M. le comte G. de Contades, dans son livre, Émigrés et Chouans, a consacré une intéressante et très complète étude à Armand de Chateaubriand. Si l’on rapproche son travail des pages des Mémoires d’outre-tombe, il ressort de cette comparaison que Chateaubriand, même dans les plus petits détails, est resté scrupuleusement exact, et que son récit ne renferme pas une seule erreur.
Du même âge que son cousin, et comme lui né à Saint-Malo en 1768, Armand de Chateaubriand était capitaine au régiment de Poitou, lorsqu’il émigra en 1790. À l’armée des princes il servit, en qualité de simple soldat, dans la même compagnie que le futur auteur du Génie du christianisme. Tous deux portèrent l’uniforme des gentilshommes bretons, couleur bleu de roi avec retroussis à l’hermine. Tous deux, après s’être battus sous les murs de Thionville, durent aller chercher un refuge à Jersey ; mais tandis que François s’en éloignait bientôt pour aller à Londres, Armand restait dans l’île et s’y mariait. À l’époque de son mariage (1795), Armand de Chateaubriand était chargé de la correspondance des princes avec les royalistes de Bretagne. Nul service n’était plus périlleux. Armand de Chateaubriand le continua, une fois marié, avec le même zèle et la même audace. De 1794 à 1797, il ne fit pas moins de vingt-cinq voyages, des îles anglaises en France, bravant, avec une inconcevable témérité, et les périls de la mer et les dangers de la côte.
À la suite du traité de paix d’Amiens (25 mars 1802), le gouvernement français exigea de l’Angleterre que certains agents particulièrement actifs fussent éloignés de Jersey. Armand de Chateaubriand était de ceux-là, et il lui fallut se rendre à Londres. C’était, pour le proscrit, comme un second exil dans l’exil même.
Dés que la paix fut rompue, il reprit le chemin de Jersey, et demanda bientôt qu’il lui fût permis de reprendre son dangereux service, de courir de nouveau les périls d’autrefois. Ce fut seulement en 1808 que l’autorisation lui en fut donnée. Le 25 septembre, il s’embarquait à Jersey pour la côte de France. Le même jour, à 11 heures du soir, il abordait près de Saint-Cast. C’est à ce moment que le prend le récit des Mémoires, pour le conduire jusqu’à la plaine de Grenelle, le matin du 31 mars 1809.
Sainte-Beuve a pris texte de ce douloureux épisode pour adresser à Chateaubriand le plus sanglant des reproches. Il l’accuse de n’avoir rien fait pour empêcher l’exécution de son cousin, de s’être refusé à le sauver alors qu’il lui était facile de le faire. « Napoléon, dit-il, lui aurait très probablement accordé la grâce de son cousin, arrêté pour conspiration, qui n’aurait pas été fusillé, si l’écrivain qui se posait en adversaire avait consenti à la demander directement au maître et à lui en savoir gré. Les Mémoires laissés par Mme de Rémusat, s’ils sont publiés, nous diront un jour cela. » — Et plus loin, revenant sur ce sujet et insistant, Sainte-Beuve ajoute : « La vérité est que M. de Chateaubriand ayant fait parler à l’Empereur par Mme de Rémusat en faveur de ce cousin, l’Empereur répondit très nettement : « M. de Chateaubriand veut la grâce de son cousin ? pourquoi ne la demande-t-il pas lui-même ? » Mais M. de Chateaubriand, qui, apparemment, ne voulait pas en savoir gré ensuite ni contracter une obligation personnelle, ne fit point de demande en grâce toute franche et directe, et la condamnation eut son effet. Il tenait plus à son grief et à sa vengeance future qu’à son cousin ».
De telles et si odieuses accusations se doivent prouver. Où est la preuve de Sainte-Beuve ? Elle se trouve, selon lui, dans les Mémoires de Mme de Rémusat : « Ils nous diront un jour cela », écrit-il avec assurance. De deux choses l’une : ou Sainte-Beuve n’avait pas lu les Mémoires de Mme de Rémusat, et alors comment osait-il être aussi affirmatif ? ou il les avait lus, et alors il mentait. Ces Mémoires, en effet, ont été publiés en 1879, et nous savons maintenant qu’ils ne disent pas un mot du procès et de l’exécution d’Armand de Chateaubriand, — et cela pour une bonne raison : l’exécution est du mois de mars 1809, et les Mémoires de Mme de Rémusat ne vont pas au delà du mois de mars 1808.
La vérité est, n’en déplaise à Sainte-Beuve, que Chateaubriand fit l’impossible pour sauver la vie de son compagnon d’enfance. Il eut tout d’abord recours à Fontanes, et celui ci s’adressa à l’Empereur ; ce fut en vain. Il eut recours aussi à Mme de Rémusat, qui n’eut pas de peine à décider l’impératrice Joséphine et la reine Hortense à intervenir : elles ne purent rien obtenir. Chateaubriand alors se résolut à une démarche, qui dut singulièrement lui coûter. Il sollicita une audience de Fouché et implora de lui la grâce de son parent. De tout cela, Sainte-Beuve ne veut rien savoir. D’après lui, une seule démarche pouvait être utile : il fallait que Chateaubriand écrivît directement à l’Empereur, et il ne l’a pas voulu faire, il s’est refusé à cette démarche nécessaire. Or il se trouve que, contrairement à l’affirmation de Sainte-Beuve, Chateaubriand a fait cette démarche. Il a écrit directement à Napoléon, et Napoléon a jeté sa lettre au feu.
Mme de Chateaubriand, dans ses Souvenirs, partout si exacts et si sincères, a donné sur tous ces épisodes des détails, dont la précision ne saurait laisser place à aucun doute :
Nous apprîmes, dit-elle, que notre cousin Armand de Chateaubriand avait été arrêté sur les côtes de Bretagne et qu’il était déjà depuis treize jours en prison à Paris. Malgré sa répugnance, mon mari demanda une audience à Fouché et se rendit chez lui avec Mme de Custine qui le connaissait beaucoup. Fouché nia que notre cousin fût arrêté, et plus tard, quand il se vit obligé d’en convenir, il dit qu’il nous l’avait caché, parce que lui-même n’était pas sûr que le détenu fût M. de Chateaubriand. Il n’était déjà plus temps de sauver ce malheureux jeune homme : il fut condamné. Mon mari écrivit à Bonaparte, mais comme quelques expressions de la lettre l’avaient, dit-on, choqué, il répondit : « Chateaubriand me demande justice, il l’aura » ; et Fouché ayant fait presser l’exécution, Armand fut fusillé le lendemain, jour du Vendredi-Saint, à 4 heures du matin, dans la plaine de Grenelle… Mon mari fut averti du moment de l’exécution, mais seulement à 5 heures ; quand il arriva dans la plaine de Grenelle, son malheureux cousin avait déjà payé sa dette à la fidélité ; il était encore palpitant et couvert du sang qu’il venait de répandre pour les Bourbons… Pendant le procès du malheureux Armand, l’impératrice Joséphine et la reine Hortense firent tout ce qu’elles purent pour le sauver ; et en général, hors le cardinal Fesch, toute la famille fut admirable.
Chateaubriand porta le deuil de son cousin, et, le croirait-on ? les entours de l’Empereur — sinon l’Empereur lui-même — lui en firent un crime. On lit dans les Mémoires du baron de Méneval, secrétaire de Napoléon :
M. de Chateaubriand saisit plus tard (l’auteur vient de parler de l’article du Mercure) une autre occasion de braver l’Empereur, en portant, avec une affectation insultante, le deuil d’un de ses cousins. Celui-ci, chargé d’une mission secrète des princes de la maison de Bourbon, avait été arrêté en état de flagrant délit et condamné à mort.