagé ? » René répondait par un signe qu’il se sentait soulagé, et Outougamiz continuait son opération avec délices.

Le sauvage ne songeait point à lui : il avait encore quelque reste de maïs, il le réservait pour René. Outougamiz ne faisait qu’obéir à un instinct sublime, et les plus belles actions n’étaient chez lui que l’accomplissement des facultés de sa vie. Comme un charmant olivier nourri parmi les ruisseaux et les ombrages laisse tomber, sans s’en apercevoir, au gré des brises, ses fruits mûrs sur les gazons fleuris, ainsi l’enfant des forêts américaines semait, au souffle de l’amitié, ses vertus sur la terre, sans se douter des merveilleux présents qu’il faisait aux hommes.

Rafraîchi et calmé par les soins de son libérateur, René sentit ses paupières se fermer, et Outougamiz tomba lui-même dans un profond sommeil à ses côtés : les anges veillèrent sur le repos de ces deux hommes, qui avaient trouvé grâce auprès de celui qui dormit dans le sein de Jean.

Outougamiz eut un songe. Une jeune femme lui apparut : elle s’appuyait en marchant sur un arc détendu, entouré de lierre comme un thyrse ; un chien la suivait. Ses yeux étaient bleus ; un sourire sincère entrouvrait ses lèvres de rose ; son air était un mélange de force et de grâce. Presque nue, elle ne portait qu’une ceinture, plus belle que celle de Vénus. Outougamiz se figurait lui tenir ce discours :

« Etrangère, j’avais planté un érable sur le sol de la hutte où je suis né : voilà que pendant mon absence de méchants Manitous ont blessé son écorce et ont fait couler sa sève. Je cherche des simples dans ces marais pour les appliquer sur les plaies de mon érable. Dis-moi où je trouverai la feuille du savinier. »

D’une voix paisible l’Indienne paraissait répondre à Outougamiz : « En vérité, je dis qu’il connaîtra toutes les ruses de la sagesse, l’homme qui pourra pénétrer celle de votre amitié. Ne craignez rien : j’ai dans le jardin de mon père des simples pour guérir tous les arbres, et en particulier les érables blessés. »

En prononçant ces paroles, qu’Outougamiz croyait entendre, I’Indienne, fille du songe, prit un air de majesté : sa tête se couronna de rayons ; deux ailes blanches bordées d’or ombragèrent ses épaules divines. L’extrémité d’un de ses pieds touchait légèrement la terre, tandis que son corps flottait déjà dans l’air diaphane.

« Outougamiz, semblait dire le brillant fantôme, élève-toi par l’adversité. Que les vertus de la nature te servent d’échelons pour atteindre aux vertus plus sublimes de la religion de cet homme à qui tu as dévoué ta vie : alors je reviendrai vers toi, et tu pourras compter sur les secours de l’ange de l’amitié. »

Ainsi parle la vision au jeune Natchez plongé dans le sommeil. Un parfum d’ambroisie, embaumant les lieux d’alentour, répand la force dans l’âme du frère de Céluta, comme l’huile sacrée qui fait les rois ou prépare l’âme du mourant aux béatitudes célestes.

En même temps le rêve devient magnifique : le séraphin, dont il produit l’image, poussant la terre de son pied, comme un plongeur qui remonte du fond de l’abîme, s’élève dans les airs. Cette vertu calme ne se meut point avec la rapidité des messagers qui portent les ordres redoutables du Tout-Puissant ; son assomption vers la région de l’éternelle paix est mesurée, grave et majestueuse. Aux champs de l’Europe un globe lumineux, arrondi par la main d’un enfant des Gaules, perce lentement la voûte du ciel ; aux champs de l’Inde, l’oiseau du paradis flotte sur un nuage d’or, dans le fluide azuré du firmament.

Outougamiz se réveille ; la voix du héron annonçait le retour de l’aurore : le frère de Céluta se sentait tout fortifié par son rêve et par son sommeil. Après quelques moments employés à rassembler ses idées, l’Indien, rappelant et les périls passés et les dangers à venir, se lève pour commencer sa journée. Il visite d’abord blessures de René, frotte les membres engourdis du malade avec un bouquet d’herbes aromatiques, partage avec lui quelques morceaux de maïs, change les joncs de la couche, renouvelle l’air en agitant les branches des cyprès, et replace son ami sur de frais roseaux : on eût dit d’une matrone laborieuse qui arrange au matin sa cabane, ou d’une mère qui donne de tendres soins à son fils.

Ces choses de l’amitié étant faites, Outougamiz songe à se parer avant d’accomplir les desseins qu’il méditait. Il se mire dans les eaux, peigne sa chevelure, et ranime ses joues décolorées avec la pourpre d’une craie précieuse. Ce sauvage avait tout oublié dans son héroïque entreprise, hors le vermillon des fêtes, mêlant ainsi l’homme et l’enfant, portant la gravité du premier dans les frivolités du second, et la simplicité du second dans les occupations du premier : sur l’arbre d’Atalante, le bouton parfumé qui sert d’ornement à la jeune fille grossit auprès de la pomme d’or qui rafraîchit la bouche du voyageur fatigué.

La nature avait placé dans le cœur d’Outougamiz l’intelligence qu’elle a mise dans la tête des autres hommes : le souffle divin donnait à la Pythie des vues de l’avenir moins claires et moins pénétrantes que l’esprit dont il était animé ne découvrait au frère de Céluta les malheurs qui pouvaient menacer son ami. Saisissant le Temps corps à corps, l’amitié forçait ce mystérieux Protée à lui révéler ses secrets.

Outougamiz, ayant pris ses armes, dit au nouveau Philoctète couché dans son antre, mais que l’amitié des déserts, plus fidèle que celle des palais, n’avait point trahi : « Je vais chercher les dons du Grand-Esprit, car il faut bien que tu vives, et il faut aussi que je vive. Si je ne mangeais pas, j’aurais faim, et mon âme s’en irait dans le pays des âmes. Et comment ferais-tu alors ? Je vois bien tes pieds, mais ils sont immobiles ; je vois bien tes mains, mais elles sont froides et ne peuvent serrer les miennes. Tu es loin de ta forêt et de ta retraite : qui donnerait la pâture à l’hermine blessée, si le castor qui l’accompagne allait mourir ? Elle baisserait la tête, ses yeux se fermeraient ; elle tomberait en défaillance : les chasseurs la trouveraient expirante et diraient : « Voyez l’hermine blessée loin de sa forêt et de sa retraite. »

À ces mots l’Indien s’enfonça dans la cyprière, mais non sans tourner plusieurs fois la tête vers le lieu où reposait la vie de sa vie. Il se parlait incessamment, et se disait : « Outougamiz ! tu es un chevreuil sans esprit ; tu ne connais point les plantes, tu ne fais rien pour sauver ton frère. » Et il versait des larmes sur son peu d’expérience et il se reprochait d’être inutile à son ami !

Il chercha longtemps dans les détours du marais des herbes salutaires : il cueillit des cressons et tua quelques oiseaux. En revenant à l’asile consacré par son amitié, il aperçut de loin les joncs bouleversés et épars. Il approche, appelle, touche à la couche, soulève les roseaux : le frère d’Amélie n’était plus !

Le désespoir s’empare d’Outougamiz : prêt à se briser la tête contre le tronc des cyprès, il s’écrie : « Où es-tu ? m’as-tu fui comme un faux ami ? Mais qui t’a donné des pieds ou des ailes ? Est-ce la Mort qui t’a enlevé ?… »

Tandis que le sauvage s’abandonne à ses transports, il croit entendre un bruit à quelque distance : il se tait, retient son haleine, écoute, puis soudain se plonge dans l’onde, bondit, nage, bondit encore, bientôt découvre René qui se débat expirant contre un Illinois.

Outougamiz pousse le cri de mort : l’effort qu’il fait en s’élançant est si prodigieux, que ses pieds s’élèvent au-dessus de la surface de l’eau. Il est déjà sur l’ennemi, le renverse, se roule avec lui parmi les limons et les roseaux. Comme lorsque deux taureaux viennent à se rencontrer dans un marais où il ne se trouve qu’un seul lieu pour désaltérer leur soif, ils baissent leurs dards recourbés, leurs queues hérissées se nouent en cercle ; ils se heurtent du front ; des mugissements sortent de leur poitrine, l’onde jaillit sous leurs pieds, la sueur coule autour de leurs cornes et sur le poil de leurs flancs. Outougamiz est vainqueur ; il lie fortement avec des racines tressées son prisonnier au pied d’un arbre, et étend à l’ombre, sous le même arbre, l’ami qu’il vient encore de sauver.

Par les violentes secousses que le frère d’Amélie avait éprouvées, ses plaies s’étaient rouvertes. Le Natchez, dans le premier moment de sa vengeance, fut prêt d’immoler l’Illinois.

— Comment, lui dit-il, as-tu pu être assez cruel pour entraîner ce cerf affaibli ? S’il eût été dans sa force, lâche ennemi, d’un seul coup de tête il eût brisé ton bouclier. Tu mériterais bien que cette main t’enlevât ta chevelure.

Outougamiz, s’arrêtant comme frappé d’une pensée : « As-tu un ami ? » dit-il à l’Illinois. « Oui, » répondit le prisonnier.

— Tu as un ami ! reprit le frère de Céluta s’approchant de lui et le mesurant des yeux ; ne va pas faire un mensonge. »

— Je dis la vérité, » reprit l’Illinois.

— Eh bien ! s’écria Outougamiz tirant son poignard après avoir approché de son oreille la petite chaîne d’or, eh bien ! rends grâces à ce Manitou qui vient de me défendre de te tuer : il ne sera pas dit qu’Outougamiz, de la tribu du Serpent ait jamais séparé deux amis. Que serait-ce de moi si tu m’avais privé de René ? Ah ! je ne serais plus qu’un chevreuil solitaire. Tu vois, ô Illinois ! ce que tu allais faire ; et ton ami serait ainsi ! et il irait seul murmurant ton nom dans le désert ! Non ! il serait trop infortuné !… et ce serait moi.

Le sauvage coupe aussitôt les liens de l’Illinois. « Sois libre, lui dit-il, retourne à l’autre moitié de ton âme, qui te cherche peut-être, comme je cherchais à l’instant ma couronne de fleurs, lorsque tu étais assez inhumain pour la dérober à ma chevelure. Mais je compte sur ta foi : tu ne découvriras point mon lieu à tes compatriotes. Tu ne leur diras point : « Sous le cyprès de l’amitié, Outougamiz le Simple a caché la chair de sa chair. » Jure par ton ami que tes lèvres resteront fermées, comme les deux coupes d’une noix que la lune des moissons n’a point achevé de mûrir.

— Moi, Nassoute, reprit l’étranger, je jure par mon ami, qui est pour moi comme un baume lorsque j’ai des peines dans le cœur, je jure que je ne découvrirai point ton lieu, et que mes lèvres resteront fermées comme les deux coupes d’une noix que la coupe des moissons n’a point achevé de mûrir.

À ces mots Nassoute allait s’éloigner, lorsque Outougamiz l’arrêta et lui dit : « Où sont les guerriers Illinois ? » — « Crois-tu, répliqua l’étranger, que je sois assez lâche pour te l’apprendre ? »

Frère de Céluta, vous répondîtes : « Va retrouver ton ami : je te tendais un piège : si tu avais trahi ta patrie, je n’eusse point cru à ton serment, et tu tombais sous mes coups. »

Nassoute s’éloigne : Outougamiz vient donner ses soins au frère d’Amélie, comme s’il ne s’était rien passé, et comme s’il n’y eut aucun lieu de douter de la foi de l’Illinois, puisqu’il avait fait le serment de l’amitié.

Quelques jours s’écoulèrent : les blessures de René commençaient à se cicatriser ; les meurtrissures étaient moins douloureuses ; la fièvre se calmait. Le frère d’Amélie serait revenu plus promptement à la vie si une nourriture abondante avait pu rétablir ses forces ; mais Outougamiz trouvait à peine quelques baies sauvages. Elles manquèrent enfin ; il ne resta plus au frère de Céluta qu’à tenter les derniers efforts de l’amitié.

Une nuit, il sort furtivement du marais, cachant son entreprise à René et laissant çà et là des paquets flottants de roseaux pour reconnaître la route, si les génies lui permettaient le retour. Il monte à travers le bois de la colline ; il découvre le camp des Illinois, où il était résolu de pénétrer.

Des feux étaient encore allumés : la plupart des familles dormaient étendues autour de ces feux. Le jeune Natchez, après avoir noué sa chevelure à la manière des guerriers ennemis, s’avance vers l’un des foyers. Il aperçoit un cerf à demi dépouillé dont les chairs n’avaient point encore pétillé sur la braise. Outougamiz en dépèce avec son poignard les parties les plus tendres, aussi tranquillement
Comment fuir ! Comment échapper à l’élément terrible (page 90). que s’il eût préparé un festin dans la cabane de ses pères. Cependant on voyait çà et là quelques Illinois éveillés, qui riaient et chantaient. La matrone du foyer où le frère de Céluta dérobait une part de la victime ouvrit elle-même les yeux ; mais elle prit l’étranger pour le jeune fils de ses entrailles, et se replongea dans le sommeil. Des chasseurs passent auprès de l’ami de René, lui souhaitent un ciel bleu, un manteau de castor et l’espérance. Outougamiz leur rend à demi-voix le salut de l’hospitalité.

Un d’entre eux s’arrêtant, lui dit : « Il a singulièrement échappé. » — « Un génie sans doute l’a ravi, » répond le frère de Céluta. L’Illinois repartit : « Il est caché dans le marais ; il ne se peut sauver, car il est environné de toutes parts : nous boirons dans son crâne. »

Tandis qu’Outougamiz se trouvait engagé dans cette conversation périlleuse, la voix d’une femme se fit entendre à quelque distance ; elle chantait : « Je suis l’épouse de Venclao. Mon sein, avec son bouton de rose, est comme le duvet d’un cygne que la flèche du chasseur a taché d’une goutte de sang au milieu. Oui, mon sein est blessé, car je ne puis secourir l’étranger qui respecta la Vierge des dernières amours. Puissé-je du moins sauver son ami ! » L’Indienne se tut ; puis, s’approchant du Natchez dans les ombres, elle continua de la sorte :

« La non pareille des Florides croyait que l’hiver avait changé sa parure, et qu’elle ne serait point reconnue parmi les aigles des rochers, chez lesquels elle cherchait la pâture ; mais la colombe fidèle la découvrit et lui dit : « Fuis, imprudent oiseau : la douceur de ton chant t’a trahi. »

Ces paroles frappèrent le frère de Céluta : il lève les yeux, et remarque les pleurs de la jeune femme ; il entrevoit en même temps les guerriers armés qui s’avancent. Il charge sur ses épaules une partie de la dépouille du cerf, s’enfonce dans les ombres, franchit le bois, rentre dans les détours du marais, et, après quelques heures de fatigue et de périls, se retrouve auprès de son ami.

Un ingénieux mensonge lui servit à cacher à René sa dangereuse aventure ; mais il fallait préparer le banquet : le jour on en pouvait voir la fumée ; la nuit, on en pouvait découvrir les feux. Outougamiz préféra pourtant la nuit : il espéra trouver un moyen de masquer la lueur de la flamme.

Lorsque le soleil fut descendu sous l’horizon et que les dernières teintes du jour se furent évanouies, l’Indien tira une étincelle de deux branches de cyprès en les frottant l’une contre l’autre, et en embrasa quelques feuilles. Tout réussit d’abord, mais des roseaux secs, placés trop près du foyer, prennent feu et jettent une grande lumière. Outougamiz les veut précipiter dans l’eau et ne fait qu’étendre la flamme. Il s’élance sur le monceau ardent et cherche à l’écraser sous ses pieds. René épuise ses forces renaissantes pour seconder son ami : soins inutiles ! le feu se propage, court en pétillant sur la cime séchée des joncs, et gagne les branches résineuses des cyprès. Le vent s’élève, des tourbillons de flammes, d’étincelles et de fumée montent dans les airs, qui prennent une couleur sanglante. Un vaste incendie se déploie sur le marais.

Comment fuir ? comment échapper à l’élément terrible qui, après s’être éloigné de son centre, s’en rapprochait et menaçait les deux amis ? Déjà étaient consumés les paquets de joncs sur lesquels le frère de Céluta aurait pu tenter encore de transporter René dans d’autres parties du marais. Essayer de passer au désert voisin : les cruels Illinois n’y campaient-ils pas ? N’était pas probable qu’attirés par l’incendie ils fermaient toutes les issues ? Ainsi, lorsqu’on croit être arrivé au comble de la misère, on aperçoit par delà de plus hautes adversités. Il est difficile au fils de la femme de dire : « Ceci est le dernier degré du malheur. »

Outougamiz était presque vaincu par la fortune : il voyait perdu tout ce qu’il avait fait jusque alors. Il n’avait donc sauvé son ami du cadre de feu que pour brûler cet ami de sa propre main ! Il s’écria d’une voix douloureuse : « René, c’est moi qui t’immole ! Que tu es infortuné de m’avoir eu pour ami ! »

Le frère d’Amélie, d’un bras affaibli et d’une main pâle, pressa tendrement le sauvage sur son sein. « Crois-tu, lui dit-il, qu’il ne me soit pas doux de mourir avec toi ? Mais pourquoi descendrais-tu au tombeau ? Tu es vigoureux et habile ; tu te peux frayer un chemin à travers les flammes. Revole à tes ombrages : les Natchez ont besoin de ton cœur et de ton bras ; une épouse, des enfants embelliront tes jours, et tu oublieras une amitié funeste. Pour moi, je n’ai ni patrie, ni parents sur la terre : étranger dans ces forêts, ma mort ou ma vie n’intéresse personne, mais toi, Outougamiz, n’as-tu pas une sœur ? »

« Et cette sœur, répliqua Outougamiz, n’a-t-elle pas levé sur toi des regards de tendresse ? Ne reposes-tu pas dans le secret de son cœur ? Pourquoi l’as-tu dédaignée ? Que me conseilles-tu ? De t’abandonner ! Et depuis quand t’ai-je prouvé que j’étais plus que toi attaché à la vie ? Depuis quand m’as-tu vu me troubler au nom de la mort ? Ai-je tremblé quand, au milieu des Illinois, j’ai brisé les liens qui te retenaient ? Mon cœur palpitait de crainte quand je te portais sur mes épaules avec des angoisses que je n’aurais pas échangées contre toutes les joies du monde ? Oui, il palpitait, ce cœur, mais ce n’était pas pour moi ! Et tu oses me dire que tu n’as point d’ami ! Moi, t’abandonner ! Moi, trahir l’amitié ! Moi, former d’autres liens après ta mort ! Moi, heureux sans toi, avec une épouse et des enfants ! Apprends-moi donc ce qu’il faut que je raconte à Céluta en arrivant aux Natchez ! Lui dirai-je : « J’avais délivré celui pour lequel je t’appelai en témoignage de l’amitié ; le feu a pris à des joncs ; j’ai eu peur, j’ai fui. J’ai vu de loin les flammes qui ont consumé mon ami ? » Tu sais mourir, prétends-tu, René ; moi, je sais plus, je sais vivre. Si j’étais dans ta place et toi dans la mienne, je ne t’aurais pas dit : « Fuis et laisse-moi. » Je t’aurais dit : Sauve-moi, ou mourons ensemble. »

Outougamiz avait prononcé ces paroles d’un ton qui ne lui était pas ordinaire. Le langage de la plus noble passion était sorti dans toute sa magnificence des lèvres du simple sauvage. « Reste avec moi, s’écria à son tour le frère d’Amélie : je ne te presse plus de fuir. Tu n’es pas fait pour de tels conseils. »

À ces mots, quelque chose de serein et d’ineffable se répandit sur le visage d’Outougamiz, comme si le ciel s’était entrouvert, et que la clarté divine se fût réfléchie sur le front du frère de Céluta. Avec le plus beau sourire que l’ange des amitiés vertueuses ait jamais mis sur les lèvres d’un mortel, l’Indien répondit : « Tu viens de parler comme un homme ; je sens dans mon sein toutes les délices de la mort. »

Les deux amis, cessant d’opposer à l’incendie des efforts impuissants et de tenter une retraite impossible, assis l’un près de l’autre, attendirent l’accomplissement de leur destinée.

La flamme se repliant sur elle-même avait embrasé le cyprès qui leur servait d’asile ; des brandons commençaient à tomber sur leurs têtes. Tout à coup, à travers les masses de feu et de fumée, on entend un léger bruit dans les eaux. Une espèce de fantôme apparaît : ses cheveux sont consumés sur ses tempes ; sa poitrine et ses bras sont à demi brûlés, tandis que le bas de son corps dégoutte d’une eau bourbeuse. « Qui es-tu ? lui crie Outougamiz ; es-tu l’esprit de mon père qui vient nous chercher, pour nous conduire au pays des âmes ? »

« Je suis Venclao, répond le spectre, l’ami de Nassoute, auquel tu as donné la vie, et l’époux de Nélida, cette vierge des dernières amours, que ton ami a respectée. Je viens payer ma double dette. La flamme a découvert votre asile ; les tribus des Illinois environnent le marais ; déjà plusieurs guerriers nagent pour arriver jusqu’à vous ; je les ai devancés. Nassoute nous attend à l’endroit de la rive que l’on a confié à sa garde. Hâtons-nous. »

Venclao passe un bras vigoureux sous le bras du frère d’Amélie, et fait signe à Outougamiz de le soutenir du côté opposé. Ainsi entrelacés, tous trois se plongent dans les eaux ; ils s’avancent à travers des champs de cannes embrasées, tantôt menacés par le feu, tantôt prêts à s’engloutir dans l’onde. Chaque instant augmente le danger ; des cris, des voix se font entendre de toutes parts. Tels furent les périls d’Enée lorsque, dans la nuit fatale d’Ilion, il allait à la lueur des flammes, par des rues solitaires et détournées, cacher sur le mont Ida et les anciens dieux de l’antique Troie et les dieux futurs du Capitole.

Outougamiz, Venclao et René arrivent au lieu où Nassoute les attendait. Le frère d’Amélie est à l’instant placé sur un lit de branchages que Venclao, Nassoute et Outougamiz portent tour à tour. Ils s’éloignent à grands pas du fatal marais ; toute la nuit ils errent par le silence des bois. Aux premiers rayons de l’aurore, les deux Illinois s’arrêtent et disent aux deux guerriers ennemis : « Natchez, implorez vos Manitous ; fuyez. Nous vous avons rendu vos bienfaits. Quittes envers vous, nous nous devons maintenant à notre patrie. Adieu ! »

Venclao et Nassoute posent à terre le lit du blessé, mettent un bâton de houx dans la main gauche du frère d’Amélie, donnent à Outougamiz des plantes médicinales, de la farine de maïs, deux peaux d’ours, et se retirent.

Les deux fugitifs continuèrent leur chemin. René marchait lentement le premier, courbé sur le bâton qu’il soulevait à peine ; Outougamiz le suivait répandant des feuilles séchées, afin de cacher l’empreinte de son passage : l’hôte des forêts est moins habile à tromper la meute avide que ne l’était l’Indien à mêler les traces de René pour le dérober à la recherche de l’ennemi.

Parvenu sur une bruyère, Outougamiz dit tout à coup : « J’entends des pas précipités ; » et bientôt après une troupe d’Illinois se montre à l’horizon vers le nord. Le couple infortuné eut le temps de gagner un bois étroit qui bordait l’autre extrémité ; il y pénètre, et l’ayant traversé, il se trouve à l’endroit même où s’était donné le combat si fatal au grand-chef des Natchez et au frère d’Amélie.

À peine les deux amis foulaient-ils le champ de la mort, qu’ils ouïrent l’ennemi dans le bois voisin. Outougamiz dit à René : « Couche-toi à terre : je te viendrai bientôt trouver. »

René ne voulait plus disputer sa vie ; il était las de lutter si longtemps pour quelques misérables jours : mais il fut encore obligé d’obéir à l’amitié. Son infatigable libérateur le couvre des effroyables débris du combat, et s’enfonce dans l’épaisseur d’une forêt.

Lorsque des enfants ont découvert le lieu où un rossignol a bâti son nid, la mère, poussant des cris plaintifs et laissant pendre ses ailes, voltige, comme blessée, devant les jeunes ravisseurs qui s’égarent à sa poursuite et s’éloignent du gage fragile de ses amours : ainsi le frère de Céluta, jetant des voix dans la solitude, attire les ennemis de ce côté et les écarte du trésor plus cher à son cœur que l’œuf plein d’espérance ne l’est à l’oiseau amoureux.

Les Illinois ne purent joindre le léger sauvage à qui l’amitié avait pour un moment, rendu toute sa vigueur. Ils approchaient du pays des Natchez, et, n’osant aller plus loin, ils abandonnèrent la poursuite.

Le frère de Céluta vint alors dégager René des ruines hideuses qui avaient protégé sa jeunesse et sa beauté. Les deux amis reprirent leur chemin au lever de l’aurore, après s’être lavés dans une belle source. Il se trouva que les restes glacés sous lesquels René avait conservé l’étincelle de la vie étaient ceux de deux Natchez, d’Aconda et d’Irinée. Le frère d’Amélie les reconnut, et, frappé de cette fortune extraordinaire, il dit à Outougamiz : « Vois-tu ces corps défigurés, déchirés par les aigles et étendus sans honneurs sur la terre ? Aconda et Irinée ! vous étiez deux amis comme nous ! Je vous ai vus périr lorsque abattus j’essayais encore de vous défendre. Outougamiz, tu confiais cette nuit même l’ami vivant au secret de deux amis décédés. Ces morts se sont ranimés au feu de ton âme pour me prêter leur abri. »

Outougamiz pleura sur Aconda et sur Irinée, mais il était trop faible pour leur creuser un tombeau.

Comme des laboureurs, après une longue journée de sueurs et de travaux, ramènent leurs bœufs fatigués à leur chaumière ; ils croient déjà découvrir leur toit rustique ; ils se voient déjà entourés de leurs épouses et de leurs enfants : ainsi les deux amis, en approchant du pays des Natchez, commençaient à sentir renaître l’espérance ; leurs désirs franchissaient l’espace qui les séparait de leurs foyers. Ces illusions, comme toutes celles de la vie, furent de courte durée.

Les forces de René, épuisées une dernière fois, touchaient à leur terme ; et, pour comble de calamité, il ne lui restait plus rien des dons de Venclao et de Nassoute.

Outougamiz lui-même succombait : ses joues étaient creuses ; des jambes, amaigries et tremblantes, ne portaient plus son corps. Trois fois le soleil vint donner la lumière aux hommes, et trois fois il retrouva les voyageurs se traînant sur une bruyère qui n’offrait aucune ressource. Le frère d’Amélie et le frère de Céluta ne se parlaient plus ; ils jetaient seulement par intervalles des regards furtifs et douloureux. Quelquefois Outougamiz cherchait encore à aider la marche de René : deux jumeaux qui se soutiennent à peine s’appuient de leurs faibles bras et ébauchent des pas incertains aux yeux de leur mère attendrie.

Du lieu où les amis étaient parvenus, jusqu’au pays des Natchez, il ne restait plus que quelques heures de chemin ; mais René fut contraint de s’arrêter. Excité par Outougamiz, qui le conjurait d’avancer, il voulut faire quelques pas, afin de ne point ravir volontairement à son ami le fruit de tant de sacrifices : ses efforts furent vains. Outougamiz essaya de le porter sur ses épaules ; mais il plia, et tomba sous le fardeau.

Non loin du sentier battu murmurait une fontaine ; René s’en approcha en rampant sur les genoux et sur les mains, suivi d’Outougamiz, qui pleurait : le pasteur affligé accompagne ainsi le chevreau qui a brisé ses pieds délicats en tombant d’une roche élevée, et qui se traîne vers la bergerie.

La fontaine marquait la lisière même de la savane qui s’étend jusqu’au Bayouc des Pierres, et qui n’a d’autres bornes à l’orient que les bois du fort Rosalie. Outougamiz assit son compagnon au pied d’un saule. Le jeune sauvage attachait ses regards sur le pays de ses aïeux : être venu si près ! « René, dit-il, je vois notre cabane. »

« Tourne-moi le visage de ce côte, » répondit le frère d’Amélie. Outougamiz obéit.

Le frère de Céluta eut un moment la pensée de se rendre aux Natchez pour y chercher du secours ; mais craignant que l’homme de son cœur n’expirât pendant son absence, il résolut de ne le point quitter. Il s’assit auprès de René, lui prit le front dans ses deux mains, et le pencha doucement sur sa poitrine : alors, baissant son visage sur une tête chérie, il se prépara à recueillir le dernier soupir de son ami. Comme deux fleurs que le soleil a brûlées sur la même tige, ainsi paraissaient ces deux jeunes hommes inclinés l’un sur l’autre vers la terre.

Un bruit léger et le souffle d’un air parfumé firent relever la tête à Outougamiz : une femme était à ses côtés. Malgré la pâleur et le vêtement en désordre de cette femme, comment l’Indien l’aurait-il méconnue ? Outougamiz laisse échapper de surprise et de joie le front de René ; il s’écrie : « Ma sœur, est-ce toi ? »

Célula recule ; elle s’était approchée des deux amis sans les découvrir ; le son de la voix de son frère l’a étonnée : « Mon frère ! répond-elle, mon frère ! les génies me l’ont ravi ! l’homme blanc a expiré dans le cadre de feu ! Tous les jours je viens attendre les voyageurs à cette limite, mais ils ne reparaîtront plus ! »

Outougamiz se lève, s’avance vers Céluta, qui aurait pris la fuite si elle n’avait remarqué avec une pitié profonde la marche chancelante du guerrier. Vous eussiez vu sur le front de l’Indienne passer tour à tour le sentiment de la plus profonde terreur et de la plus vive espérance. Céluta hésitait encore, quand elle aperçoit, attaché au sein de son frère, le Manitou de l’amitié. Elle vole à Outougamiz, qu’elle embrasse et soutient à la fois, mais Outougamiz :

— Je l’ai sauvé ! il est là ! mais il est mort si tu n’as rien pour le nourrir. »

L’amour a entendu la voix de l’amitié ! Céluta est déjà à genoux : timide et tremblante, elle a relevé le front de l’étranger mourant ; René lui-même a reconnu la fille du désert, et ses lèvres ont essayé de sourire. Outougamiz, la tête penchée dans son sein, les mains jointes et tombantes, disait : « Témoin du serment de l’amitié, ma sœur, tu viens voir si je l’ai bien tenu. J’aurais dû ramener mon ami plein de vie, et le voilà qui expire ! je suis un mauvais ami, un guerrier sans force. Mais toi, as-tu quelque chose pour ranimer mon ami ? »

— Je n’ai rien ! s’écrie Céluta désespérée. Ah ! s’il eût été mon époux, s’il eût fécondé mon sein, il pourrait boire avec son enfant à la source de la vie ! » Souhait divin de l’amante et de la mère !

La chaste Indienne rougit comme si elle eût craint d’avoir été comprise de René. Les yeux de cette femme étaient fixés au ciel, son visage était inspiré : on eût dit que, dans une illusion passionnée, Célula croyait nourrir et son fils et le père de son fils.

Amitié, qui m’avez raconté ces merveilles, que ne me donnâtes-vous le talent pour les peindre ! j’avais le cœur pour les sentir

C’est ici que s’arrête la première partie des Natchez, celle qu’on peut en appeler l’épopée. Ce qui suit n’est plus qu’un simple récit, pour lequel l’auteur, renonçant à la forme épique, adopte celle de la narration.

DEUXIÈME PARTIE

Lorsque Céluta rencontra les deux amis au bord de la fontaine, il y avait déjà plusieurs jours qu’elle était errante dans les bois. Une fièvre ardente l’avait saisie à la nouvelle de la captivité de René : le départ subit d’Outougamiz redoubla les maux de l’infortunée, car elle devina que son frère avait volé à la délivrance de son ami. Or, cette seconde victime n’aurait-elle pas été immolée à la rage des Illinois ?

La fille de Tabamica s’était obstinée à demeurer seule dans sa cabane. Un jour, couchée sur la natte de douleur, elle vit entrer Ondouré. Le succès de cet homme avait enflé son orgueil ; ses vices s’étaient augmentés de toute l’espérance de ses passions. Sûr maintenant d’Akansie, qui connaissait son crime et qui en profitait, Ondouré se croyait déjà maître du pouvoir absolu, sous le nom de tuteur du jeune Soleil : il songeait à rétablir l’ancienne tyrannie, et, après avoir trompé les Français, il se flattait de trouver quelque moyen de les perdre.

Une seule chose menaçait l’ambition du sauvage, c’était un sentiment plus fort que cette ambition même, c’était l’amour toujours croissant qu’il ressentait pour Céluta : la vanité blessée, la soif de la vengeance, la fougue des sens, avaient transformé cet amour en une sorte de frénésie, dont les accès pouvaient réveiller la jalousie de la Femme Chef.

Dans la première exaltation de son triomphe, Ondouré accourut donc à la demeure de la sœur d’Outougamiz. Il s’avança vers la couche où languissait la vierge solitaire. « Céluta, dit-il, réveille-toi ! » Et il lui secouait rudement la main. « Réveille-toi, voici Ondouré : n’es-tu pas trop heureuse qu’un guerrier comme moi veuille bien encore te choisir pour maîtresse, toi rose fanée par le misérable blanc dont les Manitous nous ont délivrés ? »

Céluta essaye de repousser le barbare. « Comme elle est charmante dans sa folie ! s’écrie Ondouré ; que son teint est animé ! que ses cheveux sont beaux ! » Et le sauvage veut prodiguer des caresses à sa victime.

Dans ce moment, Akansie, que l’instinct jaloux égarait souvent autour de la cabane de sa rivale, paraît sur le seuil de la porte. Alors Céluta : « O mère du Soleil ! secourez-moi. » Ondouré laisse échapper sa proie : confondu, honteux, balbutiant, il suit Akansie, qui s’éloigne les yeux sanglants, l’âme agitée par les furies.

Les parentes de Céluta, qui l’avaient voulu garder pendant l’absence de son frère, reviennent offrir leur secours à leur amie : elles voient le désordre de sa couche. Céluta leur tait ses nouveaux chagrins ; elle affecte de sourire, elle prétend qu’elle se sent soulagée : on la croit, on se retire. Libre des soins qui l’importunent, la fille de Tabamica sort au milieu de la nuit, s’enfonce dans les forêts, et va sur le chemin du pays des Illinois attendre des protecteurs qu’elle rencontre, protecteurs qu’elle supposait perdus sans retour, alors même qu’elle les cherchait encore.

Qui sauvera les trois infortunés ? Céluta seule conserve un peu de force ; mais a-t-elle le temps de voler jusqu’au village des Natchez ? René et Outougamiz n’auront-ils point expiré avant qu’elle revienne ? Elle pose doucement la tête de René sur la mousse, et se lève : la Providence aura pitié de tant de malheurs. Des guerriers se montrent vers la forêt. Qui sont-ils ? N’importe ! Dans ce moment Céluta implorerait le secours même d’Ondouré.

— Qui que vous soyez, s’écrie-t-elle en s’avançant vers les guerriers, venez rendre la vie à René et à mon frère ! »

Des soldats et de jeunes officiers du fort Rosalie accompagnaient le capitaine d’Artaguette à la source même où reposaient les deux amis, source dont les eaux avaient la vertu de cicatriser les blessures. D’Artaguette reconnaît à la voix l’Indienne qu’il n’aurait pas reconnue à ses traits, tant ils étaient altérés. « Est-ce vous, ma sœur, ma libératrice ? » s’écrie à son tour le capitaine.

Céluta vole à lui, verse des pleurs de douleur et de joie, saisit la main de son frère adoptif, la porte avec ardeur à ses lèvres, cherche à entraîner d’Artaguette vers la fontaine, en répétant le nom d’Outougamiz et de René. La troupe se hâte sur les pas de Céluta.

Bientôt on découvre deux hommes, ou plutôt deux spectres, l’un couché, l’autre debout, mais près de tomber ; on les environne. « Chasseurs, dit Outougamiz, je puis mourir à présent, prenez soin de mon ami ! » et il s’affaissa sur le gazon.

On croyait dans la colonie, comme aux Natchez, que René avait été brûlé par les Illinois. Les secours sont prodigués aux deux mourants : ce fut Céluta qui offrit les premiers aliments à son frère et à l’ami de son frère. D’Artaguette essayait de soutenir l’un et l’autre d’un bras encore mal assuré. Jacques, le grenadier attaché au généreux capitaine, est envoyé aux Natchez pour annoncer le retour miraculeux. Les guerriers et les femmes accourent les sachems les suivent. Déjà les Français avaient entrelacé des branches d’arbres sur lesquelles étaient déposés séparément les deux amis. Huit jeunes officiers portaient tour à tour les couches sacrées, comme ils auraient porté les trophées de l’honneur. Auprès de ces lits de feuillages marchaient Céluta, pleine d’un bonheur qu’elle n’osait croire, et d’Artaguette, dont le front pale annonçait qu’il manquait encore du sang à un noble cœur.

Ce fut dans cet ordre que la foule des Natchez rencontra la pompe triomphale de l’amitié, élevée par les mains de la vaillance. Les bois retentirent d’acclamations prolongées ; on se presse, on veut savoir jusqu’aux moindres circonstances d’une délivrance dont Outougamiz parle à peine, et que René ne peut encore raconter. Les jeunes gens serraient la main d’Outougamiz et se juraient les uns aux autres une amitié pareille dans l’adversité. Les sachems disaient à Adario et à Chactas qu’ils avaient d’illustres enfants : « C’est vrai, » répondaient les deux vieillards. Adario même était attendri.

Les femmes et les enfants caressaient Céluta ; Mila la voulait porter, bien qu’elle se sentit un peu triste au milieu de la joie. Dans l’effusion générale des cœurs, les militaires français avaient leur part des éloges. D’Artaguette disait à Céluta : « Ma sœur, votre frère soutient bien son rôle de libérateur. » René, qui entendit ces mots, murmura d’une voix mourante : « Vous ne savez rien ; Outougamiz ne vous apprendra pas ce qu’il a fait : c’est moi qui vous le dirai, si je vis. » Tous les yeux versaient aussi des larmes sur les jeunes Indiens qui s’étaient immolés au triomphe de l’amitié.

Ondouré et Akansie seuls n’étaient pas présents à cette scène : les méchants fuient comme un supplice le spectacle de la vertu récompensée. René fut déposé chez son père Chactas, mais Adario voulut qu’on portât son neveu Outougamiz et sa nièce Céluta à sa cabane, afin de prendre soin lui-même de ce couple qu’il reconnaissait digne de son sang.

Ondouré avait apaisé Akansie par ces mensonges, par ces serments et ces caresses que la passion trompée ne croit plus, mais auxquels elle se laisse aller comme à sa dernière ressource. Quand on a fait un pas dans le crime, on se persuade qu’il est impossible de reculer, et l’on s’abandonne à la fatalité du mal : la femme-chef se voyait forcée de servir les projets d’un scélérat, d’élever Ondouré jusqu’à elle pour se justifier de s’être abaissée jusqu’à lui. Le retour de René avait rallumé dans le cœur d’Ondouré les flammes de la jalousie ; déçu dans sa vengeance, il lui devenait plus que jamais nécessaire d’atteindre au rang suprême pour exécuter, comme souverain, le crime qu’il avait manqué comme sujet. Il alarme la femme-chef : « Il est possible, lui dit-il, que René m’ait vu lancer la flèche ; le seul moyen de dominer tous les périls est de s’élever au-dessus de tous les pouvoirs. Que je sois tuteur de votre fils ; que l’ancienne garde des Allouez soit rétablie, et je vous réponds de tout. » Akansie ne pouvait plus rien refuser ; elle avait livré sa vertu.

L’Indien, afin de mieux réussir dans ses desseins, s’adressa d’abord aux Français.

Traité rudement par Chépar, Fébriano avait repris peu à peu, à force d’humiliations, son ascendant sur le vieux militaire : la bassesse se sert des affronts qu’elle reçoit comme d’un marchepied pour s’élever. Mais le renégat sentait que son crédit était affaibli s’il ne parvenait à détruire par quelque service éclatant la fâcheuse impression qu’avaient laissée ses premiers conseils. Le gouverneur de la Louisiane avait témoigné son mécontentement au commandant du fort Rosalie, et dans la lettre où il lui annonçait l’envoi de troupes nouvelles, il l’invitait à réparer une imprudence dont souffrait la colonie.

Fébriano épiait donc l’occasion de regagner sa puissance, au moment où Ondouré cherchait le moyen de satisfaire son ambition. Ces deux traîtres, jadis compagnons de débauche, par une conformité de passions avaient conçu l’un et l’autre une haine violente contre René. L’homme sauvage alla trouver l’homme policé ; il lui parla de la mort du Soleil : « Dans les changements prêts à s’opérer aux Natchez, lui dit-il, si le commandant des Français me veut seconder, je lui ferai obtenir les concessions, objets de tant de troubles et de malheurs. »

Ravi d’une proposition qui le rendait important en le rendant utile, Fébriano court avertir Chépar : celui-ci consent à recevoir Ondouré au milieu de la nuit, sur un des ravelins du fort.

— Sachem des Français, dit Ondouré en l’abordant, je ne sais ce que vous méditez. De nouveaux guerriers vous sont arrivés : peut-être est-ce votre dessein de lever encore une fois la hache contre nous. Au lieu de vous engager dans cette route incertaine, je puis vous mener à votre but par une voie plus sûre. Depuis longtemps je suis l’ami des Français ; employez votre autorité à me faire élever à la place qui me rendra tuteur du jeune Soleil. Je m’engage alors à vous faire céder les terres que vous réclamez, et dont vos députés et les nôtres doivent régler les limites. Dans deux jours la nomination de l’édile aura lieu. Que l’on envoie par vos ordres des présents aux jeunes guerriers, aux matrones et aux prêtres, et je l’emporterai sur mes compétiteurs.

Flatté d’entendre parler de sa puissance, regardant comme un grand coup de politique de mettre Ondouré, qu’il croyait l’ami de la France, à la tête des Natchez, espérant surtout réparer sa faute par l’obtention des terres dont on lui fait la promesse, Chépar se précipite dans le projet d’Ondouré : il charge Fébriano de la distribution des présents.

Ondouré retourne auprès d’Akansie, qu’il s’étonne de trouver abattue : il en est du crime comme de ces boissons amères que l’habitude seule rend supportables. « Il ne s’agit plus d’hésiter, s’écrie Ondouré : voulez-vous commander avec moi, ou voulez-vous rester esclave sous un sachem de votre famille ? Songez qu’il y va de votre vie et de la mienne : si nous ne sommes pas assez forts pour proscrire nos ennemis, nous serons proscrits par eux. Tôt ou tard quelque voix accusatrice révélera le secret de la mort du Soleil, et au lieu de monter au pouvoir, nous serons traînés au supplice. Allez donc ; parlez aux matrones, obtenez leurs voix ; je cours m’assurer de celle des jeunes guerriers. Outougamiz, qui balance seul mon crédit auprès d’eux, Outougamiz, encore trop faible, ne peut sortir de sa cabane. Que le jongleur dévoué à nos intérêts fasse s’expliquer les génies, et nous triompherons de la résistance de Chactas et d’Adario. »

L’assemblée générale de la nation étant convoquée pour procéder au choix de l’édile, Chactas proposa d’élever René, son fils adoptif, à cette place importante ; mais le jongleur déclara que l’étranger, coupable à la fois de la disparition du serpent sacré, de la mort des femelles de castor et de la guerre dans laquelle le vieux Soleil avait péri, était réprouvé du Grand-Esprit.

Le frère d’Amélie rejeté, Adario présenta son neveu Outougamiz, qui venait de faire éclater tant de vertu et de vaillance : Outougamiz fut écarté à cause de la simplicité de sa vertu. Chactas et Adario ne voulaient pas pour eux-mêmes une charge dont leur âge ne leur permettait plus l’exercice.

Akansie désigna à son tour Ondouré : ce nom fit rougir les hommes qui conservaient encore quelque pudeur. Chactas repoussa de toute la dignité de son éloquence un guerrier dont il osa peindre les vices. Adario, qui sentait le tyran dans Ondouré, menaça de le poignarder s’il attentait jamais à la liberté de la patrie ; mais les présents de Fébriano avaient produit leur effet : les matrones enchantées par des parures, les jeunes guerriers séduits par des armes, un assez bon nombre de sachems, à qui l’ambition ôtait la prudence, soutinrent le candidat de la femme-chef. Les Manitous consultés approuvèrent l’élection d’Ondouré. Ainsi l’éducation d’un enfant qui devait un jour commander à des peuples fut remise à des mains oppressives et souillées : le champ empoisonné de Gomorrhe fait mourir la plante qu’on lui confie, ou ne porte que des arbres dont les fruits sont remplis de cendre.

Cependant les blessures de René se fermaient ; des simples, connus des sauvages rétablissaient ses forces avec une étonnante rapidité. Il n’avait qu’un moyen de payer à Outougamiz la dette d’un amitié sublime, c’était d’épouser Céluta. Le sacrifice était grand : tout lien pesait au frère d’Amélie ; aucune passion ne pouvait entrer dans son cœur, mais il crut qu’il se devait immoler à la reconnaissance ; du moins ce n’était pas à ses yeux démentir sa destinée, que de trouver un malheur dans un devoir.

Il fit part de sa résolution à Chactas : Chactas demanda la main de Céluta à Adario ; Outougamiz fut rempli de joie en apprenant que son ami allait devenir son frère. Céluta, rougissant, accorda son consentement avec cette grâce modeste qui respirait en elle ; mais elle éprouvait quelque chose de plus que ce plaisir mêlé de frayeur qu’éprouve la jeune vierge prête à passer dans les bras d’un époux. Malgré l’amour qui entraînait vers René la fille de Tabamica, malgré la félicité dont elle se faisait l’image, elle était frappée d’une tristesse involontaire ; un secret pressentiment serrait son cœur : René lui inspirait une terreur dont elle ne se pouvait défendre ; elle sentait qu’elle allait tomber dans le sein de cet homme comme on tombe dans un abîme.

Les parents ayant approuvé le mariage, Chactas dit à René : « Bâtis ta cabane, portes y le collier pour charger les fardeaux et le bois pour allumer le feu ; chasse pendant six nuits ; à la septième, Céluta te suivra à tes foyers. »

René établit sa demeure dans une petite vallée qu’arrosait une rivière tributaire du Meschacebé. Quand l’ouvrage fut fini, on découvrait de la porte de la nouvelle cabane les prairies du vallon entrecoupées d’arbustes à fleurs ; une forêt, vieille comme la terre, couvrait les collines, et dans l’épaisseur de cette forêt tombait un torrent.

Des danses et des jeux signalèrent le jour du mariage. Placés au milieu d’un cercle de leurs parents, René et Céluta furent instruits de leurs devoirs : on conduisit ensuite les époux au toit qu’ils devaient habiter.

L’aurore les trouva sur le seuil de la cabane : Céluta, un bras jeté autour du cou de René, s’appuyait sur le jeune homme. Les yeux de l’Indienne, avec une expression de respect et de tendresse, cherchaient ceux de son époux. D’un cœur religieux et reconnaissant, elle offrait sa félicité au maître de la nature comme un don qu’elle tenait de lui : la rosée de la nuit remonte, au lever du soleil, vers le ciel dont elle est descendue.

Les regards distraits du frère d’Amélie se promenaient sur la solitude : son bonheur ressemblait à du repentir. René avait désiré un désert, une femme et la liberté : il possédait tout cela, et quelque chose gâtait cette possession. Il aurait béni la main qui du même coup l’eût débarrassé de son malheur passé et de sa félicite présente, si toutefois c’était une félicité.

Il essaya de réaliser ses anciennes chimères : quelle femme était plus belle que Céluta ? Il l’emmena au fond des forêts, et promena son indépendance de solitude en solitude ; mais quand il avait pressé sa jeune épouse contre son sein, au milieu des précipices, quand il l’avait égarée dans la région des nuages, il ne rencontrait point les délices qu’il avait rêvées.

Le vide qui s’était formé au fond de son âme ne pouvait plus être comblé. René avait été atteint d’un arrêt du ciel, qui faisait à la fois son supplice et son génie : René troublait tout par sa présence : les passions sortaient de lui et n’y pouvaient rentrer : il pesait sur la terre qu’il foulait avec impatience et qui le portait à regret.

Si l’impitoyable Ondouré avait pénétré dans le cœur du frère d’Amélie, s’il en avait connu toute la misère, s’il avait vu les alarmes de Céluta et l’espèce d’épouvante que lui inspirait son mari, l’union du couple infortuné n’aurait point fait sentir au sauvage les tourments qu’il éprouva lorsque la renommée lui apprit la nouvelle de cette union. Qu’importait à Ondouré d’avoir satisfait son ambition ? Céluta échappait à son amour ! René n’était point encore immolé à sa jalousie ! Les succès du détestable Indien lui coûtaient cher : il était obligé de subir la tendresse d’une femme odieuse ; il avait fait à Chépar des promesses qu’il ne pouvait ni ne voulait remplir. Comment perdre ces étrangers du fort Rosalie qui étaient devenus ses maîtres puisqu’ils possédaient une partie de son secret ? comment sacrifier ce rival, que les mauvais génies avaient envoyé aux Natchez pour le désespoir d’Ondouré ?

Plusieurs projets s’offrirent d’abord à la pensée de l’édile, mais les uns n’étaient pas assez sûrs, les autres n’enveloppaient pas assez de victimes. Le dégoût de l’état de nature, le désir de posséder les jouissances de la vie sociale, augmentaient le trouble des esprits d’Ondouré : il dévorait des regards tout ce qu’il apercevait dans les habitations des blancs ; on le voyait errer à travers les villages, l’air farouche, l’œil en feu, les lèvres agitées d’un mouvement convulsif.

Un jour qu’il promenait ainsi ses noires rêveries, il arrive à la cabane de René ; le frère d’Amélie parcourait alors les déserts avec Céluta. Mille passions, mille souvenirs accompagnés de mille desseins funestes, agitent le cœur d’Ondouré. Il fait d’abord à pas lents le tour de la hutte ; bientôt il heurte à la porte, l’ouvre et jette des regards sinistres dans l’intérieur du lieu. Il y pénètre, s’assied au foyer solitaire, comme ces génies du mal attachés à chaque homme, et qui, selon les Indiens, se plaisent à fréquenter les demeures abandonnées. Des lits de joncs, des armes européennes, quelques voiles de femme, un berceau, présent de la famille de Céluta, tout ce qui frappe la vue d’Ondouré accroît son supplice : « C’est donc ici qu’ils ont été heureux ! » murmure-t-il à voix basse. Son imagination s’égare ; il se lève, disperse les roseaux des couches et brise les armes dont il jette au loin les éclats. Les parures de Céluta appellent ensuite sa rage : il les soulève d’une main tremblante, les approche de sa bouche comme pour les couvrir de baisers, puis les déchire avec fureur. Déjà ses bras se levaient sur le berceau, lorsqu’il les laisse tout à coup retomber à ses côtés ; sa tête se penche sur sa poitrine, son front se couvre d’un nuage sombre ; le sauvage paraît travaillé par la conception douloureuse d’un crime.

C’en est fait ! les destinées de Céluta, les destinées du frère d’Amélie, les destinées des Français sont fixées ! Ondouré pousse un profond soupir, et souriant comme Satan à ses perversités : « Je te remercie, dit-il, ô Athaënsic ! tu m’as bien inspiré ! Génie de cette cabane, je te remercie ! tu m’as conduit ici pour me découvrir les moyens d’accomplir mes vengeances, d’atteindre à la fois le but de mes desseins divers. Oui, vous périrez, ennemis d’Ondouré ! et toi, Céluta !… » Il ne se révèle à lui-même toute l’horreur et toute l’étendue de son projet que par un cri qu’il pousse en sortant de la cabane. Ce
Viens donc te baigner avec moi. cri fut entendu des Français et des Natchez : les premiers en frissonnèrent ; les seconds prévirent la ruine de leur patrie.

Lorsque René revint de ses courses, il fut frappé du désordre de sa cabane, sans en pouvoir pénétrer la cause. Nourrie dans la religion des Indiens, Céluta tira de ce désordre un présage funeste. Elle n’avait point rapporté le bonheur de son pèlerinage au désert : René était pour elle inexplicable ; elle avait cependant aperçu quelque chose de mystérieux au fond du cœur de l’homme auquel elle était unie ; mais cet homme ne lui avait point révélé ses secrets, il ne les avait racontés à personne. Après son retour à la cabane, René sembla devenir plus sombre et moins affectueux : la timide Céluta n’osait l’interroger ; elle ne tarda pas à prendre, pour de la lassitude ou de l’inconstance ce qui n’était que l’effet du malheur et d’un caractère impénétrable. Le hasard vint donner quelque apparence de réalité aux premiers soupçons de la sœur d’Outougamiz.

René traversait un jour une cyprière, lorsqu’il entendit des cris dans un endroit écarté : il court à ces cris. Il aperçoit entre les arbres une Indienne se débattant contre un Européen. À l’apparition d’un témoin, le ravisseur s’enfuit. Le frère d’Amélie avait reconnu Fébriano et Mila. « Ah ! s’écria l’adolescente en se jetant dans ses bras, si tu avais voulu m’épouser, tu n’aurais pas été obligé de venir à mon secours. Que je te remercie, pourtant ! J’ai eu si grand’peur lorsque l’homme noir m’a surprise, que j’ai fermé les yeux de toutes mes forces, dans la crainte de le voir. » René sourit ; il rassura la jeune sauvage, et lui promit de la reconduire chez son père. Il l’aida d’abord à laver son visage meurtri. Mila lui dit alors : « Que ta main est douce ! c’est tout comme celle de ma mère ! Les méchants ! ils racontent tant de mal de toi, et tu es si bon ! » Quand il se fallut quitter, Mila trouva que le chemin était si court ! Elle fondit en larmes, et s’échappa en disant : « Je ne suis qu’une linotte bleue, je ne sais point chanter pour le chasseur blanc. » Le frère d’Amélie reprit le chemin de sa cabane, et ne songea plus à cette aventure.

Elle fut bientôt connue d’Ondouré ; elle lui fournit l’occasion d’ajouter une calomnie de plus à toutes celles qu’il inventait pour assouvir sa haine ; il se félicita de pouvoir faire partager à Céluta ces tourments de jalousie qu’il avait connus pour elle. La rencontre de René et de Mila fut représentée à la chaste sœur d’Outougamiz comme l’infidélité de l’homme qu’elle aimait. Céluta pleura, et cacha ses larmes.

Cependant Céluta était mère ; l’épouse féconde n’assurait-elle pas les droits de l’amante ? Lorsque René eut la certitude que sa femme portait un enfant dans son sein, il s’approcha d’elle avec un saint respect ; il la pressa doucement de peur de la blesser : « Femme, lui dit-il, le ciel a béni tes entrailles ! »

Céluta répondit : « Je n’ai pas osé faire des vœux avant vous pour l’enfant que le Grand-Esprit m’a donné. Je ne suis que votre servante : mon devoir est de nourrir votre fils ou votre fille, je tâcherai d’y être fidèle. »

Le front du frère d’Amélie s’obscurcit. « Nourrir mon fils ou ma fille ! dit-il avec un sourire amer : sera-t-il plus heureux que moi ? sera-t-elle plus heureuse que ma sœur ? Qui aurait dit que j’eusse donné la vie à un homme ? » Il sortit, laissant Céluta dans une inexprimable douleur.

Ondouré poursuivait ses projets : malgré l’autorité d’Adario et de Chactas, il avait rétabli dans toute leur puissance les Allouez, gardes dévoués au despotisme des anciens Soleils ; il avait dépêché des messagers, avec des ordres secrets, pour toutes les nations indiennes. Plus que jamais il trompait le commandant du fort Rosalie à l’aide de fausses confidences : il lui faisait dire par Fébriano que sans l’opposition d’Adario, de Chactas et de René il serait entièrement maître du conseil des Natchez ; que ces trois ennemis du nom français l’empêchaient de tenir sa promesse. Ondouré invitait Chépar à les enlever quand il lui en donnerait le signal. Par cette politique, il avait le double dessein de livrer ses adversaires aux étrangers, et de soulever les Natchez contre ces mêmes étrangers, lorsque ceux-ci se seraient portés à quelque violence contre deux sachems idoles de leur patrie.

Il fallait néanmoins ne rien précipiter ; il fallait que toutes les forces des Indiens fussent secrètement rassemblées, afin de frapper sûrement le dernier coup. Il était en même temps aussi difficile de modérer ces éléments de discorde que de les faire agir de concert. Les trêves, sans cesse renouvelées, suspendaient à peine des hostilités toujours prêtes à renaître : les Français et les Natchez s’exerçaient aux armes, en cultivant ensemble les champs où ils se devaient exterminer.

Plusieurs mois étaient nécessaires à Ondouré pour l’exécution de son vaste plan. Chépar, de son côté, n’avait point encore reçu tous les secours qu’il attendait. Une paix forcée par la position des chefs régnait donc dans la colonie ; les Indiens, en attendant l’avenir, s’occupaient de leurs travaux et de leurs fêtes.

Mila, ayant des liens de famille avec Céluta, vint remercier celui qu’elle appelait son libérateur. Elle lui apporta une gerbe de maïs qui ressemblait à une quenouille chargée d'une laine dorée : « Voilà, lui dit-elle, tout ce que je te puis donner, car je ne suis pas riche. » René accepta l’offrande.

Céluta sentit ses yeux se remplir de larmes, mais elle reçut sa jeune parente avec son inaltérable douceur ; elle caressa même avec bonté l’aimable enfant, qui lui demanda si elle assisterait à la moisson de la folle-avoine. Céluta lui dit qu’elle s’y trouverait. Mila sortit pleine de joie, en voyant René tenir encore dans sa main la gerbe de maïs.

Depuis le jour où le capitaine d’Artaguette avait ramené aux Natchez les infortunés amis, il était allé à la Nouvelle-Orléans voir son frère, le général Diron d’Artaguette, et le jeune conseiller Harlay, qui devait épouser Adélaïde, fille du gouverneur de la Louisiane. Il revint au fort Rosalie la veille de la moisson annoncée par Mila. Il avait appris le mariage du frère d’Amélie avec Céluta : la reconnaissance que le capitaine devait à cette belle sauvage, le tendre penchant qui l’entraînait vers elle, l’estime qu’il sentait pour René, le conduisirent à la cabane des nouveaux époux. Il trouva la famille réunie prête à partir pour la moisson : Chactas, Adario, Célula, René, Outougamiz, rétabli dans toute sa force, Outougamiz qui avait oublié ce qu’il avait fait et qui fuyait lorsque René racontait les prodiges de sa délivrance.

D’Artaguette fut reçu avec la plus touchante hospitalité par Céluta, qui l’appelait son frère. Outougamiz lui dit : « Céluta t’a sauvé, tu as sauvé mon ami : je t’aime, et si nos nations combattent encore, ma hache se détournera de toi. » René proposa au capitaine d’assister à la fête de la moisson : « Très volontiers, » répondit d’Artaguette. Ses regards ne se pouvaient détacher de Céluta, dont une secrète langueur augmentait la beauté.

On s’embarque dans des canots, sur la rivière qui coulait au bas de la colline où la cabane de René était bâtie. On remonte le courant pour arriver au lieu de la moisson. Les chênes-saules dont la rivière était bordée y répandaient l’ombre ; les pirogues s’ouvraient un chemin à travers les plantes qui couvraient de feuilles et de fleurs la surface de l’eau. Par intervalles, l’œil pénétrait la profondeur des flots roulant sur des sables d’or, ou sur des lits veloutés d’une mousse verdoyante. Des martins-pêcheurs se reposaient sur des branches pendantes au-dessus de l’onde, ou fuyaient devant les canots, en rasant le bord de la rivière.

On arrive au lieu désigné : c’était une baie où la folle-avoine croissait en abondance. Ce blé, que la Providence a semé en Amérique pour le besoin des sauvages, prend racine dans les eaux ; son grain est de la nature du riz ; il donne une nourriture douce et bienfaisante.

À la vue du champ merveilleux, les Natchez poussèrent des cris, et les rameurs, redoublant d’efforts, lancèrent leur pirogue au milieu des moissons flottantes. Des milliers d’oiseaux s’enlevèrent, et, après avoir joui des bienfaits de la nature, cédèrent leur place aux hommes.

En un instant les nacelles furent cachées dans la hauteur et l’épaisseur des épis. Les voix qui sortaient du labyrinthe mobile ajoutaient à la magie de la scène. Des cordes de bouleau furent distribuées aux moissonneurs ; avec ces cordes ils saisissaient les tiges de la folle-avoine, qu’ils liaient en gerbe ; puis, inclinant cette gerbe sur le bord de la pirogue, ils la frappaient avec un fléau léger ; le grain mûr tombait dans le fond du canot. Le bruit des fléaux qui battaient les gerbes, le murmure de l’eau, les rires et les joyeux propos des sauvages, animaient cette scène, moitié marine, moitié rustique.

Le champ était moissonné : la lune se leva pour éclairer le retour de la flotte ; sa lumière descendait sur la rivière, entre les saules à peine frémissants. De jeunes Indiens et de jeunes Indiennes suivaient les canots à la nage, comme des sirènes ou des tritons ; l’air s’embaumait de l’odeur de la moisson nouvelle mêlée aux émanations des arbres et des fleurs. La pirogue du grand-chef était à la tête de la flotte, et un prêtre, debout à la poupe de cette pirogue, redisait le chant consacré à l’astre des voyageurs :

« Salut, épouse du Soleil ! tu n’as pas toujours été heureuse ! Lorsque, contrainte par Athaënsic de quitter le lit nuptial, tu sors des portes du matin, tes bras arrondis, étendus vers l’orient, appellent inutilement ton époux.

« Ce sont encore ces beaux bras que tu entrouvres lorsque tu te retournes vers l’occident, et que la cruelle Athaënsic force à son tour le Soleil à fuir devant toi.

« Depuis ton hymen infortuné, la mélancolie est devenue ta compagne ; elle ne te quitte jamais, soit que tu te plaises à errer à travers les nuages, soit qu’immobile dans le ciel, tu tiennes tes yeux fixés sur les bois ; soit que, penchée au bord des ondes du Meschacebé, tu t’abandonnes à la rêverie ; soit que tes pas s’égarent avec les fantômes le long des pâles bruyères.

« Mais, ô Lune ! que tu es belle dans ta tristesse ! L’Ourse étoilée s’éclipse devant tes charmes, tes regards veloutent l’azur du ciel ; ils rendent les nues diaphanes ; ils font briller les fleuves comme des serpents ; ils argentent la cime des arbres, ils couvrent de blancheur le sommet des montagnes ; ils changent en une mer de lait les vapeurs de la vallée.

« C’est ta lumière, ô Lune ! qui donne de grandes pensées aux sachems ; c’est ta lumière qui remplit le cœur d’un amant du souvenir de sa maîtresse ; à ta clarté, la mère veille au berceau de son fils ; à ta clarté, les guerriers marchent aux ennemis de la patrie ; à ta clarté, les chasseurs tendent des pièges aux hôtes des forêts ; et maintenant à ta clarté, chargés des dons du Grand-Esprit, nous allons revoir nos heureuses cabanes. »

Ainsi chantait le prêtre : à chaque strophe, la conque mêlait ses sons au chœur général des Natchez ; un recueillement religieux avait saisi Céluta, René, d’Artaguette, Outougamiz, Adario et le vieux Chactas : le pressentiment d’un avenir malheureux s’était emparé de leur cœur. La tristesse est au fond des joies de l’homme : la nature attache une douleur à tous ses plaisirs ; et quand elle ne nous peut refuser le bonheur, par un dernier artifice elle y mêle la crainte de le perdre. Une voix vint arracher les amis à leurs graves réflexions : cette voix semblait sortir de l’eau ; elle disait : « Mon libérateur, me voici. » René, d’Artaguette, Outougamiz, Chactas, Adario, Céluta, regardent dans le fleuve, et ils aperçoivent Mila qui nageait auprès du canot. Enveloppée d’un voile, elle ne montrait au-dessus de l’eau que ses épaules demi-nues et sa tête humide ; quelques épis de folle-avoine, capricieusement tressés, ornaient son front. Sa figure riante brillait à la clarté de la lune, au milieu de l’ébène de ses cheveux ; des filets d’argent coulaient le long de ses joues : on eût pris la petite Indienne pour une naïade qui avait dérobé la couronne de Cérès.

— Outougamiz, disait-elle, viens donc te baigner avec moi ; pour le guerrier blanc, ton frère, j’en aurais peur. »

Outougamiz saute par-dessus le bord de la pirogue. Mila se mit à nager de concert avec lui. Tantôt elle se balançait lentement le visage tourné vers le ciel ; vous eussiez cru qu’elle dormait sur les vagues ; tantôt, frappant de son pied l’onde élastique, elle glissait rapidement dans le fleuve. Quelquefois, s’élevant à demi, elle avait l’air de se tenir debout ; quelquefois ses bras écartaient l’onde avec grâce : dans cette position elle tournait un peu la tête, et l’extrémité de ses pieds se montrait à la surface des flots. Son sein, légèrement enflé à l’œil, sous le voile liquide, paraissait enfermé dans un globe de cristal ; elle traçait, par ses mouvements, une multitude de cercles qui, se poussant les uns surp les autres, s’étendaient au loin : Mila s’ébattait au milieu de ces ondulations brillantes, comme un cygne qui baigne son cou et ses ailes.

La langueur des attitudes de Mila aurait pu faire croire qu’elle cherchait des voluptés cachées dans ces ondes mystérieuses ; mais le calme de sa voix et la simplicité de ses paroles ne décelaient que la plus tranquille innocence. Il en était ainsi des caprices de l’élégante Indienne avec Outougamiz : elle passait à son cou un bras humide ; elle approchait son visage si près du sien, qu’elle lui faisait sentir à la fois la fraîcheur de ses joues et la chaleur de ses lèvres. Liant ses pieds aux pieds de son compagnon de bain, elle n’était séparée de lui que par l’onde, dont la molle résistance rendait encore ses entrelacements plus doux : « N’était-ce pas ainsi, disait-elle, que tu étais couché avec René sur le lit de roseaux, au fond du marais ? » Il ne fallait chercher dans ces jeux que ceux d’un enfant plein de charme ; et si quelque chose d’inconnu se mêlait aux pensées de Mila, ce n’était point à Outougamiz que s’adressaient ces pensées.

Tant de grâces n’avaient point échappé à la fille de Tabamica : moins René y avait paru sensible, plus elle craignit une délicatesse affectée. Rentrée dans sa demeure, elle se trouva mal : bien que son sein maternel n’eût encore compté que sept fois le retour de l’astre témoin des plaisirs de Mila, Céluta sentit que l’enfant de René se hâterait d’arriver à la triste lumière des cieux, afin de partager les destinées de son père.

Le frère d’Amélie avait passé la nuit dans les bois : au lever du soleil il ne retrouva Céluta ni dans la cabane, ni à la fontaine, ni au champ des fleurs. Il apprit bientôt que, pressée pendant la nuit par les douleurs, son épouse s’était retirée à la hutte que lui avaient bâtie les matrones, selon l’usage, et qu’elle resterait dans cette hutte un nombre de jours plus ou moins long, selon le sexe de l’enfant.

Céluta pensa perdre la vie en la donnant à une fille que l’on porta à son père, et qu’en versant des pleurs il nomma Amélie. Cette seconde Amélie paraissait au moment d’expirer : René se vit obligé de verser l’eau du baptême sur la tête de l’enfant en péril ; l’enfant poussa un cri. Le baptême, parmi les sauvages, était regardé comme un maléfice : Ondouré accusa le guerrier blanc d’avoir voulu faire mourir sa fille, par dégoût pour Céluta et par amour pour une autre femme. Ainsi s’accomplissait le sort de René : tout lui devenait fatal, même le bonheur.

L’enfant vécut, et les jours de retraite expirèrent : Céluta revint à son toit, où l’attendaient ses parents. Les vêtements de la jeune mère étaient nouveaux : elle ne devait rien porter de ce qui lui avait servi autrefois : son enfant était suspendu à sa mamelle. Lorsqu’elle mit le pied sur le seuil de sa cabane, ses yeux, jusqu’alors baissés avec modestie, se levèrent sur René, qui lui tendait les bras pour recevoir son enfant : tout ce que la passion d’une amante, tout ce que la dignité d’une épouse, tout ce que la tendresse d’une mère, tout ce que la soumission d’une esclave, tout ce que la douleur d’une femme peuvent jamais réunir de plus touchant, fut exprimé par le regard de Céluta. « Je ne vous ai donné qu’une fille, dit-elle ; pardonnez à la stérilité de mon sein : je ne suis pas heureuse. »

René prit son enfant, l’éleva vers le ciel, et le remit dans les bras de sa mère. Tous les parents bénirent la fille de Céluta : Outougamiz lui suspendit un moment au cou le Manitou d’or, et sembla la consacrer au malheur.

Chez les sauvages, ce sont les parents maternels qui imposent les noms aux nouveau-nés. Selon la religion de ces peuples, le père donne l’âme à l’enfant, la mère ne lui donne que le corps : on suppose d’après cela que la famille de la femme connaît seule le nom que le corps doit porter. René, s’obstinant à appeler sa fille Amélie, blessa de plus en plus les mœurs des Indiens.

Depuis qu’il était père, sa tristesse était singulièrement augmentée. Il passait des jours entiers au fond des forêts. Quand il revenait chez lui, il prenait sa fille sur ses genoux, la regardait avec un mélange de tendresse et de désespoir, et tout à coup la remettait dans son berceau comme si elle lui faisait horreur. Céluta détournait la tête et cachait ses larmes, attribuant le mouvement de René à un sentiment de haine pour elle.

Si René, rentrant au milieu de la nuit, adressait des mots de bonté à Céluta, c’était avec peine qu’elle parvenait à dissimuler l’altération de sa voix ; si René s’approchait de son épouse pendant le jour, elle lui laissait adroitement sa fille dans les bras et s’éloignait de lui ; si René montrait quelque inquiétude de la santé chancelante de la sœur d’Outougamiz, celle-ci en attribuait le dérangement à la naissance d’Amélie. Elle disait alors des choses si touchantes en s’efforçant de prendre un air serein, que son trouble paraissait davantage à travers ce calme de la vertu résignée.

Mila se retrouvait partout sur les pas du frère d’Amélie ; elle venait souvent à la cabane, où Céluta l’accueillait toujours avec douceur.

— Si tu étais ma mère, disait Mila à l’épouse affligée, je serais toujours avec toi ; j’entendrais le guerrier blanc te parler de l’amitié de ton frère et te raconter des histoires de son pays. Nous préparerions ensemble la couche du guerrier blanc ; et puis, quand il dormirait, je rafraîchirais son sommeil avec un éventail de plumes. »

Mila terminait ordinairement ses discours en se jetant dans les bras de Céluta ; c’était chercher la tranquillité au sein de l’orage, la fraîcheur au milieu des feux du midi. La jeune Indienne obtenait un regard de pitié des yeux dont elle faisait couler les larmes ; elle sollicitait l’amitié d’un cœur qu’elle venait de poignarder.

La mère de Mila, impatiente de ces courses, avait menacé sa fille de lui jeter de l’eau au visage, châtiment qu’infligent à leurs enfants les matrones indiennes. Mila avait répondu qu’elle mettrait le feu à la cabane de sa mère ; les parents avaient ri, et Mila avait continué de chercher René.

Un soir celui-ci était assis au bord d’un de ces lacs que l’on trouve partout dans les forêts du Nouveau-Monde. Quelques baumiers isolés bordaient le rivage ; le pélican, le cou reployé, le bec reposant comme une faux sur sa poitrine, se tenait immobile à la pointe d’un rocher ; les dindes sauvages élevaient leur voix rauque du haut des magnolias ; les flots du lac, unis comme un miroir, répétaient les feux du soleil couchant. Mila survint.

— Me voici ! dit-elle ; je suis tout étonnée, je t’assure : j’avais peur d’être grondée.

— Et pourquoi vous gronder ? dit René.

— Je ne sais, répondit Mila en s’asseyant et s’appuyant sur les genoux du guerrier blanc.

— N’auriez-vous point quelque secret ? répliqua René.

— Grand-Esprit ! s’écria Mila, est-ce que j’aurais un secret, J’ai beau penser, je ne me souviens de rien.

Mila posa ses deux petites mains sur les genoux de René, inclina la tête sur ses mains, et se mit à rêver en regardant le lac. René souffrait de cette attitude, mais il n’avait pas le courage de repousser cette enfant. Il s’aperçut, au bout de quelque temps, que Mila s’était endormie.

Âge de candeur, qui ne connais aucun péril ! âge de confiance, que tu passes vite ! « Quel bonheur pour toi, Mila ! murmura sourdement René, si tu dormais ici ton dernier sommeil ! »

— Que dis-tu ? s’écria Mila tirée de son assoupissement. Pourquoi m’as-tu réveillée ? Je faisais un si beau rêve !

— Vous feriez mieux, dit René, de me chanter une chanson, plutôt que de dormir ainsi comme un enfant. »

— C’est bien vrai, dit Mila ; attends, que je me réveille. Et elle frotta ses yeux humides de sommeil et de larmes.

— Je me souviens, reprit-elle, d’une chanson de Céluta. O Céluta ! comme elle est heureuse ! comme elle mérite de l’être ! C’est ta femme, n’est-ce pas ?

Mila se prit à chanter ; elle avait dans la voix une douceur mêlée d’innocence et de volupté. Elle ne put chanter longtemps ; elle brouilla tous ses souvenirs, et pleura de dépit de ne pouvoir redire la chanson de Céluta.

La mère de Mila, qui la suivait la trouva assise aux genoux de René ; elle la frappa avec une touffe de lilas qu’elle tenait à la main, et Mila s’échappa en jetant des feuilles à sa mère. L’imprudente colère de la matrone révéla la course de sa fille ; le bruit s’en répandit de toutes parts. Mila elle-même s’empressa de dire à Céluta qu’elle avait dormi sur les genoux du guerrier blanc au bord du lac. Céluta n’avait pas besoin de ce qu’elle prenait pour une nouvelle preuve du malheur qui l’avait frappée.

Le frère d’Amélie connaissait trop les passions pour ne pas apercevoir ce qui naissait au fond du cœur de Mila ; il devint plus sévère avec elle : cette rigueur effraya la gentille sauvage. Ses sentiments repoussés se replièrent sur tout ce qui aimait René, sur Céluta, sur Outougamiz, qui avait délivré le guerrier blanc avec tant de courage et qui avait si bien nagé dans le fleuve. Mila rencontrait souvent Outougamiz dans les cabanes : la naïveté héroïque du jeune homme plaisait à la naïveté malicieuse de la jeune fille.

— Tu as sauvé ton ami du cadre de feu, disait un jour Mila à Outougamiz. C’est bien beau ! j’aurais voulu être là.

— Tu m’aurais beaucoup gêné, répondit le frère de Céluta, parce que tu aurais eu faim ; et que t’aurais-je donné à manger ?

— C’est vrai, répliqua l’Indienne ; mais si j’avais été avec toi, j’aurais pris la tête de ton ami dans mes deux mains, j’aurais réchauffé ses yeux avec mes lèvres ; et pour voir si son cœur battait encore, j’aurais mis ma main sur son cœur. — Et Mila portait la main au cœur d’Outougamiz.

— Ne fais pas cela, dit le sauvage. Est-ce que tu serais devenue amoureuse ? — Non, certainement, s’écria l’Indienne étonnée : mais je le demanderai à Céluta.

L’âme de la jeunesse en prenant son essor essaye de tous les sentiments, goûte, comme l’enfant, à toutes les coupes, douces ou amères, et n’apprend à s’y connaître que par l’expérience. Attirée d’abord par René, Mila trouva bientôt en lui quelque chose de trop loin d’elle. Le cœur d’Outougamiz était le cœur qui convenait à celui de Mila ; leur sympathie une fois déclarée promettait d’être durable, et cette sympathie allait naître.

Hélas ! ces simples et gracieuses amours, qui auraient dû couler sous un ciel tranquille, se formaient au moment des orages ! Malheureux, ô vous qui commencez à vivre quand les révolutions éclatent ! Amour, amitié, repos, ces biens qui composent le bonheur des autres hommes vous manqueront ; vous n’aurez le temps ni d’aimer ni d’être aimés. Dans l’âge où tout est illusion, l’affreuse vérité vous poursuivra ; dans l’âge où tout est espérance, vous n’en nourrirez aucune : il vous faudra briser d’avance les liens de la vie, de peur de multiplier des nœuds qui si tôt doivent se rompre !

René, vivant en lui-même, et comme hors du monde qui l’environnait, voyait à peine ce qui se passait autour de lui ; il ne faisait rien pour détruire des calomnies qu’il ignorait, ou qu’il aurait méprisées s’il les eût connues, calomnies qui n’en allaient pas moins accumuler sur sa tête des malheurs publics et des chagrins domestiques. Se renfermant au sein de ses douleurs et de ses rêveries, dans cette espèce de solitude morale il devenait de plus en plus farouche et sauvage : impatient de tout joug, importuné de tout devoir, les soins qu’on lui rendait lui pesaient : on le fatiguait en l’aimant. Il ne se plaisait qu’à errer à l’aventure ; il ne disait jamais ce qu’il devenait, où il allait ; lui-même ne le savait pas. Était-il agité de remords ou de passions, cachait-il des vices ou des vertus ? C’est ce qu’on ne pouvait dire. Il était possible de tout croire de lui, hors la vérité.

Assise à la porte de sa cabane, Céluta attendait son mari des journées entières. Elle ne l’accusait point, elle n’accusait qu’elle-même : elle se reprochait de n’avoir ni assez de beauté ni assez de tendresse. Dans la générosité de son amour, elle allait jusqu’à croire qu’elle pourrait devenir l’amie de toute autre femme maîtresse du cœur de René ; mais quand elle portait son enfant à son sein, elle ne pouvait s’empêcher de le baigner de larmes. Lorsque le frère d’Amélie revenait, Céluta apprêtait le repas ; elle ne prononçait que des paroles de douceur, elle ne craignait que de se rendre importune ; elle ébauchait un sourire qui expirait à ses lèvres ; et lorsque, jetant des regards furtifs sur René, elle le voyait pâle et agité, elle aurait donné toute sa vie pour lui rendre un moment de repos.

Chactas essayait quelquefois d’apaiser par sa tranquille raison les troubles de l’âme du frère d’Amélie ; mais il ne lui pouvait arracher son secret.

— Qu’as-tu ? lui disait-il. Tu voulais la solitude ; ne te suffit-elle plus ? Avais-tu pensé que ton cœur était inépuisable ? Les sources coulent-elles toujours ?

— Mais qui empêche, répondait René, quand on s’aperçoit de la fuite du bonheur, de clore la vie ? Pourquoi des amis inséparables n’arrivent-ils pas ensemble dans le monde où les félicités ne passent plus ?

— Je n’attache pas plus de prix que toi à la vie, répliquait le sachem expérimenté : vous mourez, et vous êtes oublié ; vous vivez, et votre existence n’occupe pas plus de place que votre mémoire. Qu’importent nos joies ou nos douleurs dans la nature ? Mais pourquoi t’occuper toi-même de ce qui dure si peu ? Tu as déjà rempli parmi nous les devoirs d’un homme envers ta patrie adoptive : il t’en reste d’autres à accomplir. Peut-être n’attendras-tu pas longtemps ce que tu désires.

Les paroles de la vieillesse sont des oracles : tout en effet commençait à précipiter la catastrophe aux Natchez. Les messagers d’Ondouré étaient revenus avec des paroles favorables de la part des nations indiennes. Le commandant français, qui avait reçu de nouveaux soldats, n’avait pas besoin d’être excité secrètement, comme il l’était par Febriano, pour exercer des violences contre René, Chactas et Adario. Chépar pressait Ondouré de tenir ses promesses relativement au partage des terres ; Ondouré répondait qu’il les mettrait à exécution aussitôt qu’on l’aurait débarrassé de ses adversaires.

Les calomnies répandues par Ondouré, à l’aide du jongleur, avaient produit tout leur effet contre le frère d’Amélie : pour les Natchez, l’impie René était le complice secret des mauvais desseins des Français ; pour les Français, le traître René était l’ennemi de son ancienne patrie.

La famille de Chactas, au milieu de laquelle Mila passait maintenant ses jours, prenait un matin son repas accoutumé dans la cabane de Céluta, lorsqu’elle vit entrer le grenadier Jacques : il était chargé d’un billet du capitaine d’Artaguette, adressé au fils adoptif de Chactas, ou, dans son absence, au vénérable sachem lui-même. Ce billet informait René de l’ordre qui venait d’être donné de l’arrêter avec Adario. « Vous n’avez pas un moment à perdre pour vous dérober à vos ennemis, mandait le capitaine au frère d’Amélie. Vous êtes dénoncé comme ayant porté les armes contre la France ; un conseil de guerre est déjà nommé afin de vous juger. Adario, qu’on retiendra prisonnier tant que les terres ne seront pas concédées, répondra de la conduite des Natchez. On n’ose encore toucher à la tête de Chactas. »

À cette lecture, Céluta fut saisie d’un tremblement ; pour la première fois elle bénit l’absence de René ; depuis deux jours il n’avait point paru. Céluta, Mila et Outougamiz convinrent de courir dans les bois, de chercher le frère d’Amélie, et de le tenir éloigné des cabanes ; Chactas, avec le reste de la famille, se hâta de se rendre chez Adario.

Instruit du sort qu’on lui prépare, Adario refuse de fuir : il déploie une natte, s’assied à terre. Fatigué des cris qu’il entend : — Indigne famille ! dit-il d’une voix terrible, que me conseillez-vous ? Moi ! me cacher devant des brigands ! donner un tel exemple à la jeunesse ! Chactas, j’attendais d’autres sentiments d’un des pères de la patrie.

— De quelle utilité peut être à la patrie votre captivité ou votre mort ? répondit Chactas ; en vous retirant, au contraire, dès demain peut-être nous pourrons nous défendre contre les oppresseurs de notre liberté ; mais aujourd’hui le temps nous manque ; je ne sais quelle main perfide a écarté la plupart des jeunes guerriers…

— Non, dit Adario, je ne me retirerai point ; je vous laisse le soin de me venger.

Adario se lève et prend ses armes : sa famille n’ose s’opposer à son dessein. Le sachem se rassied : un profond silence règne autour de lui.

On entend au dehors le pas d’une troupe de concessionnaires conduits par Fébriano. À la gauche du sachem était son fils, derrière lui sa vieille épouse et sa jeune fille, mère d’un enfant qu’elle tenait dans ses bras ; devant lui Chactas, appuyé sur un bâton blanc.

Fèbriano entre, déploie un ordre, et commande à Adario de le suivre.

— Oui, je vais te suivre, répond le sachem ; je vois que tu m’as reconnu ; je t’ai fait assez peur le jour de la bataille pour que tu te souviennes de moi.

Adario s’élance de sa natte ; et appuie le bout d’un javelot sur la poitrine de Fébriano. Chactas, dont les regards ne dirigent plus les mains tremblantes, cherche en vain, dans la nuit qui l’environne, à détourner les coups et à faire entendre des paroles pacifiques. Le renégat recule, et sa troupe avance. Des cris s’échappent de la multitude remplissant les lieux d’alentour. Les femmes éplorées se suspendent aux fusils des concessionnaires Une voix s’élève, la bande armée tire, le fils d’Adario tombe mort à ses côtés. Le sachem se défend quelque temps derrière le corps de son fils ; Chactas, renversé, est foulé aux pieds. Une épaisse fumée monte dans les airs ; la cabane est en flammes : tout fuit. Lié des mains de Fébriano, Adario est conduit avec sa femme, sa fille et son petit-fils au fort Rosalie. D’autres sicaires du complice d’Ondouré, envoyés à la demeure de René, n’avaient trouvé que le silence et la solitude.

Les habitants de la colonie accoururent en foule sur le passage des prisonniers. Ceux-ci auraient inspiré une pitié profonde s’il ne suffisait pas d’être malheureux parmi les hommes pour en être haï et persécuté. D’Artaguette, qui avait refusé de conduire des soldats aux Natchez, subissait lui-même une captivité militaire, et ne pouvait plus être d’aucun secours à la famille enchaînée.

Le conseil de Chépar s’étant assemblé, Fébriano déclara qu’Adario s’était armé, qu’il avait méprisé les ordres du roi, et qu’on avait été obligé de l’enlever de vive force. Deux avis furent ouverts : le premier, de transporter le rebelle aux îles ; le second, de le vendre, avec sa famille, au fort Rosalie. Ce dernier avis l’emporta. Le commandant choisit le parti le plus violent comme le plus capable de frapper les Natchez d’une épouvante salutaire : l’imprudence et la dureté paraissent souvent aux esprits étroits de l’habileté et du courage. Il fut donc résolu qu’Adario, sa femme et ses enfants, seraient à l’instant même publiquement vendus, et employés aux travaux de la colonie.

Ondouré passa secrètement quelques heures au fort Rosalie : Fébriano l’informa du jugement rendu par le conseil ; le sauvage s’en réjouit, ainsi que du meurtre du fils d’Adario et de l’incendie de la cabane. Il regrettait seulement de n’avoir pu abattre du premier coup sa principale victime, mais il s’en consolait dans la pensée que René n’avait échappé à son sort que pour peu de temps.

L’Indien espérait trouver la rage des Natchez à son comble, et les esprits disposés à tout entreprendre : il ne se trompait pas. Revenu du fort Rosalie, il se rendit au lieu où Chactas, après l’enlèvement d’Adario, avait rassemblé les tribus : c’était au bord du lac des bois, dans l’endroit où Mila s’était endormie sur tes genoux de René.

Le chef parut avec un front triste au milieu de l’assemblée. Tous les yeux se tournèrent vers lui. Les jeunes guerriers, à peine de retour d’une longue chasse, s’écrièrent : — Tuteur du Soleil, que nous conseillez-vous ?

— Mon opinion, répondit modestement le rusé sauvage, est celle des sachems.

Les sachems louèrent cette modération, excepté Chactas, qui découvrit l’hypocrite.

— Que la Femme Chef s’explique, » dit-on de toutes parts.

— Ô malheureux Natchez ! dit Akansie, subjuguée et criminelle, on conspire ! » Et elle se tut.

« Il la faut forcer de parler ! » fut le cri de la foule, Alors Ondouré :

— Remarquez, ô guerriers ! que le fils adoptif de Chactas, que l’on représentait comme une des victimes désignées par Chépar, a pourtant été soustrait à la trahison de nos ennemis, tandis qu’Adario est dans les fers. Sachems et guerriers, avez-vous quelque confiance en moi ? »

— Oui, oui ! » répétèrent mille voix. Celle de Chactas, dans ce moment de passion, ne fut point écoutée.

— Voulez-vous faire, reprit Ondouré, ce que j’ordonnerai pour votre salut ?

— Parlez, nous vous obéirons ! s’écria de nouveau l’assemblée.

— Eh bien ! dit Ondouré, rentrez dans vos cabanes ; ne montrez aucun ressentiment, ayez l’air soumis, supportez de nouvelles injustices, et je vous promets… Mais il n’est pas temps de parler. Je découvrirai au grand-prêtre ce qu’Athaënsic m’a inspiré. Oui, Natchez, Athaënsic m’est apparue dans la vallée ! ses yeux étaient deux flammes ; ses cheveux flottaient dans les airs comme les rayons du soleil à travers les nuages de la tempête ; tout son corps était quelque chose d’immense et d’indéfinissable ; on ne pouvait la voir sans ressentir les terreurs de la mort. « Délivre la patrie, m’a-t-elle dit ; concerte toute chose avec le serviteur de mes autels. · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·  » Alors l’esprit m’a révélé ce que je devais d’abord apprendre au seul jongleur : ce sont des mystères redoutables.

L’assemblée frémit Le grand-prêtre s’écria : « N’en doutons point, Athaënsic a remis sa puissance à Ondouré. Guerriers, le tuteur du Soleil vous commande par ma voix de vous séparer. Retirez-vous, et reposez-vous sur le ciel du soin de votre vengeance. »

À ces mots les sauvages se dispersèrent, pleins d’une horreur religieuse qu’augmentaient l’ombre et le calme des forêts.

Ondouré ne désirait point armer dans ce moment les Natchez contre les Français : ils n’étaient pas assez forts pour triompher, et tout se serait réduit à une action aussi peu décisive que la première. Ce n’était pas d’ailleurs un combat ouvert et loyal que voulait le sauvage ; il prétendait porter un coup plus sûr, mais plus ténébreux. Or, tout n’était pas préparé, et le jour où le complot pouvait éclater avec succès était encore loin.

L’amant dédaigné de Céluta avait fait de l’absence de son rival un nouveau moyen de calomnie : non content de perdre René dans l’opinion des Natchez, il le faisait chercher de toutes parts pour le livrer aux Français. Avec un dessein bien différent, Céluta s’était empressée de suivre les traces de son époux, mais elle avait en vain interrogé les rochers et les bruyères. Elle sortait de sa cabane, elle y revenait, dans la crainte que René n’y fût rentré par un autre chemin : quelquefois elle songeait à se rendre au fort Rosalie, se figurant que l’objet de sa tendresse y avait déjà été conduit ; quelquefois elle s’asseyait au carrefour d’un bois, et ses regards s’enfonçaient dans les divers sentiers qui se déroulaient sous l’ombrage ; elle n’osait appeler René, de peur de le trahir par les sons mêmes de sa voix. Amélie ne quittait point les bras maternels, et Céluta retrouvait des forces en pleurant sur ce cher témoin de sa douleur.

Outougamiz, toujours inspiré quand il s’agissait des périls de son ami, avait été plus heureux que sa sœur ; depuis longtemps il s’était aperçu que le frère d’Amélie aimait à diriger ses pas vers une colline qui bordait le Meschacebé, et dans le flanc de laquelle s’ouvrait une grotte funèbre : il commença ses recherches de ce côté. Un autre instinct conduisit Mila au même lieu : la colombe au loin transportée trouve, à travers les champs de l’air, le chemin qui la ramène à sa compagne.

Les deux fidèles messagers se rencontrèrent à l’entrée de la grotte. « Qui t’amène ici ? » dit Mila à Outougamiz.

« Mon génie, répondit le sauvage ; et il montrait la chaîne d’or. Et toi, Mila, qui t’a conduite de ce côté ?

— Je n’en sais rien, répliqua l’Indienne ; quelque chose qui est peut-être la femme de ton génie. Tu verras que nous avons deviné, et que le guerrier blanc est ici. »

En effet, ils aperçurent René assis en face du fleuve, sous la voûte de la caverne : on voyait auprès de lui un livre, des fruits, du maïs et des armes. Cette caverne était un lieu redouté des Natchez : ils y avaient déposé une partie des os de leurs pères. On racontait qu’un esprit de la tombe veillait jour et nuit à cette demeure.

« Oh ! s’écria Mila, j’aurais bien peur si le guerrier blanc n’était ici. »

Etonné de l’apparition de son frère et de la jeune Indienne, René crut qu’ils s’étaient donné rendez-vous dans ce sanctuaire propre à recevoir un serment ; et comme il appelait leur union de tous ses vœux, il fut charmé de cette rencontre.

Outougamiz et Mila ne dirent rien au frère d’Amélie du véritable objet de leur descente à la grotte : tant les cœurs naïfs deviennent intelligents quand il s’agit de ce qu’ils aiment ! Ils comprirent que s’ils révélaient à René les périls dont il était menacé, loin de pouvoir l’arrêter, il échapperait à leur tendresse. Le couple ingénu laissa donc l’homme blanc croire ce qu’il voudrait croire, et ne songea qu’à le retenir dans cette retraite par le charme d’un entretien amical.

Le frère de Céluta ignorait ce qui s’était passé aux Natchez : il supposait qu’Adario se serait éloigné avec Chactas, jusqu’au moment où les enfants du Soleil pourraient venger leur injure. Outougamiz eût désiré calmer les inquiétudes de sa sœur, mais
Le vieillard, disait un colon en frappant le sachem
de son bambou, ne vaut pas une pièce d’or. il ne voulait pas quitter René ; il espérait que Mila trouverait quelque prétexte pour quitter la grotte, et pour aller rassurer la femme infortunée.

« Mon sublime frère, dit René au jeune Sauvage avec un sourire qui rarement déridait son front, accours-tu encore pour me délivrer ? Pourquoi ces armes ? Je n’ai aucun danger à craindre : je ne suis qu’avec les morts, et tu sais qu’ils sont mes amis. Et vous, petite Mila, que cherchez-vous ? La vie sans doute ? elle n’est pas ici, et vous ne pourriez la rendre à cette foule poudreuse qui peut-être ne consentirait pas à la reprendre. »

Le religieux Outougamiz gardait le silence ; Mila tremblait, et, dans sa frayeur, se serrait fortement contre Outougamiz. Un faible rayon du jour, en pénétrant dans la caverne, ne servait qu’à en redoubler l’horreur : les ossements blanchis reflétaient une lumière fantastique ; on eût cru voir remuer et s’animer l’immobile et l’insensible dépouille des hommes. Le fleuve roulait ses ondes à l’entrée de la grotte, et des herbes flétries, pendantes à la voûte, frémissaient au souffle du vent.

Mila, en voulant s’avancer vers René, ébranla un tas d’ossements qui roulèrent sur elle. « J’en mourrai ! j’en mourrai ! » s’écria Mila : c’était comme quelque chose de singulier !

« Ma jeune amie, dit le frère d’Amélie, rassurez-vous.

— Je te jure, répliqua l’Indienne, que cela a parlé.

— Parlé ! » dit Outougamiz. »

René sourit, fit asseoir Mila auprès de lui, et prenant la main de l’enfant :

« Oui, dit-il, cela a parlé : les tombeaux nous disent que, dans leur sein, finissent nos douleurs et nos joies ; qu’après nous être agités un moment sur terre, nous passons au repos éternel. Mila est charmante, son cœur palpite de toutes les sortes d’amour ; mon admirable frère est tout âme : encore quelques soupirs sur la terre (et Dieu veuille qu’ils soient de bonheur !), le cœur de Mila se glacera pour jamais, et les cendres de l’homme à qui l’amitié fit faire des prodiges seront confondues avec la poussière de celui qui n’a jamais aimé. »

René s’interrompit, appuya son front sur sa main, et regarda couler le fleuve.

« Parle encore, dit Mila : c’est si triste et pourtant si doux, ce que tu dis ! »

René, ramenant ses regards dans l’intérieur de la caverne et les fixant sur un squelette, dit tout à coup : « Mila, pourrais-tu m’apprendre son nom ?

— Son nom ! répéta l’Indienne épouvantée, je ne le sais pas : ces morts se ressemblent tous.

— Tu me fais voir ce que je n’aurais jamais vu seul, dit Outougamiz ; est-ce que les morts sont si peu de chose ? »

— La nature de l’homme est l’oubli et la petitesse, répondit le frère d’Amélie ; il vit et meurt ignoré. Dis-moi, Outougamiz, entends-tu l’herbe croître dans cette tête que j’approche de ton oreille ? Non sans doute. Eh bien, les pensées qui y végétaient autrefois ne faisaient pas plus de bruit à l’oreille de Dieu. L’existence coule à l’entrée du souterrain de la mort, comme le Meschacebé à l’entrée de cette caverne : les bords de l’étroite ouverture nous empêchent d’étendre nos regards au-dessus et au-dessous sur le fleuve de la vie ; nous voyons seulement passer devant nous une petite portion des hommes voyageant du berceau à la tombe dans leur succession rapide, sans que nous puissions découvrir où ils vont et d’où ils viennent.

— Je conçois bien ton idée, s’écria Mila. Si je disais à mon voisin, placé dans une autre caverne, au-dessus de celle où nous sommes : Voisin, as-tu vu passer ce flot qui était si brillant (je suppose une jeune fille) ? Il me répondrait peut-être : J’ai vu passer un flot troublé, car il s’est élevé de l’orage entre ma caverne et la tienne.

— Admirablement, Mila ! dit René oui ! tels nous paraissons en fuyant sur la terre ; notre éclat, notre bonheur, ne vont pas loin, et le flot de notre vie se ternit avant de disparaître.

— Voilà que tu m’enhardis, s’écria Mila. J’avais tant de peur en entrant dans la grotte ! Maintenant je pourrais toucher ce que je n’osais d’abord regarder. » La main de Mila prit la tête de mort que René n’avait pas replacée avec les autres. Elle en vit sortir des fourmis.

— La vie dans la mort, dit René : c’est par ce côté que le tombeau nous ouvre une vue immense. Dans ce cerveau qui contenait autrefois un monde intellectuel habite un monde qui a aussi son mouvement et son intelligence ; ces fourmis périront à leur tour. Que renaîtra-t-il de leur grain de poussière ? »

René cessa de parler. Animée par le premier essai de son esprit, Mila dit à Outougamiz :

« Je songeais que si j’allais t’épouser et que tu vinsses à mourir comme ceux qui sont ici, je serais si triste que je mourrais aussi.

— Je t’assure que je ne mourrai pas, dit vivement Outougamiz : si tu veux m’épouser, je te promets de vivre.

— Oui, dit Mila, belle promesse ! Avec ton amitié pour le guerrier blanc, tu me garderais bien ta parole ! »

Mila, qui avait oublié de rejeter la relique qu’elle tenait de la main de René, échauffait contre son sein l’effigie pale et glacée : les beaux cheveux de la jeune fille ombrageaient en tombant le front chauve de la mort. Avec ses joues colorées, ses lèvres vermeilles, les grâces de son adolescence, Mila ressemblait à ces roses de l’églantier qui croissent dans les cimetières champêtres et qui penchent leurs têtes sur la tombe.

Les grandes émotions, nées du spectacle de la grotte funèbre, l’ardente amitié du frère de Céluta pour René, avaient pu seules éloigner un moment de la pensée d’Outougamiz le souvenir du péril qui environnait ses parents et sa patrie : l’Indien fit un léger signe à Mila, qui comprit ce signe, et s’écria : « Qu’il y a longtemps que je suis ici ! Comme je vais être grondée ! » Et elle s’enfuit, non pour aller trouver sa mère, mais pour aller apprendre à Céluta que le guerrier blanc était en sûreté. Le frère de Céluta demeura auprès du frère d’Amélie ; feignant un peu de lassitude et de souffrance, il déclara qu’il se voulait reposer dans la grotte : c’était le moyen d’y retenir son ami.

Tandis qu’ils étaient renfermés dans ce tabernacle des morts, des scènes de deuil affligeaient le fort Rosalie.

Si Chactas, au lieu d’Adario, se fût trouvé prisonnier, il eût par de sages discours, consolé ses amis : mais Adario, muet et sévère, ne savait point faire parler avec grâce son cœur sur ses lèvres ; il songeait peu à sa famille, encore moins à lui-même ; toutes ses pensées, toutes ses douleurs étaient réservées à son pays.

Pour subir l’arrêt du conseil et pour être vendu à l’enchère, il avait été conduit sur la place publique, où la foule était assemblée. Sa femme et sa fille, qui portait son jeune fils dans ses bras, le suivaient en pleurant. Le sachem se tourna brusquement vers elles, et leur montra de la main les cabanes de la patrie : les deux femmes étouffèrent leurs sanglots. Un large cercle se forma autour de la famille indienne : les principaux marchands qui faisaient la traite des nègres et des Indiens s’avancèrent. On commença par dépouiller les esclaves. L’épouse et la fille d’Adario, cachant leur nudité de leurs mains, se pressaient honteuses et tremblantes contre le vieillard, dont le corps était tout couvert d’anciennes cicatrices et tout meurtri de nouveaux coups.

Les traitants, écartant les bras chastes des Indiennes, livraient ces femmes à des regards encore plus odieux que ceux de l’avarice. Des femmes blanches, instruites dans l’abominable trafic, prononçaient sur la valeur des effets à vendre.

« Ce vieillard, disait un colon en frappant le sachem de son bambou, ne vaut pas une pièce d’or : il est mutilé de la main gauche ; il est criblé de blessures ; il est plus que sexagénaire ; il n’a pas trois années à servir. »

— D’ailleurs, disait un autre colon, qui cherchait à ravaler l’objet de l’encan pour l’obtenir à bas prix, ces sauvages sont des brutes qui ne valent pas le quart d’un nègre : ils aiment mieux se laisser mourir que de travailler pour un maître. Quand on en sauve un sur dix, on est bien heureux. »

Discutant de la sorte, on tâtait les épaules, les flancs, les bras d’Adario. « Touche-moi, misérable, disait l’Indien, je suis d’une autre espèce que toi ! »

— Je n’ai point vu de plus insolent vieillard ! » s’écria un des courtiers de chair humaine ; et il rompit sa gaule de frêne sur la tête du sachem.

On fit ensuite des remarques sur les femmes : la mère était vieille, affaiblie par le chagrin ; elle n’aurait plus d’enfants. La fille valait un peu mieux, mais elle était délicate, et les premiers six mois de travail la tueraient. L’enfant, qu’on arracha tout nu à la mère, fut à son tour examiné : il avait les membres gros ; il promettait de grandir : « Oui, dit un brocanteur, mais c’est un capital avancé sans rentrée certaine ; il faut nourrir cela en attendant. »

La mère suivait, avec des yeux où se peignait la plus tendre sollicitude, les mouvements qu’on faisait faire à son fils ; elle craignait qu’on ne l’en séparât pour toujours. Une fois l’enfant, trop serré, poussa un cri : l’Indienne s’élança pour reprendre le fruit de ses entrailles ; on la repoussa à coups de fouet : elle tomba, toute sanglante, la face contre terre, ce qui fit rire aux éclats l’assemblée. On lui rejeta pourtant son fils, dont les membres étaient à moitié disloqués. Elle le prit, l’essuya avec ses cheveux et le cacha dans son sein. Le marché fut conclu : on rendit les vêtements à la famille.

Adario s’attendait à être brûlé ; quand il sut qu’il était esclave, sa constance pensa l’abandonner : ses yeux cherchaient un poignard, mais on lui avait enlevé tout moyen de s’affranchir. Un soupir, ou plutôt un rugissement s’échappa du fond de la poitrine du sachem lorsqu’on le conduisit aux cases des nègres, en attendant le jour du travail. Là, avec sa famille, Adario vit danser et chanter autour de lui ces Africains qui célébraient la bienvenue d’un Américain, enchaîné avec eux par des Européens sur le sol où il était né. Dans ce troupeau d’hommes se trouvait le nègre Imley, accusé de vouloir soulever ses compagnons de servitude : on ne l’avait pu convaincre de ce crime ou de cette vertu ; il en avait été quitte pour cinquante coups de fouet. Il serra secrètement la main d’Adario.

Cette même nuit, qui plaçait ce sachem au rang des esclaves, apportait de nouveaux chagrins à Outougamiz : il ne pouvait plus prolonger l’erreur du frère d’Amélie, ni le retenir sous un vain prétexte dans la grotte funèbre : il se détermina donc à rompre le silence.

« Tu m’as fait faire, dit-il à René, le premier mensonge de ma vie. Je ne suis point malade, et Mila ne m’avait pas donné de rendez-vous ici. Son bon génie, qui ne ressemble cependant pas au mien, lui avait découvert ta retraite, et nous étions accourus pour t’obliger à te cacher.

— Me cacher ! dit René, tu sais que ce n’est guère ma coutume.

— C’est bien pour cela, répondit Outougamiz, que j’ai menti. Je savais que je te fâcherais si je te proposais de rester dans la caverne ; pourtant Chactas t’ordonnait d’y rester. »

Outougamiz fit à sa manière le récit de ce qui s’était passé aux Natchez, ajoutant qu’Adario aurait certainement pris le parti de se retirer, afin de mieux se préparer à combattre.

« Je n’en crois rien, dit René se levant et saisissant ses armes ; mais allons défendre Céluta, qui ignore où je suis et qui doit être dans une vive inquiétude.

— Et pourquoi donc, reprit Outougamiz, Mila nous a-t-elle quittés ? Elle a plus d’esprit que toi et que moi, et elle vole comme un oiseau. »

René voulut sortir de la grotte ; Outougamiz se jette au-devant de lui. « Il n’y a pas encore assez longtemps que le soleil est couché, dit le jeune sauvage ; attends quelques moments de plus. Tu sais que c’est la nuit que je te délivre. »

Ce mot arrêta le frère d’Amélie, qui pressa Outougamiz dans ses bras.

Ils ouïrent alors dans les eaux du fleuve le bruit d’une pirogue ; cette pirogue aborde presque aussitôt à la grotte : elle était conduite par le grenadier Jacques et par d’Artaguette lui-même. Le capitaine saute sur le rocher, et dit à René :

« Vous êtes découvert ; Ondouré vous a fait suivre ; il vient d’indiquer au commandant le lieu de votre retraite. Instruit, par le hasard, de cette nouvelle, j’ai forcé mes arrêts pendant la nuit ; je me suis jeté dans cette pirogue avec Jacques ; grâce au ciel, nous arrivons les premiers ! Mais fuyez ! il y a des vivres dans l’embarcation ; traversez le fleuve, vous serez en sûreté sur l’autre bord. Ne balancez pas ! Adario n’a pas voulu se retirer, il a été pris avec sa famille : son fils a été tué à ses côtés ; le sachem luimême, conduit au fort, a été vendu comme esclave. Nous tâcherons de réparer le mal : vous ne feriez que l’aggraver en tombant entre les mains de nos ennemis. »

L’étonnement et l’indignation soulevaient la poitrine de René : « Capitaine, dit-il, tandis qu’on égorge mes amis, ce n’est pas sans doute sérieusement que vous me proposez la fuite. Adario esclave ! son fils massacré ! Et ma femme et ma fille, que sont-elles devenues ? Courons les défendre ; soulevons la nation ; délivrons la terre généreuse qui m’a donné l’hospitalité !… »

— Nous prendrons soin de votre femme, de votre fille, de Chactas, de tous vos amis, dit d’Artaguette en interrompant René ; mais vous les perdrez dans ce moment si vous vous obstinez à vous montrer. Partez, encore une fois ; épargnez-moi le malheur de vous voir saisir sous mes yeux. Songez que vous exposez ce brave grenadier.

— Quelle vie que la mienne ! s’écria René avec l’accent du désespoir ; puis tout à coup : « Eh bien, généreux d’Artaguette ! je ne vous exposerai point ; je n’exposerai point ce brave grenadier ; je ne compromettrai point, comme vous me le dites, ma femme, ma fille, Chactas et mes amis ; mais ne me comptez pas ébranler dans la résolution que je viens de prendre. Je ne suis point un scélérat, obligé de me cacher le jour dans les cavernes, la nuit dans les forêts. J’accepte votre pirogue, je pars, je descends à la Nouvelle-Orléans, je me présente au gouverneur, je demande quel est mon crime, je propose ma tête pour celle d’Adario : j’obtiendrai sa grâce ou je périrai. »

Le capitaine, en admirant la résolution de René, tâcha de le dissuader de la suivre : « Vos ennemis, lui dit-il, sont de petits hommes : ils ne sentiront ni votre mérite ni le prix de votre action. Étranger, inconnu, sans protecteurs, vous ne réussirez pas, vous ne parviendrez même pas à vous faire entendre. Je ne le vous puis cacher : d’après les calomnies répandues contre vous, d’après la puissance de vos calomniateurs, la rigueur de l’autorité militaire dans une colonie nouvelle peut vous être funeste.

— Tant mieux ! répondit brusquement le frère d’Amélie ; le fardeau est trop pesant, et je suis las. Je vous recommande Céluta, sa fille, ma seconde Amélie !… Chactas, mon second père !… » Puis, se tournant vers Outougamiz, qui n’avait rien compris à leur langage français, il lui dit en natchez :

« Mon ami, je vais faire un voyage ; quand nous reverrons-nous ? qui le sait ? peut-être dans un lieu où nous aurons plus de bonheur : il n’y a rien sur la terre qui soit digne de ta vertu.

— Tu peux partir, si tu veux, répond Outougamiz, mais tu sais bien que je vais te suivre et te retrouver. Je vais aller chercher Mila, qui a plus d’esprit que moi ; j’apprendrai par elle ce que tu ne me dis pas. »

On entendit le bruit des armes. « Je ne cherche plus à vous retenir, dit le capitaine. J’écrirai pour vous à mon frère le général et à mon ami le conseiller Harlay. » D’Artaguette ordonne au grenadier de sortir de la pirogue ; il y fait entrer René ; celui-ci, repoussant le rivage avec un aviron, est entraîné par le cours du fleuve.

Fébriano ne trouva plus le frère d’Amélie ; il rencontra seulement le capitaine d’Artaguette et le grenadier ; il ne douta point que René ne dût son salut à leur dévouement : il y a des hommes qu’on peut toujours accuser d’avoir fait le bien, comme il y en a d’autres qu’on peut toujours soupçonner d’avoir fait le mal. D’Artaguette jeta un regard de mépris à Fébriano, qui n’y répondit que par un geste menaçant adressé à Jacques. Outougamiz, en voyant s’éloigner le frère d’Amélie, s’était dit : « Je le suivrais bien à la nage ; mais il faut que je consulte Mila. » Et il était allé consulter Mila.

On peut juger du soulagement de Céluta quand, après de longues heures d’attente, elle vit accourir sa jeune amie, dont le visage riant annonçait de loin que le guerrier blanc était en sûreté. « Céluta, s’écria Mila toute haletante, tu aurais été assise trois lunes de suite à pleurer que tu n’aurais rien trouvé. Moi, j’ai été tout droit, sans qu’on me le dît, à la grotte où était mon libérateur ; Outougamiz y arrivait en même temps que moi. Grand-Esprit ! j’aurais eu tant de peur si je n’avais eu tant de plaisir ! Imagine-toi que ton frère garde ton mari dans la grotte où ils parlent comme deux aigles. »

Céluta comprit sur-le-champ que René était dans la caverne funèbre avec Outougamiz. Elle embrassa la petite Indienne, lui disant : « Charmante enfant, tu me fais à présent autant de bien que tu m’as fait de mal.

— Je t’ai fait du mal ! repartit Mila. Comment ? Est-ce que tu ne veux pas que j’épouse ton frère Outougamiz le Simple ? Nous venons pourtant de nous promettre de nous marier dans la grande caverne. » Et Mila fuit de nouveau, disant : « Je reviens, je reviens ; mais il faut que je m’aille montrer à ma mère. »

Céluta remplit une corbeille de gâteaux et de fruits, suspendit sa fille à ses épaules, et, appuyée sur un roseau, s’avança vers la grotte des Ancêtres. Il était plus de minuit lorsqu’elle y arriva : elle ne se put défendre d’une secrète terreur, à l’abord de ce lieu redoutable. Elle s’arrête, écoute : aucun bruit ne frappe son oreille ; elle nomme à voix basse Outougamiz, n’osant nommer René : aucune voix ne répond à sa voix.

« Ils dorment peut-être, » se dit-elle, et elle pénètre dans le souterrain ; elle marche sur des os roulants, répétant à chaque pas ces mots : « Etes-vous là ? » Ses accents s’évanouissent dans le silence de la mort. L’Indienne se sent prête à défaillir ; elle promène ses regards dans les ombres de ce tombeau ; nul être vivant n’y respire.

Céluta sort épouvantée : elle gravit la rive escarpée, jette les yeux sur le fleuve et sur les campagnes à peine visibles à la lueur des étoiles ; elle appelle René et Outougamiz, se tait, recommence ses cris, les suspend encore, s’épuise en courses inutiles, et ne se résout à reprendre le chemin de sa cabane que quand elle aperçoit les premières teintes du jour.

La fille de Tabamica traversait le grand village, abandonné par la plupart des Indiens depuis l’enlèvement d’Adario ; elle entend marcher derrière elle ; elle tourne la tête, et aperçoit son frère. « Où est ton ami ? » s’écrie-t-elle. « Il est parti, répond Outougamiz, il ne reviendra peut-être jamais ; mais qu’est-ce que cela fait, puisque je vais le rejoindre ? Je ne sais pas où il est allé, mais Mila me le dira. » Mila, échappée à sa mère, arrive dans ce moment. Elle voit Céluta en pleurs et Outougamiz avec cet air inspiré qu’il avait lorsque l’amitié faisait palpiter son cœur.

Elle apprend le sujet de leurs nouvelles alarmes : « Vous voilà bien embarrassés pour rien, leur dit-elle ; allons au fort Rosalie ; l’autre bon guerrier blanc nous apprendra où est mon libérateur.

Elle ouvrit la corbeille que portait Céluta, distribua les fruits et les gâteaux, en prit sa part, et se mit à descendre vers la colonie, se faisant suivre du frère et de la sœur.

Le soleil éclairait alors une scène affreuse. Adario avait été reçu avec des chants et des danses par les hommes noirs, compagnons de sa servitude ; la nuit s’écoula dans cette joie des chaînes. Au lever du jour, le chef de l’atelier conduisit le sachem au champ du travail avec un troupeau de bœufs et de nègres. Des soldats campaient sur les défrichements.

La captivé d’Adario et de sa famille était un exemple dont le commandant prétendait effrayer ce qu’il appelait les mutins. On avait appris que la nuit s’était passée tranquillement aux Natchez, et l’on ignorait que cette tranquillité était l’effet des complots mêmes d’Ondouré. Chépar crut les Indiens abattus, et, pour achever de dompter leur esprit d’indépendance, il leur voulut montrer le plus fameux de leurs vieillards, après Chactas, réduit à la condition d’esclave. L’ordre fut donné de laisser approcher les sauvages, mais sans armes, s’ils se présentaient au champ du travail.

Le commandeur des nègres, un fouet à la main, fit un signe à Adario, et lui prescrivit de sarcler les herbes dans une plantation de maïs : le sachem ne daigna pas même jeter un regard sur le pâtre d’hommes. Mais déjà la femme du sachem, et sa fille, qui portait son enfant sur ses épaules, étaient courbées sur un sillon : « Que faites-vous ? » leur cria Adario d’une voix terrible. Elles se relevèrent ; le fouet les contraignit de se courber de nouveau. Adario recevait les coups qui s’adressaient à lui, et qui lui enlevaient des lambeaux de chair, comme si son corps eût été le tronc d’un chêne.

Dans ce moment on vit un vieillard aveugle conduit par un enfant ; c’était Chactas : malgré la délibération du conseil et l’opposition d’Ondouré, Chactas s’était présenté seul avec le calumet de paix à la porte du fort Rosalie. Chépar avait refusé de recevoir le sachem, qui s’était fait mener alors au champ du travail.

Chactas était si respecté, même des Européens, que le commandeur ne crut pas devoir l’empêcher d’approcher de son ami. Les deux vieillards demeurèrent quelque temps serrés dans les bras l’un de l’autre : « Adario, dit Chactas, j’ai aussi porté des fers. »

— Tu ne voyais pas les arbres de la patrie, reprit Adario.

— Tu reprendras bientôt ta liberté, dit Chactas : nous périrons tous, ou tu seras délivré.

« Peu importe, répliqua Adario : mes mains sont désormais déshonorées. Après tout, je n’ai qu’un jour à vivre ; mais cet enfant que tu vois, le fils du fils que les brigands ont tué hier à mes côtés ! cet enfant ! toute une vie esclave !

— Vieillards, c’est assez, s’écria le commandeur, séparez-vous.

— Attends du moins, répondit Adario, que Chactas ait embrassé mon dernier enfant. Ma fille, apporte-moi mon petit-fils : que je le dépose dans les bras de mon vieil ami ; que cet ami libre lui donne une bénédiction qui n’appartient plus à ces mains enchaînées. »

La fille d’Adario remet en tremblant l’enfant à son aïeul : Adario le prend, le baise tendrement, l’élève vers le ciel, le reporte de nouveau à sa bouche paternelle, penche sa tête sur le visage de l’enfant, qui sourit ; le sachem presse le nourrisson sur son sein, fait un pas à l’écart comme pour verser des larmes sur le dernier-né de sa race ; et reste quelques moments immobile.

Adario se retourne : il tient par un pied l’enfant étranglé ! Il le lance au milieu des Français. « Le premier est mort libre, s’écrie-t-il, j’ai délivré le second : le voilà ! »

Des clameurs confuses s’élèvent : « Ô crime ! » disaient les uns. « Ô vertu ! » disaient les autres. Les sauvages présents à ce spectacle, bien qu’ils eussent déposé leurs armes, selon les ordres, se précipitent sur les soldats ; une rude mêlée s’engage, les Indiens sont repoussés. Adario est plongé dans les cachots du fort ; sa fille seule est avec lui, sa fille qui ne nourrit plus l’enfant ravi à son sein : par la main paternelle ! La vieille épouse d’Adario, frappée d’un glaive inconnu au milieu de l’émeute, était allée rejoindre dans la tombe son fils et son petit-fils.

Tout était possible désormais à l’ambition et aux crimes d’Ondouré ; l’indignation des Natchez ne connaissait plus de bornes ; il les pouvait faire entrer dans tous les desseins par lesquels il avait promis de les venger. Il ne s’agissait plus que de calmer une tempête trop violemment excitée, et dont Ondouré n’était pas encore prêt à recueillir les ravages. Il fallait atteindre René, échappé aux premiers complots ; il fallait parvenir, au milieu du massacre des Français, à immoler le frère d’Amélie, à ravir Céluta et à monter enfin au rang suprême, en rétablissant l’ancien pouvoir des Soleils : telles étaient les noires pensées que le chef indien roulait dans son âme.

Le frère d’Amélie avait à peine perdu de vue le pays des Natchez, que se contentant de gouverner la pirogue avec un aviron placé en arrière, il s’était abandonné au cours des flots. La beauté des rivages, le premier éclat du printemps dans les forêts ne faisaient point diversion à sa tristesse.

Il traça quelques lignes au crayon sur des tablettes :

« Me voici seul. Nature qui m’environnez, mon cœur vous idolâtrait autrefois : serais-je devenu insensible à vos charmes ? Le malheur m’a touché ; sa main m’a flétri.

Qu’ai-je gagné en venant sur ces bords ? Insensé ! ne te devais-tu pas apercevoir que ton cœur ferait ton tourment, quels que fussent les lieux habités par toi ?

Rêveries de ma jeunesse, pourquoi renaissez-vous dans mon souvenir ? Toi seule, ô mon Amélie ! tu as pris le parti que tu devais prendre ! Du moins, si tu pleures, c’est dans les abris du port : je gémis sur les vagues, au milieu de la tempête. »

En approchant de la Nouvelle-Orléans, René vit une croix plantée par des missionnaires sur de hautes collines, dans l’endroit où l’on avait trouvé le corps d’un homme assassiné. Il aborde au rivage, attache sa pirogue sous un peuplier et accomplit un pèlerinage à la croix : il ne devait point être exaucé, car il allait demander, non le pardon de ses fautes, mais la rémission de ces souffrances que Dieu impose à tous les hommes. Arrivé au pied du calvaire, il s’y prosterne :

« Ô toi qui as voulu laisser sur la terre l’instrument de ton supplice comme un monument de ta charité et de l’iniquité du méchant ! divin voyageur ici-bas, donne-moi la force nécessaire pour continuer ma route. J’ai à traverser encore des pays brûlés par le soleil ; j’ai faim de ta manne, ô Seigneur ! car les hommes ne m’ont vendu qu’un pain amer. Rappelle-moi vite à la patrie céleste : je n’ai pas ta résignation pour boire la lie du calice ; mes os sont fatigués, mes pieds sont usés à force de marcher : aucun hôte n’a voulu recevoir l’étranger, les portes ont été fermées contre moi. »

René dépose au pied de la croix une branche de chêne en ex-voto. Il descend les collines, rentre dans sa pirogue, et bientôt découvre la capitale de la Louisiane. Il passe au milieu des vaisseaux à l’ancre ou amarrés le long des quais. Comme il traversait un labyrinthe de câbles, il fut hélé du bord d’une frégate à laquelle était dévolue la police du port. On lui cria en français avec un porte-voix : « De quelle nation indienne êtes-vous ? » Il répondit : « Natchez. » On ordonne au frère d’Amélie d’aborder la frégate.

Le capitaine, étonné de rencontrer un Français sous l’habit d’un Indien, lui demanda ses passeports : René n’en avait point. Questionné sur l’objet de son voyage, il déclara ne pouvoir s’en ouvrir qu’au gouverneur. Sa pirogue étant visitée, on y découvrit les tablettes dont les pages crayonnées parurent inintelligibles et suspectes. René fut consigné à bord de la frégate et un officier expédié à terre : celui-ci était chargé d’apprendre au gouverneur qu’on avait arrêté un Français déguisé en sauvage ; que les réponses de cet homme était embarrassées et ses manières extraordinaires. Le capitaine ajoutait, dans sa lettre, que l’étranger refusait de dire son nom, et qu’il demandait à parler au gouverneur ; l’officier portait aussi les tablettes trouvées dans la pirogue.

L’alarme était vive à la Nouvelle-Orléans : depuis le combat livré aux Natchez, et dans lequel ces sauvages avaient montré tant d’habileté et de valeur, on n’avait cessé d’être inquiet. Le commandant du fort Rosalie faisait incessamment partir des courriers chargés de rapports formidables sur l’indocilité des Indiens. Les divers chefs se trouvaient nommés dans ses dépêches : c’étaient ceux que Fébriano, à l’instigation d’Ondouré, prenait soin de dénoncer au crédule Chépar. Adario, Chactas même, et René surtout, étaient représentés comme les auteurs d’une conspiration permanente, comme des hommes qui, voulant la rupture des traités et la continuation de la guerre, s’opposaient à l’établissement des concessionnaires. Un dernier messager annonçait la capture d’Adario, et faisait craindre un mouvement parmi les sauvages.

Si Ondouré accablait René de ses calomnies, Febriano lui prêtait ses crimes : le peuple racontait que le frère d’Amélie avait marché sur un crucifix, qu’il avait vendu son âme au démon, qu’il passait sa vie dans les forêts avec une femme indienne abandonnée à la magie, qu’ayant été tué dans une bataille contre les Illinois, un sauvage, nécromancien comme lui, lui avait rendu la vie : élévation du génie, dévouement de l’amour, prodiges de l’amitié et de la vertu, vous serez toujours incompréhensibles aux hommes !

Le gouverneur, à la lecture de la lettre du capitaine, ne douta pas que l’étranger ne fût cet homme inconnu, naturalisé Natchez : il ordonna de le conduire devant lui. Le bruit se répandit aussitôt dans la ville que le fameux chef français des Natchez était fait prisonnier : les rues furent obstruées d’une foule superstitieuse, et les fenêtres bordées de spectateurs. Au milieu de ce tumulte, René, escorté d’un détachement de soldats de marine, débarque à la cale du port ; des cris de Vive le roi ! retentissent, comme si l’on eût remporté quelque victoire. Cependant l’étonnement fut extrême lorsque, au lieu du personnage attendu, on ne vit qu’un beau jeune homme dont la démarche était noble sans fierté, et qui n’avait sur le front ni insolence ni remords.

Le gouverneur reçut René dans une galerie où se trouvaient réunis les officiers, les magistrats et les principaux habitants de la ville. Adélaïde, fille du gouverneur, avait aussi voulu voir celui qu’elle connaissait par les récits du capitaine d’Artaguette, et dont elle venait de lire les tablettes avec un mélange d’intérêt et d’étonnement. Lorsque René parut, il se fit un profond silence. Il s’avança vers le gouverneur et lui dit : « Je vous étais venu chercher. La fortune, pour la première fois de ma vie, m’a été favorable : elle m’amène devant vous plus tôt que je ne l’aurais espéré. »

La contenance, les regards, la voix de l’étranger, surprirent l’assemblée ; on ne pouvait retrouver en lui le vagabond sans éducation et sans naissance que dénonçait la renommée. Le gouverneur, d’un caractère froid et réservé, fut lui-même frappé de l’air de noblesse du frère d’Amélie : il y avait dans René quelque chose de dominateur, qui s’emparait fortement de l’âme. Adélaïde paraissait tout agitée ; mais son père, loin d’être mieux disposé en faveur de l’inconnu, le regarda dès lors comme infiniment plus dangereux que l’homme vulgaire dont parlaient les dépêches du fort Rosalie.

— Puisque vous m’étiez venu chercher, dit le gouverneur, vous aviez sans doute quelque chose à me dire : quel est votre nom ?

— René, répondit le frère d’Amélie.

— Tout le monde l’avait supposé, répliqua le gouverneur. Vous êtes Français et naturalisé Natchez ? Eh bien, que me voulez-vous ?

— Puisque savez déjà qui je suis, répondit René, vous aurez sans doute aussi deviné le sujet qui m’amène. Adopté par Chactas, illustre et sage vieillard de la nation des Natchez, j’ai été témoin de toutes les injustices dont on s’est rendu coupable envers ce peuple. Un vil ramas d’hommes enlevés à la corruption de l’Europe a dépouillé de ses terres une nation indépendante. On a troublé cette nation dans ses fêtes, on l’a blessée dans ses mœurs, contrariée dans ses habitudes. Tant de calamités l’ont enfin soulevée ; mais avant de prendre les armes elle vous a demandé, et elle a espéré de vous justice : trompée dans son attente, de sanglants combats ont eu lieu. Quand on a vu que l’on ne pouvait dompter les Natchez à force ouverte, on a eu recours à des trêves mal observées par les chefs de la colonie. Il y a peu de jours que le commandant du fort Rosalie s’est porté aux derniers outrages ; j’ai été désigné avec Adario, frère du père de ma femme, comme une des premières victimes. On a saisi le sachem, on l’a vendu publiquement : j’ignore les malheurs qui ont pu suivre cette monstrueuse violence. Je me suis venu remettre en vos mains, et me proposer en échange pour Adario.

Je n’entrerai point dans des justifications que je dédaigne, ne sachant d’ailleurs de quoi on m’accuse : le soupçon des hommes est déjà une présomption d’innocence. Je viens seulement vous déclarer que s’il y a quelque conspirateur parmi les Natchez, c’est moi, car je me suis toujours opposé à vos oppressions. Comme Français je vous puis paraître coupable ; comme homme je suis innocent. Exercez donc sur moi votre rigueur, mais souffrez que je vous le demande : Pouvez-vous punir Adario d’avoir défendu son pays ? Revenez à des sentiments plus équitables, brisez les fers d’un généreux sauvage dont tout le crime est d’avoir aimé sa patrie. Si vous m’ôtez la liberté et si vous la rendez au sachem, vous satisferez à la fois la justice et la prudence. Qu’on ne dise pas qu’on nous peut retenir tous deux : en brisant les fers d’Adario, vous disposerez en votre faveur les Indiens qui révèrent ce vieillard, et qui ne vous pardonneraient jamais son esclavage ; en portant sur moi vos vengeances, vous n’armerez pas un bras contre vous ; personne, pas même moi, ne réclamera contre la balle qui me percera la poitrine. »

On ne saurait décrire l’effet que ce discours produisit sur l’assemblés. Adélaïde versait des larmes : appuyée sur le dos du fauteuil de son père, elle avait écouté avidement les paroles du frère d’Amélie ; on voyait se répéter sur le visage de cette jeune femme tous les mouvements de crainte ou d’espérance que le prisonnier faisait éprouver à son cœur.

« Avez-vous porté les armes contre les Français, dit le gouverneur.

— Je ne me suis point trouvé au combat des Natchez, répondit René, j’étais alors dans les rangs des guerriers qui marchaient contre les Illinois ; mais si j’avais été au grand village, je n’aurais pas hésité à combattre pour ma nouvelle patrie… Le gouverneur se leva, et dit : « C’est au conseil de guerre à prononcer. » Il ordonna de déposer l’étranger à la prison militaire.

René fut conduit à la prison, et le lendemain transféré de la prison au conseil. On lui avait nommé un défenseur, mais il refusa de s’entretenir avec lui, et ne le voulut pas même voir. Ce défenseur, Pierre de Harlay, ami du capitaine d’Artaguette, était au moment d’épouser Adélaïde ; il partageait avec la fille du gouverneur l’attrait qu’elle se sentait pour René : le refus même que celui-ci avait fait de l’entendre ne le rendit que plus ardent dans la cause d’un homme ressemblant si peu aux autres hommes.

La salle du conseil était pleinep de tout ce qu’il y avait de plus puissant dans la colonie. Les militaires chargés de l’instruction du procès firent à René les questions d’usage ; quelques lettres du commandant du fort Rosalie furent produites contre lui. On lui demanda ce que signifiaient les phrases écrites sur ses tablettes, si ce nom d’Amélie n’était point un nom emprunté et cachant quelque mystère ; l’infortuné jeune homme pâlit. Une joie cruelle s’était glissée au fond de son cœur : se sentir innocent et être condamné par la loi était, dans la nature des idées de René, une espèce de triomphe sur l’ordre social. Il ne répondit que par un sourire de mépris aux accusations de trahison : il fit l’éloge le plus touchant de Céluta, dont on avait prononcé le nom. Il répéta qu’il était venu uniquement pour solliciter la délivrance d’Adario, oncle de sa femme, et qu’on pouvait au reste faire de lui tout ce qu’il plairait à Dieu.

Harlay se leva :

— Mon client, dit-il, n’a pas plus voulu s’expliquer avec moi qu’avec ses juges ; il a refusé de se défendre ; mais n’est-il pas aisé de trouver dans ses courtes réponses quelques mots qui jettent de la lumière sur un complot infâme ? Avec quelle vivacité il a parlé de l’Indienne unie à son sort ! Et quelle est cette femme ? C’est cette Céluta, connue de toute la colonie pour avoir arraché aux flammes un de nos plus braves officiers. Ne serait-il pas possible que la beauté de cette généreuse sauvage eût allumé des passions qui poursuivent aujourd’hui leur vengeance sur la tête d’un innocent ? Je n’avance point ceci sur de simples conjectures. Cette nuit même j’ai examiné tous les papiers ; j’ai fait des recherches, et je me suis procuré la lettre que je vais lire au conseil. »

Ici Pierre de Harlay lut une lettre datée du fort Rosalie : cette lettre était écrite par le grenadier Jacques à sa mère, qui demeurait à la Nouvelle-Orléans. Le soldat exprimait, dans toute la franchise militaire, son admiration pour son capitaine d’Artaguette, son estime pour René, sa compassion pour Céluta, son mépris pour Fébriano et pour Ondouré.

« Cette lettre, s’écria le défenseur de René, porte un caractère d’honnêteté et de vérité auquel on ne se peut méprendre. La justice doit-elle aller si vite ? N’est-il pas de son devoir d’entendre les témoins en faveur de l’accusé ? Je sais qu’une commission militaire juge sans appel et sommairement, mais cette procédure rapide n’exclut pas l’équité. Je ne veux pour preuve de l’innocence de l’accusé que la démarche qui le livre aujourd’hui au glaive des lois. Quoi ! vous accepteriez cette tête qu’il est venu vous offrir pour la tête d’un vieillard ? Il est aisé de persécuter un homme sans amis et sans protecteurs ; il est aisé de lui prodiguer les épithètes de vagabond et de traître : la seule présence de mon client a déjà donné un démenti à ces basses calomnies. Enfin, quand on s’obstinerait dans une accusation qui ne porte que sur des faits dénués de preuve, je soutiens que René n’est plus Français et qu’il ne vous appartient pas de le juger.

J’ignore quels motifs ont pu porter l’homme qui comparait aujourd’hui devant vous à quitter la France ; mais que l’on ait le droit de changer de patrie, c’est ce que l’on ne saurait contester. Des tyrans m’auront enchaîné, des ennemis m’auront persécuté, j’aurai été trompé dans mes affections, et il ne me serait pas permis d’aller chercher ailleurs la liberté, le repos et l’oubli de l’amitié trahie ! La nature serait donc plus généreuse que les hommes, elle qui ouvre ses déserts à l’infortuné, elle qui ne lui dit pas : « Tu habiteras telle forêt ou telle autre, » mais qui lui dit : « Choisis les abris les plus convenables aux dispositions de ton âme. » Soutiendriez-vous que les sauvages de la Louisiane sont sujets du roi de France ? Abandonnez cette odieuse prétention. Assez longtemps ont été opprimés ces peuples qui jouissaient du bonheur et de l’indépendance, avant que nous eussions introduit la servitude et la corruption dans leur terre natale. Soldats-juges, vous portez aujourd’hui deux épées ; Dieu vous a remis le glaive de sa puissance et celui de sa justice ; prenez garde de les lui rendre ébréchés
La vieille prit alors la petite Amélie et la déposa dans son tablier. ébréchés ou couverts de taches : on émousse le premier en frappant la liberté, on souille le second en répandant le sang innocent. »

L’orateur cessa de parler. L’auditoire était visiblement ému. Adélaïde, cachée dans une tribune, ne se put empêcher d’applaudir, ce fut la plus douce récompense de Harlay : ce couple, que les liens d’un amour heureux allaient unir, prenait seul, par une sympathie touchante, la défense d’un étranger qui devait à une passion tous ses malheurs.

On fit retirer l’accusé ; les juges délibérèrent. Ils inclinaient à trouver René coupable ; mais ils se divisèrent sur la question de droit relative au changement de patrie. Ils remirent au lendemain la prononciation de la sentence. René dit à Harlay : « Je ne vous connaissais pas quand j’ai refusé de vous entendre ; je ne vous remercie pas, car vous m’avez trop bien défendu. Dites à la fille du gouverneur que je lui souhaiterais le bonheur, si mes vœux n’étaient des malédictions. »

Le frère d’Amélie fut reconduit en prison, entre deux rangs de marchands d’esclaves, de mariniers étrangers, de trafiquants de tous les pays, de toutes les couleurs, qui l’accablaient d’outrages sans savoir pourquoi.

Rentré dans la tour de la geôle, René désira écrire quelques lettres. Le gardien lui apporta une mauvaise feuille de papier, un peu d’encre dans le fond d’un vase brisé et une vieille plume ; laissant ensuite le prisonnier, il ferma la porte, qu’il assujettit avec les verrous. Demeuré seul, René se mit à genoux au bord du lit de camp dont la planche lui servit de table, et, éclairé par le faible jour qui pénétrait à travers les barreaux d’une fenêtre grillée, il écrivit à Chactas : il chargeait le sachem de traduire les deux lettres qu’il adressait en même temps à Céluta et à Outougamiz.

La femme du geôlier entra ; un enfant de six à sept ans lui aidait à porter une partie du souper. René demanda à cette femme si elle n’aurait pas quelque livre à lui prêter : elle lui répondit qu’elle n’avait que la Bible. Le prisonnier pria la geôlière de lui confier le livre saint. Adélaïde n’avait point oublié René ; et, lorsqu’il demanda une lampe pour passer la nuit, le gardien, adouci par les présents de la fille du gouverneur, ne refusa point cette lampe.

Le lendemain on trouva aux marges de la Bible quelques mots à peine lisibles. Auprès du quatrième verset du septième chapitre de l’ Ecclésiastique, on déchiffrait ces mots :

« Comme cela est vrai ! la tristesse du cœur est une plaie universelle ! Dans le chagrin toutes les parties du corps deviennent douloureuses ; les os meurtris ne trouvent plus de couche assez molle. Tout est triste pour le malheureux, tout saigne comme son cœur : c’est une plaie universelle ! »

D’autres passages étaient commentés dans le même esprit.

Ce premier verset du dixième chapitre de Job : mon âme est fatiguée de ma vie, était souligné.

Une des furieuses tempêtes de l’équinoxe du printemps s’était élevée pendant la nuit : les vents mugissaient ; les vagues du fleuve s’enflaient comme celles de la mer ; la pluie tombait en torrents. René crut distinguer des plaintes à travers le fracas de l’orage : il ferma la Bible, s’approcha de la fenêtre, écouta, et n’entendit plus rien. Comme il regagnait le fond de sa prison, les plaintes recommencèrent ; il retourna à la fenêtre : les accents de la voix d’une femme parvinrent alors distinctement à son oreille. Il dérange la planche qui recouvrait la grille de la croisée, regarde à travers les barreaux, et à la lueur d’un réverbère agité par le vent il croit distinguer une femme assise sur une borne en face de la prison : « Malheureuse créature ! lui cria René, pourquoi restez-vous exposée à l’orage ? Avez-vous besoin de quelque secours ? »

À peine avait-il prononcé ces mots qu’il voit l’espèce de fantôme se lever et accourir sous la tourelle. Le frère d’Amélie reconnaît le vêtement d’une femme indienne ; une lueur mobile du réverbère vient en même temps éclairer le visage pâle de Céluta ; c’était elle ! René tombe à genoux, et d’une voix entrecoupée de sanglots : « Dieu tout-puissant, dit-il, sauve cette femme ! » Céluta a entendu la voix de René ; les entrailles de l’épouse et de la mère tressaillent de douleur et de joie. La sœur d’Outougamiz fut quelques moments sans pouvoir prononcer une parole ; recouvrant enfin la voix, elle s’écrie. « Guerrier, où es-tu ? je ne te vois pas dans l’ombre et à travers la pluie. Excuse-moi ; je t’importune : je suis venue pour te servir. Voici ta fille. »

« Femme, répondit René, c’est trop de vertu ! retire-toi ; cherche un abri ; n’expose pas ta vie et celle de ta fille. Oh ! qui t’a conduite ici ? »

Céluta répondit : « Ne crains rien, je suis forte : ne suis-je pas Indienne ? Si j’ai fait quelque chose qui te déplaise, punis-moi, mais ne me renvoie pas. »

Cette réponse brisa le cœur de René : « Ma bien-aimée, lui dit-il, ange de lumière, fuis cette terre de ténèbres ; tu es ici dans un antre où les hommes te dévoreront. Du moins, pour le moment, tâche de trouver quelque retraite. Tu reviendras, si tu le veux, quand l’orage sera dissipé. »

Cette permission vainquit en apparence la résistance de Céluta. « Bénis ta fille, dit-elle à René, avant que je ne m’éloigne ; elle est faible : la pâture a manqué au petit oiseau, parce que son père n’a pu lui aller chercher des graines dans la savane. »

En disant cela, la mère ouvrit le méchant manteau chargé de pluie sous lequel elle tenait sa fille abritée ; elle éleva l’innocente créature vers la tourelle pour recevoir la bénédiction de René : René passa ses mains à travers les barreaux, les étendit sur la petite Amélie, et s’écria : « Enfant ! ta mère te reste. »

Céluta cacha de nouveau son trésor dans son sein, et feignit de se retirer, mais elle n’essaya point de retourner aux pirogues qui l’avaient amenée, et elle s’arrêta à quelque distance de la prison.

Céluta, Mila et Outougamiz étaient arrivés au fort Rosalie au moment où Adario, après avoir étouffé son fils, venait d’être plongé dans les cachots : ils furent arrêtés, comme parents et complices du sachem et de René. La colonie se croyait au moment d’être attaquée par les Natchez : on ne voyait que des hommes et des femmes occupés à mettre à l’abri les meubles et les troupeaux de leurs habitations, à élever des redoutes, à creuser des fossés tandis que les soldats, sous les armes, occupaient toutes les avenues du fort. Le mouvement de la foule avait séparé Céluta de Mila et d’Outougamiz : celui-ci, en voulant défendre l’Indienne dont l’extrême gentillesse provoquait la grossièreté d’une troupe d’habitants débauchés, fut traité de la manière la plus barbare.

Chactas n’était plus au fort Rosalie quand la fille de Tabamica y vint chercher des renseignements sur le voyage de René. Les jeunes sauvages avaient enlevé le sachem au milieu du tumulte, et l’avaient remporté aux Natchez ; mais Céluta retrouva son protecteur accoutumé. Le péril, qui paraissait imminent, avait forcé Chépar de lever les arrêts de d’Artaguette : le capitaine rencontra Céluta comme Fébriano la faisait traîner en prison, avec une espérance impure qu’il ne dissimulait point. « Je réclame ma sœur, dit d’Artaguette en poussant rudement Fébriano ; j’en répondrai au commandant. Quant à vous, monsieur, ajouta-t-il en regardant le misérable soldat jusqu’au fond de l’âme, vous savez où me trouver. » Après avoir conduit Céluta dans une maison au bord du fleuve, le capitaine envoya le grenadier Jacques chercher la négresse Glazirne, qui parlait la langue des Natchez. Cette pauvre femme accourut avec son enfant, et servit de truchement à une autre femme infortunée comme elle. D’Artaguette apprit alors à Céluta que René était descendu à la Nouvelle-Orléans, dans le dessein de solliciter la délivrance d’Adario. « Je ne l’ai pu retenir, dit-il, et peut-être n’ai-je qu’un moment pour vous sauver vous-mêmes. Où voulez-vous aller ? »

— Retrouver mon mari, » répondit Céluta.

La négresse traduisit aisément ces simples paroles : la langue et le cœur des épouses sont les mêmes sous les palmiers de l’Afrique et sous les magnolias des Florides.

Des Yazous qui se trouvaient au fort Rosalie étaient prêts à se rendre à la Nouvelle-Orléans : d’Artaguette proposa à sa sœur adoptive de la confier à ces sauvages : elle accepta avec joie la proposition. Le capitaine lui donna un billet pour le général d’Artaguette et un autre pour Harlay ; il recommandait le couple infortuné à son frère et à son ami. Céluta s’embarqua sur les pirogues, qui déployèrent au souffle du nord leurs voiles de jonc et de plumes.

La flottille des Yazous toucha à la Nouvelle-Orléans le jour même où le frère d’Amélie avait comparu devant le conseil. Céluta ne put descendre à terre que le soir : pour comble de malheur elle avait perdu les billets du capitaine. La nièce d’Adario savait à peine quelques mots de français ; elle pria le chef indien, qui venait souvent à la Nouvelle-Orléans échanger des pelleteries contre des armes, de s’informer du sort de René. Le sauvage n’alla pas loin sans apprendre ce que Céluta désirait connaître : il sut que le fils adoptif de Chactas était enfermé dans la hutte du sang et qu’on lui devait casser la tête ; tel était le bruit populaire.

La fille de Tabamica, au lieu d’être abattue par ce récit, sentit son âme s’élever : celle qui, timide et réservée, rougissait à la seule vue d’un étranger, se trouva tout à coup le courage d’affronter une ville remplie d’hommes blancs ; elle demanda au chef sauvage s’il savait où était la hutte du sang, et s’il l’y pourrait conduire : sur la réponse affirmative du chef, Céluta, portant Amélie à son sein, suivit son guide. La nuit était déjà avancée et la pluie commençait à tomber lorsqu’ils arrivèrent au noir édifice. Le Yazou, le montrant de la main à la femme natchez, lui dit : « Voilà ce que tu cherches ; » et, la quittant, il retourna à ses pirogues.

Restée seule dans la rue, Céluta contemplait les hauts murs de la prison, ses tourelles, ses doubles portes, ses guichets surbaissés, ses fenêtres étroites, défendues par des grilles ; demeure formidable, qui avait déjà l’air antique de la douleur, sur cette terre nouvelle, dans une colonie d’un jour. Les Européens n’avaient point encore de tombeau en Amérique, qu’ils y avaient déjà des cachots : c’étaient les seuls monuments du passé pour cette société sans aïeux et sans souvenirs.

Consternée à la vue de cette bastille, Céluta demeura d’abord immobile, puis frappa doucement à une porte ; le soldat de garde contraignit l’Indienne à se retirer. Elle fit le tour de la prison par des rues de plus en plus désertes ; le ciel continuant à se charger de nuages, et les roulements de la foudre se multipliant, l’infortunée s’assit sur la borne où René l’aperçut du haut de la tour. Elle mit sa fille sur ses genoux, se pencha sur elle pour la garantir de la pluie et la réchauffer contre son cœur. Un violent coup de tonnerre ayant fait lever les yeux à Célula, elle fut frappée d’un rayon de lumière qui s’échappait à travers une fenêtre grillée : par un instinct secret, elle ne cessa plus de regarder cette lumière qui éclairait l’objet d’un si tendre et si fidèle amour. Plusieurs fois Céluta appela René ; les vents emportèrent ses cris. Ce fut alors qu’elle commença à chanter de longues chansons, dont l’air triste et les paroles plaintives lui servirent à la fois à se faire entendre de son mari et à endormir son enfant.

Cette pauvre jeune mère, après avoir été reconnue du frère d’Amélie, s’était retirée pour lui obéir. Elle languissait à quelque distance : ses membres étaient engourdis ; le froid et la pluie avaient pénétré jusqu’à sa fille, qui se glaçait au sein maternel.

Céluta promenait des regards tristes sur ces déserts habités où pas une cabane ne s’ouvrait à ses misères, quand elle découvrit auprès d’elle une petite lueur qui semblait sortir de terre. Une trappe se leva ; une femme âgée mit la tête au soupirail pour voir si l’orage commençait à s’éloigner. Cette vieille aperçut Céluta. « Oh ! pauvre Indienne, s’écria-t-elle, descends vite ici. » Elle acheva d’ouvrir la trappe, et, avançant une main ridée, elle aida l’épouse de René à descendre dans le caveau, dont elle referma l’entrée.

Il n’y avait dans cette espèce de souterrain qu’un lit recouvert d’un lambeau de laine : une serge grossière, clouée à une poutre, servait de rideau à cette couche. Deux morceaux de bois vert, dans le milieu d’un large foyer, jetaient, sans se consumer, de grosses fumées : une lampe de fer suspendue à un crochet brûlait dans le coin noirci de ce foyer. Une escabelle était placée devant un rouet dont la fusée de coton annonçait le travail de la maîtresse de ce réduit.

La vieille femme jeta dans le feu quelques copeaux, et, prenant son escabelle, elle en voulut faire les honneurs à Céluta.

— Femme-chef de la cabane profonde, dit l’In-dienne dienne, tu es une matrone ; tu dois être la lumière du Conseil des guerriers blancs, si j’en juge par ton hospitalité. À toi appartient la natte ; moi je ne suis encore qu’une jeune mère.

En disant cela, Céluta s’assit sur la pierre du foyer, débarrassa sa fille de ses langes trempés d’eau, et la présenta à la flamme.

— Bon ! voici un enfant à présent ! s’écrie la vieille dans la langue de la sœur d’Outougamiz. Tu es Natchez ? J’ai été longtemps aux Natchez ; mais, pauvre chétive créature, comme tu es mouillée ! que tu as l’air malade ! Et puis voilà un enfant !

Céluta fondit en larmes en entendant des paroles si affectueuses prononcées dans la langue de son pays ; elle se jeta au cou de la matrone. « Attends, attends, » dit celle-ci. Elle courut eu trébuchant à son lit, en arracha la couverture, qu’elle vint chauffer au feu, dépouilla malgré elle Céluta d’une partie de ses vêtements et l’enveloppa avec le nourrisson dans la couverture brûlante.

— Vénérable femme blanche, aussi bonne que la femme noire du fort, disait Céluta, je suis bien malheureuse de ne t’avoir pas reçue dans ma cabane aux Natchez.

La femme blanche n’écoutait pas ; elle préparait du lait dans une calebasse. Elle l’offrit à l’Indienne, qui fut obligée d’y porter ses lèvres, afin de ne pas déplaire à son hôtesse.

La vieille prit alors la petite Amélie, et la déposa dans son tablier ; chantant d’une voix cassée, elle faisait danser devant la flamme l’enfant, qui souriait. Céluta regardait ces jeux avec des yeux de mère, tandis que toutes ses pensées se reportaient vers son mari.

— Jacques était tout comme cela quand il était petit, dit la vieille, bon enfant ! ne pleurant jamais ! Il avait seulement les cheveux plus noirs que ceux de cette mignonne.

— Quel était ce Jacques, ma mère ? » dit Céluta.

— Comment ! reprit la vieille femme avec vivacité, Jacques mon fils ! tout le monde le connaît, un des plus beaux grenadiers qui soient dans les troupes du roi, et un des plus vaillants aussi. Le brave garçon ! c’est lui qui me nourrit ; sans lui je ne pourrais pas vivre, car je suis trop vieille pour travailler. Je suis bien fâchée de n’avoir pas la dernière lettre que mon fils m’écrivait, je te la lirais : si le capitaine d’Artaguette savait ce que Jacques dit de lui, il serait bien fier. Ils ont été ensemble, Jacques et le capitaine, chercher un gentilhomme appelé René dans une grande caverne… »

Céluta interrompit cette effusion de la tendresse et de l’orgueil maternels en jetant de nouveau ses beaux bras autour de son hôtesse. « Grand-Esprit, s’écria-t-elle en sanglotant, tu es la mère de ce pauvre guerrier compagnon de mon frère d’Artaguette ! C’est la mère de ce guerrier qui me reçoit dans sa cabane !

— Qu’as-tu, » demanda la vieille. « Ce que j’ai, dit Céluta : ne suis-je pas la femme de René ? »

— Comment ! s’écria à son tour la mère de Jacques, tu serais cette Céluta qui a sauvé le capitaine, et à cause de cela ils veulent tuer ton mari ! » Le coup frappa Céluta au cœur : elle s’évanouit.

Ayant bientôt repris ses sens par les soins de sa charitable hôtesse, elle lui dit : « Femme blanche, voilà le jour ; laisse-moi retourner à la hutte du sang, je veux rejoindre mon mari. » La vieille trouva que c’était juste : elle couvrit sa tête d’une petite cornette blanche et ses épaules d’un petit mantelet rouge ; elle prit sa béquille dans sa main, et se prépara à conduire l’Indienne à la prison.

— Je ne puis te blâmer, disait-elle à Céluta : si Jacques fait quelque chose de bien, et qu’il soit envoyé aux galères, j’irai aussi avec lui. »

Céluta, vêtue de nouveau de sa tunique indienne, et ayant enveloppé sa fille dans les peaux séchées, monta les degrés perpendiculaires qui conduisaient à la trappe ; la vieille la suivit avec peine : quand elles se trouvèrent dans la rue, l’orage était dissipé. Le soleil, émergeant d’une nuit sombre, éclairait le fleuve, les campagnes et la ville, de même que sortirent de leur demeure ténébreuse les deux merveilles de l’amour conjugal et de l’amour maternel.

— Nous touchons à la prison, dit la mère de Jacques, on ne t’en ouvrira pas la porte, et tu ne pourras pas parler à René : si tu m’en crois, nous irons plutôt chez le gouverneur. Céluta se laissa conduire par sa vénérable hôtesse.

Elles se mirent en route. Chemin faisant elles entendirent un bruit confus de cloches et de musique : la vieille se signa pour l’agonie que sonnait la cloche, et s’avança vers le palais du gouvernement, où la musique annonçait une fête.

En réjouissance du mariage prochain d’Adélaïde avec le défenseur de René, un bal avait été donné malgré le procès du frère d’Amélie et l’orage de la nuit : il était dans le caractère du gouverneur de ne rien changer aux choses préparées, quels que fussent les événements. Le bal durait encore lorsque le jour parut. La mère de Jacques et Céluta entrèrent dans les premières cours du palais ; les esclaves blancs et noirs, qui attendaient leurs maîtres, s’attroupèrent autour des étrangères : les éclats de rire et les insultes furent prodigués à l’infortune et à la jeunesse qui se présentaient sous la protection de la vieillesse et de l’indigence. « Si Jacques était ici, disait la vieille, comme il vous obligerait à me faire place ! »

Les deux femmes pénétrèrent avec peine jusqu’aux soldats de garde aux portes : ils reconnurent la mère de leur camarade, et la laissèrent passer. Plus loin elle fut arrêtée de nouveau par le concierge. La fête finissait ; on commençait à sortir du palais. Adélaïde se montra à une fenêtre avec Harlay ; le couple généreux parlait avec vivacité, et semblait oublier la fête : en jetant les yeux dans la cour, il aperçut les étrangères repoussées par le concierge. Le vêtement indien frappa Adélaïde, qui fit signe à la vieille de s’approcher sous le balcon : « Ma jeune dame, dit la mère de Jacques, c’est la femme de René qui veut parler à votre père, et l’on ne nous veut pas laisser entrer.

— La femme du prisonnier ? s’écria Adélaïde ; cette jeune sauvage qui a sauvé le capitaine d’Artaguette ! » Adélaïde, obéissant aux mouvements de son bon cœur, ouvre les portes, et, dans toute la parure du bal d’un brillant hyménée, se précipite au-devant de la malheureuse Céluta. L’Indienne lui présentait sa fille, et lui disait : « Jeune femme blanche, le Grand-Esprit vous bénira : vous aurez un petit guerrier qui sera plus heureux que ma fille. »

— Que je suis fâchée de ne pas la comprendre ! disait Adélaïde : je n’ai jamais entendu une plus douce voix. »

Dans la pompe de ses adversités, Céluta paraissait d’une beauté divine : son front pâli était ombragé de ses cheveux noirs ; ses grands yeux exprimaient l’amour et la mélancolie ; son enfant qu’elle portait avec grâce sur son sein, montrait son visage riant auprès du visage attristé de sa mère : le malheur, l’innocence et la vertu ne se sont jamais prêté tant de charmes.

Tandis qu’on se pressait autour de Céluta, on entendit au dehors prononcer ces mots dans la foule : « Vous ne passerez pas ! » Une voix d’homme répondait à des menaces, mais dans une langue inconnue. Le mouvement s’accroît ; un sauvage, défendant une femme, se débat au milieu des soldats, et poussé et repoussé arrive jusqu’à la porte du palais. Il disait les yeux étincelants :

— Je suis venu chercher mon ami par l’ordre de ce Manitou (et il montrait une chaîne d’or) ; je ne veux faire de mal à personne. Mais est-il ici un guerrier qui m’ose empêcher de passer ?

— Mon frère ! » s’écria Céluta.

— Oh ! bien ! dit Mila : Outougamiz, voici ta sœur ! »

La mère de Jacques expliquait ce colloque à Adélaïde, qui fit entrer tous ces sauvages dans le palais.

— Bon Manitou ! disait Mila en embrassant son amie, que je hais ces chairs blanches ! Nous avons frappé à leurs cabanes pour demander l’hospitalité, et on nous a presque battus. Et puis de grandes huttes si larges ! si vilaines ! des guerriers si sauvages !

— Tu parles trop, dit Outougamiz. Cherchons Ononthio : il faut qu’il me rende mon ami à l’instant. »

Outougamiz quitte Céluta, et, suivi de Mila, fend la presse à travers les salles. Les spectateurs regardaient avec surprise ce couple singulier qui, occupé d’un sentiment unique, n’avait pas l’air d’être plus étonné au milieu de ce monde nouveau que s’il eût été dans ses bois.

— Ne me déclarez pas la guerre, disait Outougamiz en avançant toujours, vous vous en repentiriez. Faisant tourner son casse-tête, il ouvrait à Mila un large chemin. La confusion devient générale : la musique se tait, le bal cesse, les femmes fuient. Le roulement des carrosses qui veulent s’éloigner, le bruit du tambour qui rappelle les soldats, la voix des officiers qui font prendre les armes, ajoutent au sentiment de terreur et augmentent le désordre.

Adélaïde, la mère de Jacques, Céluta, Mila, Outougamiz, sont emportés et séparés par la foule : le gouverneur montra un grand ressentiment de cette scène.

Le conseil de guerre s’était assemblé afin de prononcer l’arrêt qui devait être lu à René dans la prison. Les charges examinées de nouveau ne parurent pas suffisantes pour motiver la peine de mort ; mais le frère d’Amélie fut condamné à être transporté en France, comme perturbateur du repos de la colonie. Un vaisseau du roi devait mettre à la voile dans quelques heures ; le gouverneur, irrité du bruit dont René avait été l’objet, ordonna d’exécuter sur-le-champ la sentence et de transporter le prisonnier à bord de la frégate.

René connut presque à la fois le jugement qui le condamnait à sortir de la Louisiane et l’ordre de l’exécution immédiate de ce jugement ; il se serait réjoui de mourir, il fut consterné d’être banni. Renvoyer en France le frère d’Amélie, c’était le reporter à la source de ses maux. Cet homme, étranger sur ce globe, cherchait en vain un coin de terre où il pût reposer sa tête : partout où il s’était montré il avait créé des misères. Que trouverait-il en Europe ? une femme malheureuse. Que laisserait-il en Amérique ? une femme malheureuse. Dans le monde et dans le désert son passage avait été marqué par des souffrances. La fatalité qui s’attachait à ses pas le repoussait des deux hémisphères ; il ne pouvait aborder à un rivage qu’il n’y soulevât des tempêtes : sans patrie entre deux patries, à cette âme isolée, immense, orageuse, il ne restait d’abri que l’Océan.

En vain René demanda à ne pas subir le supplice de l’existence ; en vain il sollicita la commutation de la peine de vivre en un miséricordieux arrêt de mort : on ne l’écouta point. Il désira parler à Céluta ; on n’admit pas que cette Indienne fût sa femme légitime ; on lui refusa toute communication avec elle, pour abréger des scènes qui troublaient, disait-on, la tranquillité publique.

L’arrivée d’une troupe d’Yazous, suivie de celle d’Outougamiz, avait donné lieu à mille bruits : on prétendait que des sauvages s’étaient introduits en grand nombre dans la ville avec le dessein de délivrer leur chef, le guerrier blanc. Ces bruits parurent assez inquiétants au gouverneur pour qu’il fît border d’infanterie et de cavalerie la route que René devait suivre en se rendant de la prison au fleuve.

Le palais du gouvernement n’était pas loin de la prison. Céluta, suivant le cours de la foule, se retrouva bientôt devant le sombre édifice dont le souvenir était trop bien gravé dans sa mémoire. Là, le torrent populaire s’était élargi et arrêté ; Céluta ignorait ce qui se passait ; mais, en voyant cette multitude autour de la hutte du sang, elle comprit qu’un nouveau désastre menaçait la tête de René. Repoussée d’un peuple ennemi de sauvages, elle ne trouva de pitié que chez les soldats : ils la laissèrent entrer dans leurs rangs. Les mains armées sont presque toujours généreuses ; rien n’est plus ami de l’infortune que la gloire.

Deux heures s’étaient écoulées de cette sorte, lorsqu’un mouvement général annonça la translation du prisonnier. Un piquet de dragons, le sabre nu, sort de la cour intérieure de la prison ; il est suivi d’un détachement d’infanterie, et derrière ce détachement, entre d’autres soldats, marche le frère d’Amélie.

Céluta s’élance et tombe aux pieds de son mari avec son enfant ; René se penche sur elles, les bénit de nouveau, mais la voix lui manque pour dire un dernier adieu à la fille et à la mère. Le cortège s’arrête, les larmes coulent des yeux des soldats. Céluta se relève, entoure René de ses bras, et s’écrie : « Où menez-vous ce guerrier ? Pourquoi m’empêcheriez-vous de le suivre ? son pays n’est-il pas le mien ?

— Ma Céluta, disait René, retourne dans tes forêts, va embellir de ta vertu quelque solitude que les Européens n’aient point souillée ; laisse-moi supporter mon sort ; je ne te l’ai déjà que trop fait partager.

— Voilà mes mains, répondit Céluta : qu’on les charge de fers ; que l’on me force, comme Adario, à labourer le sillon : je serai heureuse si René est à mes côtés. Prends pitié de ta fille ; je l’ai portée dans mon sein. Permets que je te suive comme ton esclave, comme la femme noire des blancs. Me refuseras-tu cette grâce ? »

Cette scène commençait à attendrir la foule impitoyable qui un moment auparavant trouvait la sentence trop douce, et qui aurait salué avec des hurlements de joie le supplice de René. Le commissaire chargé de faire exécuter l’arrêt du conseil ordonne de séparer les deux époux et de continuer la marche ; mais un sauvage, se courbant et passant sous le ventre des chevaux, se réunit au couple infortuné, et s’écrie : « Me voici encore ! Je l’ai sauvé des Illinois, je le sauverai bien de vos mains, guerriers de la chair blanche !

— C’est vrai, » dit Mila, sortant à son tour de la foule.

— Et si Jacques était ici dit une vieille femme, tout cela ne serait pas arrivé.

Forcés à regret d’obéir, les militaires écartèrent Céluta, Mila, Outougamiz et la mère de Jacques. René est conduit au rivage du Meschacebé. La chaloupe de la frégate, que montaient douze forts matelots et que gardaient des soldats de marine, attendait le prisonnier : on l’y fait entrer. Au coup du sifflet du pilote, les douze matelots enfoncent à la fois leurs rames dans le fleuve : la chaloupe glisse sur les vagues comme la pierre aplatie qui, lancée par la main d’un enfant, frappe le flot, se relève, bondit et rebondit en effleurant la surface de l’onde.

Céluta s’était traînée sur le quai. Une frégate était mouillée au milieu du Meschacebé ; virée à pic sur une ancre, elle plongeait un peu la proue dans le fleuve ; son pavillon flottait au grand mât ; ses voiles étaient à demi déferlées ; on apercevait des matelots sur toutes les vergues et de grands mouvements sur le pont. La chaloupe accoste le vaisseau : tous ceux qui étaient dans cette chaloupe montent à bord ; la chaloupe elle-même est enlevée et suspendue à la poupe du bâtiment. Une lumière et une fumée sortent soudain de la frégate, et le coup de canon du départ retentit ; de longues acclamations y répondent du rivage. Céluta avait aperçu René ; elle tombe évanouie sur des balles de marchandises qui couvraient le quai.

Ce fut alors qu’un sauvage s’élança dans le Meschacebé, s’efforçant de suivre à la nage le vaisseau qui fuyait devant une forte brise, tandis qu’une Indienne se débattait entre les bras de ceux qui la retenaient, pour l’empêcher de se précipiter dans les flots.

Un murmure lointain se fait entendre ; il approche : la foule, qui commençait à se disperser, se rassemble de nouveau. Voici venir un officier qui disait à des soldats : « Où est-elle ? où est-elle ? » Et ils répondaient : « Ici, mon capitaine, » lui montrant Célula sur les ballots. D’Artaguette se précipite aux genoux de Céluta. « Femme, s’écria-t-il, que ton âme, au séjour de paix qu’elle habite, reçoive les vœux de celui qui te doit la vie et que tu honorais du nom de frère ! »

À ces paroles, les soldats mettent un genou en terre comme leur capitaine ; la multitude, emportée par ce sentiment du beau qui touche quelquefois les âmes les plus communes, se prosterne à son tour et prie pour l’Indienne ; le bruit du fleuve qui battait ses rives accompagnait cette prière, et la main de Dieu pesait sur la tête de tant d’hommes involontairement humiliés aux pieds de la vertu.

Céluta ne donnait aucun signe de vie ; la profonde léthargie dans laquelle elle était plongée ressemblait absolument à la mort ; mais sa fille vivait sur son sein et semblait communiquer quelque chaleur au cœur de sa mère. L’épouse de René avait la tête penchée sur le front d’Amélie, comme si, en voulant donner un dernier baiser à son enfant, elle eût expiré dans cet acte maternel.

En ce moment on vint dire à d’Artaguette qu’il y avait là tout auprès une autre Indienne qui ne cessait de pleurer. « C’est Mila ! s’écria le capitaine : qu’on lui dise mon nom, et elle va venir. » Les soldats apportent dans leurs bras Mila échevelée, le visage meurtri, les habits déchirés. Elle n’eut pas plus tôt reconnu d’Artaguette qu’elle se jeta dans son sein, s’écriant : « C’est lui qui est une bonne chair blanche ! Il ne m’empêchera pas de mourir ; » et, suspendant ses bras au cou du capitaine, elle se serrait fortement contre lui.

Mais tout à coup elle aperçoit Céluta : elle quitte d’Artaguette, se précipite sur son amie en disant : « Céluta ! ma mère ! meilleure que ma mère ! sœur d’Outougamiz ! femme de René ! voici Mila ! elle est seule ! Comment vais-je faire pour enterrer tes os, car tu n’es pas aux Natchez ? Il n’y a ici que des méchants qui n’entendent rien aux tombeaux.

Les soldats firent alors un mouvement ; ils répétaient tous ces mots : « Entrez, entrez, notre mère. » Et la mère de Jacques, avec sa cornette blanche, son manteau d’écarlate et sa béquille, s’avança dans le cercle des grenadiers.

— Mon capitaine, dit-elle à d’Artaguette, voici la mère de Jacques, qui vient aussi voir ce que c’est que tout ceci. Je suis bien vieille pourtant, comme dit le conseiller Harlay, qui est un honnête homme, et Dieu soit loué ! car il n’y en a guère.

La vieille avisant Céluta : « Bon Dieu ! n’est-ce pas là la jeune femme à qui j’ai donné à manger cette nuit ? Comme elle parlait de vous, mon capitaine ! — Pauvre vieille créature ! dit d’Artaguette, seule dans toute une ville, recevoir, réchauffer, nourrir Céluta ! et toi-même nourrie de la paye de ce digne soldat ! »

La mère de Jacques examinait attentivement Céluta ; elle prit une de ses mains. « Retire-toi, matrone blanche, lui dit Mila : tu ne sais pas pleurer. »


— Je le sais aussi bien que toi, » repartit en natchez la vénérable Française.

— Magicienne ! s’écria Mila effrayée, qui t’a appris la langue des chairs rouges ? »

— Capitaine, dit la mère de Jacques sans écouter Mila, cette jeune femme n’est pas morte ; vite du secours ! » Mille voix répètent : « Elle n’est pas morte ! »

Céluta donnait en effet quelques signes de vie. « Allons, grenadiers, dit la vieille, à qui on laissait tout faire, il faut sauver cette femme, qui a sauvé votre capitaine ; portons la mère et l’enfant chez le général d’Artaguette. »

Un dragon prêta son manteau ; on y coucha Céluta ; Mila prit dans ses bras la petite Amélie, et ne pleurait plus qu’Outougamiz et René. Des soldats, soulevant le manteau par les quatre coins, enlevèrent doucement la fille de Tabamica ; le cortège se mit en marche.

Le soleil, qui se couchait, couvrait d’un réseau d’or les savanes et la cime aplatie des cyprières sur la rive occidentale du fleuve ; sur la rive orientale, la métropole de la Louisiane opposait ses vitrages étincelants aux derniers feux du jour : les clochers s’élevaient au-dessus des ondes comme des flèches de feu. Le Meschacebé roulait entre ces deux tableaux ses vagues de rose, tandis que les pirogues des sauvages et les vaisseaux des Européens présentaient aux regards leurs mâts ou leurs voiles teints de la pourpre de soir.

Déposée sur une couche, dans un salon de l’habitation du frère du capitaine d’Artaguette, Céluta ne parlait point encore ; ses yeux entrouverts étaient enveloppés d’une ombre qui leur dérobait la lumière. Des cris prolongés de : Vive le roi ! se font entendre au dehors ; la porte de la salle s’ouvre avec fracas : le grenadier Jacques, la tête nue, sans habit, les reins serrés d’une forte ceinture, paraît. « Les voici, » dit-il. René entre avec Outougamiz : personne ne pouvait parler dans le saisissement de l’étonnement et de la joie.

— Mon capitaine, reprit le grenadier adressant la parole à d’Artaguette, j’ai exécuté vos ordres, mais on m’a remis les paquets trop tard ; la frégate était partie. J’ai couru le plus vite que j’ai pu à travers le marais, afin de la rejoindre au Grand-Détour : heureusement elle avait été obligée de laisser tomber l’ancre, le vent étant devenu contraire. Je me suis jeté à la nage pour aller à bord, et j’ai rencontré au milieu du fleuve ce terrible sauvage que j’avais vu au combat du fort Rosalie : il était prêt à se noyer quand je suis arrivé à lui.

Mila a volé dans les bras d’Outougamiz ; René est auprès de Céluta ; Jacques soutient sa vieille mère, qui lui essuie le front et les cheveux ; Adélaïde et Harlay se viennent joindre à leurs amis.

Céluta commençait à faire entendre quelques paroles inarticulées d’une douceur extrême. « Elle vient de la patrie des anges, dit le capitaine ; elle en a rapporté le langage. » Mila, qui regardait Adélaïde, disait : « C’est Céluta ressuscitée en femme blanche. » Tous les cœurs étaient pleins des plus beaux sentiments : la religion, l’amour, l’amitié, la reonnaissance, se mêlaient à ce soulagement qui suit une grande douleur passée. Ce n’était pas, il est vrai, un retour complet au bonheur, mais c’était un coup de soleil à travers les nuages de la tempête. L’âme de l’homme, si sujette à l’espérance, saisissait avec avidité ce rayon de lumière, hélas ! trop rapide. « Tout le monde pleure encore ! disait Mila, mais c’est comme si l’on riait. »

Ces rencontres, en apparence si mystérieuses, s’expliquaient avec une grande simplicité. Le capitaine d’Artaguette avait tour à tour sauvé et délivré au fort Rosalie René, Céluta, Mila et Outougamiz ; Céluta, Mila et Outougamiz avaient suivi René à la Nouvelle-Orléans, tous trois entraînés par le dévouement au malheur, tous trois arrivés à quelques heures de distance les uns des autres, pour se mêler à des scènes de deuil et d’oppression.

D’une autre part, Ondouré s’était vu au moment d’être pris dans ses propres pièges : s’il avait désiré une attaque de Chépar contre Adario et Chactas, pour se délivrer du joug de ces deux vieillards, il ne s’attendait pas à la scène que produisit l’esclavage du premier sachem. Il craignit que ces violences, en amenant une rupture trop prompte entre les Français et les sauvages, ne fissent avorter tout son plan. Dans cette extrémité, l’édile, fécond en ressources, se hâta d’offrir l’abandon des terres pour le rachat de la liberté d’Adario ; Chépar accepta l’échange, et d’Artaguette fut chargé de porter la convention à la Nouvelle-Orléans.

Le capitaine arriva à l’instant même où le conseil venait de prononcer la sentence contre René. D’Artaguette, après avoir annoncé au gouverneur la pacification des troubles, réclama le prisonnier comme son ami et comme son frère. Il montra des lettres d’Europe qui prouvaient que René tenait à une famille puissante. Cette découverte agit plus que toute autre considération sur un homme à la fois prudent et ambitieux :

— Si vous croyez, dit le gouverneur au capitaine, qu’on a trop précipité cette affaire, il est encore temps d’envoyer un contre-ordre ; mais qu’on ne me parle plus de ce René, en faveur duquel Harlay et Adélaïde n’ont cessé de m’importuner depuis trois jours.

La cédule pour l’élargissement du prisonnier fut signée ; mais, délivrée trop tard, elle serait devenue inutile sans le dévouement du grenadier Jacques : le capitaine avait amené avec lui ce fidèle militaire. Tandis que celui-ci suivait la frégate, d’Artaguette, instruit de toutes les circonstances de l’apparition de Céluta, de Mila et d’Outougamiz, s’empressa de chercher ces infortunés : il fut ainsi conduit par les soldats au lieu où il trouva Céluta expirante.

Le bonheur, ou ce qui semblait être le bonheur, comparé aux maux de la veille, rendit à l’épouse de René, sinon toutes ses forces, du moins tout son amour. Le capitaine d’Artaguette et le général son frère se proposèrent de donner à leurs amis une petite fête, bien différente de celle qu’avait entrevue Céluta au palais du gouverneur. Adélaïde et Harlay y furent invités les premiers ; Jacques et sa mère étaient du nombre des convives. La riante villa du général avait été livrée à ses hôtes, et Mila et Outougamiz s’en étaient emparés comme de leur cabane.

Le simple couple n’avait pas plus tôt vu tout le monde heureux, qu’il ne s’était plus souvenu de personne : après avoir parcouru les appartements et s’être miré dans les glaces, il s’était retiré dans un cabinet rempli de toutes les parures d’une femme.

— Eh bien dit Mila ; que penses-tu de cette grande hutte ?

— Moi, dit Outougamiz, je n’en pense rien.

— Comment ! tu n’en penses rien ? répliqua Mila en colère.

— Ecoute, dit Outougamiz, tu parles maintenant comme une chair blanche, et je ne t’entends plus. Tu sais que je n’ai point d’esprit : quand René est fait prisonnier par les Illinois ou par les Français, je m’en vais le chercher. Je n’ai pas besoin de penser pour cela ; je ne veux point penser du tout, car je crois que c’est là le mauvais Manitou de René.

— Outougamiz, dit Mila en croisant les bras et s’asseyant sur le tapis, tu me fais mourir de honte parmi toutes ces chairs blanches ; il faut que je te remmène bien vite. J’ai fait là une belle chose de te suivre ! Que dira ma mère ? Mais tu m’épouseras, n’est-ce pas ?

— Sans doute, dit Outougamiz, mais dans ma cabane, et non pas dans cette grande vilaine hutte. As-tu vu ce sachem à la robe noire, qui était pendu au mur, qui ne remuait point et qui me suivait toujours des yeux ?

— C’est un esprit, répondit Mila. La grande
Il s’inclina au bord de la couche… salle où je me voyais quatre fois me plaît assez : elle n’est cependant bonne que pour les blancs, chez lesquels il y a plus de corps que d’âmes.

— N’est-ce pas de la salle des ombres dont tu veux parler ? dit Outougamiz. Elle ne me plaît point du tout à moi. Je voyais plusieurs Mila, et je ne savais laquelle aimer. Retournons à nos bois, nous ne sommes pas bien ici.

— Tu as raison, dit Mila ; et j’ai peur d’être jugée comme René.

— Comment jugée ! s’écria Outougamiz. — Bon ! repartit Mila, est-ce que je ne t’aime pas ? est-ce que je n’ai pas pitié de ceux qui souffrent ? est-ce que je ne suis pas juste, belle, noble, désintéressée ? N’en voilà-t-il pas assez pour me faire juger et mourir, puisque c’est pour cela qu’ils voulaient casser la tête à René ?

— Partons, Mila ! dit Outougamiz. Léger nuage de la lune des fleurs, le matin ne te colorerait point ici dans un ciel bleu ; tu ne répandrais point la rosée sur l’herbe du vallon, tu ne te balancerais point sur les brises parfumées. Sous le ciel nébuleux des chairs blanches, tu demeurerais sombre ; la pluie de l’orage tomberait de ton sein, et tu serais déchirée par le vent des tempêtes.

Mila se souvint que l’heure du festin approchait. On lui avait dit que tout ce qui était dans le cabinet était pour elle. Elle se plaça devant une glace, essayant les robes, qu’elle ne savait comment arranger ; elle finit cependant par se composer, avec des voiles, des plumes, des rubans et des fleurs, un habillement que n’aurait pas repoussé la Grèce. Suivie d’Outougamiz, avec un mélange d’orgueil et de timidité, elle se rendit à la salle du festin.

Céluta était aussi parée, mais parée à la manière des Indiennes : elle avait refusé un vêtement européen malgré les prières d’Adélaïde. Sur un lit de repos, elle recevait les marques de bienveillance qu’on lui prodiguait, avec une confusion charmante, mais sans cet air d’infériorité que donne, chez les peuples civilisés, une éducation servile ; elle n’avait au visage que cette rougeur que les bienfaits font monter d’un cœur reconnaissant sur un front ouvert.

Mila fit la joie du festin ; tous les yeux étaient fixés avec admiration sur Outougamiz, dont René avait raconté les miracles. « Comme il ressemble à sa sœur ! » disait Adélaïde, qui ne se lassait point de le regarder. « Quel frère ! et quelle sœur ! » répétait-elle. À ces noms de frère et de sœur, René avait baissé la tête.

— Mila la blanche, dit la future épouse d’Outougamiz à Adélaïde, tu ris, mais j’ai cependant noué ma ceinture aussi bien que toi, René servait d’interprète. Adélaïde fit demander à Mila pourquoi elle l’appelait Mila la blanche. Mila posa la main sur le cœur de Harlay, son voisin, ensuite sur celui d’Adélaïde, qui rougissait, et elle se prit à rire : « Bon ! s’écria-t-elle, demande-moi encore pourquoi je t’appelle Mila la blanche ! Voilà comme je rougis quand je regarde Outougamiz. »

On ne brise point la chaîne de sa destinée : pendant le repas, d’Artaguette reçut une lettre du fort Rosalie. Cette lettre, écrite par le père Souël, momentanément revenu aux Natchez, avertissait le capitaine qu’une nouvelle dénonciation contre René venait d’être envoyée au gouverneur général ; que, malgré la délivrance d’Adario, on conservait de grandes inquiétudes ; que divers messagers étaient partis des Natchez dans un dessein inconnu ; qu’Ondouré accusait Chactas et Adario de l’envoi des messagers, tandis qu’il était probable que ces négociations secrètes avec les nations indiennes étaient l’œuvre même d’Ondouré et de la Femme Chef. Le père Souël ajoutait que si René avait été rendu à la liberté, il lui conseillait de ne pas rester un seul moment à la Nouvelle-Orléans, où ses jours ne lui paraissaient pas en sûreté.

D’Artaguette, après le repas, communiqua cette lettre à René, et l’invita à retourner sur-le-champ aux Natchez. « Moi-même, dit-il, je partirai incessamment pour le fort Rosalie ; ainsi nous allons bientôt nous retrouver. Quant à Céluta, vous n’avez plus rien à craindre ; il lui serait impossible dans ce moment de vous suivre, mais mon frère, Adélaïde et Harlay lui serviront de famille ; lorsqu’elle sera guérie, elle reprendra le chemin de son pays ; vous la pourrez venir chercher vous-même à quelque distance de la Nouvelle-Orléans. »

René voulait apprendre son départ à Céluta : le médecin s’y opposa ; disant qu’elle était hors d’état de soutenir une émotion violente et prolongée. Le capitaine se chargea d’annoncer à sa sœur indienne la triste nouvelle quand René serait déjà loin : il se flattait de rendre le coup moins rude par toutes les précautions de l’amitié.

Avant de quitter la Nouvelle-Orléans, le frère d’Amélie remercia ses hôtes, Jacques et sa mère, le général d’Artaguette, Adélaïde et Harlay. « Je suis sans doute, leur dit-il, un homme étrange à vos yeux, mais peut-être que mon souvenir vous sera moins pénible que ma présence. »

René se rendit ensuite auprès de sa femme : il la trouva presque heureuse ; elle tenait son enfant endormi sur son sein. Il serra la mère et la fille contre son cœur avec un attendrissement qui ne lui était pas ordinaire : reverrait-il jamais Céluta ? quand et dans quelles circonstances la reverrait-il ? Rien n’était plus déchirant à contempler que ce bonheur de Céluta : elle en avait si peu joui ? et elle semblait le goûter au moment d’une séparation qui pouvait être éternelle ! L’Indienne elle-même, effrayée des étreintes affectueuses de son mari, lui dit : « Me faites-vous des adieux ? » Le frère d’Amélie ne lui répondit rien. Malheur à qui était pressé dans les bras de cet homme ! il étouffait la félicité.

Dès la nuit même René quitta la Nouvelle-Orléans avec Outougamiz et Mila ; ils remontèrent le fleuve dans un canot indien. En arrivant aux Natchez, un spectacle inattendu se présenta à leurs regards.

Des colons poussaient tranquillement leurs défrichements jusqu’au centre du grand village et autour du temple du Soleil ; des sauvages les regardaient travailler avec indifférence, et semblaient avoir abandonné à l’étranger la terre où reposaient les os de leurs aïeux.

Les trois voyageurs virent Adario, qui passait à quelque distance ; ils coururent à lui : au bruit de leurs pas, le sachem tourna la tête, et fit un mouvement d’horreur en apercevant le frère d’Amélie. Le vieillard frappa dans la main de son neveu, mais refusa de prendre la main du mari de sa nièce. René venait d’offrir sa vie pour racheter celle d’Adario !

— Mon oncle, dit Outougamiz, veux-tu que je casse la tête à ces étrangers qui sèment dans le champ de la patrie ?

— Tout est arrangé, » répondit Adario d’une voix sombre, et il s’enfonça dans un bois.

Outougamiz dit à Mila : « Les sachems ont tout arrangé, il ne reste plus à faire que notre mariage. » Mila retourna chez ses parents, dont elle eut à soutenir la colère ; elle les apaisa en leur apprenant qu’elle allait épouser Outougamiz. René se rendit à la cabane de Chactas : le sachem était au moment de partir pour une mission près des Anglais de la Géorgie.

 

Devenu le maître de la nation, Ondouré avait dérobé à Chactas la connaissance d’un projet que la vertu de ce sachem eut repoussé ; il éloignait l’homme vénérable, afin qu’il ne se trouvât pas au conseil général des Indiens, où le plan du conspirateur devait être développé.

Le noble et incompréhensible René garda avec Chactas et le reste des Natchez un profond silence sur ce qu’il avait fait pour Adario ; il ne lui resta de sa bonne action que les dangers auxquels il s’était exposé. Le frère d’Amélie se contenta de parler à son père adoptif de la surprise qu’il avait éprouvée en voyant les Français promener leur charrue aux environs des bocages de la mort : le vieillard apprit à René que cet abandon des terres était le prix de la délivrance d’Adario. Chactas ne connaissait pas la profondeur des desseins d’Ondouré ; il ignorait que la concession des champs des Natchez avait pour but de séparer les colons les uns des autres, de les attirer au milieu du pays ennemi, et de rendre ainsi leur extermination plus facile. Par cette combinaison infernale, Ondouré, en délivrant Adario, gagnait l’affection des Natchez, de même qu’il obtenait la confiance des Français en leur payant la rançon d’Adario, rançon qui leur devait être si funeste.

— Au reste, dit Chactas à René, les sachems m’ont commandé une longue absence ; ils prétendent que mon expérience peut être utile dans une négociation avec les Européens. Mon grand âge et ma cécité ne peuvent servir de prétexte pour refuser cette mission : plus on me suppose d’autorité, plus je dois l’exemple de la soumission, à une époque où personne n’obéit. Que ferais-je ici ? Le grand-chef a disparu, le malheur a rendu Adario intraitable, ma voix n’est plus écoutée, une génération indocile s’est élevée et méprise les conseils des vieillards. On se cache de moi, on me dérobe des secrets : puissent-ils ne pas causer la ruine de ma patrie !

Toi, René, conserve ta vie pour la nation qui t’a adopté ; écarte de ton cœur les passions que tu te plais à y nourrir : tu peux voir encore d’heureux jours. Moi je touche au terme de la course. En achevant mon pèlerinage ici-bas, je vais traverser les déserts où je l’ai commencé, déserts que j’ai parcourus, il y a soixante ans, avec Atala. Séparé de mes passions et de mes premiers malheurs par un si long intervalle, mes yeux fermés ne pourront pas même voir les forêts nouvelles qui recouvrent mes anciennes traces et celles de la fille de Lopez. Rien de ce qui existait au moment de ma captivité chez les Muscogulges n’existe aujourd’hui ; le monde que j’ai connu est passé : je ne suis plus que le dernier arbre d’une vieille futaie tombée, arbre que le temps a oublié d’abattre.

René sortit de chez son père le cœur serré, et présageant de nouveaux malheurs. Arrivant à sa cabane, il la trouva dévastée ; il s’assit sur une gerbe de roseaux séchés, dans un coin du foyer dont le vent avait dispersé les cendres. Pensif, il rappelait tristement ses chagrins dans sa mémoire, lorsqu’un nègre lui apporta une lettre de la part du père Souël : ce missionnaire était encore retenu pour quelques jours au fort Rosalie. La lettre venait de France ; elle était de la supérieure du couvent de… ; elle apprenait à René la mort de la sœur Amélie de la Miséricorde.

Cette nouvelle, reçue dans une solitude profonde, au milieu des débris de la cabane abandonnée de Céluta, réveilla au fond du cœur du malheureux jeune homme des souvenirs si poignants qu’il éprouva pendant quelques instants un véritable délire. Il se mit à courir à travers les bois comme un insensé. Le père Souël qui le rencontra, s’empressa d’aller chercher Chactas ; le sage vieillard et le grave religieux parvinrent un peu à calmer la douleur du frère d’Amélie. À force de prières, le sachem obtint de la bouche de l’infortuné un récit longtemps demandé en vain. René prit jour avec Chactas et le père Souël pour leur raconter les sentiments secrets de son âme, il donna le bras au sachem, qu’il conduisit, au lever de l’aurore, sous un sassafras, au bord du Meschacebé ; le missionnaire ne tarda pas à arriver au rendez-vous. Assis entre ces deux vieux amis, le frère d’Amélie leur révéla la mystérieuse douleur qui avait empoisonné son existence.

Quelques jours après cette confession déplorable, René fut mandé au conseil des Natchez : Chactas était parti pour la Géorgie ; le père Souël avait repris le chemin de sa mission.

René trouva quelques sachems, presque tous parents d’Akansie, assemblés dans la cabane du jeune Soleil ; Ondouré était à leur tête ; il rayonnait de la joie du crime. Les vieillards, fumant leurs calumets dans un profond silence, reçurent le mari de Céluta avec un visage menaçant.

— Prends ces colliers, lui dit Ondouré d’un air moqueur ; va traiter avec les Illinois ; tu fus la cause de la guerre, beau prisonnier : sois l’instrument de la paix.

Qu’importaient au frère d’Amélie ces insultes ? Qu’était-ce que ces peines communes auprès des chagrins qui rongeaient son cœur ? Il prit les colliers, et sortit en déclarant qu’il obéirait aux ordres des sachems.

Dans la disposition où se trouvait alors René, ce n’était pas sans un amer plaisir qu’il se voyait obligé à s’éloigner de Céluta : il la supposait au moment de revenir aux Natchez. Une course solitaire parmi les déserts convenait encore en ce moment au frère d’Amélie : il se pourrait du moins livrer à sa douleur sans être entendu des hommes. Il ne chercha point son frère, alors occupé de son mariage avec Mila : il était trop juste que, pour tant de courage et de sacrifices, Outougamiz jouît d’une lueur de félicité.

Il entrait dans les précautions d’Ondouré d’éloigner le guerrier blanc : il craignait que celui-ci, demeuré aux Natchez, ne démêlât quelque chose des trames ourdies. Le tuteur du Soleil désirait encore que Céluta, à son retour de la Nouvelle-Orléans, se trouvât seule, afin qu’elle pût être livrée sans défense aux persécutions d’un détestable amour. Ce chef avait calculé le temps que devait durer le voyage du frère d’Amélie : selon ce calcul de la jalousie et de la vengeance, René ne pouvait revenir aux Natchez que quelques jours avant la catastrophe, assez tôt pour y être enveloppé, trop tard pour la prévenir.

Furieux d’avoir vu sa proie échapper à ses premiers pièges, Ondouré s’était abandonné à de nouvelles calomnies contre le fils adoptif de Chactas. Dans un conseil assemblé la nuit sur les décombres de la cabane d’Adario, le tuteur du Soleil avait dépeint René comme l’auteur de tous les maux de la nation. Remontant jusqu’au jour de l’arrivée de l’étranger aux Natchez, il avait rappelé les présages sinistres qui signalèrent cette arrivée, la disparition du serpent sacré, le meurtre des femelles de castor, la guerre contre les Illinois, suite de ce meurtre, et la mort du vieux Soleil, résultat de cette guerre. Ondouré chargeait ainsi l’innocence de ses propres iniquités.

Entrant dans la vie privée de son rival, le chef parla de la prétendue infidélité de René envers Céluta, du maléfice du baptême employé pour faire périr un enfant devenu odieux à un père criminel ; il parla du Manitou funeste donne à Outougamiz pour altérer la raison du naïf sauvage. Ondouré représenta les liaisons du frère d’Amélie et du capitaine d’Artaguette comme la première cause de toutes les trahisons et de toutes les violences des Français.

— Quant aux persécutions que cet homme semble essuyer de ses compatriotes, ajouta-t-il, ce n’est évidemment qu’un jeu entre des conspirateurs. Remarquez que René échappe toujours à ces persécutions apparentes : il n’a point été pris aux Natchez avec Adario. Sous le prétexte de délivrer ce sachem, il est allé rendre compte à la Nouvelle-Orléans de ce qui se passait au fort Rosalie. On a feint de juger le mari de Céluta, mais la preuve que ce n’était qu’un vain appareil déployé pour nous donner plus de confiance dans un traître, c’est que ce traître n’a point subi sa sentence, et qu’à la grande surprise des Français eux-mêmes il est revenu sain et sauf aux Natchez. Vous ne douterez pas un moment des pernicieuses intrigues de ce misérable si vous observez son inclination à errer seul dans les bois : il craint que sa conscience ne se montre sur son visage, et il se dérobe aux regards des hommes.

Ondouré obtint un succès complet, le conseil fut convaincu : comment ne l’aurait-il pas été ? Quelle liaison dans les faits ! quelle vraisemblance dans les accusations ! Tout se transforme en crime : pas un sourire qui ne soit interprété, pas une démarche qui n’ait un but ! Les sentiments que René inspirent deviennent des sujets de calomnie : s’il a sauvé Mila, c’est qu’il l’a séduite ; s’il a fait d’Outougamiz le modèle d’une amitié sublime, c’est qu’il a jeté un sort à ce simple jeune homme. Des rapports d’estime avec d’Artaguette sont une trahison ; un acte religieux est un infanticide ; un noble dévouement pour un sachem est une basse délation ; les persécutions, les souffrances même ne sont que des moyens de tromper ; et, si René cherche la solitude, c’est qu’il y va cacher des remords ou méditer des forfaits. Dieu tout-puissant ! quelle est la destinée de la créature lorsque le malheur s’attache à ses pas ! quelle lumière as-tu donnée aux mortels pour connaître la vérité ? quelle est la pierre de touche où l’innocence peut laisser sa marque d’or ?

Les sachems déclarèrent que René méritait la mort, et qu’il se fallait saisir du perfide. Ondouré loua le vertueux courroux des sachems, mais il soutint qu’il était prudent de ne sacrifier le principal coupable qu’avec les autres coupables, une mort prématurée et isolée pouvant faire avorter le plan général. Il proposa donc d’éloigner seulement René jusqu’au jour où le grand coup serait frappé. Le jongleur déclara que telle était la volonté des génies : le conseil adopta l’opinion d’Ondouré.

L’intégrité d’Adario avait elle-même été surprise : l’erreur dans laquelle il était fut la cause des regards farouches qu’il lança au frère d’Amélie lorsque celui-ci revint de la Nouvelle-Orléans. Si les Indiens rencontraient l’homme blanc dans les bois, ils se détournaient de lui comme d’un sacrilège. René, qui ne voyait rien, qui n’entendait rien, qui ne se souciait de rien, partit pour le pays des Illinois, ignorant que la sentence de mort dont les juges civilisés l’avaient menacé à la Nouvelle-Orléans avait été prononcée contre lui aux Natchez par des juges sauvages.

On voit quelquefois à la fin de l’automne une fleur tardive : elle sourit seule dans les campagnes et s’épanouit au milieu des feuilles séchées qui tombent de la cime des bois : ainsi les amours de Mila et d’Outougamiz répandaient un dernier charme sur des jours de désolation. Avant de demander la jeune fille en mariage, le frère de Céluta se conforma à la coutume Indienne, appelée l’Épreuve du flambeau : éteindre le flambeau qu’on lui présente, c’est pour une vierge donner son consentement à un hymen projeté.

Outougamiz, tenant une torche odorante à la main, sortit au milieu de la nuit ; les brises agitaient les rayons d’or de l’étoile amoureuse, comme on raconte que les zéphyrs se jouaient à Paphos dans la chevelure embaumée de la mère des Grâces. Le jeune homme entrevoit le toit de sa maîtresse : des craintes et des espérances soulèvent son sein. Il s’approche, il relève l’écorce suspendue devant la porte de la cabane de Mila, et se trouve dans la partie même de cette cabane où l’Indienne dormait seule.

La jeune fille était couchée sur un lit de mousse. Un voile d’écorce de mûrier se roulait en écharpe autour d’elle ; ses bras nus reposaient croisés sur sa tête, et ses mains avaient laissé tomber des fleurs.

Un pied tendu en arrière, le corps penché en avant, Outougamiz contemplait à la lueur de son flambeau la scène charmante. Agitée par les illusions d’un songe, Mila murmure quelques mots ; un sourire se répand sur ses lèvres. Outougamiz croit distinguer son nom dans des paroles à demi formées ; il s’incline au bord de la couche, prend une branche de jasmin des Florides échappée à la main de Mila, et réveille la fille des bois, en passant légèrement sur sa bouche virginale la fleur parfumée.

Mila s’éveille, fixe des regards effrayés sur son amant, sourit, reprend son air d’épouvante, sourit encore. « C’est moi ! s’écrie Outougamiz, moi, le frère de Céluta, le guerrier qui veut être ton époux. » Mila hésite, avance ses lèvres pour éteindre la torche de l’hymen, retire la tête avec précipitation, rapproche encore sa bouche du flambeau… La nuit s’étend dans la cabane.

Quelques instants de silence suivirent l’invasion des ombres. Outougamiz dit ensuite à Mila : « Je t’aime comme la lumière du soleil ; je veux être ton frère. »

— Et moi ta sœur, » répondit Mila.

— Tu deviendras mon épouse, continua l’ami de René : un petit guerrier te sourira ; tu baiseras ses yeux ; tu lui chanteras les exploits de ses pères ; tu lui apprendras à prononcer le nom d’Outougamiz.

— Tu me fais pleurer, répondit Mila : moi, je t’accompagnerai dans les forêts, je porterai tes flèches et j’allumerai le bûcher de la nuit. »

La lune descendait alors à l’occident : un de ses rayons, pénétrant par la porte de la hutte, vint tomber sur le visage et sur le sein de Mila. La reine des nuits se montrait au milieu d’un cortège d’étoiles : quelques nuages étaient déployés autour d’elle, comme les rideaux de sa couche. Dans les bois régnait une sorte de douteuse obscurité, semblable à celle d’une âme qui s’entrouvre pour la première fois aux tendres passions de la vie. Le couple heureux tomba dans un recueillement d’esprit involontaire : on n’entendait que le bruit de la respiration tremblante de la jeune sauvage. Mais bientôt Mila :

— Il faut nous quitter ; l’oiseau de l’aube a commencé son premier chant ; retourne sans être aperçu à ta demeure. Si les guerriers te voyaient, ils diraient : « Outougamiz est faible ; les Illinois le prendront dans la bataille, car il fréquente la cabane des Indiennes. »

Outougamiz répondit : « Je serai la liane noire qui se détourne dans la forêt de tous les autres arbres et qui va chercher le sassafras, auquel elle veut uniquement s’attacher. »

Mila se couvrit la tête d’un manteau et dit : « Guerrier, je ne te vois plus. »

Outougamiz enterra le flambeau nuptial à la porte de la cabane, et s’enfonça dans les bois.

Le mariage fut célébré avec la pompe ordinaire chez les sauvages. Les deux époux souffraient de cet appareil, et se disaient : « Nous ne nous marions pas pour être heureux, puisque nos amis ne le sont pas. » Laissés seuls dans leur cabane nouvelle, ils y goûtèrent une joie digne de leur innocence. Ils pleurèrent aussi, comme ils en avaient fait le projet. Les larmes qui coulaient de leurs yeux descendaient jusqu’à leurs lèvres, et Mila disait en recevant les embrassements d’Outougamiz : « Ta bouche touche la mienne à travers les malheurs de René. »

Hélas ! le fidèle Indien allait verser bien d’autres pleurs ! Ce n’était pas assez pour le tuteur du soleil d’avoir perdu le frère d’Amélie auprès de la foule, de l’avoir fait condamner au conseil des vieillards, il le voulait frapper jusque dans le cœur d’un ami.

Le succès des complots d’Ondouré exigeait qu’Outougamiz assistât à la grande assemblée des sauvages, où le plan général devait être développé.

Si Outougamiz était absent de cette assemblée, il ne porterait point le joug du serment que l’on y devait prononcer, et il pourrait dans ce cas s’opposer au complot à l’instant de l’exécution.

Si Outougamiz ne croyait pas René coupable de trahison envers les Natchez, rien n’empêcherait le frère de Céluta aussitôt qu’il connaîtrait le secret de le confier au frère d’Amélie.

Il fallait donc, combinaison digne de l’enfer ! qu’Outougamiz fût enchaîné par un serment, et que, persuadé en même temps du crime de René, il se trouvât placé entre la nécessité de perdre son ami pour sauver sa patrie, ou de perdre sa patrie pour sauver son ami.

Le lendemain du mariage de l’héroïque ami et de la courageuse amie de René, le jour même où Mila, toute brillante de ses félicités, conversait avec Outougamiz sur une natte semée de fleurs, Ondouré entra dans la cabane.

— Mauvais esprit ! s’écria Mila, que viens-tu faire ici ? viens-tu nous porter malheur ?

Ondouré, affectant un sourire ironique, s’assit à terre, et dit :

— Outougamiz ! je viens t’offrir les vœux que je fais pour toi ; tu méritais d’être heureux.

— Heureux ! repartit Outougamiz, et quel homme l’est plus que moi ? Où pourrais-tu rien trouver de comparable à ma femme et à mon ami ?

— Je ne veux point détruire tes illusions, dit Ondouré d’un air attristé, mais si tu savais ce que toute la nation sait ! quel méchant Manitou t’a lié avec cette chair blanche !

— Tuteur du soleil ! répliqua Outougamiz rougissant, je te respecte ; mais ne calomnie pas mon ami : il vaudrait mieux pour toi que tu n’eusses jamais existé.

Ondouré repartit : « Admirable jeune homme ! que n’as-tu trouvé une amitié digne de la tienne !

— Chef ! s’écria Outougamiz avec l’accent de l’impatience, tu me tourmentes comme le vent qui agite la flamme du bûcher ; qu’y a-t-il ? que veux-tu ? que cherches-tu ?

— Ô patrie ! patrie ! » dit avec un soupir Ondouré.

Au mot de patrie, les yeux d’Outougamiz se troublent ; il se lève précipitamment de sa natte et s’approche d’Ondouré, qui s’était levé à son tour. La crainte de quelque affreux secret avait passé à travers le cœur du frère de Céluta.

— Qu’y a-t-il donc dans la patrie ? dit le noble sauvage. Faut-il prendre les armes ? Marchons : où sont les ennemis ?

— Les ennemis ! dit Ondouré, ils sont dans nos entrailles ! Nous étions vendus, livrés comme des esclaves ; un traître…

— Un traître ! nomme-le, s’écria Outougamiz d’une voix où mille sentiments contraires avaient mêlé leurs accents ; nomme-le ; mais prends garde à ce que tu vas dire.

Ondouré observe Outougamiz, dont les mains tremblaient de colère ; il saisit le bras du jeune homme, pour prévenir le premier coup ; il s’écrie : « René ! »

— Tu mens ! répliqua Outougamiz cherchant à dégager son bras : je t’arracherai ta langue infernale ; je ferai de toi un mémorable exemple.

Mila se jette entre les deux guerriers. « Laisse vivre ce misérable ! dit-elle à Outougamiz ; chasse-le seulement de ta cabane. »

À la voix de Mila les transports d’Outougamiz s’apaisent.

— Tuteur du soleil ! dit-il, je le vois à présent, tu te voulais amuser de ma simplicité ; mais ne renouvelle pas ces jeux, cela me fait trop de mal.

— Je te quitte, dit Ondouré ; bientôt tu me rendras plus de justice : interroge le prêtre du soleil et ton oncle Adario. » Ondouré sort de la cabane.

Outougamiz veut paraître tranquille, il ne l’est plus ; il veut se reposer, et il ne sait comment les joncs de sa natte sont plus piquants que les épines de l’acacia. Il se relève, marche, s’assied de nouveau. Mila lui parle, et il ne l’entend pas. « Pourquoi, murmurait-il à voix basse, pourquoi ce chef a-t-il parlé ! J’étais si heureux ! »

— N’y pense plus, lui dit Mila ; les paroles du méchant sont comme le sable qu’un vent brûlant chasse au visage : il aveugle et fait pleurer le voyageur.

— Tu as raison, Mila, s’écrie Outougamiz ; me voilà bien tranquille à présent. »

Infortuné ! le coup mortel est frappé : tu ne trouveras plus le repos ; ton sommeil, naguère léger comme ton innocence, se va charger de songes funestes ! Tel est le bonheur des hommes, un mot suffit pour le détruire. Douce confiance de l’âme, union intime et sacrée, adieu pour toujours ! Sainte amitié, elles sont passées, tes délices : tes tourments commencent ! finiront-ils jamais ?

— Mila, dit Outougamiz, je me sens malade, je veux aller voir le jongleur.

— Le jongleur ! repartit Mila. Ne va pas voir cet homme-là. René t’aime, tu l’aimes ; il te doit suffire, comme tu me suffis. Si la colombe prête l’oreille à la voix de la corneille, celle-ci lui dira des choses qui la troubleront, parce qu’elle ne parle pas son langage.

— Ce n’est pas pour parler de René que je veux voir le jongleur, dit Outougamiz ; je suis malade, il me guérira.

Mila posa la main sur le cœur d’Outougamiz, et dit à son époux, en le regardant avec un demi-sourire : « Malade ! oui, bien malade, puisqu’un mensonge vient de sortir de tes lèvres. »

Outougamiz s’obstina à vouloir consulter le jongleur, qu’Ondouré lui avait exprès nommé dans ses révélations mystérieuses. « Va donc, dit Mila, pauvre abeille de la savane ; mais évite de te reposer sur la fleur empoisonnée de l’acota. »

L’homme ne peut être parfait ; aux qualités les plus héroïques Outougamiz mêlait une faiblesse : de la crainte de Dieu, crainte salutaire, sans laquelle il n’y a point de vertu, Outougamiz était descendu jusqu’à la plus aveugle crédulité. La simplicité de son caractère le rendait facile à tromper : un prêtre était pour le frère de Céluta un oracle ; et si ce ministre du Grand-Esprit parlait au nom de la patrie, de la patrie si chère aux sauvages, quel moyen pour Outougamiz d’échapper à ce double pouvoir de la terre et du ciel ?

L’ami de René arrive à la porte de la cabane du jongleur : dans ce moment même Ondouré sortait de la demeure du prêtre, et, avec un regard qui disait tout, il laissa le passage libre à l’ami de René. Le jongleur, apercevant Outougamiz, se mit à tracer des cercles magiques : Outougamiz élève vers lui une voix suppliante.

— Qui parle ? s’écrie le prêtre d’un air égaré. Quel audacieux mortel trouble l’interprète des génies ? Fuyez, profane ! la patrie demande seule mes prières. Ô patrie ! tu nourrissais un monstre dans ton sein ! L’infâme étranger méditait ta ruine : par lui les femelles des castors ont été massacrées : il trahissait Céluta ; il versait sur la tête de son enfant l’eau mortelle du maléfice. Comme il trompait ce jeune et innocent Outougamiz ! Malheur à toi, époux de Mila ! Si désormais tu ne te séparais de ce traître, si tu refusais de croire à ses crimes ! les fantômes s’attacheraient à tes pas, et les os de tes aïeux s’agiteraient dans leur tombe !

Le jongleur bondit hors de sa cabane, et se jeta dans une forêt où on l’entendit pousser des hurlements.

Le frère de Céluta demeure anéanti : une sueur froide, qu’il croit sentir découler de son cœur et pénétrer à travers ses membres, l’inonde. Il faudrait avoir fait les prodiges d’amitié d’Outougamiz pour pouvoir peindre sa douleur : René un traître ! lui ! Qui l’ose ainsi calomnier ? Où est-il, le calomniateur, qu’Outougamiz puisse le dévorer ? Mais n’est-ce pas le prêtre du Soleil, celui qui commerce avec les esprits ? celui qui parle au nom de la patrie ? Malheureux ! tu ne crois pas quand le ciel même t’ordonne de croire ?… Non, cet ami n’est point coupable ; des monstres seuls ont élevé la voix contre lui. Le frère de Céluta vengera René aux yeux de la nation ; l’éloquence descendra sur les lèvres d’Outougamiz ; il s’exprimera mieux que Chactas ; il proposera de combattre les accusateurs… Je pars, je vole où m’appelle le Manitou d’or… Insensé ! n’entends-tu pas le cri des fantômes ? ne vois-tu pas se lever les os de tes pères, qui viennent témoigner des crimes de ton ami ?

Telle est la faible peinture des combats qui se passaient dans l’âme du frère de Céluta. Il quitte la cabane du jongleur ; lent et pâle, il se traîne sur la terre ; il croit ouïr des bruits dans l’air et l’herbe murmurer sous ses pas. Où va-t-il… ? Il l’ignore. Quelque chose de fatal le pousse involontairement vers Adario. Adario est son oncle ; Adario lui tient lieu de père ; Adario, dans l’absence de Chactas, est le premier sachem de la nation ; enfin, Adario est le plus affligé des hommes. Le malheur est aussi une religion : il doit être consulté ; il rend des oracles : la voix de l’infortune est celle de la vérité. Voilà ce que se disait Outougamiz en allant chercher le rigide vieillard.

Le sachem avait vu tuer son fils à ses côtés et les flammes dévorer sa cabane ; le sachem avait étouffé son petit-fils de ses propres mains ; la femme du sachem était tombée dans l’émeute qui suivit l’affreux sacrifice : il ne restait de toute sa famille, à Adario, que la fille même dont il avait étranglé l’enfant. Renfermé, avec cette fille, dans les cachots du fort Rosalie, il avait dû terminer ses jours à un gibet : « Élève-moi bien haut, disait-il au bourreau qui le conduisait au supplice, afin que je puisse découvrir, en expirant, les arbres de ma patrie. » On sait pourquoi, comment, à quel prix et dans quel dessein Ondouré racheta la vie d’Adario.

Ce fut un grand spectacle que le retour de l’ami de Chactas aux Natchez. Le sachem ressemblait à un squelette échappé de la tombe : quelques cheveux gris, souillés de poussière, tombaient des deux côtés de sa tête chauve ; ses vêtements pendaient en lambeaux. Il cheminait en silence, les yeux baissés ; sa fille venait derrière lui, dans le même silence, comme la victime marche après le sacrificateur : elle portait, attachés à ses épaules, un berceau vide et les langes désormais inutiles d’un nouveau-né.

Adario ne voulut point relever sa cabane : il établit sa demeure au milieu des bois. Sa fille suivait son terrible père, n’osant lui parler, veillant sur ses jours, s’asseyant quand il s’asseyait, avançant quand il poursuivait sa route. Quelquefois le sachem contemplait les Français qui labouraient les champs de sa patrie : l’ange exterminateur n’aurait pas lancé des regards plus dévorants sur un monde dont le Dieu vivant aurait retiré sa main.

Après la délivrance d’Adario, Ondouré déroula aux yeux du vieillard le plan d’une grande vengeance. Il lui présenta pour but la liberté des Natchez et l’expulsion de la race des blancs de tous les rivages de l’Amérique ; il lui cacha les ressorts secrets, les sentiments honteux, les mystérieuses lâchetés qui faisaient mouvoir cette conspiration : Adario n’eût jamais emprunté le voile du crime pour couvrir un seul moment la vertu.

Le sachem assista au conseil secret convoqué la nuit par Ondouré ; il approuva ce que le tuteur du soleil exposa de ses desseins, savoir : la convocation des nations indiennes dans une assemblée générale, afin de prendre contre les étrangers une mesure commune ; il ratifia la condamnation de René, de René qu’il croyait coupable d’impiété et de trahison. Ces résolutions adoptées, les vieillards voulurent déterminer Adario à se livrer à ses occupations ordinaires.

« Tant que je respirerai, dit le sachem, je n’aurai d’abri que la voûte du ciel. Comme défenseur de la patrie, je suis innocent ; comme père, je suis criminel. Je consens à vivre encore quelques jours pour mon pays ; mais Adario s’est réservé le droit de se punir lorsque les Natchez auront cessé d’avoir besoin de lui.

C’était à ce cœur inflexible, c’était à l’homme le moins compatissant aux sentiments de la nature, à l’homme le plus aigri par le chagrin, que l’ami de René allait demander des conseils en sortant de l’audience du prêtre.

Outougamiz trouva le sachem à moitié nu, assis au bord d’un torrent sur la pointe d’un roc : il lui raconte les inspirations du jongleur. Adario fait à son neveu le tableau des prétendus crimes de René. « Tu me tues comme ton fils ! » s’écrie le frère de Céluta avec un accent dont le sachem même fut touché.

Jamais le malheur ne se grava si subitement et d’une manière plus énergique sur le front d’un homme que sur celui d’Outougamiz : plus le marbre est pur, plus l’inscription est profonde. L’infortuné s’éloigne d’Adario : il saisit la chaîne d’or, la regarde avec passion, la veut jeter dans le torrent, puis la presse contre son cœur, et la suspend de nouveau sur sa poitrine. Cependant Outougamiz ignorait le sort réservé à René : Adario avait peint l’homme blanc coupable, mais il n’avait pas voulu accabler entièrement son neveu ; il s’était abstenu de l’instruire de la sentence des sachems, sentence prononcée d’ailleurs sous le sceau du secret. Le souvenir de Mila vint, comme une brise rafraîchissante, soulager un peu le brûlant chagrin d’Outougamiz : le jeune époux songe que l’épouse nouvelle, qui porte encore sur sa tête la couronne du premier matin, est déjà demeurée veuve sous son toit ; il se détermine à chercher des consolations auprès de sa compagne.

Mila vole à lui : elle s’aperçoit qu’il chancelle ; elle le soutient en disant : « C’est la liane qui appuie maintenant le tulipier ! Eh bien, je te l’avais prédit ! assieds-toi, et repose ta tête sur mon sein. Que t’ont dit les méchants ?

— Ils m’ont répété ce que m’avait dit Ondouré, répondit Outougamiz : Adario parle aussi comme le jongleur.

— Quand ce serait Kitchimanitou lui-même, s’écria Mila, je soutiendrais qu’il fait un mensonge : moi ! je croirais aux calomnies répandues contre mon ami ! Celui qui t’a donné le Manitou d’or croirait-il le mal qu’on lui dirait de toi ?

Cette question fit monter les larmes dans les yeux d’Outougamiz ; Mila pleurant à son tour : « Ah ! c’est un bon guerrier que le guerrier blanc ! ils le tueront, j’en suis sûre.

— Ils le tueront ! reprit Outougamiz : qui t’a dit cela ?

— Je le devine, répondit l’Indienne : si tu ne sauves René une troisième fois, ils le mettront dans le bocage de la mort.

— Non, non ! s’écria Outougamiz, ou j’y dormirai près de lui. Que ne suis-je déjà au lieu de mon repos ! tout est si agité à la surface de la terre ! tout est si calme, une longueur de flèche au-dessous ! Mais Mila, la patrie !

— La patrie ! repartit Mila ; et que me fait à moi la patrie si elle est injuste ? J’aime mieux un seul cheveu d’Outougamiz innocent que toutes les têtes grises des sachems pervertis. Qu’ai-je besoin d’une cabane aux Natchez ? J’en puis bâtir une dans un lieu où il n’y aura personne : j’emmènerai mon mari, et son ami avec moi, malgré vous tous, méchants ! Voilà comme j’aurais parlé au jongleur. Il aurait fait des tours, tracé des cercles, bondi trois fois comme un orignal : j’aurais ri à sa face, joué, tourné, sauté comme lui et mieux que lui. Il y a là un génie (et elle appuyait la main sur son cœur) qui n’obéit point aux noirs enchantements.

— Comme tu me consoles ! comme tu parles bien ! s’écrie l’excellent sauvage ; tu me voudrais donc suivre dans le désert ?

Mila le regarda, et lui dit : « C’est comme si le ruisseau disait à la fleur qu’il a détachée de son rivage et qu’il entraîne dans son cours : Fleur, veux-tu suivre mon onde ? La fleur répondrait : Non, je ne le veux pas ; et cependant les flots la pousseraient doucement devant eux. »

L’aimable Indienne avait préparé le repas du soir ; après avoir mouillé ses lèvres dans la coupe, elle retourna à ce lit nuptial non chanté qui ne tirait sa pompe que de sa simplicité et de la grâce des deux époux. Les jeunes bras de Mila bercèrent et calmèrent les chagrins d’Outougamiz, comme ces légères bandes de soie qui pressent et soulagent à la fois la blessure d’un guerrier.

Heures fugitives dérobées par l’amour à la douleur, que vous deviez promptement disparaître ! Déjà le conseil des sachems avait reçu les premiers colliers de ses messagers secrets : toutes les nuits Ondouré rassemblait quelques-uns des chefs dans les cavernes. Le gouverneur de la Louisiane, moins facile à tromper que le commandant du fort Rosalie, ne s’endormait point au milieu des périls : il regrettait d’avoir rendu la liberté au frère d’Amélie, et s’il ne fit pas arrêter Céluta, c’est qu’il se laissa fléchir aux larmes d’Adélaïde.

Lorsque Céluta apprit le départ de René, on essaya inutilement de la retenir à la Nouvelle-Orléans. En vain Adélaïde, Harlay, le général d’Artaguette (le capitaine avec le grenadier étaient retournés aux
Un dragon prêta son manteau, on y coucha Céluta.. Natchez) lui représentèrent que ses forces ne suffiraient pas aux fatigues d’un si long voyage : elle conjura sa sœur et ses frères de la chair blanche ; comme elle les appelait, de la laisser reprendre le chemin de son pays. Il fallut céder à ses ardentes prières, que traduisait la vieille mère de Jacques. Céluta embrassa avec émotion cette pauvre et vénérable matrone, son hôtesse dans la nuit funeste. « Mon frère et ma sœur, dit-elle à Harlay et à Adélaïde, souvenez-vous de Céluta quand vous serez au pays des blancs. J’espère vous retrouver quelque jour dans la contrée des âmes, si l’on permet l’entrée de la belle forêt que vous habiterez à de misérables Indiennes comme moi. »

La fille du gouverneur conduisit son amie jusqu’aux pirogues d’un grand parti de Pannis qui se préparaient à remonter le fleuve : là se renouvelèrent de tendres adieux. Céluta s’embarqua sur la flotte pannisienne. « Adieu, disait-elle à Adélaïde, qui pleurait assise au rivage ; que les bons génies vous rendent vos bienfaits ! Je ne vous reverrai plus sur la terre, où vous resterez longtemps après moi ; mais je tâcherai de faire le moins de mal que je pourrai dans mon rapide passage, afin de me rendre digne de votre souvenir. » Les pirogues s’éloignèrent.

Lorsque Céluta sortit de la ville des Français, son front était couvert de la pâleur des chagrins et d’une maladie cessant à peine. Sa fille, qui montrait déjà dans son regard quelque chose de la beauté et de la tristesse d’Amélie, sa fille, dont le jour natal n’avait point encore été éclairé deux fois par le soleil, semblait elle-même au moment d’expirer. Céluta la tenait suspendue à ses épaules dans des peaux blanches d’hermine : tel un cygne qui transporte ses petits, les place entre son cou flexible et ses ailes un peu soulevées ; les charmants passagers se jouent à demi-cachés dans le duvet de leur mère.

L’âme entière de Céluta était partagée entre son enfant et son époux : que de maux déjà passés ! quels étaient ceux qui devaient naître encore ? Les pirogues avaient à peine remonté le Meschacebé pendant quelques heures, que les Pannis, par un de ces caprices si fréquents chez les sauvages, s’arrêtèrent sur la rive orientale du fleuve. Céluta descendit à terre avec ses conducteurs ; mais ceux-ci, par un autre caprice, se dispersèrent bientôt, les uns commençant une chasse, les autres se rembarquant sans bruit. Céluta s’était assoupie à l’écart derrière un rocher qui lui cachait le fleuve : la nuit était venue. Quand l’épouse de René se réveilla, elle était abandonnée.

L’insouciance indienne l’avait délaissée, le courage indien la soutint : elle était accoutumée à la solitude. Les ténèbres empêchaient les Pannis de voir la sœur d’Outougamiz, et le vent ne leur permettait pas d’entendre ses cris ; résignée, elle attendit le jour.

Lorsque l’aurore parut, Céluta sortit de l’abri du rocher : regardant les différents points du ciel, elle se dit : « Mon mari est de ce côté-là. » Et ses pas se dirigèrent vers le septentrion. Elle n’eut pas même la pensée de retourner à la Nouvelle-Orléans, elle se trouvait plus en sûreté dans les bois que parmi les hommes. Pour sa nourriture elle comptait sur les fruits sauvages, et son sein suffirait au besoin de sa fille.

Tout le jour elle marcha, cueillant çà et là quelques baies dans les buissons.

À l’heure où la hulotte bleue commence à voltiger dans les forêts américaines, Céluta atteignit le sommet d’une colline ; elle se détermina à passer la nuit au pied d’un tamarin, dans le tronc caverneux duquel les Indiens allumaient quelquefois le feu du voyageur. Au midi on découvrait la ville des blancs, au couchant le Meschacebé, au nord de hautes falaises où s’élevait une croix.

Prenant dans ses bras la fille de l’homme des passions, Céluta lui présenta son sein, que l’enfant débile serrait à peine dans ses lèvres : un jardinier arrose une plante qui languit, mais elle continue de dépérir, car la terre ne l’a point reçue favorablement à sa naissance. Dans son effroi maternel, Céluta n’osait regarder le tendre nourrisson, de peur d’apercevoir les progrès du mal ; ses yeux, chargés de pleurs, erraient vaguement sur les objets d’alentour. Telles furent vos douleurs dans la solitude de Bersabée, malheureuse Agar, lorsque, détournant la vue d’Ismael, vous dites : « Je ne verrai point mourir mon enfant. » La nuit fut triste et froide.

Au lever du jour, après avoir fait un repas de pommes de mai et de racines de canneberge, la voyageuse, chargée de son trésor, reprit sa route. La monotonie du désert n’était interrompue que par la vue encore plus monotone de la croix. Cette croix était celle où René avait accompli un pèlerinage en descendant à la Nouvelle-Orléans ; Dieu seul savait ce qu’avait demandé en secret le fervent pèlerin. Une pierre encore tachée du sang de l’homme assassiné gisait près de l’arbre expiatoire ; un torrent s’écoulait à quelque distance.

La sœur d’Outougamiz s’assit sur la pierre du meurtre : elle prit involontairement dans sa main la branche de chêne que René avait déposée en ex-voto au pied du calvaire ; les regards de l’Indienne se fixaient sur le rameau desséché qu’elle balançait lentement, comme si elle eût trouvé une ressemblance de destinée entre elle et la branche flétrie. Céluta rêvait au bruit aride du vent dans les bois de la croix et dans la cime de quelques chardons qui perçaient les roches. Plusieurs fois elle crut entendre des voix, comme si les anges de la Croix et de la Mort eussent conversé invisiblement dans ce lieu.

L’épouse de René se hâta de quitter un monument de douleur, qu’elle supposait gardé par les esprits redoutables des Européens. Le large vallon qui termine le plateau des bruyères la conduisit au bord d’un courant d’eau. Dans le fond de ce vallon s’élevaient de petits tertres couverts de tulipiers, de liquidambars, de cyprès, de magnolias, et autour desquels se repliait l’onde qui portait son tribut au Meschacebé. Du sein de la terre échauffée sortait le parfum de l’angélique et de différentes herbes odorantes.

Attirée et presque rassurée par le charme de cette solitude, Céluta s’assied sur la mousse et prépare le banquet maternel. Elle couche Amélie sur ses genoux et déroule l’une après l’autre les peaux d’hermine dont l’enfant était enveloppé. Quelques larmes, tombées des yeux de la mère, ranimèrent la fille souffrante, comme si cet enfant ne devait tenir la vie que de la douleur.

Quand Céluta eut prodigué à sa fille ses caresses et ses soins, elle chercha pour elle-même un peu de nourriture.

Les lieux où elle se trouvait avaient naguère été habités par une tribu indienne. On voyait encore dans un champ anciennement moissonné quelques rejets de maïs, et l’épi de ce blé-sauvageon était rempli d’une crème onctueuse : il servit au repas de Céluta.

Vers le baisser du soleil, la sœur d’Outougamiz se retira à l’entrée d’une grotte tapissée de jasmin des Florides et environnée de buissons d’azaléas. Dans cette grotte se vinrent réfugier une foule de nonpareilles, de cardinaux, d’oiseaux moqueurs, de perruches, de colibris qui brillaient comme des pierreries au feu du couchant.

La nuit se leva revêtue de cette beauté qu’elle n’a que dans les solitudes américaines. Le ciel étoilé était parsemé de nuages blancs semblables à de légers flocons d’écume ou à des troupeaux errants dans une plaine azurée. Toutes les bêtes de la création, les biches, les caribous, les bisons, les chevreuils, les orignaux, sortaient de leur retraite pour paître les savanes. Dans le lointain on entendait les chants extraordinaires des raines, dont les unes imitant le mugissement du bœuf laboureur, les autres le tintement d’une cloche champêtre, rappelaient les scènes rustiques de l’Europe civilisée, au milieu des tableaux agrestes de l’Amérique sauvage.

Les zéphyrs embaumés par les magnolias, les oiseaux cachés sous le feuillage, murmuraient d’harmonieuses plaintes, que Céluta prenait pour la voix des enfants à naître ; elle croyait voir les petits génies des ombres, et ceux qui président au silence des bois, descendre du firmament sur les rayons de la lune ; légers fantômes qui s’égaraient à travers les arbres et le long des ruisseaux. Alors elle adressait la parole à sa fille couchée sur ses genoux ; elle lui disait : « Si j’avais le malheur de te perdre à présent, que deviendrais-je ? Ah ! si ton père m’aimait encore, je t’aurais bientôt retrouvée ! Je découvrirais mon sein ; j’épierais ton âme errante avec les brises de l’aube, sur la tige humectée des fleurs, et mes lèvres te recueilleraient dans la rosée. Mais ton père s’éloigne de moi, et les âmes des enfants ne rentrent jamais dans le sein des mères qui ne sont point aimées. »

L’Indienne versait, en prononçant ces mots, des larmes religieuses, semblable à un délicieux ananas qui a perdu sa couronne, et dont le cœur exposé aux pluies se fond et s’écoule en eau.

Des pélicans, qui volaient au haut des airs, et dont le plumage couleur de rose réfléchissait les premiers feux de l’aurore, avertirent Céluta qu’il était temps de reprendre sa course. Elle dépouilla d’abord son enfant pour le baigner dans une fontaine où se désaltéraient, en allongeant la tête, des écureuils noirs accrochés à l’extrémité d’une liane flottante. La blanche et souffreteuse Amélie, couchée sur l’herbe, ressemblait à un narcisse abattu par l’orage, ou à un oiseau tombé de son nid avant d’avoir des ailes. Céluta enveloppa dans des mousses de cyprès plus fines que la soie sa fille purifiée ; elle n’oublia point de la parer avec des graines de différentes couleurs et des fleurs de divers parfums ; enfin, elle la renferma dans les peaux d’hermine, et la suspendit de nouveau à ses épaules par une tresse de chèvrefeuille : la pèlerine qui s’avance pieds nus dans les montagnes de Jérusalem porte ainsi les présents sacrés qu’elle doit offrir au saint tombeau.

La fille de Tabamica traversa sur un pont de liane la rivière qui lui fermait le chemin. Elle avait à peine marché une heure, qu’elle se trouva engagée au milieu d’un terrain coupé de flaques d’eau remplies de crocodiles. Tandis qu’elle hésite sur le parti qu’elle doit prendre, elle entend haleter derrière elle ; elle tourne la tête, et voit briller les yeux vitrés et sanglants d’un énorme reptile. Elle fuit, mais elle heurte du pied un autre monstre et tombe sur les écailles sonores. Le dragon rugit, Céluta se relève et ne sent plus le poids léger que portaient ses épaules. Elle jette un cri ; prête à être dévorée, elle n’est attentive qu’à ce qu’elle a perdu. Tout à coup les deux monstres, dont elle sentait déjà la brûlante haleine sur ses pieds, se détournent ; ils se hâtent vers une autre proie. Que les regards d’une mère sont perçants ! ils découvrent parmi de hautes herbes l’objet qui attire les affreux animaux ! Céluta s’élance, saisit son enfant, et ses pas, que n’aurait point alors devancés le vol de l’hirondelle, la portent au sommet d’un promontoire d’où l’œil suit au loin les détours du Meschacebé.

Victoire d’une femme, qui dira ton orgueil et tes joies ? L’astre des nuits, qui vient de dissiper dans le ciel les nuages d’une tempête, paraît moins beau que la pâle Céluta, triomphante au désert. Amélie avait ignoré le péril ; elle ne s’était pas même réveillée dans son lit de mousse ; sa parure conservait la fraîcheur et la symétrie. Chargée du berceau où l’innocence dormait sous des fleurs, Céluta avait accompli sa fuite, comme l’élégante Canéphore achevait sa course, sans déranger dans sa corbeille les guirlandes et les couronnes. Mais la frayeur, qui n’avait pu troubler l’enfant, avait exercé son pouvoir sur la mère ; le sein de Céluta s’était tari : ainsi, quand la terre est ébranlée par les secousses de l’Etna, disparaît une fontaine dans les champs de la Sicile, et l’agneau demande en vain l’eau salutaire à la source épuisée.

Que Céluta manquât de nourriture pour son enfant ; que son sein fût stérile, quand son cœur surabondait de tendresse, voilà ce que l’lndienne ne pouvait comprendre. Elle accusait sa faiblesse, elle se reprochait jusqu’à ses douleurs, jusqu’à l’excès de sa frayeur maternelle. Elle cherchait une cause à ce châtiment du Grand-Esprit : elle se demandait si elle avait cessé d’être fidèle à son époux, si elle avait aimé assez sa fille, si elle avait été injuste envers ses amis, si elle avait souhaité du mal à ses ennemis, si sa cabane, sa famille, sa tribu, son pays, les Manitous, les génies, n’avaient point eu à se plaindre d’elle. Les yeux levés vers le séjour du père nourricier des hommes, elle montrait au ciel son sein desséché, réclamant sa fécondité première, se plaignant d’une rigueur non méritée.

Tout à coup Amélie, déposée sur l’herbe, pousse un gémissement : elle sollicite le festin accoutumé ; ses mains suppliantes se tournent vers sa mère. Le désespoir s’empare de la sœur d’Outougamiz ; elle prend son enfant dans ses bras, le presse sur son sein avec des sanglots : que ne pouvait-elle l’abreuver de ses larmes ! du moins cette source était inépuisable.

Une inspiration funeste fait battre le cœur de la femme délaissée : Céluta se dit que le lait maternel n’était que le sang de son époux, que c’était René qui retirait à lui cette source de vie ; mais ne pouvait-elle pas elle-même s’ouvrir une veine et remplacer par son propre sang le sang qui se refusait aux lèvres de sa fille ?

Peut-être aurait-elle pris quelque résolution extrême ; si ses regards n’avaient aperçu des fumées qui montaient des deux côtés du Meschacebé, et qui annonçaient l’habitation de l’homme. Cette vue rendit des forces à Céluta ; l’Indienne n’était pas d’ailleurs tout à fait déterminée à mourir, car son époux vivait et vivait infortuné. Elle descendit donc du promontoire, portant le cher et funeste gage de son amour ; mais le fleuve était plus éloigné qu’il ne lui avait paru, et lorsqu’elle arriva sur ses bords la nuit enveloppait le ciel.

La fumée des cabanes s’était perdue dans les ombres ; la lune, en se levant, versa sur les flots du Meschacebé moins de lumière que de mélancolie et de silence. Céluta cherchait des yeux quelque nacelle. Ses regards suivaient, dans leur succession rapide, les lames passagères qui tour à tour élevaient leur sommet brillant vers l’astre de la nuit. Elle aperçut un objet flottant.

Bientôt elle vit sortir du fleuve, à quelques pas d’elle, un jeune nègre presque entièrement nu ; une pagne lui ceignait les reins, à la mode de son pays, et sa tête était ornée d’une couronne de plumes rouges. Il chantait à demi-voix quelque chose de doux dans sa langue ; il étendait les bras vers les eaux et semblait adresser à un objet invisible des paroles passionnées. Céluta reconnut Imley, qui la reconnut à son tour ; il s’approcha d’elle en s’écriant : « Céluta ! ô redoutable Niang ! Céluta ici ! »

Céluta répondit : « Je viens de la ville des Pleurs ; la biche des Natchez va perdre son faon que voilà, car son sein est tari. »

Alors Imley : « La biche des Natchez ne perdra point son faon ; nous trouverons une mère pour le nourrir. Céluta est belle comme une Fétiche bienfaisante.

— Comment Imley est-il dans ce lieu ? » dit Céluta.

— Mon ancien maître, répondit Imley, après m’avoir battu parce que j’aimais ma liberté, m’a vendu à l’habitant des cases voisines. Venez avec moi, je vous donnerai du maïs et une femme noire de mes bois pour allaiter l’enfant rouge de vos forêts ; les blancs ne sauront rien de tout cela. »

Céluta se mit à suivre son guide.

— Et tu es toujours infortunée, pauvre Céluta ! disait en marchant l’Africain. Et moi aussi je suis bien malheureux le jour ; mais la nuit !… Imley posa un doigt sur sa bouche en signe de mystère.

— Et la nuit, tu es moins à plaindre, dit Céluta ; moi je pleure toujours.

— Céluta, reprit Imley, si tu savais ! elle est belle comme le palmier des sables ! Quand elle dit au sourire de venir visiter ses lèvres, ses dents ressemblent aux perles de la rosée dans les feuilles rouges du bétel.

L’enfant de Cham arrêtant tout à coup Céluta et lui montrant le fleuve : « Vois-tu la cime argentée de ces copalmes, là-bas sur les eaux ? Vois-tu tout auprès les ombres de ces hêtres pourpres, presque aussi belles que celles du front de ma maîtresse ? Vois-tu les deux colonnes de ces papayas entre lesquelles apparaît la face de la lune, comme la tête de mon Izéphar entre ses deux bras levés pour me caresser ? Eh bien, ce sont les arbres d’une île. Île de l’Amour, île d’Izéphar, les ondes ne cesseront de baigner tes rivages, les oiseaux d’enchanter tes bois, et les brises d’y soupirer la volupté ! C’est là, Céluta !… Elle habite sur l’autre bord du Meschacebé ; moi j’ai ma case sur cette rive ; chaque nuit elle traverse à la nage le bras du fleuve pour se rendre dans l’île : son Imley s’y trouve toujours le premier. Je reçois Izéphar au moment où elle sort de l’onde ; je la cache dans mon sein ; je lui sers d’abri et de vêtement ; nos baisers sont plus lents que ceux des brises qui caressent les fleurs de l’aloès au déclin du jour ; deux beaux serpents noirs s’entrelacent moins étroitement : nous sommeillons au bord du fleuve en disputant de paresse avec ses ondes.

» Souvent aussi nous parlons de la patrie : nous chantons Niang, Zanhar et les amours des lions. Je reprends toutes les nuits la parure que tu me vois, et que je portais quand j’étais libre sous les bananiers de Madinga. J’agite la force de ma main dans les airs ; il me semble que je lance encore la zagaie contre le tigre, ou que j’enfonce dans la gueule de la panthère mon bras entouré d’une écorce. Ces souvenirs remplissent mes yeux de larmes plus douces que celles du benjoin ou que la fumée de la pipe chargée d’encens. Alors je crois boire avec Izéphar le lait du coco sous l’arcade de figuiers ; je m’imagine errer avec ma gazelle à travers les forêts de girofliers, d’acajous et de sandals. Que tu es belle, ô mon Izéphar ! tu rends délicieux tout ce qui touche à tes charmes. Je voudrais dévorer les feuilles de ton lit, car ta bouche est divine, ô fille de la Nuit ! divine comme le nid des hirondelles africaines, comme ce nid qu’on sert à la table de nos rois et que composent avec des débris de fleurs les aromates les plus précieux. »

Ainsi disait Imley ; il baisait l’air en feu autour de lui et chargeait l’éther brûlant d’aller trouver les lèvres de la femme aimée, par la route impatiente des désirs.

La petite Amélie vint alors à jeter un cri. Imley imposa ses deux mains sur la tête de la mère, et dit : « Vous êtes la femme des tribulations. »

À quoi Céluta répondit : « Je prie le Grand-Esprit qu’Izéphar ait des entrailles plus heureuses que les miennes. »

Enfant des peuples de Caïn, vous répliquâtes avec une grande vivacité : « J’aime Izéphar comme une perle, mais son sein ne portera jamais un esclave : l’éléphant m’a enseigné sa sagesse. »

En conversant de la sorte, l’épouse de René et son guide étaient arrivés aux cases des nègres de l’habitation. Les toits écrasés de ces cases se montraient entre de hauts tournesols. Imley et Céluta traversèrent des carrés d’ignames et de patates, que l’esclave africain cultive dans ses courts moments de loisir, pour sa subsistance et pour celle de sa famille. Un calme profond régnait dans ces lieux : sur cette terre étrangère, dans la couche de la servitude, le sommeil berçait ces exilés des illusions de la liberté et de la patrie. Imley dit à voix basse à Céluta : « Ils dorment, mes frères noirs ! les insensés ! ils prennent des forces, afin de travailler pour un maître. Moi… »

L’Américaine et l’Africain entrèrent dans une case dont Imley poussa doucement la porte. Il se dépouilla de sa pagne, qu’il cacha sous des chaumes : « Car, disait-il, nos maîtres prétendent que l’habit de mon pays est un Fétiche qui leur portera malheur. » Il reprit l’habit de l’esclave, et réveilla une femme. Cette femme descend de son hamac de coton bleu, souffle des charbons assoupis, en jetant dans le foyer des cannes de sucre desséchées ; une grande flamme éclaire subitement l’intérieur de la case. Céluta reconnaît la négresse Glazirne ! Glazirne demeure immobile d’étonnement. Les deux femmes se prennent à pleurer.

« Bonne mère des pays lointains, dit Céluta, votre petite fille indienne est prête à mourir ; mon sein s’est fermé : j’espère que le vôtre est resté ouvert à votre fils. »

Glazirne répondit : « Je croyais ne plus vous revoir. Mon maître, aux Natchez, m’a vendue avec Imley, parce que j’avais eu trop de pitié de vous chez le bon blanc d’Artaguette. Mon maître n’aimait point la pitié : voilà ma joie dans son berceau. »

Glazirne découvrit un berceau caché sous une natte, prit son nourrisson, le mit à l’une de ses mamelles, suspendit à l’autre l’enfant de Céluta et s’assit à terre.

Quand l’épouse de René vit cette pauvre esclave presser sur son sein les deux petites créatures si étrangères par leur pays, si différentes par leur race, si ressemblantes par leur misère ; quand elle la vit les nourrir en leur prodiguant ces petits chants, ce langage maternel, le même en tous climats, elle adressa au ciel la prière de la reconnaissance. Elle regardait les deux enfants ; comparant la faiblesse de sa fille à la force du fils de Glazirne, elle dit avec un mélange de joie, de douleur et de tendre jalousie : « Femme noire, que ton fils est grand et fort ! Il est pourtant de l’âge de ma fille ! »

« Femme rouge, dit Glazirne en se levant, j’ai commencé par ta fille ; prends maintenant pour toi ces ignames, et bois ce suc d’une plante de mon pays, qui te rendra la fécondité. Mais hâte-toi de t’éloigner, le jour va naître ; mon nouveau maître hait les femmes indiennes, ne reviens plus aux cases. Cache-toi dans la forêt ; Imley te conduira à un lieu secret connu de nous autres esclaves. Au milieu du jour je t’irai porter la pâture, et au milieu de la nuit pleurer avec toi. Mon cœur n’est point fait de l’acier des blancs ; je ne suis point née sans père ni sans mère, quoique ma mère m’ait vendue pour un collier. »

Glazirne remplit une coupe de bois de citronnier d’une liqueur particulière, et la présenta à la voyageuse, comme la Madianite offrait un vase d’eau à l’étranger, au bord du puits du Chameau. Céluta vida la coupe, et sortit avec Imley, qui la conduisit au lieu désigné.

À l’heure où les cigales, vaincues par l’ardeur du soleil, cessent leurs chants, Céluta entendit un cri : c’était celui que les nègres poussent dans le désert pour écarter les serpents et les tigres. Elle découvrit Glazirne, qui regardait s’il n’y avait point de blancs alentour.

La négresse, se glissant dans le bois, déposa quelque chose au pied d’un arbre, et se retira. Céluta, s’avançant à son tour, enleva la cale basse déposée. Il y avait du lait pour la fille, des fruits et des gâteaux pour la mère : ce commerce clandestin de l’infortune et de la misère se faisait à la porte du riche et de l’heureux.

Les ombres revinrent sur la terre. Céluta ouït vers le milieu de la nuit un bruissement léger ; elle étendit la main dans les ténèbres, et rencontra bientôt celle de Glazirne : le bonheur repousse le bonheur, mais les larmes appellent les larmes ; elles viennent se mêler dans les cœurs des infortunés, comme ces eaux sympathiques qui se cherchent à travers les feuilles d’un livre mystérieux et qui y font paraître, en se confondant, des caractères disposés d’avance par l’amour.

La négresse apportait avec elle son fils : elle mit l’hostie pacifique entre les bras de l’Indienne, qui sentit ce compliment à la façon de la nature. Les deux femmes s’assirent ensuite sous un térébinthe dans une clairière ; elles parlèrent de leur frère d’Artaguette, que l’une avait sauvé, que l’autre avait amené blessé au camp des Français. Glazirne prononça des paroles magiques de son pays sur la fille de Céluta, sur ce vaisseau à peine ébauché que la flamme avait à demi dévoré dans le chantier de la vie. Puis la négresse ouvrit le haut de sa tunique d’esclave, dans laquelle elle tenait cachée une colombe : elle rendit la liberté à l’oiseau blanc, qui, plein de frayeur, allongeait le cou hors du sein de l’Africaine. Cet emblème d’une âme pure qui s’envole vers les cieux, échappée des prisons de la vie, rappelait en même temps l’idée de la liberté que Glazirne avait perdue.

« Est-ce que tu crois que ma fille va mourir, dit Céluta, puisque la colombe s’est envolée ? »

« Non, dit Glazirne ; la colombe a porté au redoutable Niang les paroles que j’ai murmurées tout bas, pour guérir ta fille. »

« Fais à la mode de ton pays, repartit l’Indienne : je m’y accoutumerai mieux qu’à la mode du pays des blancs. »

Glazirne déroula une feuille de roseau dans laquelle elle avait enveloppé un coquillage de l’océan africain ; elle adressa à cette Fétiche des reproches et des prières. Céluta porte à ses lèvres ce Manitou du malheur. Religion des infortunés, vous êtes partout la même ! les chagrins ont une source commune : cette source est le cœur de l’homme.

Ces femmes sauvages, si remplies des merveilles de Dieu, voulurent endormir leurs enfants : elles les placèrent sur des peaux moelleuses, l’une auprès de l’autre, dans les festons d’une liane fleurie qui descendait des branches d’un vieux liquidambar : le fils de Glazirne tout nu et obscur comme l’ébène, la fille de Céluta parée d’un collier et éclatante comme l’ivoire ; ensuite elles agitèrent doucement le berceau suspendu. Céluta chantait, et la nature lui inspirait à la fois l’air et les paroles de son hymne au Sommeil.

« Enfants, plus heureux que vos mères, que votre sommeil soit également paisible et sans songes ! N’êtes-vous point sur cette branche de fleurs les deux génies de la nuit et de la lumière ? vous êtes blanc et noir comme ces jumeaux célestes.

L’un porte la chevelure dorée du matin ; l’autre couvre son front du léger crêpe du soir. Charmantes nonpareilles, reposez ensemble dans ce nid : soyez plus heureux que vos mères. »

Les accents de la voix de Céluta étaient pleins de mélodie ! ils sortaient de son âme, et son âme était comme une lyre sous la main des anges. Sollicité au repos par le ralentissement graduel du mouvement de la branche, le couple innocent s’endormit : les mères confièrent à la brise le soin de balancer encore leurs gracieux nourrissons.

Mais le maukawis commençait à chanter le réveil de l’aurore : les deux amies songèrent à se séparer. Avant de quitter ce lieu, elles amassèrent quelques pierres pour en faire une marque au siècle futur, et les appelèrent, chacune dans sa langue, l’autel des Femmes Affligées.

L’Africaine promit de revenir. Cependant l’Indienne en vain espéra de revoir sa compagne, sa compagne ne reparut plus. Une fois seulement Céluta crut avoir entendu dans le lointain la voix de Glazirne : il arrive que les vents de l’automne jettent le soir sur nos bords un oiseau de l’autre hémisphère ; nous comptons retrouver au matin l’hôte de la tempête, mais il est déjà remonté sur le tourbillon, et son cri, du milieu des nuages, nous apporte son dernier adieu.

Après deux jours d’attente, Céluta se résolut à poursuivre sa route ; il lui tardait de revoir ses amis. Elle part ; elle franchit des ruisseaux sur des branches entrelacées, légers ponts que les sauvages jettent en passant ; elle traverse des marais en sautant d’une racine à une autre racine ; elle se cache quelquefois auprès d’une habitation où des blancs prennent leur repas dans le champ par eux labouré ; lorsqu’ils se sont retirés, elle accourt avec une nuée de petits oiseaux qui guettaient comme elle les miettes tombées de la table de l’homme. Après une marche longue et pénible elle entre dans ses forêts natales et arrive enfin aux Natchez.

Le premier Indien qu’elle aperçoit, c’est Ondouré. Le bourreau a reconnu la victime ; il s’avance vers elle, et, d’une voix adoucie, il la félicite de son retour. « Où est René ? dit Céluta ; chef cruel, te devais-je rencontrer le premier ! »

« Ton mari, répondit Ondouré avec une modération de langage que ses regards démentaient, ton mari est allé par ordre des sachems chanter le calumet de paix aux Illinois. »

Quand on s’est attendu à quelque malheur, tout ce qui n’est pas ce malheur semble un bien. « Il vit ! » s’écrie Céluta, et elle se sent soulagée.

Les sauvages environnent bientôt la nièce d’Adario ; Mila et Outougamiz fendent la foule et se précipitent dans le sein de leur sœur.

« Je suis la femme de ton frère, s’écrie Mila sanglotant de joie, mais je suis toujours ta petite fille. »

« Tu es la femme de mon frère, dit Céluta avec un mouvement de plaisir dont elle ne se rendit pas compte ; aime-le et partage ses peines ! »

« Oh ! dit Mila, j’ai déjà plus pleuré pour lui dans quelques jours que je n’ai pleuré pour moi dans toute ma vie. »

La voyageuse, conduite à sa cabane, la trouva dévastée, telle que René l’avait trouvée lui-même à son retour. Céluta jeta un regard triste sur la vallée, sur la rivière, sur le sentier de la colline à demi caché dans l’herbe, sur tous ces objets où son œil découvrait des traces de la fuite du temps. La cabane fut promptement rétablie dans son premier ordre par Outougamiz et par Mila ; ils y vinrent demeurer avec leur sœur.

Cependant le couple ingénu n’osa raconter à Céluta, déjà trop éprouvée, ce qui s’était passé aux Natchez pendant son absence ; il n’osa lui dire les malheurs d’Adario, les calomnies dont René était la victime, les vertueuses inquiétudes d’Outougamiz. La fille de Tabamica voyait qu’on lui cachait quelque chose ; tout lui paraissait extraordinaire : l’éloignement de Chactas et de René, l’établissement des Français sur le champ des Indiens, l’affectation des Indiens qui murmuraient des paroles de paix du même air qu’ils auraient entonné l’hymne de guerre. Adario n’était point venu voir sa nièce, où était-il ? Céluta résolut d’aller trouver son oncle, de lui demander l’explication de ces mystères et de s’éclaircir du sort de René.

Enveloppée d’un voile, elle sort de sa cabane, lorsque les étoiles, déjà chassées de l’orient par le crépuscule, semblaient s’être réfugiées dans la partie occidentale du ciel. Elle glisse le long des prairies comme ces vapeurs matinales qui suivent le cours des ruisseaux ; elle arrive au grand village, cherche la cabane d’Adario, et ne trouve qu’un amas de cendres. Un chasseur vient à passer : « Chasseur, lui dit Céluta, ou est maintenant la demeure d’Adario ? » Le chasseur lui montre un bois avec son arc, et continue sa route.

La sœur d’Outougamiz s’avance vers le bois ; elle aperçoit à l’entrée la fille d’Adario, sentinelle vigilante qui observait de loin les mouvements de son père. Le sachem errait lentement entre les arbres, comme un de ces spectres de la nuit qui se retirent au lever du jour. Sa tête chauve et ses membres dépouillés étaient humides de rosée ; sa hache, si terrible dans les combats, reposant sur une de ses épaules nues près de son oreille, semblait lui conseiller la vengeance.

Céluta ne se sentait pas la hardiesse d’aborder le sachem ; elle l’entendit pousser de profonds soupirs. Le vieillard tourne tout à coup la tête, et s’écrie d’une voix menaçante : « Qui suit mes pas ? »

« C’est moi, » répond doucement Céluta.

« C’est toi, ma nièce ! Ne me présente pas ton enfant : mes mains sont dévorantes. »

« Je n’ai point apporté ma fille, » reprend l’épouse de René, qui déjà embrasse les genoux du sachem : « Et ma cousine ? » ajoute Céluta d’une voix suppliante.

« Ta cousine ! dit Adario ; où est-elle ? qu’elle vienne ! elle n’a plus rien à craindre de mes embrassements. »

La fille d’Adario, assise à l’écart sur une pierre, regardait de loin cette scène avec un mélange de terreur et d’envie. Elle accourt au signe que lui fait Céluta : pour la première fois, depuis le retour du fort Rosalie, elle se sent pressée sur le cœur paternel par la main qui lui a ravi son fils. Adario, surmontant de la tête ces deux femmes, et les serrant contre sa poitrine avec son bras armé de la hache, ressemblait à un bûcheron qui va couper deux arbustes chargés de fleurs.

Le sachem, se dégageant des caresses de ces femmes : « Il n’est pas temps de pleurer comme un cerf ; c’est du sang qu’il nous faut. » Montrant d’une main la terre à Céluta, et de l’autre la voûte des arbres : « Voilà, lui dit-il, le lit et le toit que les étrangers m’ont laissés. »

« Est-ce eux qui ont incendié ta cabane ? dit Céluta ; tes enfants t’en pourront bâtir une autre. »

Les lèvres d’Adario tremblèrent, son regard parut égaré ; il saisit sa nièce par la main : « Mes enfants ! dis-tu ; mes enfants, ils sont libres ! Ils ne rebâtiront point une hutte dans la terre de l’esclavage. »

Adario rejeta avec violence la main de Céluta. La fille du sachem cachait dans ses cheveux son visage baigné de larmes. Céluta s’aperçut alors que sa cousine ne portait point son fils : elle eut un affreux soupçon de la vérité.

L’épouse de René crut devoir calmer ces douleurs, dont elle ne connaissait pas encore la source, par quelques paroles d’amour. « Sachem, dit-elle, tu es un rempart pour les Natchez, et j’espère que mon mari reviendra bientôt chargé de colliers pacifiques. »

« N’appelle pas ton mari, dit le vieillard, l’infâme que la colère d’Athaensic a vomi sur ces rivages. Si tu conserves encore quelque attachement pour lui, ôte-toi de devant mes yeux ; que le roc qui me sert de couche ne soit pas souillé de l’empreinte de tes pas. »

« Ah ! s’écria Céluta, voici le commencement des mystères dont j’étais venue demander l’explication ! Eh bien, Adario, qu’a donc fait René ? Parle, je t’écoute. »

Adario s’appuie contre un chêne, et répète à Céluta la longue série des calomnies inventées par Ondouré. À ce discours, qui aurait dû foudroyer l’Indienne, vous l’eussiez vue prendre un air serein, une contenance hardie : « Je respire ! dit-elle ; cher et malheureux époux ! si je t’avais jamais soupçonné, maintenant tu serais pur à mes yeux comme la rosée du ciel. Que le monde entier te déclare coupable, je te proclame innocent ; que l’univers te déteste, j’aurai le bonheur de t’aimer sans rivale. Moi, t’abandonner, lorsque tu es calomnié, persécuté ! »

Les grandes âmes s’entendent : Adario admira sa nièce. « Tu es de mon sang, dit-il, et c’est pour cela que l’amour de la patrie triomphera dans ton cœur de l’amour d’un homme. Que peux-tu opposer à ce que je t’ai raconté ? »

« Ce que j’y oppose ? répliqua vivement Céluta : le malheur de René. Mon mari coupable ! Il ne l’est point : tu en as trop dit, Adario, pour me convaincre. N’as-tu pas été jusqu’à me parler de Mila ? C’est à moi d’avoir affaire avec mon cœur, de dévorer mes peines, si j’en ai : mais chercher à me faire croire à des trahisons envers les Natchez, par le ressentiment d’une infidélité qui ne regarderait que moi ! Sachem, je rougis pour ta vertu ! j’ignorais que ton grand cœur fût si sensible à un chagrin de femme ! »

La fureur d’Adario s’allume ; il ne voit dans ce dévouement de l’amour conjugal que la faiblesse d’un esprit fasciné par la passion. Blessé des paroles de Céluta, il s’écrie : « Tremble, misérable servante d’un blanc ; tremble qu’un indigne amour te fasse hésiter sur tes devoirs ; apprends que si ton sang était demandé par la patrie, cette main qui a étouffé mon fils te saurait bien retrouver. » Adario, s’arrachant du chêne contre lequel il est appuyé, va chercher la caverne des ours pour y fuir la vue des hommes, aussi insensible au mal qu’il a fait que le poignard qui ne sent pas les palpitations du cœur qu’il a percé.

Le coup a pénétré jusqu’aux sources de la vie : la victime s’est débattue contre le trait au moment où ce trait l’a frappée, mais à la blessure refroidie s’attache une douleur cuisante. Céluta ne croit point au crime de René, mais il suffit qu’on accuse celui qu’elle aime pour qu’elle soit navrée de douleur ; elle ne croit pas à l’inconstance de son époux ; elle ne supposera jamais René capable d’avoir donné pour femme sa maîtresse à son ami ; mais que font la raison, l’élévation des sentiments, la générosité du caractère, contre ces vagues soupçons qui traversent le cœur ? On s’en défend, on les repousse ; vaine tentative ! ils renaissent comme ces songes qui se reproduisent dans le cours d’un pénible sommeil.

Céluta regagne à pas tremblants sa cabane ; elle y trouve ses aimables hôtes. « Mon frère, dit-elle en entrant, je sais tout : on trame quelque complot. Sauvons ton ami ! »

« C’est parler, cela, dit Mila en avançant d’un air courageux son joli visage. Ce n’est pas comme toi, Outougamiz, qui es triste comme un chevreuil blessé. Sauvons René ! c’est ce que je disais tantôt. »

Les deux sœurs et le frère s’assirent ensemble sur la même natte, approchèrent leurs trois têtes, et se mirent à examiner comment ils pourraient sauver René. Les conspirations des bons ne sont pas comme celles des méchants : on nuit facilement, on répare avec peine. Le fond du secret était ignoré de la femme, de l’ami et de l’amie de René : ils ne pouvaient donc apporter de remède à un mal dont la nature leur était inconnue. Mila ne savait autre chose que de tuer Ondouré : elle soutenait par son caractère résolu le frère et la sœur, dont les âmes, disait-elle, étaient aussi pesantes que le vol d’un aigle blanc. « Les sachems, ajoutait Mila, ont plus de sagesse que nous, mais ils n’aiment point. Opposons nos cœurs à leurs têtes, et nous saurons bien comment agir quand le moment sera venu. »

Prêt à consommer ses forfaits, Ondouré sentait ses passions s’exalter. Céluta, de retour de son pèlerinage, parut toute divine aux yeux du scélérat. Une femme en pleurs, une femme qui vient de faire des choses extraordinaires, a des attraits irrésistibles : plus l’âme s’élève vers le ciel, plus le corps se couvre de grâce ; et le criminel, pour son supplice comme pour celui de sa victime, aime particulièrement la beauté qui tient à la vertu. « Quoi ! cette femme, disait Ondouré, si dévouée à mon rival, ne m’accorderait pas même un sourire ! Céluta, tu seras à moi ! j’assouvirai sur toi mes désirs, fusses-tu dans les bras de la mort. »

Au milieu de son triomphe, Ondouré éprouvait pourtant une vive inquiétude : la jalousie de la Femme-chef, endormie pendant les troubles aux Natchez et pendant l’absence de Céluta, jetait maintenant de nouvelles flammes ; elle menaçait le tuteur du soleil d’un éclat qui l’eût perdu. Une scène inattendue fut au moment de produire la catastrophe qu’il redoutait.

La fête de la pêche avait été proclamée fête sacrée, à laquelle personne ne se pouvait dispenser d’assister. Céluta s’y rendit avec Mila et son frère : le grand-prêtre ordonna la danse générale des femmes. La sœur d’Outougamiz fut obligée de figurer dans ce chœur religieux : émue par ses souvenirs, se laissant aller à une imagination attendrie, elle commence à faire parler ses pas, car la danse a aussi son langage ; tantôt elle lève les bras vers le ciel, comme le rameau d’un suppliant : tantôt elle incline sa tête comme une rose affaissée sur sa tige. L’air de langueur et de tristesse de Céluta ajoutait un charme à ses grâces.

Ondouré dévorait des yeux la touchante sauvage ; Akansie, qui ne le perdait pas de vue, se sentait prête à rugir comme une lionne. Dans l’illusion de
Glazirne prit son nourrisson, le mit à une de ses mamelles,
suspendit à l’autre l’enfant de Célita et s’assit à terre. sa passion, elle crut pouvoir lutter avec sa rivale, et descendit dans l’arène. Les mouvements de la femme jalouse étaient durs ; ses mains s’agitaient par convulsions, ses pas se marquaient par intervalles courts et précipités ; le crime avait l’air de peser sur le ressort qui la faisait tressaillir. Honteux pour elle, le tuteur du Soleil détourna la vue : la femme-chef s’en aperçut, et, n’ayant le courage ni de cesser, ni de continuer la danse, elle se mit à tourner sur elle-même avec des espèces de hurlements.

Alors Mila, qui voulut tenir compagnie à sa sœur et se rire d’Akansie, vint voltiger sur le gazon. Ses pieds et ses bras se déploient par des mouvements onduleux ; elle se balance comme un jeune peuplier caressé des brises : le sourire de l’amour est sur ses lèvres, l’ivresse du plaisir dans ses yeux ; c’est un faon qui bondit, un oiseau qui vole ; elle se joue, flotte, nage dans l’air comme un papillon.

Le contraste qu’offraient les trois femmes étonnait les Natchez et les Français présents à la fête : c’étaient la douleur, la jalousie et le plaisir qui mêlaient leurs pas. Un hymne ordinairement chanté à cette cérémonie était répété en dialogue par les danseuses ; Céluta disait :

« Retire-toi, vagabonde du désert ; le bruit de tes pleurs est pour moi plus détestable que celui de l’ondée qui perd la moisson : je hais les infortunes. Ma cabane se plaît dans la solitude : jamais un tombeau ne m’a détournée de mon chemin ; je le foule aux pieds, et je passe sur son gazon. »

La femme-chef répondait :

« Je suis étrangère, je suis le serpent noir qui ne fait point de mal. Mon époux est loin, mon enfant va mourir : matrone de la cabane solitaire, sois bonne, donne à manger à ma faim ; les génies t’en récompenseront : celui que tu aimes ne sera jamais loin, ni ton enfant prêt à mourir.

Mila répliquait :

« Viens dans ma cabane, viens, pauvre étrangère : malheur à qui repousse l’infortuné ! Viens, n’implore plus cette matrone. C’est une femme de sang : ses mains sont homicides, les lèvres de son enfant ne caressaient point son sein ; elles la faisaient souffrir. Lorsque son enfant lui disait : « Ma mère ! » elle n’avait jamais besoin de sourire. Viens dans ma cabane pauvre étrangère : malheur à qui poursuit l’innocent ! »

Il était temps que cette danse cessât : Céluta et Akansie étaient prêtes à s’évanouir. Le hasard, en mettant dans leur bouche le chant opposé à leur position et à leur caractère, les accablait. Quelle leçon pour la Femme-Chef ! le persécuteur avait pris un moment la place du persécuté, afin que le premier eût une idée de sa propre injustice. Lorsqu’à la fin du chant les trois femmes vinrent à mêler leurs voix, il sortit de ces voix confondues des sons qui arrachèrent un cri d’étonnement à la foule. La mère du Soleil quitta brusquement les jeux, faisant signe à Ondouré de la suivre : il ne lui osa désobéir.

Le couple impur arrive à la cabane du soleil. Akansie éclate en reproches : « Voilà donc, s’écrie-t-elle, celui à qui j’ai tout sacrifié ! Honneur, repos, vertu, tout a péri dans la fatale passion qui me dévore ! Pour toi j’ai livré mon âme aux mauvais génies ; pour toi j’ai consenti à laisser tuer le Grand-Chef. J’ai approuvé tous tes complots ; esclave de ton ambition comme de ton amour, je me suis étudiée à satisfaire les moindres caprices de tes crimes. Heureuse autant qu’on peut l’être sous le poids d’une conscience bourrelée, je me disais : Il m’aime ! Esprit des ombres, enseignez-moi ce qu’il faut faire pour conserver son cœur ! De quel nouveau forfait dois-je souiller mes mains pour donner plus de charmes à mes caresses ? Parle, je suis prête : renversons les lois, usurpons le pouvoir, immolons la patrie, et, s’il le faut, l’enfant royal que j’ai porté dans mes flancs ! »

Ces paroles, sortant à flots pressés d’un sein qui les avait longtemps retenues, suffoquent la misérable Akansie : elle tombe dans les convulsions du désespoir aux pieds d’Ondouré. Effrayé des révélations qu’elle pouvait faire, le monstre eut un moment la pensée d’étouffer sa complice au milieu de cette crise de remords, avant que le repentir la rendît à l’innocence ; mais il avait encore besoin du pouvoir de la Femme-Chef : il la rappelle donc à la vie, il essaye de la calmer par des paroles d’amour. « Tu ne me tromperas plus, dit-elle, je n’ai été que trop crédule ; j’ai vu tes regards idolâtrer ma rivale, je les ai vus détourner de moi avec dégoût. Je repousse tes caresses ; tu te les reprocherais, ou peut-être en me les prodiguant les offrirais-tu dans le secret de ton cœur, à cette Céluta qui te méprise. »

Akansie s’arrête comme épouvantée de ce qu’elle va dire : ses yeux sont tachés de sang, son sein se gonfle et rompt les liens de fleurs dont il était entouré. Elle s’approche du chef inquiet, appuie ses mains aux épaules du guerrier, et parlant d’une voix étouffée, presque sur les lèvres du traître : « Ecoute, lui dit-elle, plus d’amour ; il ne me faut à présent que des vengeances ! J’ai favorisé tes projets, sers les miens ! Que Céluta soit enveloppée avec son mari dans le massacre que tu médites. Je veux tenir dans ma main cette tête charmante, la présenter par ses cheveux sanglants à tes baisers. Si tu hésites à m’offrir ce présent, dès demain j’assemble la nation, je rends l’éclat à la vertu que tu as ternie, je dévoile tes crimes et les miens, et nous recevrons ensemble le châtiment dû à notre perversité. »

Akansie, les yeux attachés sur ceux d’Ondouré, cherche à surprendre sa pensée : « N’est-ce que cela que tu demandes pour t’assurer de mon amour ? répondit l’homme infernal d’un ton glacé, tu seras satisfaite : tu m’as livré René, je te livrerai Céluta.

— Mais avant qu’elle soit à toi ! » s’écrie Akansie.

Ce mot fit hocher la tête à Ondouré : le scélérat vit qu’il était deviné. Il recula quelques pas. « Il faut donc tout te promettre ! » s’écria-t-il à son tour.

Il sort, méditant un crime qui le délivrerait de la crainte de voir publier ceux qu’il avait déjà commis. Les affreux amants se quittèrent pénétrés de l’horreur qu’ils s’inspiraient mutuellement : au seul souvenir de ce qu’ils avaient découvert dans l’âme l’un de l’autre, leurs cheveux se hérissaient.

Céluta, dont la tête venait d’être demandée et promise, était rentrée dans sa cabane, plus languissante que jamais : elle avait trouvé Amélie accablée d’une fièvre violente. Mila prenait l’enfant dans ses bras et lui disait : « Fille de René, en cas que tu viennes à mourir, j’irai le matin respirer ton âme dans les parfums de l’aurore. Je te rendrai ensuite à Céluta : car que serait-ce si une autre femme allait te ravir à nous, si tu descendais, par exemple, dans le sein d’Akansie ? »

Outougamiz, qui écoutait ce monologue, s’écria : « Mila, tu es toute notre joie et toute notre tristesse. Est-ce que tu vas bientôt cueillir une âme ? Tu me donnerais envie de mourir pour renaître dans ton sein. »

L’idée de la mort, tout adoucie qu’elle était par cette gracieuse croyance, ne pouvait cependant entrer dans le cœur d’une mère sans l’épouvanter. Cette mère demandait inutilement des nouvelles de son époux. On n’avait point entendu parler de René depuis son départ. Chactas était absent ; le capitaine d’Artaguette et le grenadier Jacques, après avoir passé un moment au fort Rosalie, avaient été envoyés à un poste avancé sur la frontière des tribus sauvages ; tous les appuis manquaient à la fois à Céluta, et elle allait encore être privée de la protection d’Outougamiz.

Un soir, assise avec sa sœur à quelque distance de sa cabane, elle entendit du bruit dans l’ombre : Mila prétendit qu’elle voyait un fantôme. « Ce n’est point un fantôme, dit Imley ; c’est moi qui viens visiter Céluta.

— Guerrier noir, s’écria Céluta, qui te ramène ici ? Glazirne est-elle avec toi, cette colombe étrangère qui a réchauffé ma petite colombe sous ses ailes ?

— Glazirne est toujours esclave, répondit Imley ; mais j’ai rompu mes chaînes et celles d’Izéphar. Ondouré, le fameux chef, me nourrit dans la forêt, en attendant l’assemblée au grand lac.

— De quelle assemblée parles-tu ? demande Céluta, étonnée.

— Tais-toi, reprit Imley, c’est un secret que je ne sais pas entièrement, mais Outougamiz sera du voyage. Céluta, nous serons tous libres ! Izéphar est avec moi : depuis qu’elle est fugitive, jamais elle n’a été si belle. Si tu la voyais dans les grandes herbes où je la cache le jour, tu la prendrais pour une jeune lionne. Quand la nuit vient, nous nous promenons, en parlant de notre pays, où nous allons bientôt retourner. J’entends déjà le chant du coq de ma case ; je vois déjà à travers les arbres la fumée des pipes des Zangars ! » Imley, dansant et chantant, se replongea dans le bois, laissant Mila riante et charmée du caribou noir.

L’indiscrète légèreté de l’Africain jeta Céluta dans de nouvelles inquiétudes : quel était le voyage que devait bientôt entreprendre Outougamiz et dont l’Indien n’avait jamais parlé ?

Outougamiz n’avait pu parler de ce voyage, car il ignorait encore ce qu’il était au moment d’apprendre. Imley, chef des noirs qu’Ondouré avait débauchés à leurs maîtres pour les armer un jour contre les blancs, ne savait pas lui-même le fond du complot : il connaissait seulement quelques détails qu’on s’était cru obligé de lui apprendre, afin de soutenir son courage et celui de ses compagnons.

L’apparition d’Imley ne fut précédée de celle d’Adario que de quelques heures. Le sachem vint à la cabane de Céluta chercher son neveu ; il l’emmène dans un champ stérile et dépouillé, ou toute surprise était impossible ; il parla ainsi au jeune homme :

— L’assemblée générale des Indiens pour la délivrance des chairs rouges a été convoquée au nom du Grand-Esprit par les Natchez. Quatre messagers ont été envoyés avec le calumet d’alliance aux quatre points de l’horizon : les guerres particulières sont pour un moment suspendues. Le calumet a été remis à la première nation que les messagers ont rencontrée ; cette nation l’a porté à une autre, et ainsi de suite jusqu’à la limite où la terre a été bornée par le ciel et l’eau : nulle tribu n’a désobéi à l’ordre de Kitchimanitou. Des députés de tous les peuples sont en marche pour le rendez-vous, fixé au rocher du grand lac. Le conseil des sachems t’a nommé avec le jongleur et le tuteur du Soleil, pour assister à l’assemblée générale.

Outougamiz, il faut partir : la patrie te réclame ; montre-toi digne du choix des vieillards. Cependant, si tu te sentais faible, dis-le-moi : nous chercherons un autre guerrier, jaloux de faire vivre son nom dans la bouche des hommes. Toi, tu prendras la tunique de la vieille matrone ; le jour, tu iras dans les bois abattre des petits oiseaux avec des flèches d’enfant ; la nuit, tu reviendras dans les bras de ta femme, qui te protégera ; elle te donnera pour postérité des filles que personne ne voudra épouser.

Outougamiz regarda le sachem avec des larmes d’indignation. « Qu’ai-je fait ? lui dit-il. Depuis quand ai-je refusé de donner mon sang à mon pays ? Si j’ai jamais eu quelque amour de la vie, ce n’est pas en ce moment. »

— Nourris cette noble ardeur ! s’écrie Adario. Oui, je le vois : tu es prêt à sacrifier...

— Qui ? dit Outougamiz en l’interrompant.

— Toi-même, repartit le sachem, qui sentit l’imprudence de la parole à demi-échappée à ses lèvres ; va, mon neveu, va t’occuper de ton départ ; tu apprendras le reste sur le rocher du grand lac. » Adario quitta Outougamiz, et celui-ci rentra dans la cabane de René plein d’une nouvelle tristesse, dont il ne pouvait trouver la cause. On sait par quelle profondeur de haine et de crime Ondouré avait voulu qu’Outougamiz se trouvât à l’assemblée générale, afin de le lier par un serment qu’il ne pourrait rompre.

Mila et Céluta observaient Outougamiz ; elles le virent préparer ses armes dans un endroit obscur de la cabane ; il tira de son sein la chaîne d’or, et lui dit : « Manitou, te porterai-je avec moi ? oui, les guerriers disent que tu me feras mourir, je te veux donc garder. » Les deux sœurs étaient hors d’elles-mêmes en entendant Outougamiz parler ainsi.

— Mon frère, dit Céluta, tu vas donc faire un voyage ?

— Oui, ma sœur, répondit le jeune guerrier.

— Seras-tu longtemps ? dit Mila. Je sais que tu vas au rocher du grand lac.

— Cela est vrai, repartit Outougamiz : mais comment le sais-tu ? Il s’agit de la patrie, il faut partir.

Mila ne trouvait plus de paroles : assise sur sa natte, elle pleurait ; un Allouez de la garde du soleil se présente. « Guerrier, dit-il à Outougamiz, les sachems assemblés t’attendent. »

« Je te suis, » répondit Outougamiz. Mila et Céluta volent à leur mari et à leur frère. « Quand te reverrons-nous ? » dirent-elles en l’entourant de leurs bras.

« Les lierres, répondit Outougamiz, ne pressent que les vieux chênes : je suis trop jeune encore pour que vous vous attachiez à moi ; je ne vous pourrais soutenir. »

« Si je portais ton fils dans mon sein, dit Mila, me quitterais-tu ? Comment ferons-nous sans René et sans Outougamiz ? »

- « Tu es sage comme une vieille matrone, Mila, » repartit le sauvage.

« Ne te fie pas à mes cheveux blancs, dit Mila avec un sourire : c’est de la neige d’été sur la montagne ; elle fond au premier rayon du soleil. »

L’Allouez pressant Outougamiz de partir, Céluta s’écria : « Grand-Esprit ! fais qu’il nous rapporte le bonheur ! » prière qui n’arriva pas jusqu’au ciel. Les deux femmes restèrent sur le seuil de la cabane à écouter les pas d’Outougamiz, qui retentissaient dans la nuit. Quand elles n’entendirent plus rien, elles rentrèrent et pleurèrent jusqu’au lever du jour.

Arrivé à la grotte des sachems, Outougamiz apprit que le jongleur et Ondouré, avec leur suite et les présents, étaient déjà partis, et qu’il les devait rejoindre. Les vieillards exhortèrent le frère de Céluta à soutenir l’honneur et la liberté de sa patrie. Le même garde qui l’avait amené au conseil le conduisit dans la forêt où se croisaient divers chemins. Outougamiz marcha vers le nord ; il trouva le jongleur et Ondouré au lieu désigné : ce lieu était la fontaine même où Céluta avait rencontré son mari et son frère, lors de leur retour du pays des Illinois.

Sur la côte septentrionale du lac Supérieur s’élève une roche d’une hauteur prodigieuse ; sa cime porte une forêt de pins ; de cette forêt sort un torrent, qui se précipitant dans le lac ressemble à une zone blanche suspendue dans l’azur du ciel. Le lac s’étend comme une mer sans bornes ; l’île des Ames apparaît à peine à l’horizon. Sur les côtes du lac la nature se montre dans toute sa magnificence sauvage. Les Indiens racontent que ce fut du sommet de la Roche-Isolée que le Grand-Esprit examina la terre après l’avoir faite, et qu’en mémoire de cette merveille il voulut qu’une partie de cette terre restât visible du lieu d’où il avait contemplé la création au sortir de ses mains.

C’était à ce rocher, témoin des œuvres du Grand-Esprit, que toutes les nations indiennes se devaient réunir. Une flotte aussi nombreuse que singulière commençait à s’assembler au pied du rocher ; le canot pesant de l’Iroquois voguait auprès du canot léger du Huron ; la pirogue de l’Illinois, d’un seul tronc de chêne, flottait avec le radeau du Pannis ; la barque ronde du Poutoüais était soulevée par la vague qui ballottait l’outre de l’Esquimau.

Les députés des Natchez gravirent la roche sauvage ; de jeunes Indiens de toutes les tribus les accompagnèrent. Sur les deux rives du torrent, dans l’épaisseur du bois, ils construisirent en abattant des pins une salle dont les troncs des arbres renversés formaient les sièges. Au milieu de cet amphithéâtre ils allumèrent un immense bûcher.

Toutes les nations étant arrivées, elles montèrent au rocher du Grand-Esprit et vinrent occuper tour à tour l’enceinte préparée.

Les Iroquois parurent les premiers : nulle autre nation n’aurait osé passer avant eux. Ces guerriers avaient la tête rasée, à l’exception d’une touffe de cheveux qui composait avec des plumes de corbeau une espèce de diadème ; leur front était peint en rouge ; leurs sourcils étaient épilés : leurs longues oreilles découpées se rattachaient sur leur poitrine. Chargés d’armes européennes et sauvages, ils portaient une carabine en bandoulière, un poignard à la ceinture, un casse-tête à la main. Leur démarche était fière, leur regard intrépide : c’étaient les républicains de l’état de nature. Seuls de tous les sauvages, ils avaient résisté aux Européens et dompté les Indiens de l’Amérique septentrionale. Le Canada était leur pays. Ils entrèrent dans la salle du conseil en exécutant le pas d’une danse guerrière ; ils prirent à la droite du torrent la place la plus honorable.

Après eux parurent les Algonquins, reste d’une nation autrefois si puissante et qu’après trois siècles de guerre les Iroquois avaient presque exterminée. Leur langue, devenue la langue polie du désert, comme celle des Grecs et des Romains dans l’ancien monde, attestait leur grandeur passée. Ils n’avaient que deux jeunes hommes pour députés ; ceux-ci, d’une taille élevée, d’une contenance guerrière, ne portant ni ornements ni peintures, entrèrent simplement et sans danser dans l’enceinte. Ils passèrent devant les Iroquois, la tête haute, et se placèrent en silence sur la gauche du torrent, en face de leurs ennemis.

Les Hurons venaient les troisièmes : vifs, légers, braves, d’une figure sensible et animée, c’étaient les Français du Nouveau-Monde. De tout temps alliés d’Ononthio et ennemis des Iroquois, ils occupaient quelques bourgades autour de Québec. Ils se précipitèrent dans la salle du conseil, jetèrent en passant un regard moqueur aux Iroquois, et s’assirent auprès de leurs amis les Algonquins.

Un prêtre, suivi d’un vieillard, et ce vieillard, suivi lui-même d’un guerrier sur l’âge, arrivèrent après les Hurons. Le prêtre n’avait pour tout vêtement qu’une étoffe rouge roulée en écharpe autour de lui : il tenait à la main deux tisons enflammés, et murmurait à voix basse des paroles magiques. Le vieillard qui le suivait était un Sagamo ou un roi ; ses cheveux longs flottaient sur ses épaules ; son corps nu était chargé d’hiéroglyphes. Le guerrier qui marchait après le vieillard portait sur la tête un berceau, par honneur pour les enfants qu’on adorait dans son pays. Ces trois sauvages représentaient les nations abénaquises, habitantes de l’Acadie et des côtes du Canada. Ils prirent la gauche des Iroquois.

Un homme dont le visage annonçait la majesté tombée se présenta le cinquième sur le rocher. Un manteau de plumes de perruche et de geai bleu, suspendu à son cou par un cordon, flottait derrière lui comme des ailes. C’était un empereur de ces anciens peuples qui habitaient jadis la Virginie, et qui depuis se sont retirés dans les montagnes aux confins des Carolines.

Un autre débris des grandeurs sauvages venait après l’empereur virginien : il était chef des Paraoustis, races indigènes des Carolines, presque totalement extirpées par les Européens. Le prince était jeune, d’une mine fière, mais aimable ; tout son corps, frotté d’huile, avait une couleur cuivrée ; un androgyne, être douteux très commun chez les Paraoustis, portait les armes de ce chef. Un Ionas, prêtre, ou un jongleur, le précédait en jouant d’un instrument bizarre.

Parurent alors les députés des nations confédérées de la Floride, les fameux Criques, Muscogulges, Siminoles et Chéroquois. Un nez aquilin, un front élevé, des yeux longs, distinguaient ces Indiens des autres sauvages : leur tête était ceinte d’un bandeau, ombragée d’un panache ; en guise de tunique, ils portaient une chemise européenne bouffante, rattachée par une ceinture ; le Mico ou le roi marchait à leur tête ; des esclaves yamasées et des femmes gracieuses les suivaient. Tout ce cortège entra avec de grandes cérémonies : les nations déjà assises, excepté les Iroquois, se levèrent et chantèrent sur son passage. Les Criques s’assirent au fond de la salle sur les troncs des pins qui faisaient face au lac, et qui n’étaient point encore occupés.

Les Chicassaws et les Illinois, voisins des Natchez, leur ressemblaient par l’habillement et par les armes. Après eux défilèrent les députés des peuples transmeschacebéens : les Clamez, qui soufflaient en passant dans l’oreille des autres sauvages pour les saluer ; les Cénis, qui portaient au bras gauche un petit plastron de cuir pour parer les flèches ; les Macoulas, qui habitent des espèces de ruches, comme des abeilles ; les Cachenouks, qui ont appris à faire la guerre à cheval, qui lancent une fronde avec le pied, et cassent, en galopant, la tête à leurs ennemis ; les Ouras, au crâne aplati, qui marchent en imitant la danse de l’ours, et dont les joues sont traversées par des os de poissons.

Des sauvages petits, d’un air doux et timide, vêtus d’un habit qui leur descendait jusqu’à la moitié des cuisses, s’avancèrent : ils avaient sur la tête des touffes de plumes, à la main des quipos, aux bras et au cou des colliers de cet or qui leur fut si funeste. Un cacique portait devant lui le premier calumet envoyé de l’île de Saint-Salvador pour annoncer aux nations américaines l’arrivée de Colomb. On reconnut les tristes débris des Mexicains. Il se fit un profond silence dans l’assemblée à mesure que ces Indiens passaient.

Les Sioux, peuple pasteur, anciens hôtes de Chactas, auraient fermé la marche si derrière eux on n’eût aperçu les Esquimaux. Une triple paire de chaussons et de bottes fourrées abritaient les cuisses, les jambes et les pieds de ces sauvages ; deux casaques, l’une de peau de cygne, l’autre de peau de veau marin, enveloppaient leur corps ; un capuchon, ramené sur leur tête, laissait à peine voir leurs petits yeux couverts de lunettes ; un toupet de cheveux noirs, qui leur pendait sur le front, venait rejoindre leur barbe rousse. Ils menaient en laisse des chiens semblables à des loups ; de la main droite ils tenaient un harpon, de la main gauche une outre remplie d’huile de baleine.

Ces pauvres barbares, en horreur aux autres sauvages, furent repoussés de tous les rangs où ils se voulurent asseoir : le cacique mexicain les appela, et leur fit une place auprès de lui ; Outougamiz le remercia de son hospitalité. L’assemblée ainsi complète, un grand festin fut servi. Les guerriers des diverses nations s’étonnaient de ne point voir Chactas ; tous croyaient avoir été convoqués par son ordre, et les vieillards avaient amené leurs fils pour être témoins de sa sagesse. Ondouré balbutia quelques excuses, où mieux instruit on eût découvert ses crimes.

C’était au coucher du soleil que devait commencer la délibération ; Outougamiz ne savait ce qu’il allait apprendre, mais il pressentait quelque chose de sinistre. L’ouverture de la salle était tournée vers le couchant, de sorte que les députés assis dans le bois sur le tronc des pins découvraient la vaste perspective du lac et le soleil incliné sur l’horizon ; le bûcher brûlait au milieu du conseil. La roche élevée portait dans les airs, comme sur un piédestal, et ce bois né avec la terre, et cette assemblée de sauvages, prête à délibérer sur la liberté de tout un monde.

Aussitôt que le disque du soleil toucha les flots du lac, par delà l’île des Ames, le jongleur des Natchez, les bras tendus vers l’astre du jour, s’écria : « Peuples, levez-vous ! » Quatre interprètes des quatre langues-mères de l’Amérique répétèrent le commandement du jongleur, et les députés se levèrent.

Le silence règne : on n’entend que le bruit du torrent qui coule au milieu du conseil, et qui cesse de gronder en se précipitant dans le lac où il n’arrive qu’en vapeur.

Tous les yeux sont fixés sur le jongleur : il déploie un rouleau de peaux de castor ; la dernière enveloppe s’entrouvre : on aperçoit des ossements humains !

« Les voilà, s’écrie le prêtre, ces témoins redoutables ! Ossements sacrés, vous reposerez encore dans une terre libre ! Oui ! pour vous nous allons entreprendre des choses qui ne se sont point encore vues ; sur vous nous allons prêter le serment d’un secret plus profond que les abîmes de la tombe dont nous vous avons retirés. »

Le jongleur s’arrête, puis s’écrie de nouveau : « Peuples, jurez ! » Il prononce ainsi la formule du plus terrible des serments :

« Par le Grand-Esprit, par Athaensic, par les cendres de nos pères, par la patrie, par la liberté, je jure d’adhérer fidèlement à la résolution qui sera prise, soit en général par tous les peuples, soit en particulier par ma nation. Je jure que, quelles que soient les mesures que les peuples en général, ou ma nation en particulier, adoptent dans cette assemblée, je garderai un inviolable secret. Je ne révélerai ce secret ni à mes frères, ni à mes sœurs, ni à mon père, ni à ma mère, ni à ma femme, ni à mes amis, encore moins à ceux contre qui ces mesures pourraient être adoptées. Si je révèle ce secret, que ma langue soit coupée en morceaux, que l’on m’enferme vivant dans un tombeau, qu’Athaensic me poursuive, que mon corps, après ma mort, soit livré aux mouches, et que mon âme n’arrive jamais au pays des âmes ! »

Agité du génie de la mort, le jongleur se tait ; il promène des yeux hagards sur l’assemblée, que glace une religieuse terreur. Tout à coup les sauvages, déployant un bras armé, s’écrient : « Nous le jurons ! »

Le soleil tombe sous l’horizon, le lac bat ses rivages, le bois murmure, le bûcher du conseil pousse une noire fumée, les ossements semblent tressaillir : Outougamiz a juré.

Il a juré ! et comment eût-il pu ne pas prononcer le serment ? La religion, la mort, la patrie, avaient parlé ! Cent vieillards avaient promis de se taire sur la délivrance de toutes les nations américaines !

Ondouré avait prévu pour Outougamiz cet entraînement inévitable ; il jeta un regard plein d’une joie affreuse sur l’infortuné : Outougamiz sentit passer sur lui ce fatal regard. Il leva les yeux, et lut son malheur au visage du monstre. Un cri aigu sort de la poitrine du frère de Céluta : « René est mort ! j’ai tué mon ami ! »

Ce cri, ce désespoir, troublent l’assemblée. Ondouré explique tout bas aux sachems que ce neveu du grand Adario a quelquefois des accès de frénésie, effet d’un sort à lui jeté par un magicien de la chair blanche. Les prêtres entourent le jeune sauvage, et prononcent sur lui des paroles mystérieuses. Outougamiz revient du premier égarement de sa douleur : il n’ose plus se plaindre devant les ministres du Grand-Esprit ; il écoute la délibération, qui commence. Un vague espoir lui reste de trouver le moyen d’échapper à des maux qu’il prévoit, mais que cependant il ne connaît pas, puisqu’il ignore ce qu’on va proposer.

Ondouré porte la parole au nom des Natchez. Six sachems, chargés de garder dans leur mémoire le discours du chef, se distribuèrent les bûchettes qui devaient servir à noter la partie du discours que chacun d’eux était obligé de retenir.

« L’arbre de la paix, dit Ondouré, étendait ses rameaux sur toute la terre des chairs rouges qui croyaient être seules dans le monde. Nos pères vivaient rassemblés à l’ombre de l’arbre : les forêts ne savaient que faire de leurs chevreuils et les lacs de leurs poissons.

« Donnez douze colliers de porcelaine bleue. »

Le jongleur des Natchez jette douze colliers au milieu du conseil.

« Un jour, reprit Ondouré, jour fatal ! un bruit vint du Levant ; ce bruit disait : Des guerriers vomissant le feu et montés sur des monstres marins sont arrivés à travers le lac sans rivages. Nos aïeux rirent : guerriers mexicains, que je vois ici, vous savez si le bruit disait vrai.

« Nos pères, enfin convaincus de l’apparition des étrangers, délibérèrent. Ils dirent : « Bien que les étrangers soient blancs, ils n’en sont pas moins des hommes : on leur doit l’hospitalité. »

« Alléchés par nos richesses, les blancs descendirent de toutes parts sur nos rives. Mexicains, ils vous ensevelirent dans la terre ; Chicassaws, ils vous obligèrent de vous enfoncer dans la solitude ; Paraoustis, ils vous exterminèrent ; Abénaquis, ils vous empoisonnèrent avec une poudre ; Iroquois, Algonquins, Hurons, ils vous détruisirent les uns par les autres ; Esquimaux, ils s’emparèrent de vos filets ; et nous, infortunés Natchez, nous succombons aujourd’hui sous leurs perfidies. Nos sachems ont été enchaînés ; le champ qui couvrait les cendres de nos ancêtres est labouré par les étrangers que nous avions reçus avec le calumet de paix.

« Donnez douze peaux d’élan pour la cendre des morts. »

Le jongleur donne douze peaux d’élan.

« Mais pourquoi, continua Ondouré, m’étendrais-je sur les maux que les étrangers ont fait souffrir à notre patrie ? Voyez ces hommes injustes se multiplier à l’infini, tandis que nos nations diminuent sans cesse. Ils nous détruisent encore plus par leurs vices que par leurs armes ; ils nous dévorent en s’approchant de nous : nous ne pouvons respirer l’air qu’ils respirent ; nous ne pouvons vivre sur le même sol. Les blancs, en avançant et en abattant nos bois, nous chassent devant eux comme un troupeau de chevreuils sans asile. La terre manquera bientôt à notre fuite, et le dernier des Indiens sera massacré dans la dernière de ses forêts.

« Donnez un grand soleil de pierre rouge pour le malheur des Natchez. »

Le jongleur jette une pierre en forme de soleil au centre du conseil.

Ondouré se rassied : les sauvages frappent leurs casse-têtes en signe d’applaudissements.

Le chef natchez, voyant les esprits préparés à tout entendre, crut qu’il était temps de dévoiler le secret. Il se lève de nouveau, et, reprenant la parole, il fait observer d’abord qu’un coup soudainement frappé est le seul moyen de délivrer les Indiens ; qu’attaquer les blancs à force ouverte, c’était s’exposer à une destruction certaine, puisque ceux-ci étaient sûrs de triompher par la supériorité de leurs armes ; que le crime étant prouvé, peu importait la manière de le punir ; que se laisser arrêter par une pitié pusillanime, c’était sacrifier la liberté des générations à venir aux petites considérations d’un moment. « Voici donc, dit-il, ce que les Natchez vous proposent. »

Le silence redouble dans l’assemblée ; Outougamiz sent sa peau se coller à ses os.

« Dans tous les lieux où il se trouve des blancs, il faut que les Indiens paraissent leurs amis et même leurs esclaves. Une nuit, les chairs rouges se lèveront à la fois, et extermineront leurs ennemis. Les esclaves noirs nous aideront dans notre vengeance, qui sera la leur ; deux races seront délivrées du même coup : les Indiens chez lesquels il n’y a point d’étrangers se réuniront à leurs frères opprimés pour accomplir la justice.

« Le moment de cette justice sera fixé à l’époque des grands jeux chez les nations. Ces jeux offriront le prétexte naturel des rassemblements ; mais comme il est essentiel que le coup soit frappé partout la même nuit, on formera des gerbes de roseaux contenant autant de roseaux qu’il y aura de jours à compter du jour de l’ouverture des jeux au jour de l’exécution : les jongleurs seront chargés de la garde de ces gerbes ; chaque nuit ils retireront un roseau et le brûleront, de sorte que le dernier roseau brûlé sera la dernière heure des blancs. Jetez un poignard. »

Le jongleur jette un poignard aux pieds des guerriers.

Ici se brisent les paroles d’Ondouré, de même que se rompent quelquefois ces chaînes de fer qui attachent les prisonniers dans les cachots : libre d’une attention pénible, le conseil commence à s’agiter. Un murmure d’horreur, d’étonnement, de blâme, d’approbation, circule dans les rangs de l’assemblée, grossit et bientôt éclate en mille clameurs. Les sauvages montés sur les pins abattus n’étaient éclairés, dans la profondeur de la nuit, qu’à la lueur des flammes du bûcher. On les eût pris, à travers les branches et les troncs des arbres pour un peuple répandu parmi les ruines et les colonnes d’une ville embrasée. Tous voulaient parler à la fois ; on se menaçait ; on levait les massues ; le cri de guerre, poussé de la cime du roc, se perdait sur les flots du lac, où le bûcher du conseil se reflétait comme un phare sinistre.

Les jongleurs, courant çà et là, agitant des baguettes, maniant des serpents, au lieu de rétablir la paix, ne faisaient qu’augmenter le désordre. On venait de mettre aux prises les principes les plus chers aux hommes : la liberté de tout temps, la morale de toute éternité. Ondouré avait conçu le crime et les détails du crime, le plan et les moyens d’exécution, avec la férocité d’un tigre et la ruse d’un serpent. Cependant le calme peu à peu se rétablit. Outougamiz, qui veut élever la voix, est sévèrement réprimandé par les sachems ; c’était aux Iroquois à se faire entendre. Le chef de cette nation s’étant levé, on prête une oreille attentive et inquiète à l’opinion d’un peuple si célèbre.

L’orateur répéta d’abord, selon l’usage, le discours entier d’Ondouré, dont chaque division lui était soufflée par un des six sachems chargés des bûchettes de la mémoire. Ensuite, répondant à ce discours, il dit :

« Ce que le chef des Natchez a proposé est grand, mais est-il juste ? Chactas, mon vieil ami, n’est pas là-dedans ; j’y vois Adario : les yeux de Chactas sont tombés comme deux étoiles, sous un ciel qui annonce l’orage. J’ai dit.

Nous ne sommes point les amis des blancs ; depuis deux cents neiges nous les combattons ; mais une injustice justifie-t-elle un meurtre ? Deviendrons-nous, en nous vengeant, semblables aux chairs blanches ? L’Iroquois est un chêne qui oppose la dureté de son bois à la hache qui le veut couper ; mais il ne laisse point tomber ses branches pour écraser celui qui le frappe. On n’est pas libre parce qu’on se dit libre : la première pierre de la cabane de la liberté est la vertu. J’ai dit.

« L’Iroquois avait cru qu’il s’agissait de s’associer pour lever la hache ; veut-on chanter la guerre à l’étranger, l’Iroquois se met à votre tête. Marchons, volons. L’Iroquois rugit comme un ours, il fend les flots des chairs blanches, il brise les têtes avec sa massue, il crie : « Suivez-moi au fort des blancs. » Il s’élance dans le fossé ; de son corps il vous fait un pont comme une liane pour passer sur le fleuve de sang, pour rendre la liberté aux chairs rouges. Voilà l’Iroquois, mais l’Iroquois n’est pas une fouine ; il ne suce pas le sang de l’oiseau qui dort. J’ai dit. »

L’orateur en prononçant la dernière partie de son discours imitait à chaque parole l’objet dont il empruntait l’image. Il disait : « Marchons, » et il marchait ; « volons, » et il étendait les bras. Il rugissait comme un ours, il frappait les pins avec son casse-tête, il montait à l’escalade ; il se jetait en arc comme un pont.

Des acclamations, les unes de joie, les autres de rage, ébranlent le bois sacré. Outougamiz s’écriait : « Voilà l’Iroquois, voilà Chactas, voilà moi, voilà René, voilà Céluta, voilà Mila ! »

Ondouré paraissait consterné : de ses desseins avortés il ne lui restait que le crime. Un Chicassaws, prenant impétueusement la parole, rompit l’ordre de la délibération, et rendit l’espérance au tuteur du soleil.

« Quoi ! dit ce Chicassaw, est-ce bien un Iroquois que nous venons d’entendre ? Le peuple qui devrait nous soutenir dans une guerre sacrée nous abandonne ! Si ces orgueilleux cyprès, qui portaient jadis leur tête dans le ciel, sont devenus des lierres rampants, qu’ils se laissent fouler aux pieds du chasseur étranger ! Quant au Chicassaw, déterminé à délivrer la patrie, il adopte le plan des Natchez. »

Ces paroles furent vivement ressenties par les Iroquois, qui donnèrent aux Chicassaws le nom de daims fugitifs et de furets cruels. Les Chicassaws répliquèrent en appelant les Iroquois oiseaux parleurs et loups changés en dogues apprivoisés. Toutes ces nations, se divisant, semblaient prêtes à se charger sur la pointe du roc, à se précipiter dans le lac avec l’eau du torrent et les débris du bûcher, lorsque les jongleurs parvinrent à obtenir un moment de silence. Le grand-prêtre des Natchez, du milieu des branches d’un pin dont il tient le tronc embrasse, s’écrie :

« Par Michabou, génie des eaux, dont vous troublez ici l’empire cessez vos discordes funestes ! Aucune nation présente à cette assemblée n’est obligée de suivre l’opinion d’une autre nation : tout ce qu’elle a promis, c’est le secret, et elle ne peut le dévoiler sans périr subitement. Trois opinions divisent le conseil : la première rejette le plan des Natchez, la seconde l’adopte, la troisième veut garder la neutralité. Eh bien ! que chaque peuple suive l’opinion à laquelle il se range, cela n’empêchera pas ceux qui veulent une vengeance éclatante de l’accomplir. Quand nos frères demeurés en paix sur leurs nattes verront nos succès, peut-être se détermineront-ils à nous imiter. »

La sagesse du jongleur fut louée et son avis adopté. Alors se fit la séparation dans l’assemblée : les Indiens du nord et de l’est, les Iroquois à leur tête, se déclarèrent opposants aux Natchez ; les peuples de l’ouest, les Mexicains, les Sioux, les Pannis, dirent qu’ils ne blâmaient ni ne désapprouvaient le projet, mais qu’ils voulaient vivre en paix ; les peuples du midi, et ceux qui, en remontant vers le septentrion, habitaient les rives du Meschacebé, les Chicassaws, les Yazous, les Miamis, entrèrent dans la conjuration. Mais tous ces peuples, quelles que fussent leurs diverses opinions, avaient juré sur la cendre des morts qu’ils garderaient un secret inviolable et tous déclarèrent de nouveau, avec cette foi indienne rarement démentie qu’ils seraient fidèles à leur serment.

« Le voilà donc décidé, le sort des blancs aux Natchez ! » s’écria Ondouré dans un transport de joie, en voyant le nombre considérable des nations du midi engagées dans le complot.

Jusqu'alors un rayon d’espérance avait soutenu le malheureux Outougamiz. mais quand un tiers de l’assemblée se fut déclaré pour le projet du tuteur du soleil, l’ami de René se sentit comme un homme dont le Créateur a détourné sa face. Il s’avance, ou plutôt il se traîne au milieu de l’assemblée : les uns, selon leur position, le voyaient comme une ombre noire sur la flamme du bûcher ; les autres l’apercevaient comme le génie de la douleur, à travers le voile mobile de la flamme.

« Eh bien ! dit-il d’une voix concentrée, mais qu’on entendait dans l’immense silence de la terre et du ciel, il faut que je tue mon ami ! C’est moi, sans doute, Ondouré, que tu chargeras de porter le coup de poignard. Nations, vous avez surpris ma foi ; hélas ! elle n’était pas difficile à surprendre ! Je suis simple ; mais ce que vous ne surprendrez pas, c’est l’amitié d’Outougamiz. Il se taira, car il a
Mila semble regarder avec admiration sa victime déjà séduite. prêté le serment du secret, mais quand vous serez prêts à frapper, Outougamiz, avec le manitou d’or que voici, sera debout devant René. Forgez le fer bien long : pour atteindre le cœur de mon ami, il faut que ce fer passe par le mien.

Le jeune homme se tut : ses yeux étaient levés vers le firmament ; c’était l’ange de l’Amitié redemandant sa céleste patrie. Les sachems écoutaient, pleins de pensées ; ils entrevoyaient un secret qu’ils croyaient important de connaître ; ils commandaient le silence au conseil : les prodiges de l’amitié d’Outougamiz, connus de toute la solitude, faisaient l’admiration des jeunes sauvages.

Le frère de Céluta ramenant ses regards sur l’assemblée : « Guerriers, pourquoi êtes-vous muets ? Enseignez-moi donc ce qu’il faut que je dise à ma sœur et à ma femme, lorsqu’elles viendront au-devant de moi. Que dirai-je à René lui-même ? Lui dirai-je : « Chevreuil, que j’avais trouvé dans le marais des Illinois, viens que je rouvre la blessure que ma main avait fermée ? »

Outougamiz, portant tout à coup ses deux mains à sa poitrine : « Je t’arracherai bien de mon sein, affreux secret ! s’écria-t-il. Os de mes pères, vous avez beau vous soulever et marcher devant moi, je parlerai : oui, je parlerai ; je ne serai point un assassin ! René, écoute, entends-tu ?… Voilà tout ce qui s’est passé au conseil ; ne va pas le répéter ! Mais, René, n’es-tu pas coupable ?… Ah ! Dieu ! j’ai parlé, j’ai violé mes serments, j’ai trahi la patrie ! » Outougamiz défaillit devant le bûcher ; si les guerriers voisins ne l’eussent retenu, il tombait dans la flamme. On le couche à l’écart sur des branches.

Cet évanouissement donna le temps au jongleur et à Ondouré de répéter ce qu’ils avaient déjà dit de la frénésie d’Outougamiz, causée par un maléfice. Impatientes de partir, les nations se levèrent, et l’on oublia le frère de Céluta.

Les tribus qui avaient adopté le plan des Natchez reçurent du jongleur les gerbes funéraires : dans chaque gerbe il y avait douze roseaux. L’époque des grands jeux, qui duraient douze jours commençait le dix-huitième jour de la lune des chasses ; c’était ce jour-là même que les jongleurs, chez les différentes nations conjurées, devaient brûler le premier roseau : les autres roseaux, successivement retirés pendant onze nuits, annonceraient le massacre avec l’épuisement de la gerbe.

Les Indiens commencèrent à descendre le sentier étroit et dangereux qui conduisait au bas du rocher. Lorsqu’ils arrivèrent au rivage, le jour éclairait l’horizon, mais il était sombre, et le soleil, enveloppé dans les nuages d’une tempête, s’était levé sans aurore. Les Indiens se rembarquèrent dans leurs canots, se dirigeant vers tous les points de l’horizon : la flotte, bientôt dispersée, s’évanouit dans l’immensité du lac. Le jongleur et Ondouré abandonnèrent les derniers le rocher du conseil. Ils invitèrent Outougamiz, qui avait repris ses sens, à les suivre ; l’ami de René, les regardant avec horreur leur répondit que jamais il ne se trouverait dans la société de deux pareils méchants : ils le quittèrent sans insister davantage. Qu’importait à Ondouré qu’Outougamiz se précipitât ou non du haut du rocher ? Outougamiz était lié par un serment qu’il ne romprait sans doute jamais : mais si, dans son désespoir, il attentait à sa vie, le secret de la tombe paraissait encore plus sûr à Ondouré que celui de la vertu.

Outougamiz demeura assis sur la pointe du rocher, en face du lac, à l’endroit où le torrent, quittant la terre, s’élançait dans l’abîme : la grandeur des sentiments que ce spectacle inspirait s’alliait avec la grandeur d’une amitié sublime et malheureuse. Les flots du lac, poussés par le vent, mordaient leurs rivages, dont ils emportaient les débris : partout des déserts autour de cette mer intérieure, elle-même solitude vaste et profonde ; partout l’absence des hommes et la présence de Dieu dans ses œuvres.

Le coude appuyé sur son genou, la tête posée dans sa main, les pieds pendants dans l’abîme, ayant derrière lui le bois du conseil, naguère si animé, maintenant rendu à la solitude, Outougamiz fut longtemps à fixer ses résolutions : il se détermina à vivre. Si les blancs allaient découvrir le complot, qui défendrait la patrie, qui défendrait Céluta, qui défendrait Mila dont le sein porte peut-être le fils d’Outougamiz ? On ne peut révéler le secret à René, puisque René est peut-être coupable, comme l’affirment les sachems ; mais n’y a-t-il pas quelque moyen de sauver l’homme blanc ? Chactas reviendra, Chactas sera initié au mystère : la sagesse de ce sachem ne peut-elle prévenir tant de malheurs ? Si Outougamiz se précipite dans le lac, sa mort sera inutile à René ; celui-ci n’en périra pas moins : Outougamiz, en prolongeant sa vie, peut trouver une occasion inespérée de mettre à l’abri les jours de son ami. Ah ! si l’on pouvait faire savoir le secret à Mila, qui a tant d’esprit, elle aurait bientôt tout arrangé ! Qui sait aussi si l’innocence de René ne sera pas découverte ? Alors, quel bonheur ! comme les obstacles s’aplaniraient ! comme on passerait du désespoir au comble de la joie !

Outougamiz, après avoir roulé toutes ces pensées dans son âme, se lève : « Vivons, dit-il, ne laissons pas à Céluta le poids de tous les maux ; ne nous reposons pas lâchement dans la tombe. Adieu, bois du sang ! adieu, rocher de malédiction : puisse Athaensic te prendre pour son autel ! »

Outougamiz se précipite par l’étroit sentier, laissant au bûcher du conseil quelques cendres qui fumaient encore ; image de ce qui reste des vains projets des hommes.

Le frère de Céluta marcha tout le jour et une partie de la nuit suivante : des Sioux, qu’il rencontra le portèrent, dans leur canot, de fleuve en fleuve, jusqu’au pays des Illinois : ceux-ci, craignant une nouvelle invasion des Natchez, s’étaient retirés à deux cents lieues plus haut, vers l’occident. Outougamiz reprenant sa route par terre, traversa les champs témoins des prodiges de son amitié. Le poteau où René devait être brûlé était encore debout : Outougamiz embrassa ce monument sacré. Il descendit aux marais et visita la racine sur laquelle il avait tenu son ami dans ses bras ; il retrouva les roseaux séchés dont il couvrait, pendant la nuit, l’objet de sa tendresse ; il ramassa quelques plumes des oiseaux dont il avait nourri son frère. Il dit : « Belles plumes, si jamais je suis heureux, je vous attacherai avec des fils d’or, et je vous porterai autour de mon front les jours de fête. Auriez-vous jamais cru que je tuerais mon ami ? »

Cet homme excellent cherchait à puiser dans ses souvenirs de nouvelles forces, pour qu’elles devinssent égales aux périls de René ; il se retrempait, pour ainsi dire, dans ses malheurs passés, pour s’endurcir contre son malheur présent : il s’excitait à l’amitié par son propre exemple, tandis qu’il s’accusait naïvement d’être changé et d’avoir juré la mort de René.

Suivant ainsi son amitié à la trace, l’Indien arrive jusqu’aux Natchez : là commencèrent ces douleurs qui ne devaient plus finir. René était-il revenu ? Comment soutenir sa première entrevue ? Que dire aux deux femmes affligées ?

René n’était point encore aux Natchez. Ondouré seul et le jongleur avaient devancé de deux aurores le retour du malheureux Outougamiz. Les jours de Céluta et de Mila s’étaient écoulés dans la plus profonde retraite. Par l’habitude de souffrir et par la longueur du temps, l’épouse de René était tombée dans une tristesse profonde : la tristesse est le relâchement de la douleur, sorte d’intermission de la fièvre de l’âme, qui conduit à la guérison ou à la mort. Il n’y avait plus que les yeux de Céluta à sourire ; sa bouche ne le pouvait plus.

— Tu me sembles un peu calme, disait Mila.

— Oui, lui répondait sa sœur ; je suis faite à présent à la mauvaise nourriture : mon cœur s’alimente du chagrin qu’il repoussait avant d’y être accoutumé.

La nuit qui précéda l’arrivée d’Outougamiz, les deux Indiennes veillèrent plus tard que de coutume : elles s’occupaient de René, inépuisable sujet de leurs entretiens. Lorsqu’elles furent couchées sur la natte, elles continuèrent de parler, et, faisant au milieu de leur adversité des projets de bonheur, elles s’endormirent avec l’espérance : l’enfant malade s’assoupit avec le hochet qu’on lui a donné dans son berceau.

À leur réveil Mila et Céluta trouvèrent debout devant elles Outougamiz, pâle, défait, les yeux fixes, la bouche entr’ouverte. Elles s’élancent de leur couche : « Mon frère ! — Mon mari ! Qu’y a-t-il ? René est-il mort ? Allez-vous mourir ?

— C’en est fait, répond l’Indien sans changer d’attitude ; plus d’épouse, plus de sœur !

— René est mort ! s’écrie Céluta.

— Que dis-tu ? repartit Outougamiz avec une joie sauvage ; René est mort ? Kitchimanitou soit béni !

— Ciel ! dit Céluta, tu désires la mort de ton ami ? De quel malheur est-il donc menacé ?

— Nous sommes tous perdus ! murmure Outougamiz d’une voix sombre. Se dégageant des bras de sa femme et de sa sœur, il se précipite hors de la cabane : Mila et Céluta le suivent.

Elles sont arrêtées tout à coup par Ondouré. Avez-vous vu Outougamiz ? leur dit-il d’un air alarmé. — Oui, répondent-elles ensemble ; il est hors de ses sens, nous volons après lui.

— Que vous a-t-il dit ? reprit le tuteur du soleil.

— Il nous a dit que nous étions tous perdus, répliqua Céluta.

— Ne le croyez pas, dit le chef rassuré ; tout va bien, au contraire ; mais Outougamiz est malade : je vais chercher Adario. »

Comme Ondouré s’éloignait, Outougamiz, par un autre sentier, se rapprochait de la cabane : il marchait lentement, les bras croisés. Les deux femmes, qui s’avançaient vers lui, l’entendaient marcher seul ; il disait : « Manitou d’or, tu m’as privé de la raison : dis-moi donc maintenant ce qu’il faut faire. »

Mila et Céluta saisissent l’infortuné par ses vêtements.

— Que voulez-vous de moi ? s’écrie-t-il, Oui, je le jure, j’aimerai René en dépit de vous ; je me ris des vers du sépulcre, qui déjà dévorent mes chairs vivantes. Je frapperai mon ami sans doute ; mais je baiserai sa blessure, je sucerai son sang, et, quand il sera mort, je m’attacherai à son cadavre, jusqu’à ce que la corruption ait passé dans mes os.

Les deux Indiennes éplorées embrassaient les genoux d’Outougamiz : il les reconnaît. « C’est nous, dit Mila, parle ! »

Outougamiz lui met la main sur sa bouche : « Qu’as-tu dit ? On ne parle plus, à moins que ce ne soit comme une tombe : tout vient à présent des morts. Il y a un secret.

— Un secret ! repartit vivement Mila, un secret pour tes amis ! De quoi s’agit-il donc ? de notre vie ? de celle de René ? »

Alors Outougamiz : « Arrache-moi le cœur, » dit-il à Mila en lui présentant son sein, où la jeune épouse applique ses lèvres de flamme.

— Ne déchirez pas ainsi mes entrailles, dit Céluta : parle, mon cher Outougamiz ; viens te reposer avec nous dans ta cabane. »

Une voix foudroyante interrompit cette scène. « As-tu parlé ? disait cette voix ; la terre a-t-elle tremblé sous tes pas ?

— Non, je n’ai pas parlé, répondit Outougamiz en se tournant vers Adario, que conduisait Ondouré ; mais ne croyez plus trouver en moi le docile Outougamiz : homme de fer, allez porter votre vertu parmi les ours du Labrador ; buvez avec délices le sang de vos enfants. Quant à moi, je ne boirai que celui que vous ferez entrer de force dans ma bouche ; je vous en rejetterai une partie au visage, et je vous couvrirai d’une tache que la mort n’effacera pas »

Adario fut terrassé. « Que me reproches-tu ? dit-il à son neveu. Mes enfants ?... Barbare, cent fois plus barbare que moi ! »

Il n’en fallait pas tant pour abattre le ressentiment d’Outougamiz. « Pardonne, dit-il au vieillard ; oui, j’ai été cruel ; Outougamiz pourtant ne l’est pas ! Je suis indigne de ton amitié, mais laisse-moi la mienne ; laisse-moi mourir ; console, après moi, ces deux femmes. Je t’en avertis, je succomberai, je parlerai : je n’ai pas la force d’aller jusqu’au bout.

— Nous consoler ! dit Céluta ; est-ce là l’homme qui console ? Jusqu'ici je me suis tue, j’ai écouté, j’ai deviné : il s’agit de la mort de René. Allons, Outougamiz, couronne ton ouvrage, égorge celui que tu as délivré ! Sa voix mourante te remerciera encore de ce que tu as fait pour lui ; il cherchera ta main ensanglantée pour la porter à sa bouche ; ses yeux ne te voient déjà plus, mais ils te cherchent encore ; ils se tournent vers toi avec son cœur expirant.

— L’entends-tu, Adario ? dit Outougamiz. Résiste, si tu le peux ! »

Outougamiz saisit Céluta, et, dans les étreintes les plus tendres, il se sent tenté de l’étouffer.

— Femmes, s’écrie Adario, retirez-vous avec vos larmes !

— Oui, oui ! dit Mila, prends ce ton menaçant ; mais sache que nous sauverons René malgré toi, malgré la patrie : il faut que cette dernière périsse de ma propre main ; j’incendierai les cabanes.

— Vile ikouessen, s’écria le vieillard, si jamais tu oses te présenter devant moi avec ta langue maudite, tu n’échapperas pas à ma colère !

— Tu m’appelles ikouessen ! dit Mila ; de qui ? de mon libérateur ? Tu as raison : je ne serais pas ce que je suis, si je n’avais dormi sur ses genoux !

— Quitte ces femmes, dit le vieillard à son neveu ; ce n’est pas le moment de pleurer et de gémir. Viens avec les sachems, qui nous attendent. » Outougamiz se laissa entraîner par Adario et par Ondouré.

Mila et Céluta, voyant leurs premiers efforts inutiles, cherchèrent d’autres moyens de découvrir le secret d’Outougamiz. Par les mots énigmatiques du jeune guerrier, elles savaient qu’il y avait un mystère, et par sa douleur, elles devinaient que ce mystère enveloppait le frère d’Amélie. Dans cette pensée, avec toute l’activité de l’amitié fraternelle et de l’amour conjugal, elles suspendirent leurs plaintes ; elles convinrent de se séparer, d’aller chacune de son côté errer à l’entrée des cavernes où s’assemblait le conseil. Elles espéraient surprendre quelques paroles intuitives de leur destinée.

Dès le soir même, Céluta se rendit à la Grotte des Rochers, et Mila à la Caverne des Reliques.

En approchant de celle-ci, le souvenir des instants passés dans ces mêmes lieux se présenta vivement au cœur de Mila. Les sachems n’étaient pas dans la caverne ; Mila n’entendit rien : la Mort ne raconte point son secret. Céluta n’avait pas été plus heureuse ; les deux sœurs rentrèrent non instruites, mais non découragées, se promettant de recommencer leurs courses.

Outougamiz fut plusieurs jours sans paraître : Adario l’avait emmené dans le souterrain où s’assemblaient les chefs des conjurés, et où l’on s’efforçait, par les tableaux les plus pathétiques de la patrie opprimée, par les plus grossiers mensonges sur René, par toute l’autorité du grand-prêtre, de lutter contre la force de l’amitié. Lorsque le frère de Céluta voulut sortir, les gardes du Soleil eurent ordre de le suivre de loin ; des sachems et Adario lui-même marchaient à quelque distance sur ses traces.

Il se rendit à la cabane de René ; Céluta était absente ; Mila, solitaire, attendait le retour de son amie. En voyant entrer Outougamiz, elle lui sourit d’un air de tendresse et de surprise. Mila avait quelque chose de charmant ; on aurait passé ses jours à la voir sourire. « Je croyais, dit-elle à son mari, que tu m’avais abandonnée. Où es-tu donc allé ? Je ne t’avais pas revu depuis le jour où tu es revenu du désert. » Elle fit signe à Outougamiz de s’asseoir sur la natte. Outougamiz répondit qu’il était resté avec les sachems, et, plein d’une joie triste en entendant Mila lui parler avec tant de douceur, il s’assit auprès d’elle.

Mila suspendit ses bras au cou du jeune sauvage : « Tu es infortuné, lui dit-elle, et moi je suis malheureuse. Après une si longue absence, pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt me consoler ? Tu n’as plus ta raison, j’ai à peine la mienne. Retirons-nous dans les forêts : je serai ton guide ; tu marcheras appuyé sur moi, comme l’aveugle conduit par l’aveugle. Je porterai les fruits à ta bouche, j’essuierai tes larmes, je préparerai ta couche ; tu reposeras ta tête sur mes genoux lorsque tu la sentiras pesante ; tu me diras alors le secret. René viendra nous trouver, et il pleurera avec nous.

— Qu’il ne pleure pas ! dit Outougamiz ; s’il pleure, je parlerai. Je veux qu’il me promette de ne pas m’aimer, afin que je tienne mon serment. S’il dit qu’il m’aime, je le tuerai, parce que je trahirais mon pays. »

Mila crut qu’elle allait découvrir quelque chose ; mais toutes ses grâces et toutes ses séductions furent inutiles. Ses caresses, dont une seule aurait suffi à tant d’autres hommes pour leur faire vendre la destinée du monde, échouèrent contre la gravité de la douleur et contre la foi du serment. Mila trouva dans son mari une résistance à laquelle elle ne s’était pas attendue ; elle ignorait à quel point Outougamiz était passionné pour la patrie ; quel empire la religion avait sur lui ; quelle force ajoutait à sa vertueuse résistance l’idée que René était coupable, et que ce blanc pourrait apprendre le secret aux autres blancs, si le secret lui était révélé. Céluta, qui ressemblait davantage à son frère, et qui le connaissait mieux, avait désespéré dès le premier moment de lui faire dire ce qu’il croyait devoir taire ; elle l’admirait en versant des larmes.

La saison déclinait vers l’automne, saison mélancolique, où l’oiseau de passage qui s’envole, la verdure qui se flétrit, la feuille qui tombe, la chaleur qui s’éteint, le jour qui s’abrège, la nuit qui s’étend, et la glace qui vient couronner cette longue nuit, rappellent la destinée de l’homme. Les grands jeux devaient être bientôt proclamés : le jour du massacre approchait. Aucune nouvelle de René ne parvenait à Céluta ; l’Indienne ne savait plus si elle devait craindre ou désirer le retour du voyageur. Un matin, elle vit entrer dans sa cabane le religieux d’une mission lointaine. Ce n’était pas un prêtre d’autant de science que le père Souël, ni d’un zèle à provoquer le martyre ; mais c’était un homme charitable et doux. Il ne se mêlait jamais de ce qui ne le regardait pas, et ne cherchait à convertir les âmes au Seigneur que par l’exemple d’une bonne vie. Il portait la robe et la barbe d’un capucin sans orgueil et sans humilité ; il trouvait tout simple que son ordre eût conservé les usages et les habits d’autrefois, comme il lui semblait tout naturel que ces usages et ces habits eussent changé.

Céluta s’avança au-devant du missionnaire : « Chef de la prière, lui dit-elle, tu m’honores de venir à ma hutte ; mais le maître n’est pas ici, et je crains qu’une femme ne te reçoive pas aussi bien que tu le mérites. » Le Père lui répondit en s’inclinant : « Je ne vous aurais pas importunée de ma visite, si le capitaine d’Artaguette ne m’eût ordonné de vous apporter une lettre de votre mari. »

Céluta rougit d’espérance et de crainte ; elle prit la lettre que le missionnaire lui présentait, et la pressa sur son cœur.

Mila, qui était avec sa sœur dans la cabane, et qui tenait la petite Amélie sur ses genoux, ne voulait pas qu’on se donnât le temps de servir la cassine au religieux, impatiente qu’elle était d’entendre l’explication du collier. Céluta, plus hospitalière, prépara le léger repas.

Tandis qu’elle s’occupait de ce soin, le religieux, voyant la fille de René dans les bras de Mila, la bénit et demanda si cette petite fille était chrétienne. L’enfant ne paraissait point effrayée, et souriait au vieux solitaire. Celui-ci, interrogé par les deux sœurs, fit, les larmes aux yeux, l’éloge du capitaine d’Artaguette et du brave grenadier Jacques. Céluta apprit avec peine que son frère blanc, fixé à un poste éloigné, était souffrant depuis plusieurs mois.

Mila dit au missionnaire : « Chef de la barbe, n’as-tu jamais été repoussé des huttes ? — Mon bâton, répondit le père, est toujours derrière la porte. » Céluta servit la cassine. Quand cela fut fait, elle tira la lettre qu’elle avait mise dans son sein, et pria le Père de la traduire.

Inexplicable contradiction du cœur humain ! Cette femme qui, la veille, s’alarmait du sort de son mari, désirait presque maintenant la continuation de ce silence. Que contenait la lettre ? annonçait-elle le retour prochain de René ? jetait-elle quelque lumière sur le secret d’Outougamiz ? dissiperait-elle ou confirmerait-elle les soupçons qui s’étaient élevés contre René ? Assises devant le missionnaire, les deux sœurs, fixant les yeux sur ses lèvres, écoutaient des sons qui n’étaient pas encore produits. Le Père ouvre la lettre, prend sa barbe dans sa main gauche, élève de sa main droite le papier à la hauteur de ses yeux, et parcourt en silence la première page. À mesure qu’il avançait dans la lecture, on voyait l’étonnement se peindre sur son visage. Céluta était comme le prisonnier de guerre assis sur le trépied avant d’être livré aux flammes ; Mila, perdant toute patience, s’écria : « Explique-nous donc le collier ! Est-ce que tu ne le comprends pas ? » Le père traduisit en natchez ce qui suit :

lettre de rené à céluta

« Au désert, la trente-deuxième neige de ma naissance.

« Je comptais vous attendre aux Natchez ; j’ai été obligé de partir subitement, sur un ordre des sachems. J’ignore quelle sera l’issue de mon voyage : il se peut faire que je ne vous revoie plus. J’ai dû vous paraître si bizarre, que je serais fâché de quitter la vie sans m’être justifié auprès de vous.

« J’ai reçu de l’Europe, à mon retour de la Nouvelle-Orléans, une lettre qui m’a appris l’accomplissement de mes destinées ; j’ai raconté mon histoire à Chactas et au père Souël ; la sagesse et la religion doivent seules la connaître.

« Un grand malheur m’a frappé dans ma première jeunesse ; ce malheur m’a fait tel que vous m’avez vu. J’ai été aimé, trop aimé : l’ange qui m’environna de sa tendresse mystérieuse ferma pour jamais, sans les tarir, les sources de mon existence. Tout amour me fit horreur : un modèle de femme était devant moi, dont rien ne pouvait approcher : intérieurement consumé de passions, par un contraste inexplicable je suis demeuré glacé sous la main du malheur.

« Céluta, il y a des existences si rudes, qu’elles semblent accuser la Providence et qu’elles corrigeraient de la manie d’être. Depuis le commencement de ma vie, je n’ai cessé de nourrir des chagrins : j’en portais le germe en moi, comme l’arbre porte le germe de son fruit. Un poison inconnu se mêlait à tous mes sentiments : je me reprochais jusqu’à ces joies nées de la jeunesse, et fugitives comme elle.

« Que fais-je à présent dans le monde, et qu’y faisais-je auparavant ? j’étais toujours seul ; alors même que la victime palpitait encore au pied de l’autel. Elle n’est plus, cette victime ; mais le tombeau ne m’a rien ôté ; il n’est pas plus inexorable pour moi que ne l’était le sanctuaire. Néanmoins je sens que quelque chose de nécessaire à mes jours a disparu. Quand je devrais me réjouir d’une perte qui délivre deux âmes, je pleure ; je demande comme si on me l’avait ravi, ce que je ne devais jamais retrouver ; je désire mourir ; et dans une autre vie, une séparation qui me tue n’en continuera pas moins l’éternité durante.

« L’éternité ! peut-être, dans ma puissance d’aimer, ai-je compris ce mot incompréhensible. Le ciel a su et sait encore, au moment même où ma main agitée trace cette lettre, ce que je pouvais être : les hommes ne m’ont pas connu.

« J’écris assis sous l’arbre du désert, au bord d’un fleuve sans nom, dans la vallée où s’élèvent les mêmes forêts qui la couvrirent lorsque les temps commencèrent. Je suppose, Céluta, que le cœur de René s’ouvre maintenant devant toi : vois-tu le monde extraordinaire qu’il renferme ? Il sort de ce cœur des flammes qui manquent d’aliment, qui dévoreraient la création sans être rassasiées, qui te dévoreraient toi-même. Prends garde femme, de vertu ! recule devant cet abîme : laisse-le dans mon sein ! Père tout-puissant ! tu m’as appelé dans la solitude ; tu m’as dit : René ! René ! qu’as-tu fait de ta sœur ? Suis-je donc Caïn ? »

continuée au lever de l’aurore

« Quelle nuit ai-je passée ! Créateur, je te rends grâces ; j’ai encore des forces ; puisque mes yeux revoient la lumière que tu as faite ! Sans flambeau pour éclairer ma course, j’errais dans les ténèbres ; mes pas, comme intelligents d’eux-mêmes, se frayaient des sentiers à travers les lianes et les buissons. Je cherchais ce qui me fuit ; je pressais le tronc des chênes ; mes bras avaient besoin de serrer quelque chose. J’ai cru, dans mon délire, sentir une écorce aride palpiter contre mon cœur : un degré de chaleur de plus, et j’animais des êtres insensibles. Le sein nu et déchiré, les cheveux trempés de la vapeur de la nuit, je croyais voir une femme qui se jetait dans mes bras ; elle me disait : « Viens échanger des feux avec moi et perdre la vie ! mêlons des voluptés à la mort ! Que la voûte du ciel nous cache en tombant sur nous ! »

« Céluta, vous me prendrez pour un insensé : je n’ai eu qu’un tort envers vous, c’est de vous avoir liée à mon sort. Vous savez si René a résisté et à quel prodige d’amitié il a cru devoir le sacrifice d’une indépendance qui du moins n’était funeste qu’à lui. Une misère bien grande m’a ôté la joie de votre amour et le bonheur d’être père : j’ai vu avec une sorte d’épouvante que ma vie s’allait prolonger au delà de moi. Le sang qui fit battre mon cœur douloureux animera celui de ma fille : je t’aurai transmis, pauvre Amélie, ma tristesse et mes malheurs ! Déjà appelé par la terre, je ne protégerai point les jours de ton enfance ; plus tard, je ne verrai point se développer en toi la douce image de ta mère, mêlée aux charmes de ma sœur et aux grâces de la jeunesse. Ne me regrette pas : dans l’âge des passions j’aurais été un mauvais guide.

« Céluta, je vous recommande particulièrement Amélie : son nom est un nom fatal. Qu’elle ne soit instruite dans aucun art de l’Europe ; que sa mère lui cache l’excès de sa tendresse : il n’est pas bon de s’accoutumer à être trop aimé Qu’on ne parle jamais de moi à ma fille ; elle ne me doit rien : je ne souhaitais pas lui donner la vie.

« Que René reste pour elle un homme inconnu, dont l’étrange destin raconté la fasse rêver sans qu’elle en pénètre la cause : je ne veux être à ses yeux que ce que je suis, un pénible songe.

« Céluta, il y a dans ma cabane des papiers écrits de ma main : c’est l’histoire de mon cœur ; elle n’est bonne à personne, et personne ne la comprendrait : anéantissez ces chimères.

« Retournez sous le toit fraternel ; brûlez celui que j’ai élevé de mes mains ; semez des plantes parmi ses cendres ; rendez à la forêt l’héritage que j’avais envahi. Effacez le sentier qui monte de la rivière à la porte de ma demeure ; je ne veux pas qu’il reste sur la terre la moindre trace de mon passage. Cependant j’ai écrit un nom sur des arbres, dans la profondeur des bois : il serait impossible de le retrouver ; qu’il croisse donc avec le chêne inconnu qui le porte ! Le chasseur indien s’enfuira à la vue de ces caractères gravés par un mauvais génie.

« Donnez mes armes à Outougamiz : que cet homme sublime fasse, en mémoire de moi, un dernier effort : qu’il vive. Chactas me suivra, s’il ne m’a devancé.

« Si enfin, Céluta, je dois mourir, vous pourrez chercher après moi l’union d’une âme plus égale que la mienne. Toutefois ne croyez pas désormais recevoir impunément les caresses d’un autre homme ; ne croyez pas que de faibles embrassements puissent effacer de votre âme ceux de René. Je vous ai tenue sur ma poitrine au milieu du désert, dans les vents de l’orage, lorsque, après vous avoir portée de l’autre côté d’un torrent, j’aurais voulu vous poignarder pour fixer le bonheur dans votre sein et pour me punir de vous avoir donné ce bonheur. C’est toi, Être suprême, source d’amour et de beauté, c’est toi seul qui me créas tel que je suis, et toi seul me peux comprendre. Oh ! que ne me suis-je précipité dans les cataractes, au milieu des ondes écumantes ! je serais rentré dans le sein de la nature avec toute mon énergie. Oui, Céluta, si vous me perdez, vous resterez veuve : qui pourrait vous environner de cette flamme que je porte avec moi, même en n’aimant pas ? Ces solitudes que je rendais brûlantes vous paraîtraient glacées auprès d’un autre époux. Que chercheriez-vous dans les bois et sous les ombrages ? Il n’est plus pour vous d’illusions, d’enivrement, de délire, je t’ai tout ravi en te donnant tout, ou plutôt en ne te donnant rien, car une plaie incurable était au fond de mon âme. Ne crois pas, Céluta, qu’une femme à laquelle on a fait des aveux aussi cruels, pour laquelle on a formé des souhaits aussi odieux que les miens ; ne crois pas que cette femme oublie jamais l’homme qui l’aima de cet amour ou de cette haine extraordinaire.

« Je m’ennuie de la vie ; l’ennui m’a toujours dévoré : ce qui intéresse les autres hommes ne me touche point. Pasteur ou roi, qu’aurais-je fait de ma houlette ou de ma couronne ? Je serais également fatigué de la gloire et du génie, du travail et du loisir, de la prospérité et de l’infortune. En Europe, en Amérique, la société et la nature m’ont lassé. Je suis vertueux sans plaisir : si j’étais criminel, je le serais sans remords. Je voudrais n’être pas né ou être à jamais oublié.

« Que ce soit ici un dernier adieu, ou que je doive vous revoir encore, Céluta, quelque chose me dit que ma destinée s’accomplit ; si ce n’est pas aujourd’hui même, elle n’en sera que plus funeste : René ne peut reculer que vers le malheur. Regardez donc cette lettre comme un testament. »

La lecture était achevée, que Céluta ne relevait point sa tête qui s’était penchée sur son sein : toute la sagacité de Mila n’avait pas suffi pour expliquer le collier : toute la religion du missionnaire n’avait pu pénétrer dans le sens de la lettre, mais le cœur d’une épouse l’avait mieux compris : rien n’est intelligent comme l’amour malheureux. Céluta apprenait qu’elle n’était point aimée ; qu’un lien paternel ne lui avait pas même attaché René ; qu’il y avait, dans l’âme de cet homme, du trouble, presque du remords, et qu’il se repentait d’un malheur comme on se repentirait d’un crime.

Céluta releva lentement son front abattu : « Allons, dit-elle ; mon mari est encore plus infortuné que je ne le supposais ; un méchant esprit l’a persécuté : je dois être son bon génie. »

Le religieux rendit la lettre à l’Indienne en lui disant : « Souffrir est notre partage ; la nouvelle alliance que Jésus-Christ a faite avec les hommes est une alliance de douleur : c’est de son sang qu’il l’a scellée ; je vais prier pour vous. »

Le missionnaire tomba à genoux, et, les mains jointes, il répéta, dans la langue des Natchez, l’oraison dominicale : le calme de cette prière fut une espèce de baume répandu sur une plaie vive. Quand le Père prononça ces mots : Délivrez-nous du mal, les deux femmes sanglotèrent d’attendrissement. Alors le religieux, se relevant avec peine, ramena son froc sur sa tête grise, traversa la cabane d’un pas grave, reprit son bâton à la porte, et alla, aussi rapidement que le lui permettait sa vieillesse, consoler d’autres adversités.

Mila, qui portait toujours Amélie, la rendit à Céluta : celle-ci la reçut en la couvrant de baisers et en fondant en larmes. Mila, qui devinait sa sœur, lui dit : « Tu l’aimeras pour toi, toi qui es sa mère ; moi, je l’aimerai pour son père. »

Mais Mila se sentait aussi un peu découragée. Qui avait donc pu trop aimer René ? Quand on arracherait le guerrier blanc à la mort, que gagnerait-on à cela, puisqu’il ne voulait pas vivre ? Mila ne s’arrêta pas longtemps à ces réflexions, et, revenant à son caractère :

— C’est assez pleurer pour un collier obscur, mal interprété, que nous ne comprenons ni toi, ni moi, ni le père de la barbe. Le danger est à la porte de notre cabane : pourquoi mêler à des peines véritables des peines chimériques ? Entre la réalité du mal et les songes de nos cœurs, nous ne saurions où nous tourner. Occupons-nous du présent, nous penserons une autre fois à l’avenir. Découvrons le secret ; sauvons René, et, quand nous l’aurons sauvé, il faudra bien qu’il s’explique. »

— Tu as raison, dit Céluta ; sauvons mon mari. » Mila prit Amélie dans ses bras ; puis, la rendant encore à sa mère : « Tiens, dit-elle, je désirais avoir un petit guerrier, je n’en veux plus ; garde ta fille : elle te préfère à moi, quand elle pleure ; elle me préfère à toi quand elle rit. Ne dirait-on pas que le collier lui fait aussi verser des larmes ? » Mila sortit pour aller à la découverte du secret.

René avait écrit une autre lettre aux sachems pour leur annoncer que les Illinois ne paraissaient pas encore disposés à recevoir le calumet de paix. Plus heureux dans sa mission, Chactas avait tout obtenu des Anglais de la Géorgie : il se disposait à revenir. Le tuteur du Soleil espérait que le vieillard serait mort avant de revoir sa cabane : on racontait qu’il touchait à sa fin.

La femme-chef, attendant la tête de sa rivale, laissait en apparence Ondouré plus tranquille ; mais elle le surveillait avec toute l’activité de la jalousie. Le sauvage, craignant toujours de se trahir, n’échappait au péril qu’à l’aide de précautions dont il lui tardait de se délivrer.

D’un autre côté, il était difficile que le secret d’une conjuration connue de tant de monde ne transpirât pas au dehors. De temps en temps il s’élevait des bruits dont tout commandant moins prévenu que celui du fort Rosalie eut recherché la source. Le gouverneur général avait écrit à Chépar de ne pas se laisser trop rassurer par la concession des terres. Une lettre d’Adélaïde, adressée à René, s’étant trouvée dans les dépêches, Ondouré, que Febriano instruisait de tout, s’empressa d’annoncer une nouvelle trahison du fils adoptif de Chactas ; mais en même temps, pour achever de tromper le commandant et pour avoir l’air de ne s’occuper que de plaisirs, il ordonna une chasse au buffle de l’autre côté du Meschacebé.

Mila n’eut pas plus tôt appris cette nouvelle qu’elle dit à Céluta : « Il nous faut aller à cette chasse, où se trouveront toutes les matrones ; je veux que le jongleur m’apprenne aujourd’hui même le secret. » Céluta consentit tristement à suivre Mila ; elle doutait du succès de sa jeune amie, qui refusait de dire le moyen dont elle se comptait servir pour faire parler le jongleur.

Le jour de la chasse arrivé, les deux sœurs partirent ensemble : elles marchaient seules hors de la foule, car tout le monde les fuyait comme on fuit les malheureux. On s’embarque dans les canaux ; on traverse le fleuve ; on descend sur l’autre rive ; on entre dans les savanes parsemées d’étangs d’une eau saumâtre, où les buffles viennent lécher le sel.

Divisés en trois bandes, les chasseurs commencent l’attaque : on voyait bondir les buffles au-dessus des grandes forêts de cannes de plus de quinze pieds de hauteur. Mila avait quitté Céluta. Elle s’était attachée aux pas du jongleur, qui prononçait des paroles afin d’amener les victimes sous la lance des guerriers. Un buffle blessé fond tout à coup sur le magicien, qui prend la fuite : le buffle est arrêté par les chasseurs, mais le prêtre continue à s’enfoncer dans les cannes, et, entendant courir derrière lui, il fait encore plus vite : ce n’était pourtant que Mila qui volait sur ses traces comme les colibris volent sur la cime des roseaux. Elle appelle le jongleur ; celui-ci tourne enfin la tête, et, reconnaissant une femme, il se précipite à terre tout haletant.

« Je t’assure, dit Mila en arrivant à lui, que j’ai eu autant de peur que toi. Je te suivais, parce que tu m’aurais sauvée. D’une seule parole tu aurais fait tomber le buffle mort à tes pieds. »

« C’est vrai, dit le jongleur reprenant un air solennel, mais que j’ai soif ! »

Mila portait à son bras une corbeille, dans cette corbeille un flacon et une coupe.

« Le Grand-Esprit m’a bien inspirée, s’écria Mila : j’ai par hasard ici de l’essence de feu. Ah ! bon génie ! si un homme comme toi allait mourir, que deviendraient les Natchez ? »

« Mila, dit le prêtre essuyant son front et se rapprochant de la malicieuse enchanteresse, tu m’as toujours semblé avoir de l’esprit comme une hermine. »

« Et toi, dit Mila versant l’essence de feu dans la coupe, tu m’as toujours paru beau comme le génie qui préside aux chasses, comme le Grand-Lièvre honoré dans les forêts. » Le prêtre vida la coupe.

Les sauvages, passionnés pour les liqueurs de l’Europe, recherchent les fumées de l’ivresse comme les peuples de l’Orient les vapeurs de l’opium. « Je ne t’avais jamais vu de si près, dit Mila remplissant de nouveau la coupe et la présentant à la main vide du jongleur ; que tu es beau ! que tu es beau ! on dit que tu parles tant de langues ! Est-ce que tu entends tout ce que tu dis ? »

Triplement enivré de vin, d’amour et de louanges, le prêtre commençait à faire parler ses yeux. Mila remplit encore la coupe, la porte de sa main droite aux lèvres du jongleur, et, appuyant doucement sa main gauche sur son épaule, semble regarder avec admiration sa victime déjà séduite.

Le lieu était solitaire, les roseaux élevés. « Mila ! » dit le jongleur.

« Que veux-tu ? » dit l’Indienne affectant un air troublé et un peu honteux.

« Approche-toi, » repartit le prêtre. Mila parut se vouloir défendre.

« N’aie pas peur, dit le prêtre, je puis répandre la nuit autour de nous. »

« C’est pour cela que j’ai tant de peur ! répondit Mila ; tu es un si grand magicien ! » Le prêtre, prenant Mila dans ses bras, l’attira sur ses genoux. « Bois donc à ton tour, charmante colombe, » dit-il.

« Moi ! » s’écria Mila. Elle feignit de porter la liqueur à sa bouche, tandis que le prêtre, tournant la coupe, cherchait à boire sur le bord que les lèvres de Mila avaient touché.

Le jongleur commençait à sentir les effets du poison, les objets flottaient devant ses yeux.

« Ne vois-je pas, dit-il à Mila, une grande cabane ? » C’étaient des roseaux agités par le vent.

« Oui, dit Mila, c’est la cabane où les sachems sont rassemblés pour délibérer sur la mort de René. »

« C’est étonnant, repartit le prêtre balbutiant, car ce n’est pas encore si tôt. »

Le cœur de Mila tressaillit ; elle pressa involontairement le jongleur, qui la serra à son tour dans ses bras.

« Pas encore si tôt ? dit Mila, mais c’est… »

« La douzième nuit, pendant la lune des chasses, » dit le prêtre.

« Je croyais, répondit Mila, que c’était la treizième ? »

« Je sais mieux cela que toi, repartit le jongleur ; il y a douze roseaux dans la gerbe : nous en retirons un chaque nuit. »

Des groupes chantaient et dansaient.

— C’est fort bien imaginé, dit Mila ; et René sera tué quand tu retireras le dernier ?

— Oui, dit le prêtre ; et il sera tué le premier de tous.

Le prêtre voulut ravir un baiser à Mila, qui, au lieu de ses lèvres, lui présenta l’essence de feu. « J’aimerais mieux l’autre coupe, » dit le jongleur.

— Mais, reprit Mila, tu dis que René sera tué le premier de tous : on tuera donc d’autres chairs blanches !

— Eh, certainement ! dit le jongleur, riant de la simplicité de Mila ; cela sera d’autant plus admirable, qu’ils seront assemblés comme un troupeau de chevreuils pour regarder les grands jeux.

— Oh ! comme j’y danserai avec toi ! s’écria Mila, appliquant, avec le dégoût de la nature, mais l’exaltation de l’amitié, un baiser sur le front du jongleur ; je n’avais pas entendu parler de ces grands jeux ! J’aime tant les jeux !

— Toutes les nations qui ont juré le secret, dit le jongleur, se rendront aux Natchez. Outougamiz le Simple a juré comme les autres ; nous le forcerons de tuer son René.

Mila se lève, s’arrache aux bras du prêtre, qui tombe, et dont le front va frapper la terre. Cet homme eut une idée confuse de la faute qu’il venait de commettre ; mais, l’ivresse l’emportant, il s’endormit.

Mila cherche Céluta ; elle l’aperçoit seule, assise à l’écart ; elle lui dit : « Tout est découvert ; les blancs seront massacrés aux grands jeux : ton mari périra le premier. »

L’épouse de René est prête à s’évanouir ; son amie la soutient : « Du courage ! dit-elle ; il faut sauver René. Je cours au fort avertir Chépar. Toi, va chercher Outougamiz.

— Arrête, s’écrie Céluta ; qu’as-tu dit ? avertir Chépar ! Malheureuse ! ton pays ! »

Ces mots retentissent dans le cœur de Mila ; immobile, elle fixe ses regards sur sa sœur, puis s’écrie : « Périsse la patrie qui a pu tramer un complot si odieux ! Ce n’est plus qu’un repaire d’assassins. Je cours les dénoncer. »

Céluta frémit : « Mila, dit-elle, songe à ta mère, à ton père, à moi, à Outougamiz. Ne vois-tu pas qu’en prévenant un massacre, tu ne le fais que changer en un meurtre beaucoup plus terrible pour toi ! »

Mila frémit ; elle n’avait pas aperçu cet autre péril ; mais tout à coup : « Je ne m’attendais pas, lorsqu’il s’agissait de la vie de René, que tu serais si calme, que tu balancerais prudemment, comme un sachem, le bien et le mal.

— Femme, reprit Céluta avec émotion, quel que soit ton cœur, tu ne m’apprendras pas à aimer ; mais ne crois pas non plus m’aveugler : je serai maintenant aussi malheureuse que mon frère, et aussi discrète que lui. Je sais mourir de douleur ; je ne sais pas perdre ma patrie.

Mila embrasse Céluta. « Pardonne-moi, dit-elle, je suis trop au-dessous de toi pour te juger. »

Mila raconte à sa sœur comment elle a surpris la foi du jongleur. Céluta blâme doucement son amie : « On ne fait pas impunément ce qui n’est pas bien, lui dit-elle. Quand il n’y aurait que le tourment du secret que tu viens d’apprendre, secret dont tu réponds à présent devant ton pays, ne serais-tu pas déjà assez punie ? »

Mila et Céluta se déterminèrent à aller trouver Outougamiz : elles le rencontrèrent sur le bord du fleuve, loin de la chasse, à laquelle il n’avait pris aucune part. En voyant s’avancer les deux femmes, Outougamiz, pour la première fois, fut tenté de s’éloigner. Que pouvait-il leur dire ? N’était-il pas aussi malheureux qu’elles ? Céluta lui dit en l’abordant : « Ne nous fuis pas ; nous ne te demandons plus rien ; nous connaissons tes malheurs. Mon frère, je ne t’accuse plus ; je t’admire : tu es le génie de la vertu comme celui de l’amitié. » Outougamiz ne comprit pas sa sœur.

— Pleurons tous trois, dit Mila, nous savons tous trois le secret.

— Vous savez le secret ! s’écrie d’une voix formidable le jeune Indien. Qui vous l’a dit ? Ce n’est pas moi ! je n’ai pas menti au Grand Esprit ! je n’ai pas violé le serment des morts ! je n’ai pas tué la patrie ! Et, plein de l’effroi du parjure, il échappe aux bras dans lesquels il eût voulu mourir. Mila vole sur ses pas sans le pouvoir rejoindre. Céluta, abandonnée, se jette dans une pirogue avec des chasseurs qui repassaient le fleuve, et regagne sa cabane.

Un ami qui disparaît au moment d’un grand danger laisse un vide immense : Céluta appelle sa sœur en approchant de sa demeure ; aucune voix ne lui répond : Mila n’était point rentrée sous le toit fraternel. Céluta pénètre dans la cabane ; elle en parcourt les différents réduits, revient à la porte, regarde dans la campagne, et ne voit personne. Accablée de fatigue, elle s’assied près du foyer, tenant sa fille dans ses bras. Là, se livrant à ses pensées, elle est encore moins oppressée par le péril du moment que par le souvenir de la lettre de René. La sœur d’Outougamiz n’était point aimée, elle ne le serait jamais. Et c’était celui qu’elle adorait, celui qu’elle cherchait à sauver aux dépens de ses jours, qui lui avait fait ce barbare aveu ! Céluta se trouvait tout à coup jetée hors de la vie : elle sentait qu’elle s’enfonçait dans une solitude, comme l’être mystérieux qui avait trop aimé René.

Le maukawis chanta le coucher du soleil, le pois parfumé de la Virginie éclata à la première veille de la nuit, la fin de la nuit fut annoncée par le cri de la cigogne, et l’amie de Céluta ne revint pas. L’aube ouvrit les barrières du ciel sans ramener la nymphe, sa compagne fidèle, couronnée de fleurs. Mila paraissait chaque matin comme la plus jeune des Heures ; précédant les pas de l’Aurore, elle semblait lui donner ou tenir d’elle ses charmes et sa fraîcheur.

Quand Céluta vit poindre le jour, ses alarmes augmentèrent : que pouvait être devenue sa sœur ? Une pensée se présente à l’esprit de la fille de Tabamica : en demeurant avec Céluta, Mila n’habitait point sa propre cabane ; la cabane de Mila était celle d’Outougamiz. N’était-il pas possible qu’Outougamiz eût voulu retourner à ses foyers, et que son épouse y fût rentrée avec lui ?

Céluta passa à son cou l’écharpe où était suspendu un léger berceau : elle place dans le berceau cet enfant voyageur, qui souriait par-dessus l’épaule de sa mère. Elle sort, elle arrive bientôt au toit qui lui rappelle de si doux et de si tristes souvenirs : c’était là qu’elle habitait avec Outougamiz, lorsque René la vint visiter ; c’était par la porte entr’ouverte de cette cabane qu’elle avait aperçu l’étranger dans le buisson d’azaléa. Comme le cœur lui battit lorsque le guerrier blanc s’assit auprès d’elle ! Avec quelles délices elle prépara le festin du serment de l’amitié ! qu’ils sont déjà loin ces jours qui virent naître un amour si tendre ! Doux enchantements du cœur, projets d’un bonheur sans terme et sans mesure, qu’êtes-vous devenus ? Cabane qui protégeâtes la jeunesse d’Outougamiz et de Céluta, serez-vous changée comme vos maîtres ? aurez-vous vieilli comme eux ?

Oui, cette cabane n’était plus la même ; depuis longtemps inhabitée, elle était vide et sans génies tutélaires : quelques petits oiseaux y faisaient leurs nids, et l’herbe croissait alentour.

Environnée d’assassins, abandonnée par tous ses amis, livrée sans défense à l’amour impur du tuteur du Soleil, accablée du malheur et de l’indifférence de René, Céluta ne désirait plus qu’une tombe, pour s’y reposer à jamais. Comme elle s’éloignait de la cabane, où elle n’avait trouvé personne, elle aperçut Adario, qui cheminait lentement, traînant ses lambeaux et s’appuyant sur le bras d’Outougamiz ; elle fut frappée de terreur en remarquant que Mila n’était pas avec eux. Le vieillard penchait vers la terre ; le poids du chagrin paternel avait enfin courbé ce front inflexible : Adario n’était plus qu’un mort resté quelques jours parmi les vivants, pour se venger.

Céluta s’avança vers lui. « Te voilà, ma fille, lui dit-il d’une voix pleine d’une douceur inaccoutumée ; j’allais chez toi, mais, puisque nous sommes auprès de la cabane de ton frère, arrêtons-nous là. Le vieux chasseur commence à trouver la course un peu longue ; il se repose partout où il rencontre un abri. »

Touchée du changement du vieillard, et attendrie par sa bonté, Céluta entra, avec son frère et son oncle, dans la cabane déserte. Ils furent obligés de s’asseoir sur le sol humide : « C’est ma couche de tous les jours, dit Adario ; il faut que je m’habitue à la terre. »

Incertain, pour la première fois de sa vie, le sachem avait l’air de rassembler ses pensées, de chercher ses paroles. Outougamiz, se réveillant comme d’un songe, et reconnaissant le lieu où il était, dit en secouant la tête : « Adario, tu n’es pas prudent de m’avoir amené ici : tu veux que je tue René, et c’est ici même que je lui ai juré une amitié éternelle. J’ai juré depuis, il est vrai, que je le tuerais ; mais, dis-moi, auquel des deux serments dois-je être fidèle ? N’est-ce pas au premier ?

— C’est à ta patrie que tu as fait le dernier, répliqua Adario, et tu l’as prononcé sur les os de tes aïeux.

— Sur des ossements apportés par le jongleur, répondit Outougamiz ; mais étaient-ce ceux de mes ancêtres ? J’ai voulu connaître la vérité. Je suis allé cette nuit sur la tombe de mon père ; je me suis couché sur le gazon. j’ai prêté l’oreille ; mon père était dans sa tombe, car je l’entendais creuser avec ses mains pour venir vers moi. La couche de poussière, entre nous deux, n’était pas plus épaisse qu’une feuille de platane. Je sentais mon cœur refroidir à mesure que le cœur du mort s’approchait de ma poitrine ; il me communiquait ses glaces. J’étais calme et heureux : c’était comme le sommeil.

— Insensé ! s’écria Adario, ton amitié t’égare.

— Pour ce mot-là, dit Outougamiz, ne le prononce jamais, Adario ; tu n’entends rien à l’amitié. Si tu voulais appeler encore mon père en témoignage contre moi, tu te tromperais ; car il a reçu mon serment d’amitié dans cette cabane, ainsi que cette femme, que tu ne daignes seulement pas regarder, et qui pleure… Je vois René ; il vient réclamer, en ce lieu même, le serment que je lui ai fait. Le Manitou d’or s’agite sur ma poitrine : non, mon ami ! non, mon frère ! je ne renie point mon serment ! Approche, que je le renouvelle entre tes mains, entre celle de ma sœur : Je te jure…

— Impie ! s’écrie Adario, lui portant une main ridée à la bouche, crains que la terre ne te dévore comme l’onde a englouti Mila.

— Mila ! dirent à la fois le frère et la sœur.

— Oui, Mila, répète Adario d’une voix inspirée : elle a su le secret, et elle a péri ! »

Outougamiz reste pétrifié ; Céluta inonde la terre de ses larmes. Adario, un bras levé entre son neveu et sa nièce, semble encore proférer le mot qui vient de les anéantir : elle a péri !

Outougamiz se lève, prend sa sœur par la main, la contraint de se lever, la regarde quelque temps en silence et lui dit : « Il ne sera plus aimé. René ! le seul cœur qui t’aimât encore, le seul qui te voulût sauver, le seul qui protestât de ton innocence, a cessé de battre ; car ma sœur et moi nous doutons ; nous sommes sans force, nous ne savons nous décider ni pour la patrie ni pour l’amitié. Céluta, j’ai perdu ma femme, tu as perdu ta compagne, celle qui t’a suivie à la cité des blancs, qui t’a soignée dans mon absence, qui t’a soutenue dans l’absence de cet autre que nous allons tuer. Mila morte ! René mort ! sa petite fille va bientôt mourir ! Chactas, qui s’en va aussi ! Céluta, resterons-nous seuls ? »

Céluta ne pouvait répondre. Outougamiz se tourne vers Adario, toujours assis à terre. Il lève son casse-tête, et dit

— Qui a tué Mila ?

— Athaensic, répond froidement Adario : l’esprit de malheur l’a saisie : elle s’est elle-même précipitée dans le fleuve.

— Si je savais, reprit le jeune sauvage les dents serrées, qu’un homme eût porté la main sur Mila, fût-il mon propre père… Et puis j’irais trouver Chépar et me mettre à la tête des chairs blanches.

Adario, se levant indigné, et secouant ses lambeaux :

— J’ai cru, infâme, que tu n’en voulais qu’à mes cheveux blancs ; je te les livrerais avec joie, afin de t’engager à garder le secret, à sauver la patrie. Je me disais : Il lui faut une libation de sang pour satisfaire au premier serment qu’il a fait : qu’il la puise à mes veines ! Mais que l’ombre même de la pensée de trahir ton pays ait pu passer dans ton lâche cœur !… Retire-toi, scélérat ! je te vais livrer aux sachems, qui te voulaient faire périr avec ta sœur lorsqu’ils ont appris l’indiscrétion du prêtre. J’avais juré de votre vertu, je m’étais engagé pour elle ; je venais demander à Céluta le serment du secret : vous êtes deux traîtres, et je vous abandonne.

Adario fait un mouvement pour se retirer ; Céluta l’arrête. « Désespérez de moi, lui dit-elle, mais non pas d’Outougamiz.

— Et pourquoi, dit celui-ci, veux-tu qu’il espère de moi ? Oui, je sauverai mon ami, si l’on ne me prévient par ma mort.

— Allons, dit Adario, épouse fidèle, ami généreux, révélez le secret à René ! livrez ensuite votre pays aux étrangers ; mais, dignes enfants, songez qu’avant cette victoire il faut avoir incendié nos cabanes, il faut avoir égorgé vos proches et vos amis, il faut avoir arraché un à un les cheveux de la tête d’Adario, il faut avoir fait de son crâne la coupe du festin de René. »

Pendant ce discours affreux, Céluta et Outougamiz ressemblaient à deux spectres. Adario s’approcha de sa nièce. « Ma Céluta, lui dit-il, faut-il qu’Adario tombe à tes pieds ? Parle, et tu le verras à tes genoux, celui qui n’a jamais fléchi devant personne. Mon enfant, René doit mourir quelque jour, puisqu’il est homme ; mais ta patrie, si tu le veux, ta patrie peut être immortelle. Ta cousine, ma pauvre fille, n’a-t-elle pas perdu son fils unique, et ne sais-tu pas par quelle main ? N’ai-je pas arraché ma postérité, pour qu’elle ne poussât pas des racines dans une terre esclave ? Regarde-moi, et ose dire qu’il ne m’en a rien coûté ! ose dire que mes entrailles déchirées ne saignent plus, que la plaie que je leur ai faite est guérie ! S’il reste des enfants libres aux Natchez, Céluta, ils te devront leur liberté ; ils te souriront dans les bras de leur mère ; les bénédictions t’accompagneront quand tu traverseras les villages de ta patrie ; les sachems se rangeront avec respect sur ton passage ; ils s’écrieront : « Faites place à Céluta ! » Ces moissons florissantes, c’est toi qui les auras semées ; ces cris de joie et d’amour, c’est toi qui les exciteras. Qu’est-ce que le sacrifice d'une passion que le temps doit éteindre, auprès de ces plaisirs puisés dans la plus grande des vertus ? Peux-tu balancer ? peux-tu consentir à n’être qu’une femme vulgaire dans ta passion, qu’une femme criminelle dans ta conduite quand tu peux te donner en exemple à l’univers ? »

Outougamiz avait écouté dans un sombre silence ; Céluta paraissait suspendue entre la mort et la vie. « Que veux-tu de moi ! dit-elle d’une voix tremblante. — Un serment pareil à celui de ton frère, répond Adario ; jure entre mes mains que tu garderas le secret : que tu ne le révéleras pas au coupable qui le divulguerait, à un homme dont tu ne possèdes pas même l’amour, et qui te trahissait comme la patrie. »

Ces mots entrèrent profondément dans le cœur de Céluta ; mais la noble créature, s’élevant au-dessus de son malheur, répondit : « Pourquoi supposes-tu que je ne possède pas le cœur de mon époux ? crois-tu par là me déterminer à l’immoler à ma tendresse méconnue ? Si René ne m’aime pas c’est que je ne suis pas digne de lui ; c’est une raison de plus de le sauver, et, par mon dévouement, de mériter son amour. »

Elle s’arrête, car ses larmes, qu’elle avait retenues et qui coulaient intérieurement, l’étouffaient : « Adario, reprit-elle, tu es ingrat : René, à la cité des blancs, proposa sa tête pour la tienne…

— Ne crois pas ce mensonge, dit Adario en l’interrompant ; cette scène était arrangée entre nos ennemis pour nous inspirer plus de confiance dans un traître.

— Malheureux René ! s’écria Céluta, quel fatal génie fait méconnaître jusqu’à ta vertu !

— Céluta, dit Adario, le temps s’écoule. Les jeux vont être proclamés ; es-tu amie ou ennemie ? Déclare-toi ; range-toi du côté des blancs, ou jure le secret.

La sœur d’Outougamiz regarde autour d’elle ; elle croit entendre des voix lamentables sortir des bocages de la Mort ; la fille de René gémit dans son berceau. Après quelques moments de silence : « Voici l’arrêt, » dit Céluta. Adario et Outougamiz écoutent…

— Mon frère a pu jurer, parce qu’il ne savait pas à quoi l’engageait son serment : moi, qui connais d’avance les conséquences de ce serment, je serais une femme dénaturée si je le prononçais. Je ne jurerai donc point, mais pour te consoler, Adario, sache que si ma vertu ne me fait garder le secret, tous les serments de la terre seraient inutiles.

En prononçant ces mots, Céluta parut transfigurée et rayonnante : « C’est assez ! » s’écrie Adario, pressant sur son sein la main de cette femme ; « je suis satisfait, les sachems le seront. Tu viens de faire un serment plus redoutable que celui que je te demandais. »

Adario retourne au conseil des sachems, et Outougamiz prête encore au vieillard l’appui de son bras. Céluta reprend le chemin de la cabane de René : son âme était comme un abîme où les chagrins divers roulaient confondus.

La plaie la plus récente devint peu à peu la plus vive ; lorsque l’épouse de René, descendue au fond de son cœur, commença à débrouiller le chaos de ses souffrances, celle que lui causait la perte de Mila se fit cruellement sentir. Céluta se représentait tout ce que valait sa sœur ; quelle inépuisable gaieté avec un cœur profondément sensible ! L’oiseau chantait moins bien que Mila, et elle aimait mieux. Les peines mêmes qu’elle donnait étaient mêlées de plaisir, et elle donnait tant de plaisir sans mélange de peines ! Ces cheveux charmants sont maintenant souillés dans les limons du fleuve ! cette bouche, que l’amour semblait entr’ouvrir, est remplie de sable ! Cette femme qui était tout âme il y a quelques heures, cette femme que la vie animait de toute sa mobilité ; maintenant froide, fixée à jamais dans les bras de la mort ! Qu’elle a été vite oubliée, la tendre amie qui n’existait que pour ses amis ! Sa famille n’y pense déjà plus ; Outougamiz même a été entraîné ailleurs : personne ne rendra les honneurs funèbres à la jeune, à l’innocente, à la courageuse Mila.

Ces réflexions, auxquelles s’abandonnait Céluta en retournant à sa cabane, la firent changer de route ; elle chemina vers le fleuve pour y chercher le corps de son amie. Céluta avait injustement accusé son frère ; Outougamiz n’avait point oublié Mila. Après avoir reconduit Adario, il descendit au rivage du Meschacebé ; il regarda d’abord passer l’eau, et côtoya ensuite le fleuve ; attentif à chaque objet que le courant entraînait, il crut ouïr un murmure : « Est-ce toi, Mila ? dit-il : es-tu maintenant une vague légère, une brise habitante des roseaux ? Te joues-tu, poisson d’or et d’azur, à travers les forêts de corail ? Mobile hirondelle, traces-tu des cercles à la surface du fleuve… ? Sous ta robe de plume, d’écaille ou de cristal, ton cœur aime encore et plaint René. »

Un jeune magnolia, que le Meschacebé avait environné dans sa dernière inondation, fixa longtemps les regards d’Outougamiz : il lui semblait voir Mila debout dans l’onde.

Outougamiz s’assit sur la rive : « Pourquoi, dit-il, Mila, ne me réponds-tu pas, toi qui parlais si bien ? Quand tu pleurais sur René, tes yeux étaient comme deux cercles au fond d’une source ; ton sein, mouillé de larmes, était comme le duvet blanc du jonc, sur lequel le vent a fait jaillir quelques gouttes d’eau. Tu étais tout mon esprit ; à présent, que je suis seul, je ne saurai comment enlever mon ami aux sachems : puis tu étais si sûre de son innocence ! »

Mila, avant de disparaître, avait dit au frère et à la sœur qu’ils cherchaient des moyens extraordinaires de sauver René, tandis qu’il y en avait un tout naturel, auquel ils ne songeaient pas : c’était d’aller au-devant du guerrier blanc, de le retenir loin des Natchez autant de jours qu’il serait nécessaire pour le soustraire au péril. Mila avait ajouté que si René résistait, ils l’attacheraient au pied d’un arbre ; car elle mêlait toujours les raisons de l’enfance aux inspirations de l’amour et aux conseils d’une sagesse prématurée. Outougamiz, au bord du fleuve, se souvint du dernier conseil de Mila. « Tu as raison, » s’écria-t-il. Il jette au loin tout ce qui peut retarder la rapidité de sa course, et, trompant la vigilance des Allouez attachés à ses pas, il vole comme une flèche lancée par la main du chasseur.

À peine avait-il quitté le fleuve, que Céluta parut sur le rivage. Elle s’arrêtait à chaque pas, regardait parmi les roseaux, s’avançait sur la dernière pointe des promontoires, cherchait, comme on cherche un trésor, la dépouille de sa jeune amie ; elle ne trouva rien. « Le Meschacebé est aussi contre nous, » dit-elle ; et elle retourna à sa cabane, épuisée de fatigue et de douleur.

Revenu de son ivresse, le jongleur avait conservé le sentiment confus de son indiscrétion : il courut en faire l’aveu au tuteur du Soleil. Ondouré, après s’être emporté contre le prêtre, se hâta de rassembler le conseil. Il déclara qu’il était très probable que Mila, instruite du secret, l’aurait révélé à Céluta ; il annonça en même temps aux sachems qu’il n’y avait plus rien à craindre de Mila ; car déjà elle n’existait plus. Adario s’opposa à tout arrêt de sang contre sa nièce, et s’engagea à obtenir d’elle un serment qu’elle tiendrait aussi religieusement qu’Outougamiz. Les vieillards cédèrent au désir d’Adario ; il fut pourtant résolu que si le frère et la sœur laissaient échapper la moindre parole, on les immolerait à la sûreté de tous.

On mit aussi en délibération la mort immédiate de René, en cas qu’il revînt avant le jour du massacre ; mais Adario fit remarquer que si l’on frappait ce traître isolément, on alarmerait les blancs ; ses complices, qu’on s’exposerait surtout aux effets du désespoir d’Outougamiz et de Céluta, lorsque ce désespoir pourrait encore nuire à l’exécution générale du complot. On trouva donc plus prudent de laisser les choses telles qu’elles étaient, et de ne faire aucun mouvement.

Il ne manquait aux succès des plans d’Ondouré que la mort de Chactas, et les divers messagers commençaient à apporter la nouvelle de cette perte irréparable. Quant à la profanation de Céluta dans les bras d’un monstre, Ondouré se croyait déjà sûr de sa proie. Ces ressorts si compliqués, ces plans si tortueux, cette double intrigue dans le conseil aux Natchez et dans le conseil au fort Rosalie ; cette trame si laborieusement ourdie et néanmoins si fragile : tout avait été imaginé et conduit par Ondouré, afin de satisfaire une passion criminelle et d’atteindre, par le triomphe de l’amour, au plus haut degré de l’ambition. Mais l’excès de l’orgueil et de la joie fut encore au moment de perdre Ondouré ; il ne put s’empêcher d’aller insulter sa victime. Délivré de la présence de Mila, il osa paraître dans la solitude sacrée de Céluta ; il osa prononcer des paroles de tendresse à la plus misérable des femmes, à celle dont presque tous les malheurs étaient son ouvrage. Ondouré oubliait que la jalousie comptait ses pas, et qu’il pouvait être puni par la passion même, cause première de tous ses crimes.

Or, des hérauts allaient publiant l’ouverture des grands jeux et la durée de ces jeux, qui devait être de douze jours. Tout était en mouvement parmi les Natchez et dans la colonie ; car les Français, avides de plaisirs, même dans les bois, se promettaient d’assister à une fête pour eux si funeste. Le commandant, invité, regardant désormais les Natchez comme les sujets du roi de France, accordait toute sa protection à cette pompe nationale. Il avait reçu plusieurs fois des avis salutaires ; mais Fébriano et les autres créatures d’Ondouré maintenaient Chépar dans son aveuglement ; la fête même contribuait à le rassurer. « Des gens qui conspirent, disait-il, ne jouent pas à la balle et aux osselets. » Il y a un bon sens vulgaire qui perd les hommes communs.

De toutes parts des groupes, joyeusement assemblés, riaient, chantaient et dansaient en attendant l’ouverture des jeux. Les Chicassaws, les Yazous, les Miamis, tous les peuples entrés dans la conspiration, arrivaient au grand village. Là était campée une famille dont les femmes, encore chargées de bagages, déposaient à terre leur fardeau ou suspendaient aux arbres le berceau de leurs enfants. ici des Indiens allumaient le feu de leur camp et préparaient leur repas. Plus loin, des voyageurs lavaient leurs pieds dans un ruisseau ou se délassaient étendus sur l’herbe. Au détour d’un bois paraissait une tribu qui s’avançait, couverte de poussière, dans l’ordre de marche : les oiseaux s’envolaient, les chevreuils s’enfuyaient ou s’arrêtaient curieusement sur les collines, à regarder ce rassemblement d’hommes. Les colons, quittant leurs habitations, venaient jouir des préparatifs des jeux : ils ignoraient quelle couronne était promise aux vainqueurs.

La gerbe de roseaux avait été déposée dans le temple d’Athaensic, sous l’autel de ce génie des vengeances. Un jongleur veillait à sa garde. Le premier roseau devait être retiré par trois sorcières dans la nuit qui suivrait l’ouverture des jeux : partout où des colonies européennes étaient établies, même chose devait s’accomplir.

Un rayon d’espoir se glissait au fond du cœur de Céluta. René n’arrivait pas : encore quatorze jours d’absence, et il échappait à sa destinée. Quelque accident l’aurait-il retenu ? Outougamiz l’aurait-il rencontré ? car Céluta ne doutait point que son frère, qu’on avait vu passer dans les bois, n’eût volé au-devant de son ami. Se laissant aller un moment à ces rêves de bonheur qui nous poursuivent jusqu’au sein de l’infortune, l’Indienne oubliait et les périls de chaque heure, et les torts que pouvait avoir René : elle s’élevait en pensée au séjour des anges, tandis qu’elle était attachée à la terre, semblable au palmier qui réjouit sa tête dans la rosée du ciel, mais dont le pied s’enfonce dans un sable aride.

Les espérances de Céluta auraient été des craintes pour Ondouré, s’il n’avait su que le frère d’Amélie revenait après avoir échoué dans ses négociations, ce qui rendait l’auteur de la guerre avec les Illinois plus suspect que jamais aux Natchez. Ondouré savait encore qu’Outougamiz n’avait point rencontré René : les Allouez envoyés sur les traces du jeune sauvage ne laissaient rien ignorer au tuteur du soleil. Le bruit du prochain retour de René se répandit bientôt au grand village, et, en dissipant la dernière illusion de Céluta, acheva d’accabler cette femme déjà trop malheureuse.

Le jour de l’ouverture des jeux était enfin arrivé. À quelque distance du grand village s’étendait une vallée tout environnée de bois qui croissaient en amphithéâtre sur les collines et qui formaient les entours de cette belle salle bâtie des mains de la nature : là devaient se célébrer les jeux ; le jeu de la balle et ensuite celui des osselets. La fête commença au lever du soleil.

Le grand-prêtre s’avançait à la tête des joueurs : il tenait en main une crosse peinte en bleu, ornée de banderoles, de joncs et de queues d’oiseaux ; des jongleurs, couronnés de lierre, suivaient le grand-prêtre. Venait ensuite Ondouré, conduisant son pupille, le jeune Soleil, âgé de huit ans : la femme chef, le front pâle, accompagnait son fils. Derrière elle, rangés deux à deux, paraissaient les vieillards des Chicassaws, des Yazous et des autres alliés. Une bande nombreuse de musiciens, avec des conques, des fifres et des tambourins, escortait les sachems. Les jeunes guerriers demi-nus, et armés de raquettes, se pressaient pêle-mêle sur les pas de leurs pères. Une foule immense, composée d’enfants, de femmes, de colons, de soldats, de nègres, remplissait les bois de l’amphithéâtre. Chépar lui-même était là, entouré de ses officiers. Toutes les cabanes étaient désertes : la douleur seule était restée au foyer de René.

Les joueurs descendus dans l’arène, le grand-prêtre frappe des mains, et l’hymne des jeux est entonné en chœur. La première acclamation de cinq ou six peuples réunis fut étonnante : Céluta l’entendit sous son toit abandonné ; c’était la voix de la mort appelant le frère d’Amélie.

chœur général

Est-ce l’aile de l’oiseau qui fend l’air ? est-ce la flèche qui siffle à mon oreille ? Non, c’est la balle qui fuit devant la raquette. Ô mon œil, sois attentif à la balle, ou je t’arracherai. Que dirait la raquette, si elle restait veuve de la balle qu’elle aime ?

les jeunes guerriers

Empruntons les pieds du chevreuil pour marier la raquette à la balle.

un prêtre

Les femmes étaient nées d’abord sans la moitié de leurs grâces : un jour, le génie de l’amour jouait à la balle dans les bois du ciel ; la balle va frapper à la poitrine la plus jeune des épouses du génie : le globe se transforme en un double sein, dont la bouche d’un nouveau-né fit éclore le dernier charme.

un guerrier

La balle est un jeu noble et viril ; mais qui pourrait chanter les osselets ? C’est aux osselets que l’on gagne les richesses, c’est aux osselets qu’on obtient une tendre épouse.

les sachems

C’est aux osselets qu’on perd la raison ; c’est aux osselets qu’on vend sa liberté.

les jongleurs

Deux parts ont été faites de nos destinées : l’une bonne, l’autre mauvaise. Le Grand Esprit mit la première dans un osselet blanc, la seconde dans un osselet noir. Chaque homme en naissant, avant qu’il ait les yeux ouverts, prend son osselet dans la main du Grand Esprit.

Les sachems

Qu’importe que l’osselet de notre destinée soit noir ou blanc ? Nous jouons dans la vie assis sur une tombe ; à peine avons-nous tiré notre osselet heureux ou fatal, la Mort, qui marque la partie, nous le redemande.

Les joueurs se séparent en deux bandes ; les Natchez d’un côté, les Chicassaws de l’autre. À un signal donné, le plus adroit des guerriers natchez, placé à son poteau, frappe d’un coup de raquette la balle qui fuit, comme le plomb sort du tube enflammé des chasseurs ; un Chicassaws la reçoit et la renvoie avec la même rapidité. Elle est repoussée vers les Chicassaws, qui la reprennent de nouveau. Un mouvement général commence ; la balle est chassée et rechassée : tantôt elle vole horizontalement, et vous verriez les joueurs se baisser tour à tour comme des épis sous le passage d’une brise ; tantôt elle est lancée au ciel à perte de vue : tous les yeux sont levés pour la découvrir dans les airs, toutes les mains tendues pour la recevoir dans sa chute. Soudain des guerriers se jettent à l’écart, se groupent, s’entremêlent, se déploient, se rassemblent encore ; la balle saute à petits bonds sur leurs raquettes jusqu’au moment où un bras vigoureux, la dégageant du conflit, la reporte au centre de l’arène. Les cris d’espérance ou de crainte, les applaudissements et les risées, le bruit de la course, le sifflement de la balle, les coups de raquette, la voix des marqueurs, les ronflements de la conque, font retentir les bois.

Au milieu de ce bruit et de ce mouvement les âmes étaient diversement occupées ; les Français jouissaient en pleine confiance de ce spectacle, tandis que les conjurés comptaient leurs victimes. Il n’y avait rien de plus affreux que ces plaisirs qui couvraient le massacre de toute une colonie. Que d’hommes ont pris pour un jour de fête celui qui devait leur apporter la mort !

Les jeux furent suspendus pour le festin, servi à l’ombre d’une futaie d’érables, au bord d’un courant d’eau, ils recommencèrent ensuite ; on ne savait de quel côté se déciderait la victoire, dont le prix était réglé à mille peaux de bêtes sauvages. Tout à coup le spectacle est interrompu ; les sachems se lèvent ; la foule se porte vers la colline du nord ; on entend répéter ces mots : « Voici notre père, voici Chactas ! Hélas ! il est mourant ! Outougamiz vient d’annoncer son arrivée. »

En effet, Outougamiz, qui n’avait pas rejoint René, avait rencontré le sachem, que portait une troupe de jeunes Chéroquois. La réputation de Chactas était telle, que le commandant français lui-même suivit la multitude pour aller au-devant du vieillard. La foule poussait des cris d’amour sur le passage de l’homme vénérable, mais les yeux étaient remplis de larmes, car on voyait que Chactas n’avait plus que quelques heures à vivre : son visage toujours serein annonçait l’extrême fatigue et la décrépitude ; sa voix était si faible qu’on avait de la peine à l’entendre. Cependant le sachem répondait avec sa bonté et son calme ordinaires à ceux qui lui adressaient la parole. Un jeune guerrier remarquant que les cheveux argentés du vieillard avaient encore blanchi : « C’est vrai, mon enfant, dit Chactas ; j’ai pris ma parure d’hiver, et je vais m’enfermer dans la caverne. » Un sachem du parti d’Ondouré lui parlait des jeux et de la paix de la patrie ; il répondit « L’eau est paisible au-dessus de la cataracte ; elle n’est troublée qu’au-dessous. »

Outougamiz, qui marchait auprès du lit de feuillage sur lequel les Chéroquois portaient Chactas, passait d’un profond abattement à une incompréhensible joie : « Ah ! disait-il tout bas, c’est ainsi que j’ai vu porter René quand je l’aimais, et que je ne le voulais pas tuer avant que Mila m’eût quitté pour toujours. »

Ces deux noms frappèrent l’oreille de Chactas. « Mon excellent Outougamiz, lui dit-il, tu parles de René et de Mila ; et Céluta, où est-elle ? où sont mes chers enfants, pour que je les embrasse avant de mourir ?

— Chêne protecteur ! s’écria Outougamiz, nous allons tous nous mettre à l’abri sous ton ombre, excepté Mila, qui s’est fait une couche au fond des eaux.

— Héroïque et bon jeune homme, dit Chactas, je crains que le chêne ne soit tombé avant qu’il t’ait pu garantir de l’orage.

Chactas demanda où était Adario ; on lui dit qu’il habitait les forêts.

Ondouré, à ce triomphe de la vertu, éprouvait de mortelles inquiétudes. L’arrivée inattendue et la prolongation de la vie de Chactas semblaient déranger les projets du conspirateur. Il craignait que le sachem ne découvrît ses trames, et qu’un entretien secret d’un moment avec Céluta et Outougamiz ne détruisit l’œuvre de deux années. Désirant séparer le plus tôt possible Outougamiz de Chactas, Ondouré eut l’imprudence de s’avancer jusqu’à la couche du vieillard, pour le supplier de se livrer au repos. Chactas, le reconnaissant à la voix, lui dit :

— Ô le plus faux des hommes ! tu n’as donc pas encore appris à rougir ?

— Courage, Chactas ! s’écria Outougamiz ; tu parles tout comme Mila ! » Ondouré, balbutiant, avait perdu son effronterie accoutumée.

— Mes enfants ! dit Chactas, élevant la voix et s’adressant à la foule qu’il entendait autour de lui, mais qu’il ne voyait pas, voilà un des plus dangereux scélérats que la terre ait produits. C’est notre faiblesse qui fait sa tyrannie ; il y a longtemps que j’ai deviné les secrets de ce traître.

Ces paroles violentes dans la bouche d’un vieillard si modéré et si sage produisirent un effet extraordinaire. Ondouré se crut perdu. Outougamiz encourageait le tumulte : « Allez chercher Céluta, s’écriait-il ; voici que tout est arrangé : René est sauvé ! Je ne le tuerai pas ! Quel dommage que Mila soit morte ! »

Quelques sachems restés fidèles à Chactas, racontaient qu’Ondouré était vraisemblablement le meurtrier du vieux Soleil ; qu’il avait séduit la Femme chef ; qu’il s’était emparé de l’autorité par violence ; qu’il méditait dans ce moment même d’autres forfaits. Les sauvages étrangers paraissaient troublés. Le commandant français commençait à s’étonner de ce mot de complot redit de toutes parts. La destinée d’Ondouré ne semblait plus tenir qu’à un fil, lorsque les prêtres et les sachems du parti du traître répétèrent l’histoire du maléfice jeté par un magicien de la chair blanche sur Outougamiz et sur le vénérable Chactas. Les absurdités religieuses employées précédemment dans des occasions pareilles eurent leur succès accoutumé ; la foule superstitieuse les crut de préférence à la vérité. Chactas fut porté à sa cabane. Chépar retourna au fort, toujours disposé par Febriano à se confier à Ondouré et à soupçonner le frère d’Amélie. Le soleil étant couché, les sauvages remirent au lendemain la continuation des jeux.

Mais l’orage conjuré pour un moment menaçait d’éclater de nouveau. Chactas, à peine déposé dans sa cabane, avait demandé la convocation d’un conseil, désirant s’entretenir avec les sachems avant d’expirer. Il était impossible aux conjurés de se refuser au dernier vœu de l’illustre vieillard sans se rendre suspects et odieux à la nation. Ondouré s’empressa de chercher Adario et de lui parler de Chactas, dont la tête, disait-il, était affaiblie par les approches de la mort. Adario, regardant de travers le sauvage : « Il te convient bien, misérable guerrier, de t’exprimer de la sorte sur le plus grand des sachems et sur l’ami d’Adario ! Ote-toi de devant mes yeux, si tu ne veux que je punisse tes paroles insensées. »

Ces deux vieillards étaient le désespoir d’Ondouré : Chactas ne connaissait point les desseins du scélérat, et les aurait renversés s’il les eût connus ; Adario méprisait le tuteur du Soleil, et l’aurait poignardé s’il avait pu croire que, par le massacre des blancs, il aspirait à la tyrannie. Les sachems s’empressèrent de tenir le conseil dans la cabane de Chactas ; Adario s’y rendit le premier.

Outougamiz était allé trouver sa sœur. Assise à ses foyers solitaires, et descendue dans son propre cœur, Céluta y avait remué, pour ainsi dire, tous ses chagrins ; elle les en avait tirés l’un après l’autre ; sa fille, Mila, Outougamiz, René, s’étaient tour à tour présentés à ses craintes et à ses regrets ; elle n’avait oublié de pleurer que sur elle. Les grandes douleurs abrègent le temps comme les grandes joies ; et les larmes qui coulent avec abondance emportent rapidement les heures dans leur cours. Céluta ignorait l’interruption des jeux, le
Outagamiz et Célita entrèrent dans la cabane de Chactas. retour de son frère et l’arrivée de Chactas. Outougamiz se précipite dans la cabane, et s’écrie :

— Me voici ! le voilà ! Chactas, Chactas lui-même. Je l’ai trouvé au lieu de René ; il est arrivé ! Nous serons tous sauvés ! Ah ! si Mila n’était pas morte ! Elle s’est trop pressée ! Allons ! prends ton manteau et ta fille, allons vite voir Chactas. Il est peut-être mort à présent, mais nous n’en sommes pas moins sauvés.

À ces paroles inintelligibles pour tout autre que pour Céluta, l’Indienne éleva son cœur vers le Grand-Esprit et se hâta de chercher son manteau. Outougamiz lui ordonnait d’aller vite, prétendait l’aider, et ne faisait que retarder ses apprêts. Quand le frère et la sœur sortirent de la cabane, la nuit atteignait le milieu de son cours. Dans ce moment même, les trois vieilles femmes attachées au culte d’Athaënsic entraient dans un temple, et, en présence du chef des prêtres, brûlaient un des roseaux de la gerbe ; on aurait dit des Parques coupant le premier fil de la vie de René.

Outougamiz et Céluta arrivèrent à la cabane de Chactas ; le conseil n’était pas fini, et les Allouez placés alentour les empêchèrent d’approcher. On n’a jamais su ce qui se passa dans ce conseil assemblé au bord du lit funèbre de Chactas et présidé par la vertu mourante. Les gardes les plus voisins de la porte saisirent seulement quelques mots lorsque les voix s’élevaient au milieu d’une discussion animée. Une fois Chactas répondit à Adario :

— Je crois aimer la patrie autant que toi ; mais je l’aime moins que la vertu.

Quelque temps après il dit : « J’ignore ce que vous prétendez ; mais quiconque est obligé de cacher ses actions ne fait rien d’agréable au Grand Esprit. »

On entendit ensuite la Femme Chef discourir d’un ton passionné, sans pouvoir recueillir ses paroles. Chactas dit après elle :

— Vous le voyez, cette femme est en proie aux remords ; elle ne dit pas tout, mais sa conscience lui pèse : pourquoi son complice, l’infâme Ondouré, n’est-il pas ici ?

Sur une observation qu’on lui faisait sans doute, Chactas repartit :

— Je le sais : les jeunes guerriers doivent préférer rer les conseils d’Adario aux miens ; la jeunesse aime les brasiers qui se font sentir à une grande distance et qui la forcent à reculer. Elle dédaigne ces feux mourants dont il se faut approcher pour recueillir une chaleur prête à s’éteindre.

Adario répliqua quelque chose.

— Mon vieil ami, répondit Chactas, nous avons parcouru ensemble un long chemin. Je vous aime et vais vous attendre. Ne calomniez pas René : pardonnez-lui l’excès dans le bien, et ni vous ni moi ne vaudrons mieux que lui.

Ici le trouble parut régner dans le conseil : les sachems parlaient ensemble ; la voix de Chactas ramena le silence ; il disait :

— Qu’entends-je ? il y a eu une assemblée générale des Natchez au rocher du lac ! Mila s’est précipitée dans le fleuve ! René est absent, et on l’accuse sans l’entendre ! Céluta est plongée dans la douleur ! Outougamiz paraît insensé ! Akansie se repent ! Les jeux proclamés semblent cacher quelque résolution funeste. On m’a éloigné, et mon retour jette de la confusion parmi vous !… Grand Esprit, tu me rappelles à toi avant que j’aie pu pénétrer ces mystères ! Que ta volonté soit faite : prends dans ta main puissante ce qui échappe à ma faible main. Adieu, chère patrie ; je dois à mon âme le dernier moment qui me reste. Ici finissent entre moi et les hommes les scènes de la vie. Sachems, vous me donnez mon congé en me cachant vos secrets : je vais apprendre ceux de l’éternité.

Après ces paroles, on n’entendit plus rien. Les sachems sortirent bientôt en silence, les yeux baissés et chargés de pleurs : ainsi de vieux chênes laissent tomber de leurs feuilles flétries les gouttes de rosée qu’y déposa une belle nuit. L’aube blanchissait l’horizon, et la Femme Chef envoya chercher le tuteur du Soleil.

Outougamiz et Céluta entrèrent alors dans la cabane de Chactas. Le vieillard éprouvait dans ce moment une défaillance. Il avait prié, avant son évanouissement, qu’on le portât au pied d’un arbre, et qu’on lui tournât le visage vers l’orient pour mourir. Quand il reprit ses sens, il reconnut à la voix Outougamiz et Céluta, mais il ne leur put parler.

Adario n’était point sorti de la cabane avec les autres sachems ; il y était resté afin de faire exécuter la dernière volonté de son ami. Chactas fut porté sous un tulipier planté au sommet d’un tertre d’où l’on découvrait le fleuve et tout le désert.

L’aurore entrouvrait le ciel ; à mesure que la terre accomplissait sa révolution d’occident en orient, il sortait de dessous l’horizon des zones de pourpre et de rose, magnifiques rubans déroulés de leur cylindre. Du fond des bois s’élevaient des vapeurs matinales ; elles se changeaient en fumée d’or, en atteignant les régions éclairées par la lumière du jour. Les oiseaux-moqueurs chantaient ; les colibris voltigeaient sur la tige des anémones sauvages, tandis que les cigognes montaient au haut des airs pour découvrir le soleil. Les cabanes des Indiens, disposées sur les collines et dans les vallées, se peignaient des rayons du levant : jusqu’aux bocages de la Mort, tout riait dans la solitude.

Outougamiz et Céluta se tenaient à genoux à quelque distance de l’arbre sous lequel le sachem rendait le dernier soupir. Un peu plus loin, Adario, debout, les bras croisés, le vêtement déchiré, le poil hérissé, regardait mourir son ami : Chactas était assis et appuyé contre le tronc du tulipier : la brise se jouait dans sa chevelure blanchie, et le reflet des roses de l’aurore colorait son front pâlissant.

Faisant un dernier effort, le sachem tira de son sein un crucifix que lui avait donné Fénelon. « Atala, dit-il d’une voix ranimée, que je meure dans ta religion ! que j’accomplisse ma promesse au père Aubry ! Je n’ai point été purifié par l’eau sainte ; mais je demande au ciel le baptême de désir. Vertueux chef de la prière, qui remis dans mes mains ce signe de mon salut, viens me chercher aux portes du ciel. Je donnerai peu de peine à la mort ; une partie de son ouvrage est déjà faite : elle n’aura point à clore mes paupières comme celles des autres hommes : je vais au contraire ouvrir à la clarté divine des yeux fermés depuis longtemps à la lumière terrestre. »

Chactas exhala la vertu avec son dernier soupir : l’arbre parfumé des forêts américaines embaume l’air quand le temps ou l’orage l’ont renversé sur son sol natal. Outougamiz et Céluta, ayant vu le sachem s’affaisser, se levèrent, s’approchèrent du tulipier et embrassèrent les pieds déjà glacés du vieillard : ils perdaient en lui leur dernière espérance. Adario s’éloigna sans prononcer un mot, comme le voyageur qui va bientôt rejoindre son compagnon parti quelques heures avant lui.

Les sauvages étaient déjà rassemblés dans la vallée des Bois pour recommencer la partie de balle, lorsque la nouvelle du trépas de Chactas se répandit parmi la foule. On disait de toutes parts : « La gloire des Natchez est éteinte ! Chactas, le grand sachem, n’est plus ! » Les jeux furent interrompus de nouveau ; la douleur était universelle. Quelques tribus indiennes, frappées de ce deuil qui venait se mêler à des fêtes, commencèrent à craindre la colère du ciel ; elles plièrent leurs tentes de peaux, et reprirent le chemin de leur pays.

Tout menaçait de ruine, encore une fois, les desseins d’Ondouré ; ses messagers secrets avaient perdu les traces du frère d’Amélie ; le conseil rassemblé autour de Chactas avait montré de l’hésitation ; la Femme Chef, qui s’était presque dénoncée, ne voulait plus qu’une entrevue avec son complice, pour céder ou pour résister aux remords. Au fort Rosalie, Chépar, malgré son aveuglement, ne se pouvait empêcher de réfléchir sur les avis que lui transmettaient chaque jour le père Souël, le gouverneur général de la Louisiane, et même le capitaine d’Artaguette ; avis que paraissait confirmer la désertion d’un grand nombre de nègres réfugiés dans les bois. Le ciel semblait enfin se déclarer pour l’innocence.

Les plus vieux parents de Chactas vinrent enlever son corps ; la cérémonie funèbre fut fixée au lendemain à la troisième heure du jour. Céluta, comme femme du fils adoptif de Chactas, Outougamiz, comme frère de ce fils absent, furent prévenus qu’ils seraient chargés des fonctions d’usage ; ils reçurent l’ordre de s’y préparer.

Céluta passa sa solitaire journée à déplorer dans sa cabane la nouvelle perte qu’elle venait de faire. Ce retour continuel à un foyer désert, où elle ne trouvait personne pour la consoler, remplissait son imagination de terreur et son âme de tristesse. Où étaient René, Mila, Chactas, ces parents, ces amis, qui la soutenaient autrefois ? Adario n’habitait plus que les lieux sauvages ; Outougamiz, chargé de sa propre douleur, jouissait à peine de sa raison. Dans la foule, aucun signe de pitié et de bienveillance ; partout des visages ennemis ou des sentiments pires que la haine.

René cependant ne paraissait point, bien que son retour fût annoncé ; et, dans cette absence prolongée, Céluta entrevoyait une lueur d’espérance. Le malheur est religieux ; la solitude appelle la prière : Céluta pria donc. Tantôt elle demandait des conseils au Grand Esprit des Indiens, tantôt elle s’adressait au Grand Esprit des blancs ; elle présentait à celui-ci l’innocente Amélie que l’eau du baptême avait rendue chrétienne, et qui pouvait invoquer mieux que sa mère le Dieu de René. Une idée frappe tout à coup Céluta ; elle se lève, elle s’écrie : « Manitou protecteur de René, est-ce toi qui m’inspires ? »

Céluta s’efforce de calmer sa première émotion, afin de mieux réfléchir à son dessein : plus elle l’examine, plus elle le trouve propice ; elle n’attend plus que la nuit pour l’exécuter.

Les ombres régnaient sur la terre ; la lune n’était point dans le ciel ; on distinguait seulement les grandes masses des bois et des rochers qui se dessinaient sur le fond bleu du firmament comme des découpures noires. Céluta sort de sa cabane avec une petite lumière enfoncée dans un nœud de roseau ; elle portait en outre des cordons de lin sauvage et un rouleau d’étoffe de mûrier. Plus légère qu’une ombre, elle vole à la caverne des Reliques, elle y descend sans crainte, elle se pare des débris de la mort, qu’elle attache autour d’elle et sur son front, comme une jeune fille ornerait sa tête et son sein pour plaire dans l’éclat d’une fête. Elle s’enveloppe ensuite du long voile de mûrier blanc, et, sous ce voile, elle cache sa lampe de roseau.

Quittant l’asile funèbre, elle traverse les campagnes, que couvrait un brouillard ; elle dirigeait ses pas vers le temple d’Athaensic, pour dérober la gerbe fatale.

« Si j’enlève la gerbe, s’était-elle dit, les conjurés aux Natchez ne sauront plus à quoi se résoudre ; ils se croiront découverts ; ils se diviseront ; les uns voudront hâter l’exécution du complot, les autres l’abandonner : il faudra envoyer des messagers aux nations qui doivent de leur côté exécuter le massacre, afin de les prévenir de l’accident arrivé aux Natchez. Quelques rumeurs confuses parviendront aux oreilles des Français. Il est impossible que le projet n’avorte pas au milieu de cette confusion. Céluta, tu épargnerais ainsi un crime à ta patrie, ou ; si le meurtre général a lieu, René arrivera quand le coup sera porté : tu auras sauvé ton mari sans avoir révélé le secret, sans avoir menti à la promesse que tu as faite à Adario. »

Le temple d’Athaensic était bâti au milieu d’une cyprière qui lui servait de bois sacré. Les révélations de Mila avaient appris à Céluta que la gerbe de roseau était déposée sous l’autel. Dans l’intérieur du temple, un jongleur, remplacé de deux heures en deux heures par un autre jongleur, veillait au trésor de la vengeance ; au dehors une garde d’Allouez avait ordre de tuer quiconque s’approcherait du fatal édifice. Que ne peut l’amour dans le cœur d’une femme, même lorsqu’elle n’est pas aimée ! C’était cet amour qui avait inspiré à l’épouse de René l’idée d’emprunter la forme d’un fantôme. Intrépides sur le champ de bataille, les sauvages prennent, dans le silence ou le bruit de leurs forêts, la croyance et la frayeur des apparitions. Leurs prêtres mêmes, par une justice divine, éprouvent les terreurs superstitieuses qu’ils emploient pour tromper les hommes.

Arrivée à la cyprière, Céluta, se glissant d’arbre en arbre, se trouve bientôt à quelques pas du temple ; elle entr’ouvre son voile blanc et laisse voir la figure de la mort à l’aide de la petite lampe. Le froissement du linceul qui traînait sur les feuilles parvient à l’oreille des Allouez : ils tournent les yeux du côté du bruit et aperçoivent le spectre. Les armes échappent à leurs mains ; les uns fuient ; les autres, sentant défaillir leurs genoux, ont à peine assez de force pour se traîner dans les buissons voisins.

Céluta marche au temple, ouvre une des portes, se place sur le seuil. Le prêtre gardien était assis à terre ; l’apparition le frappe tout à coup : ses prunelles se dilatent, sa bouche s’entrouvre, sa peau frémit. L’Indienne franchit le seuil ; elle s’avance à pas mesurés, s’arrête, s’avance encore et étend la main d’un squelette sur la tête du jongleur. Celui-ci veut crier et ne peut trouver de voix, une sueur froide inonde son corps, ses dents claquent dans le frisson de la peur. Céluta achève sa victoire, touche d’une main glacée le front du prêtre : la victime tombe évanouie.

La fille de Tabamica est à l’autel ; elle en cherche de toutes parts l’ouverture ; vingt fois elle fait le tour de la pierre sans rien découvrir ; elle essaye de soulever la table sacrée, se baisse, se relève, porte la lampe à tous les points du tabernacle, renverse l’idole ; le dépôt mystérieux échappe à ses perquisitions.

Le temps presse ; les gardes et le jongleur peuvent revenir de leur épouvante. La sœur d’Outougamiz croit entendre des pas et des voix au dehors ; elle adresse des prières à l’Amour et à la Patrie ; elle promet des dons, des offrandes : s’il faut du sang pour celui qu’elle veut épargner, elle offre le sien. Les yeux obscurcis par les larmes du désespoir, l’Indienne tantôt regarde vers la porte du temple, tantôt examine de nouveau l’autel. N’a-t-elle pas senti fléchir une des marches de cet autel ? Son cœur bat ; elle s’agenouille, presse le cèdre obéissant, l’ébranle : la planche fuit horizontalement sous sa main. Joie et terreur ! espérance et crainte ! Céluta plonge son bras nu dans l’ouverture et touche du bout des doigts la gerbe de roseaux.

Mais comment la retirer ? l’ouverture n’est pas assez large, et la planche arrêtée refuse de s’écarter. Il ne reste qu’un seul moyen, c’est de saisir les roseaux un à un : trois fois Céluta plonge son bras dans l’ouverture, trois fois elle ramène quelques roseaux, comme si elle arrachait les jours de René à la destinée ! mais elle ne peut tout enlever ; les roseaux du dessous de la gerbe sont hors de la portée de sa main. La pieuse sacrilège se détermine à fuir avec son larcin : elle avait retiré huit roseaux, il n’en restait plus que trois dans l’habitacle, le douzième ayant été déjà brûlé. Elle sort du temple au moment même où le prêtre revenait de son évanouissement. Bientôt, enfoncée dans l’endroit le plus épais de la cyprière, elle détache son effroyable parure, roule son voile, rend les ossements à la terre, leur demandant pardon d’avoir troublé leur repos éternel. « Dépouille sacrée, leur dit-elle, vous apparteniez peut-être à un infortuné, et vous avez secouru l’infortune ! »

Son succès n’était pas complet, mais du moins Céluta croyait avoir augmenté les chances de salut pour René. Si le massacre était avancé de huit jours, c’étaient huit jours à retrancher du nombre de ceux qui menaçaient la vie du frère d’Amélie. Il n’y avait plus que trois jours de péril : qui sait si l’absence de l’homme menacé ne se prolongerait pas au delà d’un terme désormais si court ? Céluta, rentrée dans sa cabane, jette aux flammes les roseaux, s’approche de sa fille endormie sur un lit de mousse, la regarde à la lumière de cette même lampe qui avait servi à éclairer les ossements des morts. L’enfant s’éveille et sourit à sa mère ; la mère se penche sur l’enfant, le couvre de baisers : elle prenait le sourire de l’innocence pour une approbation de l’enlèvement des roseaux. Céluta n’avait d’autre conseil que cette petite Amélie qui, en venant au monde, n’avait pas réjoui le cœur paternel ; que cette Amélie dont René voulait rester à jamais inconnu. C’était sur un berceau délaissé qu’une femme abandonnée consultait le ciel pour un époux malheureux, et interrogeait l’avenir.

Outougamiz se fait entendre, et paraît sur le seuil de la cabane. Il avait passé le jour précédent et une grande partie de la nuit à explorer les chemins par où son ami pouvait revenir : rien ne s’était présenté à sa vue. Il remarqua quelque chose de plus animé dans les regards de sa sœur. « Tu prends courage, lui dit-il pour assister aux funérailles de notre père. Dépêchons-nous, il est temps de partir. »

Céluta ne crut pas devoir révéler à Outougamiz le larcin qu’elle venait de commettre, ni embarrasser son frère d’un nouveau secret. Elle se hâta de prendre ses habits de deuil. En se rendant de bonne heure au lit funèbre de Chactas, elle espérait éloigner encore les soupçons qui pourraient planer sur elle lorsque la disparition des roseaux serait connue.

Quand le frère et la sœur arrivèrent à la cabane de Chactas, le jour naissait. Les parents allument un grand feu ; on purifie la hutte avec l’eau lustrale ; on revêt le corps du sachem d’une superbe tunique et d’un manteau qui n’avait jamais été porté. Dans la chevelure blanche du vieillard on place une couronne de plumes cramoisies. Céluta et Outougamiz furent chargés de peindre les traits du décédé. Quel triste devoir ! Ils se mirent à genoux des deux côtés du corps étendu sur une natte. Lorsque les deux orphelins vinrent à se pencher sur le visage de leur père, leurs têtes charmantes se touchèrent et formèrent une voûte au-dessus du front de Chactas.

Un sachem, maître de la cérémonie funèbre, donnait les couleurs et en expliquait les allégories : le rouge étendu sur les joues devait être de différentes nuances, selon les morts : l’amour ne se colore pas du même vermillon que la pudeur, et le crime rougit autrement que la vertu. L’azur appliqué aux veines est la couleur du dernier sommeil ; c’est aussi celle de la sérénité. Les pleurs de Céluta effaçaient son ouvrage. Il fallut finir par le terrible baiser d’adieu : les lèvres de l’amitié et de l’amour vinrent toucher ensemble celles de la mort.

Cela étant fait, des matrones donnèrent au vieillard l’attitude que l’enfant a dans le sein de sa mère, ce qui voulait dire que la mort nous rend à la terre, notre première mère, et qu’elle nous enfante en même temps à une autre vie.

Déjà la foule s’assemblait : les congrégations des prêtres, des sachems, des guerriers, des matrones, des jeunes filles, des enfants, arrivaient tour à tour et prenaient leur rang. Les sachems avaient tous un bâton blanc à la main ; leurs têtes étaient nues et leurs cheveux négligés : Adario menait ces vieillards. Les Français et le commandant du fort se joignirent à la pompe funèbre comme ils s’étaient mêlés aux jeux : le cortège, attendant la marche, formait un vaste demi-cercle à la porte de la cabane.

Alors on enleva les écorces de cette cabane du côté qui touchait au cortège, et l’on aperçut Chactas assis sur un lit de parade : derrière lui était couché en travers son cercueil, fait de bois de cèdre et de petits ossements entrelacés. Debout, derrière cette redoutable barrière, se tenait un sachem représentant Chactas lui-même, et qui devait répondre aux harangues qu’on allait lui adresser.

Les deux chiens favoris du mort étaient enchaînés à ses pieds ; on ne les avait point égorgés, selon l’usage, parce que le sachem abhorrait le sang ; d’ailleurs, il n’aurait aucun besoin de ses dogues pour chasser dans le pays des âmes, car il y serait employé, disait la foule, à gouverner les ombres. Le calumet de paix du vieillard reposait pareillement à ses pieds ; à sa gauche on voyait ses armes, honneur de sa jeunesse ; à sa droite, le bâton sur lequel il appuyait ses vieux ans. Comme on est plus touché des vertus du sage que de celles du héros, la vue de ce simple bâton portait l’attendrissement dans tous les cœurs.

Adario commença les discours au nom des sachems ; s’avança à pas lents dans le cercle des spectateurs. Les bras croisés et le visage tourné vers son ami, il lui dit :

— Frère, vous aimâtes la patrie ; frère, vous combattîtes pour elle ; frère vous l’enseignâtes de votre sagesse. Dire ce que vous avez fait est inutile : ennemi de l’oppresseur, vengeur de l’opprimé, tout en vous était indépendance. Votre pied était celui du chevreuil qui ne connaît point de barrière dont il ne puisse franchir la hauteur ; votre bras était un rameau de chêne qui se roidit aux coups de la tempête ; votre voix était la voix du torrent que rien ne peut forcer au silence. Ceux qui ont habité votre cœur savent qu’il était trop grand pour être resserré dans la petite main de la servitude. Quant à votre âme, c’était un souffle de liberté.

Le sachem représentant Chactas répondit de derrière le cercueil :

— Frère, je vous remercie : je fus libre et je le suis encore. Si mon corps vous semble enchaîné, vos yeux vous trompent : il est sans mouvement, mais on ne le peut faire souffrir ; il est donc libre. Quant à mon âme, je garde le secret. Adieu, frère !

— Vous n’avez point parlé de votre amitié mutuelle ! s’écria Outougamiz en se levant, à la grande surprise des spectateurs.

Adario et le sachem représentant Chactas se regardèrent sans répliquer une parole.

Le tuteur du Soleil s’avança pour prononcer un discours au nom des jeunes guerriers : mais un des bras de Chactas, plié de force, s’échappa comme pour repousser Ondouré. Une voix s’élève : « Il est désagréable aux morts, qu’il s’éloigne ! »

Céluta, fille adoptive de Chactas, fut chargée de rattacher le bras du vieillard. Dans sa tunique noire et sa beauté religieuse on l’eût prise pour une de ces femmes qui se consacrent en Europe aux œuvres les plus pénibles de la charité.

Céluta, s’adressant au mort, lui dit : « Mon père, êtes-vous bien ? »

— Oui, ma fille, répliqua le sachem interprète ; si dans le tombeau je me retourne pour me délasser, ma main s’étendra sur toi. »

Le représentant de Chactas répondit aux discours des mères, des veuves, des jeunes filles et des enfants.

Ces harangues extraordinaires finies, les parents poussèrent trois cris ; trois sons des conques funèbres annoncèrent la levée du corps. Les huit sachems les plus âgés, au nombre desquels était Adario, s’avancèrent en exécutant la marche de la mort pour emporter Chactas : ils imitaient le bûcheron, le moissonneur, le chasseur, qui coupe l’arbre, rompt l’épi, perce l’oiseau. Adario dit à Chactas : « Frère, voulez-vous vous coucher ? »

Le truchement de la tombe répondit : « Frère, j’ai besoin de sommeil. »

Alors quatre des huit sachems de la mort formèrent en s’agenouillant un carré étroit ; les autres sachems prennent le lit où reposait le défunt, le posent sur les quatre épaules des sachems à genoux ; ceux-ci se relèvent, et montrent à la foule ce qui n’était plus qu’une idole pour la patrie. Les quatre vieillards libres appuyaient de leurs bâtons, comme avec des arcs-boutants, le lit de Chactas : le cercueil, traîné sur des roues, suivait son maître comme le char vide du triomphateur. On marche aux bocages de la Mort.

La tombe avait été marquée près du ruisseau de la Paix ; la fosse était large et profonde, les parois en étaient tapissées des plus belles pelleteries. Les huit sachems de la mort déposèrent leur frère dans le cercueil, que l’on planta debout à la tête de la fosse ouverte. Le vieillard ainsi placé ressemblait à une statue dans un tabernacle. Les jeux funèbres commencèrent le long d’une vallée verte qui se prolonge à travers les bocages.

Ces jeux s’ouvrirent par la lutte des jeunes filles ; la course des guerriers suivit la lutte, et le combat de l’arc, la course.

À un poteau peint de diverses couleurs était attaché par un pied, au bout d’une longue corde, un écureuil, symbole de la vie chez les sauvages. L’animal agile tournait autour du poteau, descendait, remontait, descendait encore, sautait, courait sur le gazon, puis regagnait le haut du poteau, où il se tenait planté sur les pieds de derrière, en se couvrant de sa queue de soie : c’était le but que la flèche devait atteindre et dont la mobilité fatiguait les regards. Un arc de bois de cyprès était le prix désigné au vainqueur.

Ce prix, ainsi que celui de la course, fut remporté par Outougamiz, qui disait à Céluta : « À qui l’offrirai-je ? Mila est morte, René est absent, et je dois tuer mon ami s’il revient. »

Tandis qu’on était occupé de ces jeux, on vit arriver le grand-prêtre, l’air effaré, le vêtement en désordre, cherchant et demandant partout le tuteur du Soleil ; on le lui montra dans la foule. Il courut à lui, l’entraîna au fond d’un des bocages, d’où il sortit avec lui quelque temps après. Ondouré paraissait ému ; on le vit se pencher à l’oreille d’Adario et parler à plusieurs autres sachems. Le jongleur déclara qu’il avait vu des signes dans le ciel, que les augures n’étaient pas favorables ; qu’il fallait abréger la cérémonie.

On se hâta de faire au trépassé les présents d’usage. Chactas fut descendu dans son dernier asile ; et, tandis qu’on élevait le mont du tombeau, le jongleur entonnait l’hymne de la mort.

le grand-prêtre.

Est-ce un fantôme que j’aperçois, ou n’est-ce rien ? C’est un fantôme ! À moitié sorti d’une tombe fermée, il s’élève de la pierre sépulcrale comme une vapeur. Ses yeux sont le vide, sa bouche est sans langue et sans lèvres ; il est muet, et pourtant il parle ; il respire, et il n’a point d’haleine ; quand il aime, au lieu de donner l’être, il donne le néant. Son cœur ne bat point. Fantôme, laisse-moi vivre !

une jeune fille.

Ma sœur, vois-tu ce petit ruisseau qui se perd tout à coup dans le sable ? Comme il est charmant le long de ses rivages semés de fleurs ! Mais comme il disparaît vite ! Entre son berceau caché sous les aunes et son tombeau sous l’érable, on compte à peine seize pas.

chœur des jeunes filles.

Nous avons vu la jeune Ondoïa : ses lèvres étaient pâles, ses yeux ressemblaient à deux gouttes de rosée troublées par le vent sur une feuille d’azaléa. Nous la vîmes entrouvrir un peu la bouche et rester la tête penchée. Nos mères nous dirent que c’était là mourir, qu’une seule nuit avait ainsi fané la jeune fille. Mère, est-ce qu’il est doux de mourir ?

les jeunes guerriers.

Qu’il est insensé, celui qui s’écrie : « Sauvez-moi de la mort ! » Il devrait plutôt dire : « Sauvez-moi de la vie ! » Ô mort ! que tu es belle au milieu des combats ! que tu nous paraissais éloquente lorsque tu nous parlais de la patrie, en nous montrant la gloire !

les enfants.

Il nous faut un berceau de trois pieds ; notre tombeau n’est pas plus long. Notre mère nous suffit pour nous porter dans ses bras aux bocages de la mort. Nous tomberons de son sein sur le gazon de la tombe, comme une larme du matin tombe de la tige d’un lis parmi l’herbe où elle se perd.

les sachems.

La mort est un bien pour les sages ; lui plaire est leur unique étude ; ils passent toute leur vie à en contempler les charmes. Cet infortuné se roule sur sa couche ; ses yeux sont ardents, jamais ses paupières ne les recouvrent ; son cœur est plein de soupirs : mais tout à coup les soupirs de son cœur s’exhalent ; ses yeux se ferment doucement ; il s’allonge sur sa couche. Qu’est-il arrivé ? La mort. Infortuné, où sont tes douleurs ? »

chœur des prêtres.

La vie est un torrent : ce torrent laisse après lui, en s’écoulant, une ravine plus ou moins profonde, que le temps finit par effacer.

L’hymne de la mort était à peine achevé que la foule se dispersa. Les paroles du grand-prêtre, au milieu de la pompe funèbre, faisaient le sujet de tous les entretiens et l’objet de toutes les inquiétudes. Mais déjà les sachems et les chefs des jeunes gens qui connaissaient le secret étaient convoqués au Rocher du Conseil : le jongleur leur raconte l’apparition du fantôme et la soustraction d’une partie des épis de la gerbe.

Les conjurés pâlissent. Outougamiz se lève ; il s’écrie :

— Vous le voyez, sachems, jamais complot plus impie ne fut formé par des hommes. Le Grand Esprit le désapprouve ; il rappelle de la mort un de nos ancêtres, pour enlever les roseaux sanglants. Le ciel a parlé, abandonnons un projet funeste. Quoi ! ce sont ces hommes que vous avez invités à vos fêtes, qui, aujourd’hui même, ont rendu les derniers honneurs à Chactas, ce sont ces hommes que vous prétendez égorger ! Ils avaient partagé vos plaisirs et vos douleurs, leurs rires et leurs larmes étaient sincères, et vous leur répondiez par de faux sourires et des larmes feintes ! Sachems ! Outougamiz ne sait point savourer le meurtre et le crime ; il n’est point un vieillard, il n’est point un oracle ; mais il vous annonce, par la voix de ce Manitou d’or qu’il porte sur son cœur, qu’un pareil forfait, s’il est exécuté, amènera l’extermination des Natchez et la ruine de la patrie.

Ce discours étonna le conseil : on ne savait où Outougamiz le Simple avait trouvé de telles paroles ; mais, à l’exception de deux ou trois sachems, tous les autres repoussèrent l’opinion généreuse du jeune guerrier. Adario donna des louanges aux sentiments de son neveu ; mais il s’éleva avec force contre les étrangers.

— Cessons, s’écria-t-il, de nous apitoyer sur le sort des blancs ! À entendre Outougamiz, ne dirait-on pas que notre pays est libre ; que nous cultivons en paix nos champs ? Qu’est-il donc arrivé ? quel heureux soleil a tout à coup brillé sur nos destinées ? J’en appelle à tous les guerriers ici présents, ne sommes-nous pas dépouillés et plus opprimés que jamais ? Il suffirait donc que ces étrangers qui ont tué mon fils, qui ont massacré la vieille compagne de mes jours, qui ont réduit ma fille au dernier degré de misère ; il suffirait que ces étrangers vinssent se promener au milieu de nos fêtes, pour qu’Adario oubliât ce qu’il a perdu, pour qu’il renonçât à une vengeance légitime, pour qu’il consentît à la servitude de sa patrie, pour qu’il trompât tant de nations associées à notre cause, et dont l’indépendance a été confiée à nos mains ! Puisse la terre dévorer les Natchez avant qu’ils se rendent coupables d’une telle lâcheté, d’un aussi abominable parjure !

Adario fut interrompu par les acclamations les plus vives et par le cri répété de mort aux blancs !'

Aussitôt que le vieillard se put faire entendre de nouveau, il reprit la parole :

— Sachems, abandonner l’entreprise est impossible ; mais exécuterons-nous notre dessein le jour où le dernier des trois roseaux qui restent sera brûlé ? attendrons-nous le jour qui avait été marqué avant l’enlèvement des huit roseaux ? Sachems, prononcez.

Une violente agitation se manifesta dans l’Assemblée : les uns demandaient que le massacre eût lieu aussitôt que les roseaux restants seraient brûlés ; ils prétendaient que telle était la volonté des génies, puisqu’ils avaient permis qu’une partie de la gerbe fût ravie sous l’autel ; les autres insistaient pour qu’on ne frappât le grand coup qu’à l’expiration du terme primitivement fixé.

— Quelle folie, s’écriait le chef des Chicassaws, d’entreprendre la destruction de vos ennemis avant que toutes les chairs rouges soient arrivées ! Il nous manque encore cinq tribus des plus puissantes. D’ailleurs, ne ferons-nous pas avorter le dessein général en commençant trop tôt ? Si le plan est exécuté ici huit jours avant qu’il le soit ailleurs, n’est-il pas certain que les autres colonies de nos oppresseurs échapperont à la vengeance commune, et que, bientôt réunies, elles viendront nous exterminer ? Pour attaquer nos ennemis dans trois jours, il faudrait pouvoir prévenir de cette nouvelle résolution les divers peuples conjurés : or, trois jours suffisent-ils aux plus rapides messagers pour se rendre chez tous ces peuples ?

Ondouré appuya l’opinion des Chicassaws : René n’était pas arrivé ; le serait-il dans trois jours, et, si l’on précipitait le massacre, n’y pourrait-il pas échapper ? Le tuteur du Soleil rejeta avec mépris l’idée que le Grand Esprit avait envoyé un mort dérober les roseaux du temple ; il accusa de lâcheté les gardiens, et déclara que bientôt il connaîtrait le prétendu fantôme.

Le jongleur repoussa vivement cette attaque : soit qu’il crut ou ne crût pas au fantôme, il lui importait de défendre son art et de soutenir l’honneur des prêtres. Les Yazous, les Miamis et une partie des Natchez combattirent à leur tour l’avis des Chicassaws et d’Ondouré. Tous les guerriers parlaient à la fois ; des contradictions on en vint aux insultes : les conjurés se levaient, se rasseyaient, criaient, se saisissaient les uns les autres par le manteau, se menaçaient du geste, des regards et de la voix ; enfin, un sachem yazou, renommé parmi les sauvages, parvint à se faire écouter : il combattit l’avis des Chicassaws.

Il soutint d’abord qu’il était possible qu’avant l’enlèvement d’une partie de la gerbe, il y eût déjà erreur ou dans le nombre des roseaux aux Natchez, ou dans celui des roseaux placés chez les autres nations ; qu’ainsi rien ne prouvait que la vengeance put être exécutée partout le même jour. Ensuite il ajouta que la disparition des huit roseaux dans le temple des Natchez était certainement un effet de la volonté des génies ; que cette même volonté aurait aussi retiré le même nombre de roseaux chez tous les peuples conjurés, et que, par conséquent, l’extermination aurait lieu partout le même jour. À ces raisons politiques et religieuses, le chef des Yazous joignit une raison d’intérêt, qui, faisant varier les Chicassaws, fixa l’opinion du conseil :

— Des pirogues chargées de grandes richesses pour les blancs du haut fleuve, se sont, dit le sachem, arrêtées au fort Rosalie ; elles n’y resteront que quelques jours : si nous exterminons les Français avant le départ de ces pirogues, nous nous emparerons de ce trésor.

Les Chicassaws, dont la cupidité était connue de tous les Indiens, feignirent d’être convaincus par l’éloquence du Yazou ; ils ne l’étaient que par leur avarice : ils revinrent à l’avis d’exécuter le plan arrêté dans la nuit où serait brûlé le dernier des trois roseaux restés sous l’autel. L’immense majorité du conseil adopta cette résolution.

On convint de continuer les grands jeux, comme si Chactas n’était pas mort et comme si le jour de l’exécution n’était pas avancé. On convint encore de n’instruire les jeunes guerriers que quelques heures avant le massacre.

Ces délibérations prises, l’assemblée se sépara : Outougamiz sortit du conseil avec une espèce de joie. En traversant les forêts, au milieu de la nuit, pour retourner à la cabane de Céluta, il se disait : « Si René n’arrive pas dans trois jours, il est sauvé ! » Mais bientôt il vint à penser que si René revenait avant l’expiration de ces trois jours, l’heure de sa mort serait considérablement avancée et que l’on aurait huit jours de moins pour profiter des chances favorables.

Le jeune sauvage se mit alors à compter le peu de moments que le frère d’Amélie avait peut-être à passer sur la terre. La nouvelle détermination du conseil avait forcé ses idées de se fixer sur un objet affreux ; elle avait ravivé ses blessures ; elle avait fait sortir son âme de l’engourdissement de la douleur. Le désespoir d’Outougamiz lui arracha des cris épouvantables ; les échos répétèrent ses cris, et les Natchez qui les entendirent crurent ouïr le dernier soupir de la patrie.

Céluta reconnut la voix de son frère ; elle sort précipitamment de son foyer, elle court dans les bois, elle appelle l’ami de René, elle le suit au cri de sa douleur.

— Qui m’appelle ? » dit Outougamiz.

— C’est ta sœur, répond Céluta.

— Céluta ! dit Outougamiz, s’approchant d’elle ; si c’est toi, Céluta, oh ! que tu es malheureuse !

— René est-il mort ? s’écria Céluta en arrivant à son frère.

— Non, repartit Outougamiz, mais l’heure de sa mort est avancée. C’est dans trois jours le jour fatal ! Dans trois jours c’en est fait de René, de moi, de toi, de toute la terre.

À peine avait-il prononcé ces mots, que Céluta, d’une voix extraordinaire et étouffée, murmura ces mots : « C’est moi qui le tue ! »

Par les paroles de son frère, Céluta avait tout à coup compris l’autre conséquence de l’anticipation du jour du massacre. En effet, si René, au lieu de prolonger son absence, reparaissait tout à coup aux Natchez, c’était sa femme alors qui, au lieu de le sauver par l’enlèvement des roseaux aurait précipité sa perte. Longtemps, Céluta, affaissée par la douleur, fit de vains efforts pour parler ; enfin, la voix s’échappant en sanglots du fond de sa poitrine :

— C’est moi qui ai dérobé les roseaux !

— Malheureuse ! s’écrie son frère, c’est toi !… toi sacrilège, parjure, homicide !

— Oui, reprit Céluta désespérée, c’est moi, moi qui ai tout fait ! punis-moi ; dérobe-moi pour jamais à la lumière du jour ; rends-moi ce service fraternel. Les tourments de ma vie sont maintenant au-dessus de mon courage.

Outougamiz, anéanti, s’appuyait contre le tronc d’un arbre : il ne parlait plus, sa douleur le submergeait. Il rompit enfin le silence :

— Ma sœur, dit-il, vous êtes très-malheureuse ! très-malheureuse ! plus malheureuse que moi !

Céluta restait muette comme le rocher. Outougamiz reprit : « Vous êtes obligée en conscience, d’être une seconde fois parjure, de révéler le secret à René : ce secret est maintenant le vôtre, c’est vous qui assassinez mon ami ; mais je dois aussi vous dire une chose, c’est que moi me voilà forcé d’avertir les sachems : vous ne voulez pas que je sois votre complice, que je trahisse mon serment.

Et plus rapides que la chute du fleuve,
elles accomplirent leur destinée.

Outougamiz s’arrêta un moment après ces mots puis ajouta : « Oui, c’est là notre devoir à tous deux : dites le secret à René, quand René reviendra ; moi je dirai votre secret aux sachems. Si mon ami a le temps de se sauver, ma joie sera comme celle du ciel ; mais soyez prompte, car il faut que je révèle ce que vous allez faire. »

Le simple et sublime jeune homme s’éloigna. Ondouré était revenu du conseil l’esprit agité : la majorité de l’assemblée s’était prononcée contre son opinion. Le crime perdait aux yeux de cet homme la plus grande partie de son charme, si René n’était enveloppé dans le massacre et si Céluta n’était le prix du forfait. Il résolut de se rendre à la demeure de cette femme, que tout semblait abandonner jusqu’à Outougamiz lui-même. Peut-être Céluta avait-elle reçu quelques nouvelles de René ; peut-être était-ce cette épouse ingénieuse et fidèle qui avait dérobé les roseaux du temple : il importait au tuteur du Soleil de s’éclairer sur ces deux points.

Il arriva à la cabane de Céluta au moment où la sœur d’Outougamiz venait d’en sortir, attirée au dehors par les cris de son frère. L’intérieur de la hutte était à peine éclairé par une lampe suspendue au foyer. Ondouré visita tous les coins de cet asile de la douleur ; il ne trouva personne, excepté la fille de René, qui dormait dans un berceau, auprès du lit de sa mère, et qu’il fut tenté de plonger dans un éternel sommeil.

La couche de la veuve et de l’enfant, au lieu d’appeler dans le cœur du monstre la pitié et le remords, n’y réveilla que les feux de l’amour et de la jalousie. Ondouré sentit une flamme rapide courir dans la moelle de ses os : ses yeux se chargèrent de voluptés, ses sens s’embrasèrent : l’obscurité, la solitude et le silence sollicitaient le désir. Ondouré se précipite sur la couche pudique de Céluta et lui prodigue les embrassements et les caresses ; il y cherche l’empreinte des grâces d’une femme ; il y colle ses lèvres avides et couvre de baisers ardents les plis du voile qui avaient pu toucher ou la bouche ou le sein de la beauté. Dans sa frénésie, il jure qu’il périra ou qu’il obtiendra la réalité des plaisirs dont la seule image allume le désir des passions dans son âme. Mais Céluta, qui pleure au fond des bois avec son frère ne reparaît pas, et Ondouré, dont tous les moments sont comptés, est obligé de quitter la cabane.

Une femme, ou plutôt un spectre, s’avance vers lui : à peine eut-il quitté le toit souillé de sa présence, qu’il se trouve face à face d’Akansie.

— J’ai trop longtemps, dit la mère du jeune soleil, j’ai trop longtemps supporté mes tourments. Lorsque après avoir appris ta visite à ma rivale, je t’ai ordonné de comparaître devant moi, tu ne m’as pas obéi. Je te retrouve sortant encore de ce lieu, où tes pas et les miens sont enchaînés par Athaensic : misérable ! je ne t’adresse plus de reproches : l’amour s’éteint dans mon cœur ; tu es au-dessous du mépris ; mais j’ai des crimes à expier, une vengeance à satisfaire. Je t’en ai prévenu, je vais me dénoncer aux sachems et te dénoncer avec moi : tes complots, tes forfaits, les miens, vont être révélés ; justice sera faite pour tous. »

Ondouré fut d’autant plus effrayé de ces paroles, qu’à la lumière du jour naissant il n’aperçut point sur le visage d’Akansie cette langueur qui lui apprenait autrefois combien la femme jalouse était encore amante ; il n’y avait que sécheresse et désespoir dans l’expression des traits d’Akansie. Ondouré prend aussitôt son parti.

Non loin de la cabane de Céluta était un marais, repaire impur des serpents Ondouré affecte un violent repentir ; il feint d’adorer celle qu’il n’a jamais aimée ; il l’entoure de ses bras suppliants, la conjure de l’écouter Akansie se débat entre les bras du scélérat, l’accable de ces reproches que la passion trahie, que le mépris longtemps contenu, savent si bien trouver : « Si vous ne voulez pas m’entendre, s’écrie le tuteur du soleil, je vais me donner la mort. »

Akansie était bien criminelle, mais elle avait tant aimé ! il lui restait de cet amour une certaine complaisance involontaire ; elle se laisse entraîner vers le marais, prêtant l’oreille à des excuses qui ne la trompaient plus, mais qui la charmaient encore. Ondouré, toujours se justifiant, et toujours marchant avec sa victime, la conduit dans un lieu écarté. Il affecte le langage de la passion : que son amante offensée daigne seulement lui sourire, et il va passer à ses pieds une vie de reconnaissance et d’adoration ! Akansie sent expirer sa colère ; Ondouré, feignant un transport d’amour, se prosterne devant son idole.

Akansie se trouvait alors sur une étroite levée qui la séparait des eaux stagnantes, où une multitude de serpents à sonnettes se jouaient avec leurs petits aux derniers feux de l’automne. Ondouré embrasse les pieds d’Akansie, les attire à lui ; l’infortunée tombe en arrière et roule dans l’onde empoisonnée ; elle y plonge de tout son poids. Les reptiles, dont le venin augmente de subtilité quand ils ont une famille à défendre, font entendre le bruit de la mort ; s’élançant tous à la fois, ils frappent de leur tête aplatie et de leur dent creuse l’ennemie qui vient troubler leurs ébats maternels.

La joie du crime rayonna sur le front d’Ondouré. Akansie luttant contre un double trépas, au milieu des serpents et de l’onde, s’écriait : « Je l’ai bien mérité ! homme affreux ! couronne tes forfaits ; va immoler tes dernières victimes, mais sache que ton heure est aussi arrivée. »

« Eh bien ! répondit l’infâme, jetant le masque, oui, c’est moi qui te tue, parce que tu me voulais trahir. Meurs, tous mes forfaits sont les tiens. Je brave tes menaces ! désormais il n’est plus de rémission pour moi, mon dernier soupir sera pour un nouveau crime et pour un amour qui fait ton supplice. Tu n’auras pas la tête de Céluta, mais je lui prodiguerai les baisers que tu m’as permis de donner à cette tête charmante ! »

Ondouré, mugissant comme s’il eût déjà habité l’enfer, abandonne la femme qui lui avait fait tous les sacrifices.

Dieu fit sentir à l’instant même à ce réprouvé un avant-goût des vengeances éternelles. Quelques chasseurs se montrèrent sur la levée ; ils avaient reconnu le tuteur du soleil et s’avançaient rapidement vers lui. Akansie flottait encore sur les eaux ; il était impossible de la dérober à la vue des chasseurs ; ils allaient s’empresser de la secourir : ne pouvait-elle pas conserver assez de vie pour parler quand elle serait déposée sur le rivage ? L’effroi d’Ondouré glaça un moment son cœur, mais il revint bientôt à lui, et se montra digne de son crime. Le moyen de tromper qu’il prit n’était complètement sûr, mais il était le seul qui lui restât à prendre ; il l’aurait du moins opposé à une accusation d’assassinat. Ondouré appelle donc les guerriers avec tous les signes du plus violent désespoir : « A moi, s’écriait-il, aidez-moi à sauver la femme-chef, qui vient de tomber dans cet abîme ; » et feignant de secourir Akansie, il essayait de lui plonger la tête dans l’eau.

Les chasseurs se précipitent, écartent les serpents avec des branches de tamarin, et retirent du marais la mère du jeune soleil.

Elle ne donna dans le premier moment aucun signe de vie, mais bientôt quelques mouvements se manifestèrent, ses yeux s’ouvrirent, son regard fixe tomba sur Ondouré, qui recula de trois pas comme sous l’œil du Dieu vengeur.

Des cris étouffés, qui ressemblaient au râle de la mort, s’échappèrent peu à peu du sein d’Akansie. Elle s’agite et rampe sur la terre ; on eût dit des reptiles qui l’avaient frappée. Sa peau, par l’effet ordinaire de la morsure du serpent à sonnettes, était marquée de taches noires, vertes et jaunes ; une teinte livide et luisante couvre ces taches, comme le vernis couvre un tableau. Les doigts de la femme coupable étaient crevés ; une écume impure sortait de sa bouche : les chasseurs contemplaient avec horreur le vice châtié de la main du Grand-Esprit.

Céluta, qui revenait des bois voisins et qui regagnait sa cabane par la levée du marais, fut un nouveau témoin envoyé du ciel à cette scène. À l’aspect de la femme punie, elle fut saisie d’une pitié profonde, et lui prodigua des soins et des secours. Akansie, reconnaissant la généreuse Indienne, fit des efforts extraordinaires pour parler ; mais sa langue enflée ne laissait sortir de sa bouche que des sons inarticulés. Lorsqu’elle s’aperçut qu’elle ne se pouvait faire entendre, le désespoir s’empara d’elle ; elle se roula sur la terre, qu’elle mordait dans les convulsions de la mort.

« Grand-Esprit, s’écria Céluta, accepte le repentir de cette pauvre femme ! pardonne-lui comme je lui pardonne, si jamais elle m’a offensée ! »

À cette prière, des espèces de larmes voulurent couler des yeux d’Akansie ; il se répandit sur son front une sérénité qui l’aurait embellie si quelque chose avait pu effacer l’horreur de ses traits. Ses lèvres ébauchèrent un sourire d’admiration et de gratitude : elle expira sans douleur, mais en emportant le fatal secret. Ondouré, délivré de ses craintes, remercia intérieurement le ciel, épouvanté de sa reconnaissance. Céluta, reprenant le chemin de sa retraite, disait au soleil qui se levait : « Soleil, tu viens de voir en deux matins la mort de Chactas et celle d’Akansie ; rends la mienne semblable à la première. »

Ondouré fit avertir les parents de la femme-chef d’enlever le corps d’Akansie. Afin de ne pas effrayer l’imagination des conjurés par le spectacle d’une seconde pompe funèbre, les sachems décidèrent que les funérailles (qui ne devaient jamais être célébrées) n’auraient lieu qu’après le massacre.

Devenu plus puissant que jamais par la mort de la femme-chef, le tuteur du soleil, ne se souvenant ni d’avoir été aimé d’Akansie ni de l’avoir assassinée, se rendit à la vallée des Bois. Les jeux avaient recommencé : Outougamiz, par ordre des vieillards, s’était venu mêler à ces jeux. Quelques moments de réflexion lui avaient suffi pour le tranquilliser sur le pieux larcin de sa sœur ; il lui semblait moins nécessaire d’en instruire immédiatement le conseil, puisque René n’était pas arrivé et que Céluta ne pouvait confier le secret à René absent. En supposant même le retour du frère d’Amélie, Outougamiz avait une telle confiance dans la vertu de Céluta, qu’il était sûr qu’elle se tairait, même après avoir rendu le secret plus fatal. Enfin, quand Outougamiz se hâterait de tout apprendre aux sachems, les sachems feraient peut-être mourir Céluta sans utilité pour personne, car le massacre n’en aurait pas moins lieu. Et qui pouvait dire s’il était bon ou mauvais que le jour de ce massacre fût retardé ou avancé pour le destin du guerrier blanc ?

Telles étaient les réflexions d’Outougamiz. Le frère et la sœur comptaient maintenant chaque heure écoulée ; ils regardaient si le soleil baissait à l’horizon, si l’éphémère, qui sort des eaux à l’approche du soir, commençait à voler dans les prairies ; ils se disaient : « Encore un moment passé, et René n’est pas revenu ! » Nos illusions sont sans terme ; détrompés mille fois par l’amertume du calice, nous y reportons sans cesse nos lèvres avides.

Les ennemis s’étant refusés à recevoir le calumet de paix, René avait renvoyé les guerriers porteurs des présents pour les Illinois, et il revenait seul aux Natchez. Accablé du passé, n’espérant rien de l’avenir, insensible à tout, hors à la raison de Chactas, à l’amitié d’Outougamiz et à la vertu de Céluta, il ne soupçonnait pas qu’on en voulut à sa vie ; ses ennemis étaient loin de savoir à leur tour à quel point il y tenait peu. Les Natchez l’accusaient de crimes imaginaires ; ils l’avaient condamné pour ces crimes, et il ne pensait pas plus aux Natchez qu’au reste du monde ; ses idées comme ses désirs habitaient une région inconnue.

Un jour, dans la longue route qu’il avait à parcourir, il arriva à une grande prairie dépouillée d’arbres ; on n’y voyait qu’une vieille épine couverte de fleurs tardives, qui croissait sur le bord d’un chemin indien. Le soleil approchait de son couchant lorsque le frère d’Amélie parvint à cette épine. Résolu de passer la nuit dans ce lieu, il aperçut un gazon sur lequel étaient déposées des gerbes de maïs ; il reconnut la tombe d’un enfant et les présents maternels. Remerciant la Providence de l’avoir appelé au festin des morts, il s’assit entre deux grosses racines de l’épine, qui se tordaient au-dessus de la terre. La brise du soir soufflait par intervalles dans le feuillage de l’arbre ; elle en détachait les fleurs, et ces fleurs tombaient sur la tête de René en pluie argentée. Après avoir pris son repas, le voyageur s’endormit au chant du grillon.

La mère, qui avait couché l’enfant sous l’herbe au bord du chemin, vint à minuit apporter des dons nouveaux et humecter de son lait le gazon de la tombe. Elle crut distinguer une espèce d’ombre ou de fantôme étendu sur la terre ; la frayeur la saisit, mais l’amour maternel, plus fort que la frayeur, l’empêche de reculer. S’avançant à pas silencieux vers l’objet inconnu, elle vit un jeune blanc qui dormait la face tournée vers les étoiles, un bras jeté sur sa tête. L’Indienne se glisse à genoux jusqu’au chevet de l’étranger qu’elle prenait pour une divinité propice. Quelques insectes voltigeant autour du front de René, elle les chassait doucement, dans la crainte de réveiller l’esprit et dans la crainte aussi d’éloigner l’âme de l’enfant, qui pouvait errer autour du bon génie. La rosée descendait avec abondance : la mère étendit son voile sur ses deux bras, et le soutint ainsi au-dessus de la tête de René : « Tu réchauffes mon enfant, disait-elle en elle-même, il est juste que je te fasse un abri. »

Quelques sons confus et bientôt quelques paroles distinctes échappent aux lèvres du frère d’Amélie ; il rêvait de sa sœur : les mots qu’il laissait tomber étaient tour à tour prononcés dans sa langue maternelle et dans la langue des sauvages. L’Indienne voulut profiter de cet oracle ; elle répondait à René à mesure qu’il murmurait quelque chose. Il s’établit entre elle et lui un dialogue :

« Pourquoi m’as-tu quitté ? » dit René en natchez.

« Qui ? » demanda l’Indienne.

René ne répondit point.

« Je l’aime, » dit le frère d’Amélie un moment après.

« Qui ? » dit encore l’Indienne.

« La mort, » repartit René en français.

Après un assez long silence, René dit : « Est-ce là le corps que je portais ? » Et il ajouta d’une voix plus élevée : « Les voici tous : Amélie, Céluta, Mila, Outougamiz, Chactas, d’Artaguette ! »

René poussa un soupir, se tourna du côté du cœur et ne parla plus. Le bruit que l’Indienne fit malgré elle, en se voulant retirer, réveilla le frère d’Amélie. Il fut d’abord étonné de voir une femme à ses côtés, mais il comprit bientôt que c’était la mère de l’enfant dont il foulait le tombeau. Il lui imposa les mains, poussa les trois cris de douleur, et lui dit : « Pardonne-moi, j’ai mangé une partie de la nourriture de ton fils ; mais j’étais voyageur, et j’avais faim ; ton fils m’a donné l’hospitalité. »

« Et moi, dit l’Indienne, je croyais que tu étais un génie, et je t’ai interrogé pendant ton sommeil. »

« Que t’ai-je dit ? » demanda René. « Rien, » repartit l’Indienne.

René s’était égaré : il s’enquit du chemin qu’il devait suivre : « Tu tournes le dos aux Natchez, répondit la femme sauvage ; en continuant à marcher vers le nord, tu n’y arriveras jamais ! » Destinée de l’homme ! si René n’eût point rencontré cette femme, il se fût éloigné de plus en plus du lieu fatal. L’Indienne lui montra sa route, et le quitta après lui avoir recommandé l’enfant qu’elle avait perdu.

Il se leva enfin le jour qui devait être suivi d’une nuit si funeste ! Céluta et son frère le passèrent à parcourir les bois, toujours dans la crainte d’y rencontrer René, toujours dans l’espoir de l’arrêter s’ils le rencontraient, toujours regrettant Mila si légère dans sa course, si heureuse dans ses recherches.

Le jeu des osselets, commencé après la partie de la balle, gagnée par les Natchez, avait continué dans la vallée des Bois. Une heure avant le coucher du soleil, le sachem d’ordre se présente aux différents groupes des joueurs, et dit à voix basse :

« Quittez le jeu, retournez à vos tentes ; attendez-y le sachem de votre nation. »

Les jeunes gens se regardent avec étonnement, et, laissant tomber les osselets, se retirent. La nuit vint. Le ciel se couvrit d’un voile épais : toutes les brises expirèrent ; des ténèbres muettes et profondes enveloppèrent le désert.

Après mille courses inutiles, Céluta était rentrée dans sa cabane : quelques heures de plus écoulées, et René était mort ou sauvé ! L’amante qui tant de fois avait désiré le retour de son bien-aimé, l’épouse qui si souvent s’était levée avec joie, croyant reconnaître les pas de son époux, tremblait à présent au moindre bruit, et n’implorait que le silence. Naguère Céluta eût donné tout son sang pour épargner la plus petite douleur au frère d’Amélie ; maintenant elle eût béni un accident malheureux qui, sans être mortel, eût arrêté le guerrier blanc loin des Natchez. Au fort Rosalie on était loin d’être rassuré : Chépar seul s’obstinait à ne vouloir rien voir. De nouveaux courriers du gouverneur général, du capitaine d’Artaguette et du père Souël, annonçaient l’existence d’un complot. Le conseil était rassemblé, et le nègre Imley, saisi dans les bois, avait été amené devant ce conseil.

Les renseignements envoyés par le missionnaire étaient exacts et détaillés ; ils désignaient Ondouré comme chef de la conjuration. Imley interrogé nia tout, hors ce qu’il ne pouvait nier, sa propre fuite. Il dit qu’il avait quitté son maître comme l’oiseau reprend sa liberté quand il trouve la porte de sa cage ouverte. Pressé par des questions insidieuses, et certain qu’il était d’être condamné à mort, le nègre, au lieu de répondre, se prit à railler ses juges : il répétait leurs gestes, affectait leur air, contrefaisait leur voix avec un talent d’imitation extraordinaire. Febriano surtout excitait sa verve comique, et il fit du commandant une copie si ressemblante, qu’un rire involontaire bouleversa le conseil. Chépar, furieux, ordonna d’appliquer l’esclave à la torture, ce qui fut sur-le-champ exécuté. L’Africain brava les tourments avec une constance héroïque, continuant ses moqueries au milieu des douleurs, et ne laissant pas échapper un mot qui pût compromettre le secret des sauvages. On le retira de la gêne pour le réserver au gibet. Alors il se mit à chanter Izéphar, à rire, à tourner sur lui-même, à frapper des mains, à gambader malgré le disloquement de ses membres, et tout à coup il tomba mort : il s’était étouffé avec sa langue, genre de suicide connu de plusieurs peuplades africaines. Mélange de force et de légèreté, le caractère d’Imley ne se démentit pas un moment : ce noir n’aima que l’amour et la liberté, et il traita l’un et l’autre avec la même insouciance que la mort et la vie.

Le commandant regarda l’aventure d’Imley comme celle d’un esclave fugitif, qui n’avait aucun rapport avec les desseins qu’on supposait aux sauvages. Il traita les missionnaires de poltrons ; il accusa les colons de répandre inconsidérément des alarmes aussitôt qu’ils perdaient un nègre. Poussé par Febriano, vendu aux intérêts d’Ondouré, mais qui ignorait le complot, Chépar s’emporta jusqu’à faire mettre aux fers des habitants qui demandaient à s’armer et parlaient de se retrancher sur les concessions. Il refusait de croire à une conjuration qui s’achevait en ce moment même sous ses pas, dans le sein de la terre.

Les jeunes guerriers, après avoir quitté les jeux, s’étaient armés. Le sachem d’ordre avait reparu : heurtant doucement dans les ténèbres à la porte de chaque cabane, il avait dit :

« Que les jeunes guerriers se rendent par des chemins divers au lac souterrain ; ils y trouveront les sachems ; que les femmes, après le départ des guerriers, s’enferment dans leurs cabanes ; qu’elles y veillent en silence et sans lumière. »

Aussitôt les jeunes guerriers se glissent à travers les ténèbres jusqu’au lieu du rendez-vous. Les portes des huttes se referment sur les femmes et sur les enfants ; les lumières s’éteignent : tous les sauvages quittent le désert, hors quelques sentinelles placées çà et là derrière les arbres. Outougamiz, avec le reste de sa tribu, descendit au lac souterrain.

A l’orient du grand village des Natchez, dans la même cyprière où s’élevait le temple d’Athaensic, s’ouvre perpendiculairement, comme le soupirail d’une mine, une caverne profonde. On n’y peut pénétrer qu’à l’aide d’une échelle et d’un flambeau. A la profondeur de cent pieds se trouve une grève qui borde un lac. Sur ce lac, semblable à celui de l’empire des ombres, quelques sauvages, pourvus de torches et de fanaux, eurent un jour l’audace de s’embarquer. Autour du gouffre ils n’aperçurent que des rochers stériles hérissant des côtes ténébreuses ou suspendues en voûtes au-dessus de l’abîme. Des bruits lamentables, d’effrayantes clameurs, d’affreux rugissements, assourdissaient les navigateurs à mesure qu’ils s’enfonçaient dans ces solitudes d’eau et de nuit. Entraînés par un courant rapide et tumultueux, ce ne fut qu’après de longs efforts que ces audacieux mortels parvinrent à regagner le rivage, épouvantant de leurs récits quiconque serait tenté d’imiter leur exemple.

Tel était le lieu que les conjurés avaient fixé pour celui de leur assemblée. C’était de cette demeure souterraine que la liberté du Nouveau-Monde devait s’élancer, qu’elle devait rappeler à la lumière du jour ces peuples ensevelis par les Européens dans les entrailles de la terre. Déjà les jeunes guerriers étaient réunis et attendaient la révélation du mystère que les sachems leur avaient promise.

Au bord du lac était un grand fragment de rocher ; les jongleurs l’avaient transformé en autel. On y voyait, à la lueur d’une torche, trois hideux marmousets de tailles inégales. Celui du centre, Manitou de la liberté, surpassait les autres de toute la tête ; dans ses traits, grossièrement sculptés, on reconnaissait le symbole d’une indépendance rude, ennemie du joug des lois, impatiente même des chaînes de la nature. Les deux autres figures représentaient, l’une les chairs rouges, l’autre les chairs blanches. Un feu d’ossements brûlait devant ces idoles en jetant une lumière enfumée et une odeur pénétrante. Du sang humain, des poisons exprimés de divers serpents, des herbes vénéneuses, cueillies avec des paroles cabalistiques, remplissaient un vase de cyprès. Un vent nocturne se leva sur le lac, dont les flots montèrent aux voûtes de l’abîme : la tempête dans les flancs de la terre, les idoles menaçantes, le bassin de sang, le feu mortuaire, les prêtres agitant des vipères avec des évocations épouvantables, la foule des sauvages, dans leurs habillements bizarres et divers, toute cette scène, entourée par les masses des rochers souterrains, donnait une idée du Tartare.

Soudain un des jongleurs, les bras tendus vers le lac, s’écrie : « Divinité de la vengeance, est-ce toi qui sors de l’abîme avec cet orage ? Oui, tu viens : reçois nos vœux ! »

Le jongleur lance une vipère dans les flots ; un autre prêtre répand le bassin de sang sur le feu : une triple nuit s’étend sous les voûtes.

Quelques minutes s’écoulent dans l’obscurité, puis tout à coup une vive clarté illumine les vagues orageuses et les rochers fantastiques. Les idoles ont disparu ; on n’aperçoit plus sur la pierre, autel de la vengeance, que le vieillard Adario, vêtu de la tunique de guerre, appuyé d’une main sur son casse-tête, tenant de l’autre un flambeau.

« Guerriers, dit-il, la liberté se lève, le soleil de l’indépendance, resté depuis deux cent cinquante neiges sous l’horizon, va éclairer de nouveau nos forêts. Jour sacré, salut ! Mon cœur se réjouit à tes rayons, comme le chêne décrépit au premier sourire du printemps ! Pour toi Adario a dépouillé ses lambeaux, il a lavé sa chevelure comme un jeune homme, il renaît au souffle de la liberté.

« Donnez trois poignards. »

Le sachem jette trois poignards du haut du roc.

« Jeunes guerriers, vous n’êtes pas assemblés ici pour délibérer ; vos sachems ont prononcé pour vous au rocher du Lac, dans le conseil général des peuples ; ils ont juré de purger nos déserts des brigands qui les infestent. Vous êtes venus seulement pour dévorer les ours étrangers. Le moment du festin est arrivé. Vous ne quitterez ces voûtes que pour marcher à la mort ou à la liberté. C’est la dernière fois que vous aurez été obligés de vous cacher dans les profondeurs de la terre, pour parler le langage des hommes.

« Donnez la hache. »

Adario jette à ses pieds une hache teinte de sang.

Un cri de surprise et de joie échappe au bouillant courage des jeunes guerriers. Adario reprend la parole :

« Tout est réglé par vos pères. Plongés dans le sommeil, nos oppresseurs ne soupçonnent pas la mort. Nous allons sortir de cette caverne divisés en trois compagnies, je conduirai les Natchez, et les mènerai, au travers des ombres, à l’escalade du fort. Vous, Chicassaws, sous la conduite de vos sachems, vous formerez le second corps, vous attaquerez le village des blancs au fort Rosalie. Vous, Miamis et Yazous, composant le troisième corps, guidés dans vos vengeances par Ondouré et par Outougamiz, vous détruirez les blancs dont les demeures sont dispersées dans les campagnes. Les esclaves noirs, qui comme nous vont briser leurs chaînes, seconderont nos efforts.

« Tels sont, ô jeunes guerriers ! les devoirs que vous êtes appelés à remplir. Il ne s’agit pas de la cause particulière des Natchez : le coup que vous allez porter sera répété dans un espace immense. A l’instant où je vous parle, mille nations, comme vous cachées dans les cavernes, vont en sortir comme vous pour exterminer la race étrangère ; le reste des chairs rouges ne tardera pas à vous imiter.

Quant à moi, je n’ai plus qu’un jour à vivre : la nuit prochaine j’aurai rejoint Chactas, ma femme et mes enfants : il ne m’a été permis de leur survivre que pour les venger. Je vous recommande ma fille. »

Il dit, et jette son casse-tête au milieu des jeunes guerriers.

Une acclamation générale ébranle les dômes funèbres : « Délivrons la patrie ! »

On vit alors un jeune guerrier monter sur la pierre auprès d’Adario : c’était Outougamiz ; il dit :

« Vous avez voulu me faire tuer le guerrier blanc, mon ami. Il n’est point arrivé : ainsi je ne le tuerai pas, mais je tuerai quiconque le tuera ! Vous voulez que j’égorge des chevreuils étrangers pendant la nuit ; je n’assassinerai personne. Quand le jour sera venu, si l’on combat, je combattrai. J’avais promis le secret, je l’ai tenu : dans quelques heures la borne de mon serment sera passée, je serai libre ; j’userai de ma liberté comme il me plaira. Guerriers, je ne sais point parler, parce que je n’ai point d’esprit, mais si je suis comme un ramier timide pendant la paix, je suis comme un vautour pendant la guerre : Ondouré, c’est pour toi que je dis cela : souviens-toi des paroles d’Outougamiz le Simple. »

Outougamiz saute en bas du rocher, comme un plongeur qui se précipite dans les vagues ; quelque temps après on le chercha, on ne le trouva plus.

Ondouré n’avait remarqué du discours du frère de Céluta que le passage où le jeune homme s’était applaudi de l’absence de René. Le tuteur du soleil ressentait de cette absence les plus vives alarmes ; il se voyait au moment d’exécuter le dessein qu’il avait conçu sans atteindre le principal but de ce dessein. Céluta, en dérobant les roseaux, pouvait s’applaudir d’avoir obtenu ce qu’elle avait désiré, d’avoir sauvé son époux. Il n’y avait aucun moyen pour Ondouré de reculer la catastrophe ; et, comme dans toutes les choses humaines, il fallait prendre l’événement tel que le ciel l’avait fait.

Les guerriers sortirent du lac souterrain, et, cachés dans l’épaisseur de la cyprière, ils se divisèrent en trois corps. Assis à terre dans le plus profond silence, ils attendirent l’ordre de la marche. Minuit approchait ; le dernier roseau allait être brûlé dans le temple.

Que différemment occupée était Céluta dans sa cabane ! Tressaillant au plus léger murmure des feuilles, les yeux constamment fixés sur la porte, comptant par les battements de son cœur toutes les minutes de cette dernière heure, elle n’aurait pu supporter longtemps de telles angoisses sans mourir. A force d’avoir écouté le silence, ce silence s’était rempli pour elle de bruits sinistres : tantôt elle croyait ouïr des voix lointaines, tantôt il lui semblait entendre des pas précipités. Mais n’est-ce point en effet des pas qui font retentir le sentier désert ? ils approchent rapidement. Céluta ne peut plus se tromper : elle se veut lever, les forces lui manquent ; elle reste enchaînée sur sa natte, le front couvert de sueur. Un homme paraît sur le seuil de la porte : ce n’est pas René ! c’est le bon grenadier de la Nouvelle-Orléans, le fils de la vieille hôtesse de Céluta, le soldat du capitaine d’Artaguette.

Il apportait un billet écrit du poste des Yasous par son capitaine. Quel bonheur, quel soulagement, dans la crainte et l’attente d’une grande catastrophe, de voir entrer un ami, au lieu de la victime ou de l’ennemi que l’on attendait ! Céluta retrouve ses forces, se lève, court les bras ouverts au grenadier, mais tout à coup elle se souvient du péril général ; René n’est pas le seul Français menacé, tous les blancs sont sous le poignard ; un moment encore, et Jacques peut être égorgé. « Fils de ma vieille mère de la chair blanche, s’écrie-t-elle, celui que vous cherchez n’est pas ici ; retournez vite sur vos pas, vous n’êtes pas en sûreté dans cette cabane ; au nom du Grand Esprit, retirez-vous. »

Le grenadier n’entendait point ce qu’elle disait ; il lui montrait le billet, qui n’était point pour René, mais pour elle-même. Céluta ne pouvait lire ce billet. Jacques et Céluta faisaient des gestes multipliés, tâchaient de se faire comprendre l’un de l’autre sans y pouvoir réussir. Dans ce moment un sablier qui appartenait à René, et avec lequel l’Indienne avait appris à diviser le temps, laisse échapper le dernier grain de sable qui annonçait l’heure expirée. Céluta voit tomber dans l’éternité la minute fatale : elle jette un cri, arrache le billet de la main de Jacques et pousse le soldat hors de sa cabane. Celui-ci ayant rempli son message et ne se pouvant expliquer les manières extraordinaires de Céluta, court à travers les bois, afin de gagner le fort Rosalie avant le lever du jour.

Que contenait le billet du capitaine ? On l’a toujours ignoré. À force de regarder la lettre, de se souvenir des paroles et des gestes du soldat, qui n’avait pas l’air triste, Céluta laisse pénétrer dans son cœur un rayon d’espérance ; pâle crépuscule bientôt éteint dans cette sombre nuit.

Maintenant chaque minute aux Natchez appartenait à la mort : quelques heures de plus d’absence, et René était à l’abri de la catastrophe, déjà commencée peut-être pour ses compatriotes. Ah ! si Céluta, aux dépens de sa vie, eût pu précipiter la fuite du temps ! Un bruit se fait entendre : sont-ce les meurtriers qui viennent chercher René dans sa cabane ? Ils ne l’y trouveront pas ! Serait-ce le frère d’Amélie lui-même ? Céluta s’élance à la porte : ô prodige ! Mila ! Mila échevelée, pâle, amaigrie, recouverte de lambeaux comme si elle sortait du sépulcre, et charmante encore ! Céluta recule au fond de la cabane ; elle s’écrie : « Ombre de ma sœur, me viens-tu chercher ? le moment fatal est-il arrivé ?

— Je ne suis point un fantôme, répondit Mila, déjà tombée dans le sein de son amie ; je suis ta petite Mila.

Et les deux sœurs entrelaçaient leurs bras, mêlaient leurs pleurs, confondaient leurs âmes. Mila dit rapidement :

— Après la découverte du secret, Ondouré me fit enlever. Ils m’ont enfermée dans une caverne et m’ont fait souffrir toutes sortes de maux ; mais je me suis ri des Allouez : cette nuit, je ne sais pourquoi, mes geôliers se sont éloignés de moi un moment : ils étaient armés, et ils sont allés parler à d’autres guerriers sous des arbres. Moi, qui cherchais toujours les moyens de me sauver, j’ai suivi ces méchants. Je me suis glissée derrière eux : une fois échappée, ils auraient plutôt attrapé l’oiseau dans la nue que Mila dans le bois. J’accours. Où est Outougamiz ? Le guerrier blanc est-il arrivé ? Lui as-tu dit le secret, comme je le lui vais dire ? Il y a encore huit nuits avant la catastrophe, si ce beau jongleur amoureux m’a dit vrai sur le nombre des roseaux.

— Oh, Mila ! s’écrie Céluta, je suis la plus coupable, la plus infortunée des créatures ! J’ai avancé la mort de René ; j’ai dérobé huit roseaux ; c’est à l’heure même où je te parle que le coup est porté.

— Tu as fait cela ! dit Mila ; je ne t’aurais pas crue si courageuse ! René est-il arrivé ?

— Non, repartit Céluta.

— Eh bien, dit Mila, que te reproches-tu ? Tu as sauvé mon libérateur ; tu n’as plus que quelques heures à attendre. Mais que fais-tu ? que fait Outougamiz pendant ces heures ? Tu commences toujours bien, Céluta et tu finis toujours mal. Crois-tu que tu sauveras René en te contentant de pleurer sur ta natte ! Je ne sais point demeurer ainsi tranquille ; je ne sais point sacrifier mes sentiments ; je ne sais point douter de la vertu de mes amis, les soupçonner, m’attendrir sur une patrie impitoyable, et garder le secret des assassins. Méchants, vous m’avez laissée échapper de mon tombeau, je viens révéler vos iniquités ! je viens sauver mon libérateur, s’il n’est point encore tombé entre vos mains ! « Nous perdons des moments irréparables. »

Depuis le jour où René avait rencontré l’Indienne qui lui enseigna sa route, il s’était avancé paisiblement vers le pays des Natchez. À mesure qu’il marchait, il se trouvait moins triste ; ses noirs chagrins paraissaient se dissiper ; il touchait au moment de revoir sa femme et sa fille, objets charmants qui n’avaient contre eux que le malheur dont le frère d’Amélie avait été frappé. René se reprochait sa lettre ; il se reprochait cette sorte d’indifférence qu’un chagrin dévorant avait laissée au fond de son cœur : démentant son caractère, il se laissait aller peu à peu aux sentiments les plus tendres et les plus affectueux ; retour au calme qui ressemblait à ce soulagement que le mourant éprouve avant d’expirer. Céluta était si belle ! Elle avait tant aimé René ! elle avait tant souffert pour lui ! Outougamiz, Chactas, d’Artaguette, Mila, attendaient René. Il allait retrouver cette petite société supérieure à tout ce qui existait sur la terre ; il allait élever sur ses genoux cette seconde Amélie qui aurait les charmes de la première, sans en avoir le malheur.

Ces idées, si différentes de celles qu’il nourrissait habituellement, amenèrent René jusqu’à la vue des bois des Natchez ; il sentit quelque chose d’extraordinaire en découvrant ces bois. Il en vit sortir une fumée qu’il prit pour celle de ses foyers ; il était encore assez loin et il précipita sa marche. Le soleil se coucha dans les nuages d’une tempête, et la nuit la plus obscure (celle même du massacre) couvrit la terre.

René fit un long détour afin d’arriver chez lui par la vallée. La rivière qui coulait dans cette vallée ayant grossi, il eut quelque peine à la traverser ; deux heures furent ainsi perdues dans une nuit dont chaque minute était un siècle. Comme il commençait à gravir la colline sur le penchant de laquelle était bâtie sa cabane, un homme s’approcha de lui dans les ténèbres pour le reconnaître, et disparut.

Le frère d’Amélie n’était plus qu’à la distance d’un trait d’arc de la demeure qu’il s’était bâtie : une faible clarté s’échappant par la porte ouverte en dessinait le cadre au dehors sur l’obscurité du gazon. Aucun bruit ne sortait du toit solitaire. René hésitait maintenant à entrer ; il s’arrêtait à chaque demi-pas ; il ne savait pourquoi il était tenté de retourner en arrière, de s’enfoncer dans les bois et d’attendre le retour de l’aurore. René n’était plus le maître de ses actions : une force irrésistible le soumettait aux décrets de la Providence : poussé presque malgré lui jusqu’au seuil qu’il redoutait de franchir, il jette un regard dans la cabane.

Céluta, la tête baissée dans son sein, les cheveux pendants et rabattus sur son front, était à genoux, les mains croisées, les bras levés dans le mouvement de la prière la plus humble et la plus passionnée. Un maigre flambeau, dont la mèche allongée par la durée de la veille obscurcissait la clarté, brûlait dans un coin du foyer. Le chien favori de René, étendu sur la pierre de ce foyer, aperçut son maître et donna un signe de joie ; mais il ne se leva point, comme s’il eût craint de hâter un moment fatal. Suspendue dans son berceau à l’une des solives sculptées de la cabane, la fille de René poussait de temps en temps une petite plainte, que Céluta, absorbée dans sa douleur, n’entendait pas.

René, arrêté sur le seuil, contemple en silence ce triste et touchant spectacle ; il devine que ces vœux adressés au ciel sont offerts pour lui : son cœur s’ouvre à la plus tendre reconnaissance ; ses yeux, dans lesquels un brûlant chagrin avait depuis longtemps séché les larmes, laissent échapper un torrent de pleurs délicieux. Il s’écrie : « Céluta ; ma Céluta ! » et il vole à l’infortunée, qu’il relève, qu’il presse avec ardeur. Céluta veut parler, l’amour, la terreur, le désespoir, lui ferment la bouche ; elle fait de violents efforts pour trouver des accents ; ses bras s’agitent, ses lèvres tremblent ; enfin un cri aigu sort de sa poitrine, et lui rendant la voix : « Sauvez-le, sauvez-le ! Esprits secourables, emportez-le dans votre demeure ! »

Céluta jette ses bras autour de son époux, l’enveloppe, et semble vouloir le faire entrer dans son sein pour l’y cacher.

René prodigue à son épouse des caresses inaccoutumées. « Qu’as-tu, ma Céluta ? lui disait- il ; rassure-toi. Je viens te protéger et te défendre. »

Céluta, regardant vers la porte, s’écrie : « Les voilà ! les voilà ! » Elle se place devant René pour le couvrir de son corps : « Barbares, vous n’arriverez à lui qu’à travers mon sein. »

— Ma Céluta, dit René, il n’y a personne : qui te peut troubler ainsi ? »

Céluta frappant la terre de ses pieds : « Fuis ! tu es mort ! Non, viens ; cache-toi sous les peaux de ma couche ; prends des vêtements de femme. » L’épouse désolée, arrachant ses voiles, en veut couvrir son époux.

— Céluta, disait celui-ci, reprends ta raison ; aucun péril ne me menace.

— Aucun péril ! dit Céluta l’interrompant. N’est-ce pas moi qui te tue ? n’est-ce pas moi qui hâte ta mort ? n’est-ce pas moi qui en ai fixé le jour en dérobant les roseaux ? Un secret… Ô ma patrie !

— Un secret ? repartit René.

— Je ne te l’ai pas dit ! s’écrie Céluta. Oh ! ne perds pas ce seul moment laissé à ton existence ! Fuyons tous deux ; viens te précipiter avec moi dans le fleuve !

Céluta est aux genoux de René ; elle baise la poussière de ses pieds, elle le conjure par sa fille de s’éloigner seulement pour quelques heures. « Au lever du soleil, dit-elle, tu seras sauvé ; Outougamiz viendra ; tu sauras tout ce que je ne puis te dire en ce moment !

— Eh bien ! dit René, si cela peut guérir ton mal, je m’éloigne ; tu m’expliqueras plus tard ce mystère, qui n’est sans doute que celui de ta raison troublée par une fièvre ardente. »

Céluta, ravie, s’élance au berceau de sa fille, présente Amélie au baiser de son père, et avec ce même berceau pousse René vers la porte. René va sortir : un bruit d’armes retentit au dehors. René tourne la tête ; la hache lancée l’atteint et s’enfonce dans son front, comme la cognée dans la cime du chêne, comme le fer qui mutile une statue antique, image d’un dieu et chef-d’œuvre de l’art. René tombe dans sa cabane : René n’est plus !

Ondouré a fait retirer ses complices : il est seul avec Céluta évanouie, étendue dans le sang et auprès du corps de René. Ondouré rit d’un rire sans nom. À la lueur du flambeau expirant, il promène ses regards de l’une à l’autre victime. De temps en temps il foule aux pieds le cadavre de son rival et le perce à coups de poignard. Il dépouille en partie Céluta et l’admire. Il fait plus… Éteignant ensuite le flambeau, il court présider à d’autres assassinats, après avoir fermé la porte du lieu témoin de son double crime.

Heureuse, mille fois heureuse, si Céluta n’avait jamais rouvert les yeux à la lumière ! Dieu ne le voulut pas. L’épouse de René revint à la vie quelques instants après la retraite d’Ondouré. D’abord elle étend les bras et trempe ses mains dans le sang répandu autour d’elle, sans savoir ce que c’était. Elle se met avec effort sur son séant, secoue la tête, cherche à rassembler ses souvenirs, à deviner où elle est, ce qu’elle est. Par un bienfait de la Providence l’Indienne n’avait pas sa raison : elle ne se formait qu’une idée confuse de quelque chose d’effroyable. Elle plia ses bras devant elle, promena ses regards dans la cabane, où les ténèbres étaient profondes. Le silence de la mort n’était interrompu de temps en temps que par les hurlements du chien. Céluta voulut inutilement murmurer quelques mots.

Dans ce moment elle crut voir Tabamica, sa mère. Les mamelles qui nourrirent Céluta avaient disparu ; les lèvres de la femme des morts s’étaient retirées et laissaient à découvert des dents nues ; elle était sans nez et sans yeux : d’une main décharnée Tabamica semblait presser des entrailles qu’elle n’avait pas. Céluta veut s’avancer vers sa mère ; elle se lève, retombe sur ses genoux et se traîne au hasard dans sa cabane ; ses vêtements à demi détachés faisaient entendre le froissement d’une draperie pesante et mouillée. Elle rencontra le corps de René ; épuisée par ses efforts, elle s’assied, sans le reconnaître, sur ce siège ; elle s’y trouva bien et s’y reposa.

Au bout de quelque temps la porte de la cabane s’entrouvrit, et une voix dit tout bas : « Es-tu là ? » Céluta, rappelée par cette voix à une demi-existence, répondit : « Oui, je suis là. »

— Ah ! dit Mila, est-il venu ?

— Qui ? demanda Céluta.

— René ? repartit Mila.

— Je ne l’ai pas vu, dit Céluta.

— Et moi, je ne l’ai pu trouver, dit Mila toujours à voix basse. Les assassins n’ont donc pas encore paru ? Ton mari n’est donc pas revenu ? Il est donc sauvé ? » Céluta ne répondit rien.

— Pourquoi, reprit Mila, es-tu sans lumière ? J’ai peur et je n’ose entrer. Céluta répondit qu’elle ne savait pourquoi elle était sans lumière.

— Comme ta voix est extraordinaire ! s’écria Mila ; es-tu malade ? La cabane sent le carnage ; attends ; je viens à toi.

Mila franchit le seuil, et laissa retomber la porte :

— Qu’as-tu répandu sur les nattes ? dit-elle en marchant dans l’obscurité ; mes pieds s’attachent à la terre. Où es-tu ? tends-moi la main.

— Ici, dit Céluta.

— Je ne puis aller plus loin, repartit Mila ; je me sens défaillir.

La porte de la cabane s’entrouvrit de nouveau ; la voix d’Outougamiz ! s’écria Mila ; Dieu soit loué ! nous sommes sauvées !

— Qui parle ? dit Outougamiz saisi de terreur ; n’est-ce pas Mila ? Cher fantôme, es-tu venu sauver René ?

— Oui, repartit Mila ; mais entre vite, Céluta n’est pas bien.

Outougamiz, croyant entendre le fantôme de Mila, entre en frissonnant dans la cabane. « Donne-moi la main, dit Mila ; appuie-la sur mon cœur, tu verras que je ne suis pas un spectre : on m’avait enfermée dans une caverne, je me suis échappée. »

Mila avait saisi la main d’Outougamiz étendue dans les ténèbres et avait posé cette main sur son cœur.

— C’est comme la vie, dit Outougamiz ; mais je sais bien que tu es morte : je te sais toujours gré d’être revenue pour sauver René. Mais, Céluta, parle donc.

— M’appelle-t-on ? dit Céluta.

— Est-ce que tu réponds du fond d’une tombe ? s’écria Outougamiz, frappé de la voix sépulcrale de sa sœur ; je respire un champ de bataille ; j’ai du sang sous mes pieds. »

« Du sang ! s’écria Mila ; allume donc un flambeau. »

« Fantôme, répond Outougamiz, donne-moi la lumière des morts. »

Outougamiz cherche en tâtonnant le foyer ; il y trouve de la mousse de chêne et deux pierres à feu ; il frappe ces deux pierres l’une contre l’autre : une étincelle tombe sur la mousse, et soudain une flamme s’élève au milieu du foyer. Trois cris horribles s’échappent à la fois du sein de Céluta, de Mila et d’Outougamiz.

La cabane inondée de sang, quelques meubles renversés par les dernières convulsions du cadavre, les animaux domestiques montés sur les sièges et sur les tables pour éviter la souillure de la terre, Céluta assise sur la poitrine de René, et portant les marques de deux crimes qui auraient fait rebrousser l’astre du jour ; Mila debout, les yeux à moitié sortis de leur orbite ; Outougamiz le front sillonné comme par la foudre, voilà ce qui se présentait aux regards !

Mila rompt la première le silence ; elle se précipite sur le cadavre de René, le serre dans ses bras, le presse de ses lèvres.

« C’en est donc fait ! s’écrie-t-elle. O mon libérateur, faut-il que je te revoie ainsi ! Lâches amis, cœurs pusillanimes, c’est vous qui l’avez assassiné par vos indignes soupçons, par vos irrésolutions éternelles ! Félicite-toi, Outougamiz, d’avoir bien gardé ton secret. Mais à présent ranime donc ce cœur qui palpitait pour toi d’une amitié si sainte ! Oh ! tu es un sublime guerrier ! Je reconnais ta vertu ; mais ne m’approche jamais : je préférerais à tes embrassements ceux du monstre dont tu vois l’œuvre dans cette cabane. »

Le désespoir ôtait la raison à la jeune Indienne, d’abord amante et ensuite amie de René. Outougamiz l’écoutait, muet comme la pierre du sépulcre, puis, tout à coup : « Hors d’ici, fantôme exécrable, ombre sinistre, ombre affamée qui veut dévorer mon ami ! »

« Ton ami ! dit Mila en relevant la tête : tu oses te dire l’ami de René ! ne devrais-tu pas plutôt, comme cette femme sans amour, évanouie maintenant sur cette dépouille sanglante, ne devrais-tu pas supplier la terre de t’engloutir ? Moi seule j’ai aimé René ! En vain tu feins de me croire un fantôme : j’existe, je sors de la caverne où m’avaient plongée les scélérats dont j’allais révéler les desseins. As-tu pu jamais croire que tu étais obligé au secret ? As-tu pu te figurer que la liberté serait le fruit du crime ? »

Ici Céluta parut revenir à la vie, elle ouvrit les yeux et se souleva ; ses idées se débrouillèrent : elle se ressouvient de ses malheurs ; elle reconnaît Mila et Outougamiz ; elle reconnaît la dépouille mortelle du plus infortuné des hommes. La douleur lui rend les forces ; elle se lève, elle s’écrie : « C’est moi qui l’ai assassiné ! »

« Oui, c’est toi ! » s’écrie à son tour Mila, devenue cruelle par le désespoir.

« René, dit Céluta du ton le plus passionné, parlant au cadavre de son époux, je te voulais dire avant de mourir que mon âme t’adorait comme elle adore le Grand-Esprit ; que ta lettre n’avait rien changé au fond de mon cœur ; que je te révérais comme la lumière du matin ; que je te croyais aussi innocent que l’enfant qui n’a fait encore que sourire à sa mère. »

« Pourquoi donc, dit Mila, as-tu gardé le secret ? Que n’en instruisais-tu les Français, puisque tu ne pouvais l’apprendre à ton mari absent ? »

Mila pousse des sanglots, et ses larmes descendent à flots pressés comme la pluie de l’orage.

Le frère de Céluta, s’approchant alors avec respect du corps de son ami : « Mila dit que tu n’étais pas coupable : quel bonheur ! Tu as donc pu mourir. »

Malgré son désespoir, Mila comprit ce mot, et tendit une main désarmée au jeune sauvage.

Outougamiz continuant : « Je leur avais bien dit que je n’aimais point, que j’étais un mauvais ami, que je te tuerais. Je suis pourtant sorti du lac souterrain pour te sauver ; j’ai couru de toutes parts ; des guerriers qui prétendaient t’avoir vu m’ont égaré : je suis simple, on me trompe toujours. Tu es mort seul, je mourrai aussi, mais il faut auparavant… J’attendrai pourtant que la patrie n’ait plus besoin de lui, car il faudra maintenant défendre la patrie. »

Dans ce moment Céluta fut saisie de convulsions. Un ruisseau de sueur glacée sillonne son front : elle cherche à s’étrangler, se roule d’un côté sur l’autre, pousse des espèces de mugissements. Outougamiz et Mila volent à son secours. Céluta les regarde, et leur dit en pressant ses flancs : « Le savez-vous ? la mort m’a-t-elle fait violence ? » Mila jette un cri : elle a deviné ! Outougamiz, qui n’a pas compris, veut parler encore : « Tu ne sais rien, lui dit Mila en l’interrompant, le cadavre de ton ami est un spectacle délicieux auprès de ce que j’entrevois ! »

Le jour commençait à poindre ; le canon se fait entendre du côté du fort Rosalie ; les parentes de Chactas arrivent à la cabane de René ; elles venaient féliciter Céluta de l’absence de son mari : elles rencontrent cette scène épouvantable.

— Femmes, dit Outougamiz, on se bat : je dois mon sang à mon pays, quelque coupable qu’il puisse être. Je laisse entre vos mains ce que j’ai de plus cher au monde : ma femme, qui n’est point morte, comme on l’avait dit, ma sœur, si misérable, et les restes de mon ami. Je reviendrai bientôt. » Il sort, et marche vers le lieu où l’appelait le bruit des armes.

Les femmes enlevèrent Céluta et Mila, qu’elles placèrent dans les bras l’une de l’autre sur un lit de feuillages. Elles laissèrent le corps de René dans la cabane, qu’elles fermèrent. Elles portèrent les deux amies à l’ancienne demeure de Chactas, et leur prodiguèrent les soins les plus tendres : il eût été plus humain de les laisser mourir.

Tous les colons périrent aux Natchez ; dix-sept personnes seulement échappèrent au massacre. Parmi les soldats blessés qui se défendirent et se sauvèrent se trouva le grenadier Jacques. Le fort avait été escaladé dans les ténèbres, et les sentinelles égorgées avant qu’on sût que les Indiens étaient en armes. Par l’imprudence du commandant, la garnison était à peine d’une centaine d’hommes, tout le reste ayant été dispersé dans différents postes le long du fleuve. Chépar, qui n’avait jamais voulu croire à la conjuration, accourut au bruit qui se faisait sur les remparts, et tomba sous la hache d’Adario. Fébriano, qui fut rencontré par Ondouré, reçut la mort de la main de ce sauvage, son corrupteur et son complice. Il n’y eut de résistance chez les Français que dans une maison particulière. Adario, qui commandait l’attaque, y fut tué : il expira plein d’une grande joie ; il crut avoir délivré sa patrie et vengé ses enfants. Les coups de canon entendus d’Outougamiz avaient été tirés en signal de victoire par les Indiens eux-mêmes, après la conquête du fort.

Le frère de Céluta, trouvant que son bras était inutile, retourna à la cabane de René. Il s’assit auprès des restes inanimés du guerrier blanc. D’un air de mystère, il approcha l’œil d’une des blessures de son ami, comme pour voir dans le sein de René. Joignant les mains avec admiration, l’insensé dit quelques mots d’une tendresse passionnée. Il prit ensuite un petit vase de pierre sur une table, recueillit du sang de René, qu’il réchauffa avec le sien, après s’être ouvert une veine. Il trempa le manitou d’or dans le philtre de l’amitié, et il remit la chaîne à son cou.

La rage d’Ondouré était assouvie, mais non sa passion. Sortant d’une épouvantable orgie, enivré de vin, de succès, d’ambition et d’amour, il voulut revoir Céluta. Dans toute la pompe du meurtre et de la débauche, il s’avance au sanctuaire de la douleur ; ses crimes marchaient avec lui, comme les bourreaux accompagnent le condamné. Les bruyants éclats de rire du tuteur du soleil et de ses satellites se faisaient entendre au loin.

Ondouré arrive à la cabane : il avait ordonné à ses amis de se tenir à quelque distance, car il avait ses desseins. Il recule quelques pas lorsque, au lieu de Céluta, il n’aperçoit qu’Outougamiz. Reprenant bientôt son assurance : « Que fais-tu là ? » dit-il à l’Indien.

— Je t’attendais, répondit celui-ci ; j’étais sûr que tu viendrais avec tes enfants célébrer le festin du prisonnier de guerre. Apportes-tu la chaudière du sang ? C’est un excellent mets qu’une chair blanche ! Ne dévore pas tout : je ne te demande que le cœur de mon ami.

— C’est juste, dit l’atroce Ondouré, nous te le réserverons. »

De nouveaux rires accompagnèrent ces paroles.

— Mais, dis-moi, continua le pervers, à qui la vapeur du vin ôtait la prévoyance, où est ta sœur ? Comme elle a été fidèle cette nuit à ce beau guerrier blanc ! Elle a perdu pour moi toute sa haine ; elle m’a pardonné mon amour pour Akansie. Viens, ma charmante colombe ; où es-tu donc ? m’accorderas-tu un second rendez-vous ? » Et Ondouré entra dans la cabane.

Outougamiz se lève, s’appuyant sur un fusil de chasse que lui avait donné René : « Illustre chef, dit-il, changeant tout à coup de langage et de contenance, tous nos ennemis sont-ils morts ?

— En doutes-tu ? s’écria Ondouré.

— Ainsi, dit Outougamiz, la patrie est sauvée ; elle n’a plus besoin de défenseurs ? Tout est-il en sûreté pour l’avenir ? Peux-tu, fameux guerrier, te reposer en paix ?

— Oui, mon cher Outougamiz, répondit le tuteur du soleil, qui n’avait pas ce qu’il fallait pour comprendre à la fois et le danger et la magnanimité de la question, oui, je puis me reposer cent neiges avec ta sœur sur la natte du plaisir. »

Le corps de René séparait Ondouré d’Outougamiz : « La nuit, dit celui-ci, a été fatigante pour toi, Ondouré : va donc à ton repos, puisque ton bras n’est plus nécessaire à la patrie. Je te vais rendre ta hache. »

Outougamiz relève la hache avec laquelle le tuteur du soleil avait frappé René ; elle était restée dans la cabane. Ondouré avance le bras pour la reprendre. « Non, pas comme cela, » dit Outougamiz ; et, levant la hache avec les deux mains, il fend d’un coup la tête du monstre, qui tombe sur le corps de René, sans avoir le temps de proférer un blasphème. Outougamiz sort, couche en joue les satellites d’Ondouré, et leur crie de cette voix de l’homme de bien si foudroyante pour le méchant :

« Disparaissez, race impure, ou je vous immole auprès de votre maître ! » Ces misérables, qui voyaient s’avancer une troupe de jeunes guerriers, amis du frère de Céluta, prennent la fuite.

Les guerriers survenus déplorèrent de si grands malheurs. « Allons ! leur dit Outougamiz, je reviendrai bientôt ici ; mais il faut que j’aille dire à Mila et à ma sœur ce que le Manitou d’or a fait. »

Céluta ne put entendre le récit de son frère ; à chaque instant on craignait de la voir expirer. Mila apprit la mort d’Ondouré avec indifférence. « C’était plus tôt, dit-elle, que tu devais donner cette pâture aux chiens. »

Outougamiz revint la nuit suivante chercher les restes sacrés du frère d’Amélie ; il les porta sur ses épaules au bas de la colline, creusa dans un endroit écarté une fosse qu’il ne voulut montrer à personne : il y déposa le corps de celui qui pendant sa vie n’avait cherché que la solitude. « Je sais, dit-il en se retirant, que je suis un faux ami : je t’ai tué ; mais, attends-moi, nous nous expliquerons dans le pays des âmes »

Le frère de Céluta n’avait plus rien à faire de la vie, mais il se voulait assurer que sa sœur n’avait plus besoin de lui, et que Mila se pouvait passer d’un protecteur.

Déjà la lune avait parcouru trois fois sa carrière depuis la catastrophe tragique, et Céluta, toujours près de rendre le dernier soupir, semblait sans cesse revivre. La coupe de la colère céleste n’était point épuisée ; le génie fatal de René poursuivait encore Céluta, comme ces fantômes nocturnes qui vivent du sang des mortels. Elle refusait pourtant toute nourriture : ses barbares amis étaient obligés de lui faire prendre de force quelques gouttes d’eau d’érable. Son corps, modèle de grâce et de beauté, n’était plus qu’un léger squelette, semblable à un jeune peuplier mort sur sa tige. Les longues paupières de Céluta n’avaient pas la force de se replier et de découvrir ses yeux éteints dans les larmes. Quand la veuve infortunée recouvrait la raison, elle était muette ; quand elle tombait dans la folie de la douleur, elle poussait des cris. Alors elle faisait des efforts pour écarter deux spectres qui voulaient la dévorer à la fois, Ondouré et le frère d’Amélie ; elle voyait aussi une femme qui lui était inconnue, et qui lui souriait d’un air de pitié du haut du ciel.

Témoin des maux de son amie, la courageuse Mila avait eu honte de ses propres chagrins : elle passait ses jours auprès de sa sœur, veillant à ses souffrances, la retournant sur sa couche, servant de mère à la fille de René. La tendre orpheline était déjà belle, mais sérieuse ; dans le sein de Mila, elle avait l’air d’une petite colombe blanche, sous l’aile du plus brillant oiseau des forêts américaines.

De temps en temps Outougamiz venait voir sa femme et sa sœur ; il s’asseyait au bord de la couche, prenait la main de Céluta, ou faisait danser Amélie sur ses genoux. Il se levait bientôt après, remettait l’enfant dans les bras de Mila, et se retirait en silence. Le jeune homme dépérissait : chaque jour son front devenait plus pâle et son air plus languissant ; il ne parlait ni de René, ni de Céluta, ni de Mila. Tous les soirs il visitait la petite urne de pierre remplie du sang de René, et l’on remarquait avec surprise que ce sang ne se desséchait point. Outougamiz laissait suspendu autour de l’urne le Manitou d’or, qu’il ne portait plus.

Un soir il était venu rendre sa visite accoutumée à sa sœur. Mila et plusieurs Indiennes étaient rangées autour du lit des tribulations : tout à coup, à leur profond étonnement, Céluta se soulève et s’assied d’elle-même sur sa couche. On ne lui avait point encore vu l’air qu’elle avait dans ce moment : c’était pour la douleur et la beauté quelque chose de surhumain. Elle baissa d’abord la tête dans son sein ; mais relevant bientôt son front pâle où s’évanouissait une faible rougeur, elle dit d’une voix assurée : « Je voudrais manger. »

Ces mots surprirent Outougamiz : c’étaient les premiers que Céluta eût prononcés depuis la nuit de ses malheurs, et elle avait constamment repoussé toute nourriture. Pensant qu’elle revenait de son désespoir et qu’elle se déterminait à vivre, les matrones firent une exclamation de joie, et s’empressèrent de lui porter du maïs nouveau. Mais Mila, regardant Céluta, lui dit : « Tu veux manger ? »

— Oui, repartit Céluta la regardant à son tour ; il faut à présent que je vive. »

Mila lève les mains au ciel et s’écrie : « Ô vertu ! »

Outougamiz, rompant lui-même son silence obstiné, dit : « Qu’avez-vous ? »

— Adore, reprit Mila : ce que tu vois ici n’est pas une femme ; c’est la compagne d’un génie. »

— Pourquoi le tromper ? dit Céluta. Mon ami, ajouta-t-elle en se tournant vers son frère, ma destinée s’accomplit au delà de moi : je viens de découvrir dans mon sein un fantôme né de la mort. » Outougamiz s’enfuit.

Céluta était mère : elle se résigna à la vie : dernier degré de vertu et de malheur où jamais fille d’Adam soit parvenue. Mais la nature ne s’élève pas ainsi au-dessus d’elle-même sans souffrir jusque dans sa source : le lendemain, aux rayons du jour, on s’aperçut que le visage de la veuve de René était devenu de la couleur de l’ébène, et ses cheveux de celle du cygne. Quelques soleils éclaircirent les ombres du front de Céluta, mais ne firent point disparaître de sa chevelure la vieillesse de l’adversité.

Lorsque le capitaine d’Artaguette apprit la catastrophe des Natchez, l’assassinat de René et les misères de Céluta, il se sentit frappé au cœur : il était attaché au frère d’Amélie par une noble amitié, il avait nourri en secret une tendre passion pour la femme qui lui conserva la vie, en lui donnant le doux nom de frère. Rappelé à la Nouvelle-Orléans, il pleura avec Adélaïde, Harlay, le grenadier Jacques et sa vieille mère, Outougamiz avait caché la tombe de René ; d’Artaguette fit célébrer un service à la mémoire du frère d’Amélie : il pria Dieu de se souvenir de celui qui avait voulu être oublié.

Cependant des troupes se rassemblaient de toutes parts pour aller châtier les Indiens. Les huit roseaux retirés du temple avaient fait avorter le complot général chez les autres nations conjurées, excepté chez les Yazous, où le père Souël fut massacré. L’armée française arriva au fort Rosalie. Bien que divisés entre eux, les Natchez se défendirent avec courage, et Outougamiz, qui pouvait à peine porter le poids de ses armes, fit admirer de nouveau sa valeur. Mais enfin il fallut céder au torrent, et quitter à jamais la patrie.

Une nuit les Natchez déterrèrent les os de leurs pères, les chargèrent sur leurs épaules, et, mettant au milieu des jeunes guerriers les femmes, les vieillards et les enfants, ils prirent la route du désert sans savoir où ils trouveraient un asile. Le capitaine d’Artaguette se trouvait dans la division des troupes chargées d’attaquer les Chicassaws ; il exécuta devant l’ennemi une retraite où il s’acquit la plus grande gloire, mais où il perdit la vie avec son fidèle grenadier. Comme il ne périt qu’après avoir sauvé l’armée, on crut généralement qu’il avait cherché la mort. Adélaïde et Harlay avaient quitté l’Amérique ; la mère de Jacques s’était éteinte dans sa vieillesse.

Le faible reste des Natchez exilés était déjà loin dans la solitude. Outougamiz expira cinq lunes après avoir quitté la terre de la patrie. On sut alors qu’il avait continué à s’ouvrir les veines toutes les nuits pour rafraîchir l’urne du sang ; son sang s’épuisa avant son amitié. Il montra une joie excessive de mourir, et laissa en héritage (c’était tout son bien) l’urne du sang et le manitou d’or à la fille de René. On l’enterra, comme il avait enseveli son ami, sous un arbre inconnu.

Quelques jours après sa mort, Céluta mit au monde une fille : elle ferma les yeux en la portant à son sein ; et quand elle l’eut allaitée, elle la suspendit à ses épaules. Elle continua d’en agir ainsi dans la suite, de sorte qu’elle ne vit jamais l’enfant qu’elle n’appelait que le fantôme.

Mila, devenue veuve à son tour, portait toujours la fille de René, que Céluta ne voulut plus toucher de peur de la flétrir, après avoir enfanté une autre fille. Céluta ne pressait jamais sur son cœur cette autre fille sans éprouver des convulsions. L’amour maternel demandait des baisers que l’amour conjugal refusait : dans les plaintes de l’innocence Céluta entendait la voix du crime. Quelquefois l’épouse de René était prête à déchirer l’enfant ; un sentiment plus fort, celui de la mère, rendait ses mains impuissantes. Qui pourrait peindre de pareils combats, de tels supplices ?

Mila faisait l’admiration des exilés. A peine orné de dix-sept printemps, elle déployait un courage et une raison extraordinaires. Elle ne vivait que pour Céluta ; elle était devenue la mère de la fille de René. Ses manières vives n’étaient point changées ; mais elle gardait le silence et ne parlait plus que par signes et par sourires.

Les Natchez trouvèrent enfin l’hospitalité chez une nation autrefois alliée de la leur. Un exilé, commençant la danse du suppliant, présenta le calumet des bannis ; il fut accepté. Un enfant apporta en échange une calebasse pleine du jus d’érable et couronnée de fleurs. Alors les tentes de la patrie furent plantées dans la terre étrangère, et les ossements des aïeux déposés à ces nouveaux foyers.

Pour premier bienfait du ciel, la seconde fille de Céluta mourut. Le fantôme se plongea dans la nuit éternelle. Aucune mère n’alla répandre son lait sur le gazon funèbre : Céluta eut encore rempli ce pieux devoir, si elle n’avait craint que le fantôme ne rentrât dans son sein avec le parfum des fleurs. La fille de René avait trouvé une patrie ; la fille d’Ondouré était retournée à la terre : on s’aperçut que Céluta ne se croyait plus obligée de vivre, et l’on devina que Mila ne quitterait pas son amie.

Un soir, lorsque les bannis prenaient leur repas à la porte de leurs tentes, Céluta sortit de la sienne. Elle était vêtue d’une robe de peaux d’oiseaux et de quadrupèdes cousues ensemble, ouvrage ingénieux de Mila : ses cheveux blancs flottaient en boucles sur sa jeune tête ornée d’une couronne de ronces à fleurs bleues ; elle portait dans ses bras la fille de René, et Mila, à moitié nue, suivait sa compagne. Les bannis, étonnés et charmés de les voir, se levèrent, les comblèrent de bénédictions et leur formèrent un cortège. Ils arrivèrent tous ainsi au bord d’une cataracte dont on entendait au loin les mugissements. Cette cataracte, qu’aucun voyageur n’avait visitée, tombait entre deux montagnes dans un abîme. Céluta donna un baiser à sa fille, la déposa sur le gazon, mit sur les genoux de l’enfant le Manitou d’or et l’urne où le sang s’était desséché. Mila et Céluta, se tenant par la main, s’approchèrent du bord de la cataracte comme pour regarder au fond, et, plus rapides que la chute du fleuve, elles accomplirent leur destinée. Céluta s’était souvenue que René, dans sa lettre, avait regretté de ne s’être pas précipité dans les ondes écumantes.

Les femmes prirent dans leurs bras la fille de René laissée sur la rive ; elles la portèrent au plus vieux sachem, qui en confia le soin à une matrone renommée. Cette matrone suspendit au cou de l’enfant le Manitou d’or comme une parure. Le nom français d’Amélie étant ignoré des sauvages, les sachems en imposèrent un autre à l’orpheline, qui vit ainsi périr jusqu’à son nom.

Lorsque la fille de Céluta eut atteint sa seizième année, on lui raconta l’histoire de sa famille. Elle parut triste le reste de sa vie, qui fut courte. Elle eut elle-même, d’un mariage sans amour, une fille plus malheureuse encore que sa mère. Les Indiens chez lesquels les Natchez s’étaient retirés périrent presque tous dans une guerre contre les Iroquois, et les derniers enfants de la nation du soleil se vinrent perdre dans un second exil au milieu des forêts de Niagara.

Il y a des familles que la destinée semble persécuter : n’accusons pas la Providence. La vie et la mort de René furent poursuivies par des feux illégitimes qui donnèrent le ciel à Amélie et l’enfer à Ondouré : René porta le double châtiment de ses passions coupables. On ne fait point sortir les autres de l’ordre sans avoir en soi quelque principe de désordre ; et celui qui, même involontairement, est la cause de quelque malheur ou de quelque crime n’est jamais innocent aux yeux de Dieu.

Puisse mon récit avoir coulé comme tes flots, ô Meschacebé !

Sorte de riz qui croît dans les rivières. La prison. Le Grand Esprit.

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