Année 1822. — Premières dépêches de Londres. — Conversation avec George IV sur M. Decazes. — Noblesse de notre diplomatie sous la légitimité. — Séance du Parlement. — Société anglaise. — Suite des dépêches. — Reprise des travaux parlementaires. — Bal pour les Irlandais. — Duel du duc de Bedford et du duc de Buckingham. — Dîner à Royal-Lodge. — La marquise de Conyngham et son secret. — Portraits des ministres. — Suite de mes dépêches. — Pourparlers sur le Congrès de Vérone. — Lettre à M. de Montmorency ; sa réponse qui me laisse entrevoir un refus. — Lettre de M. de Villèle plus favorable. — J’écris à Madame de Duras. — Mort de Lord Londonderry. — Nouvelle lettre de M. de Montmorency. — Voyage à Hartwell. — Billet de M. de Villèle m’annonçant ma nomination au Congrès. — Fin de la vieille Angleterre. — Charlotte. — Réflexions. — Je quitte Londres. — Années 1824, 1825, 1826 et 1827. — Délivrance du roi d’Espagne. — Ma destitution. — L’opposition me suit. — Derniers billets diplomatiques. — Neuchâtel en Suisse. — Mort de Louis XVIII. — Sacre de Charles X. — Réception des chevaliers des ordres.
C’est à Londres, en 1822, que j’ai écrit de suite la plus longue partie de ces Mémoires, renfermant mon voyage en Amérique, mon retour en France, mon mariage, mon passage à Paris, mon émigration en Allemagne avec mon frère, ma résidence et mes malheurs en Angleterre depuis 1793 jusqu’à 1800. Là se trouve la peinture de la vieille Angleterre, et comme je retraçais tout cela lors de mon ambassade (1822), les changements survenus dans les mœurs et dans les personnages de 1793 à la fin du siècle me frappaient ; j’étais naturellement amené à comparer ce que je voyais en 1822 à ce que j’avais vu pendant les sept années de mon exil d’outre-Manche.
Ainsi ont été relatées par anticipation des choses que j’aurais à placer maintenant sous la propre date de ma mission diplomatique. Je vous ai parlé de mon émotion, des sentiments que me rappela la vue de ces lieux chers à ma mémoire ; mais peut-être n’avez-vous pas lu cette partie de mon livre ? Vous avez bien fait. Il me suffit maintenant de vous avertir de l’endroit où sont comblées les lacunes qui vont exister dans le récit actuel de mon ambassade de Londres. Me voici donc, en écrivant en 1839, parmi les morts de 1822 et les morts qui précédèrent en 1793.
À Londres, au mois d’avril 1822, j’étais à cinquante lieues de madame Sutton. Je me promenais dans le parc de Kensington avec mes impressions récentes et l’ancien passé de mes jeunes années : confusion de temps qui produit en moi une confusion de souvenirs ; la vie qui se consume mêle, comme l’incendie de Corinthe, l’airain fondu des statues des Muses et de l’Amour, des trépieds et des tombeaux.
Les vacances parlementaires continuaient quand je descendis à mon hôtel, Portland Place. Le sous-secrétaire d’État, M. Planta, me proposa, de la part du marquis de Londonderry, d’aller dîner à North-Cray, campagne du noble lord. Cette villa, avec un gros arbre devant les fenêtres du côté du jardin, avait vue sur quelques prairies ; un peu de bois taillis sur des collines distinguaient ce site des sites ordinaires de l’Angleterre. Lady Londonderry était très à la mode en qualité de marquise et de femme du premier ministre.
Ma dépêche du 12 avril, no 4, raconte ma première entrevue avec lord Londonderry ; elle touche aux affaires dont je devais m’occuper.
« Londres, le 12 avril 1822.
« Monsieur le vicomte,
« Je suis allé avant-hier, mercredi, 10 du courant, à North-Cray. Je vais avoir l’honneur de vous rendre compte de ma conversation avec le marquis de Londonderry. Elle a duré une heure et demie avant dîner, et nous l’avons reprise après, mais moins à notre aise, parce que nous n’étions plus tête à tête.
« Lord Londonderry s’est d’abord informé des nouvelles de la santé du roi, avec une insistance qui décelait visiblement un intérêt politique ; rassuré par moi sur ce point, il a passé au ministère : « Il s’affermit, » m’a-t-il dit. J’ai répondu : « Il n’a jamais été ébranlé, et comme il appartient à une opinion, il restera le maître tant que cette opinion dominera dans les Chambres. » Cela nous a amenés à parler des élections : il m’a semblé frappé de ce que je lui disais sur l’avantage d’une session d’été pour rétablir l’ordre dans l’année financière ; il n’avait pas bien compris jusqu’alors l’état de la question.
« La guerre entre la Russie et la Turquie est ensuite devenue le sujet de l’entretien. Lord Londonderry, en me parlant de soldats et d’armées, m’a paru être dans l’opinion de notre ancien ministère sur le danger qu’il y aurait pour nous à réunir de grands corps de troupe ; j’ai repoussé cette idée, j’ai soutenu qu’en menant le soldat français au combat, il n’y avait rien à craindre ; qu’il ne sera jamais infidèle à la vue du drapeau de l’ennemi ; que notre armée vient d’être augmentée ; qu’elle serait triplée demain, si cela était nécessaire, sans le moindre inconvénient ; qu’à la vérité quelques sous-officiers pourraient crier Vive la Charte ! dans une garnison, mais que nos grenadiers crieraient toujours Vive le roi ! sur le champ de bataille.
« Je ne sais si cette grande politique a fait oublier à lord Londonderry la traite des nègres ; il ne m’en pas dit un mot. Changeant de sujet, il m’a parlé du message par lequel le président des États-Unis engage le congrès à reconnaître l’indépendance des colonies espagnoles. « Les intérêts commerciaux, lui ai-je dit, en pourront tirer quelque avantage, mais je doute que les intérêts politiques y trouvent le même profit ; il y a déjà assez d’idées républicaines dans le monde. Augmenter la masse de ces idées, c’est compromettre de plus en plus le sort des monarchies en Europe. » Lord Londonderry a abondé dans mon sens, et il m’a dit ces mots remarquables : « Quant à nous (les Anglais), nous ne sommes nullement disposés à reconnaître ces gouvernements révolutionnaires. » Était-il sincère ?
« J’ai dû, monsieur le vicomte, vous rappeler textuellement une conversation importante. Toutefois, nous ne devons pas nous dissimuler que l’Angleterre reconnaîtra tôt ou tard l’indépendance des colonies espagnoles ; l’opinion publique et le mouvement de son commerce l’y forceront. Elle a déjà fait, depuis trois ans, des frais considérables pour établir secrètement des relations avec les provinces insurgées au midi et au nord de l’isthme de Panama.
« En résumé, monsieur le vicomte, j’ai trouvé dans M. le marquis de Londonderry un homme d’esprit, d’une franchise peut-être un peu douteuse ; un homme encore imbu du vieux système ministériel ; un homme accoutumé à une diplomatie soumise, et surpris, sans en être blessé, d’un langage plus digne de la France ; un homme enfin qui ne pouvait se défendre d’une sorte d’étonnement en causant avec un de ces royalistes que, depuis sept ans, on lui représentait comme des fous ou des imbéciles.
« J’ai l’honneur, etc. »
À ces affaires générales étaient mêlées, comme dans toutes les ambassades, des transactions particulières. J’eus à m’occuper des requêtes de M. le duc de Fitz-James, du procès du navire l’Éliza-Ann, des déprédations des pêcheurs de Jersey sur les bancs d’huîtres de Granville, etc., etc. Je regrettais d’être obligé de consacrer une petite case de ma cervelle aux dossiers des réclamants. Quand on fouille dans sa mémoire, il est dur de rencontrer MM. Usquin, Coppinger, Deliège et Piffre. Mais, dans quelques années, serons-nous plus connus que ces messieurs ? Un certain M. Bonnet étant mort en Amérique, tous les Bonnet de France m’écrivirent pour réclamer sa succession ; ces bourreaux m’écrivent encore ! Il serait temps toutefois de me laisser tranquille. J’ai beau leur répondre que le petit accident de la chute du trône étant survenu, je ne m’occupe plus de ce monde : ils tiennent bon et veulent hériter coûte que coûte.
Quant à l’Orient, il fut question de rappeler les divers ambassadeurs de Constantinople. Je prévis que l’Angleterre ne suivrait pas le mouvement de l’alliance continentale, je l’annonçai à M. de Montmorency. La rupture qu’on avait crainte entre la Russie et la Porte n’arriva pas : la modération d’Alexandre retarda l’événement. Je fis à ce propos une grande dépense d’allées et venues, de sagacité et de raisonnement ; j’écrivis maintes dépêches qui sont allées moisir dans nos archives avec le rendu compte d’événements non advenus. J’avais du moins l’avantage sur mes collègues de ne mettre aucune importance à mes travaux ; je les voyais sans souci s’engloutir dans l’oubli avec toutes les idées perdues des hommes.
Le Parlement reprit ses séances le 17 avril ; le roi revint le 18, et je lui fus présenté le 19. Je rendis compte de cette présentation dans ma dépêche du 19 ; elle se terminait ainsi :
« S. M. B., par sa conversation serrée et variée, ne m’a pas laissé le maître de lui dire une chose dont le roi m’avait spécialement chargé ; mais l’occasion favorable et prochaine d’une nouvelle audience va se présenter. »
Cette chose dont le roi m’avait spécialement chargé auprès de George IV était relative à M. le duc Decazes. Plus tard je remplis mes ordres : je dis à George IV que Louis XVIII était affligé de la froideur avec laquelle l’ambassadeur de S. M. T. C. avait été reçu. George IV me répondit :
« Écoutez, monsieur de Chateaubriand, je vous l’avouerai : la mission de M. Decazes ne me plaisait pas ; c’était agir envers moi un peu cavalièrement. Mon amitié pour le roi de France m’a seule fait supporter un favori qui n’a d’autre mérite que celui de l’attachement de son maître. Louis XVIII a beaucoup compté sur ma bonne volonté et il a eu raison ; mais je n’ai pu pousser l’indulgence jusqu’à traiter M. Decazes avec une distinction dont l’Angleterre aurait été blessée. Cependant, dites à votre roi que je suis touché de ce qu’il vous a chargé de me représenter, et que je serai toujours heureux de lui témoigner mon attachement véritable. »
Enhardi par ces paroles, j’exposai à George IV tout ce qui me vint à l’esprit en faveur de M. Decazes. Il me répondit, moitié en anglais, moitié en français : « À merveille ! you are a true gentleman. » De retour à Paris, je rendis compte à Louis XVIII de cette conversation : il me parut reconnaissant. George IV m’avait parlé comme un prince bien élevé, mais comme un esprit léger ; il était sans amertume parce qu’il pensait à autre chose. Il ne fallait cependant pas se jouer à lui qu’avec mesure. Un de ses compagnons de table avait parié qu’il prierait George IV de tirer le cordon de la sonnette et que George IV obéirait. En effet, George IV tira le cordon et dit au gentleman de service : « Mettez monsieur à la porte. »
L’idée de rendre de la force et de l’éclat à nos armes me dominait toujours. J’écrivais à M. de Montmorency, le 13 avril : « Il m’est venu une idée, monsieur le vicomte, que je soumets à votre jugement : trouveriez-vous mauvais qu’en forme de conversation, en causant avec le prince Esterhazy, je lui fisse entendre que si l’Autriche avait besoin de retirer une partie de ses troupes, nous pourrions les remplacer dans le Piémont ? Quelques bruits répandus sur un prétendu rassemblement de nos troupes dans le Dauphiné m’offriraient un prétexte favorable. J’avais proposé à l’ancien ministère de mettre garnison en Savoie, lors de la révolte du mois de juin 1821 (voyez une de mes dépêches de Berlin). Il rejeta cette mesure, et je pense qu’il fit en cela une faute capitale. Je persiste à croire que la présence de quelques troupes françaises en Italie produirait un grand effet sur l’opinion, et que le gouvernement du roi en retirerait beaucoup de gloire. »
Les preuves surabondent de la noblesse de notre diplomatie pendant la Restauration. Qu’importe aux partis ? N’ai-je pas lu encore ce matin, dans un journal de gauche, que l’Alliance nous avait forcés d’être ses gendarmes et de faire la guerre à l’Espagne, quand le Congrès de Vérone est là, quand les documents diplomatiques montrent d’une manière irrécusable que toute l’Europe, à l’exception de la Russie, ne voulait pas de cette guerre ; que non-seulement elle ne la voulait pas, mais que l’Angleterre la repoussait ouvertement, et que l’Autriche nous contrariait en secret par les mesures les moins nobles ? Cela n’empêchera pas de mentir de nouveau demain ; on ne se donnera pas même la peine d’examiner la question, de lire ce dont on parle sciemment sans l’avoir lu ! Tout mensonge répété devient une vérité : on ne saurait avoir trop de mépris pour les opinions humaines.
Lord J. Russell fit, le 25 d’avril, à la Chambre des communes, une motion sur l’état de la représentation nationale dans le Parlement : M. Canning la combattit. Celui-ci proposa à son tour un bill pour rapporter une partie de l’acte qui prive les pairs catholiques de leur droit de voter et de siéger à la Chambre. J’assistai à ces séances sur le sac de laine où le speaker m’avait fait asseoir. M. Canning assistait en 1822 à la séance de la Chambre des pairs qui rejeta son bill ; il fut blessé d’une phrase du vieux chancelier ; celui-ci, parlant de l’auteur du bill, s’écria avec dédain : « On assure qu’il part pour les Indes : ah ! qu’il aille, ce beau gentleman (this fine gentleman) ! qu’il aille ! bon voyage ! » M. Canning me dit en sortant : « Je le retrouverai. »
Lord Holland discourut très bien, sans rappeler toutefois M. Fox. Il tournait sur lui-même, en sorte qu’il présentait souvent le dos à l’assemblée et qu’il adressait ses phrases à la muraille. On criait : « Hear ! hear ! » On n’était point choqué de cette originalité.
En Angleterre, chacun s’exprime comme il peut ; l’avocasserie est inconnue ; rien ne se ressemble ni dans la voix ni dans la déclamation des orateurs. On écoute avec patience ; on ne se choque pas quand le parleur n’a aucune facilité : qu’il bredouille, qu’il ânonne, qu’il cherche ses mots, on trouve qu’il a fait a fine speech s’il a dit quelques phrases de bon sens. Cette variété d’hommes restés tels que la nature les a faits finit par être agréable ; elle rompt la monotonie. Il est vrai qu’il n’y a qu’un petit nombre de lords et de membres de la Chambre des communes à se lever. Nous, toujours placés sur un théâtre, nous pérorons et gesticulons en sérieuses marionnettes. Ce m’était une étude utile que ce passage de la secrète et silencieuse monarchie de Berlin à la publique et bruyante monarchie de Londres : on pouvait retirer quelque instruction du contraste de deux peuples aux deux extrémités de l’échelle.
L’arrivée du roi, la rentrée du parlement, l’ouverture de la saison des fêtes, mêlaient les devoirs, les affaires et les plaisirs : on ne pouvait rencontrer les ministres qu’à la cour, au bal ou au parlement. Pour célébrer l’anniversaire de la naissance de Sa Majesté, je dînais chez lord Londonderry, je dînais sur la galère du lord-maire, qui remontait jusqu’à Richmond : j’aime mieux le Bucentaure en miniature à l’arsenal de Venise, ne portant plus que le souvenir des doges et un nom virgilien. Jadis émigré, maigre et demi-nu, je m’étais amusé, sans être Scipion, à jeter des pierres dans l’eau, le long de cette rive que rasait la barque dodue et bien fourrée du Lord Mayor.
Je dînais aussi dans l’est de la ville chez M. Rothschild de Londres, de la branche cadette de Salomon : où ne dînais-je pas ? Le roast-beef égalait la prestance de la tour de Londres ; les poissons étaient si longs qu’on n’en voyait pas la queue ; des dames, que je n’ai aperçues que là, chantaient comme Abigaïl. J’avalais le tokai non loin des lieux qui me virent sabler l’eau à pleine cruche et quasi mourir de faim ; couché au fond de ma moelleuse voiture, sur de petits matelas de soie, j’apercevais ce Westminster dans lequel j’avais passé une nuit enfermé, et autour duquel je m’étais promené tout crotté avec Hingant et Fontanes. Mon hôtel, qui me coûtait 30 000 francs de loyer, était en regard du grenier qu’habita mon cousin de la Bouëtardais, lorsque, en robe rouge, il jouait de la guitare sur un grabat emprunté, auquel j’avais donné asile auprès du mien.
Il ne s’agissait plus de ces sauteries d’émigrés où nous dansions au son du violon d’un conseiller du parlement de Bretagne ; c’était Almack’s dirigé par Colinet qui faisait mes délices ; bal public sous le patronage des plus grandes dames du West-end. Là se rencontraient les vieux et les jeunes dandys. Parmi les vieux brillait le vainqueur de Waterloo, qui promenait sa gloire comme un piège à femmes tendu à travers les quadrilles ; à la tête des jeunes se distinguait lord Clanwilliam, fils, disait-on, du duc de Richelieu. Il faisait des choses admirables : il courait à cheval à Richmond et revenait à Almack’s après être tombé deux fois. Il avait une certaine façon de prononcer à la manière d’Alcibiade, qui ravissait. Les modes des mots, les affectations de langage et de prononciation, changeant dans la haute société de Londres presque à chaque session parlementaire, un honnête homme est tout ébahi de ne plus savoir l’anglais, qu’il croyait savoir six mois auparavant. En 1822 le fashionable devait offrir au premier coup d’œil un homme malheureux et malade ; il devait avoir quelque chose de négligé dans sa personne, les ongles longs, la barbe non pas entière, non pas rasée, mais grandie un moment par surprise, par oubli, pendant les préoccupations du désespoir ; mèche de cheveux au vent, regard profond, sublime, égaré et fatal ; lèvres contractées en dédain de l’espèce humaine ; cœur ennuyé, byronien, noyé dans le dégoût et le mystère de l’être.
Aujourd’hui ce c’est plus cela : le dandy doit avoir un air conquérant, léger, insolent ; il doit soigner sa toilette, porter des moustaches ou une barbe taillée en rond comme la fraise de la reine Élisabeth, ou comme le disque radieux du soleil ; il décèle la fière indépendance de son caractère en gardant son chapeau sur sa tête, en se roulant sur les sofas, en allongeant ses bottes au nez des ladies assises en admiration sur des chaises devant lui ; il monte à cheval avec une canne qu’il porte comme un cierge, indifférent au cheval qui est entre ses jambes par hasard. Il faut que sa santé soit parfaite, et son âme toujours au comble de cinq ou six félicités. Quelques dandys radicaux, les plus avancés vers l’avenir, ont une pipe.
Mais sans doute, toutes ces choses sont changées dans le temps même que je mets à les décrire. On dit que le dandy de cette heure ne doit plus savoir s’il existe, si le monde est là, s’il y a des femmes, et s’il doit saluer son prochain. N’est-il pas curieux de retrouver l’original du dandy sous Henri III : « Ces beaux mignons, dit l’auteur de l’Isle des Hermaphrodites, portoient les cheveux longuets, frisés et refrisés, remontans par-dessus leurs petits bonnets de velours, comme font les femmes, et leurs fraises de chemises de toile d’atour empesées et longues de demi-pied, de façon que voir leurs têtes dessus leurs fraises, il sembloit que ce fust le chef de saint Jean en un plat. »
Ils partent pour se rendre dans la chambre de Henri III, « branlant tellement le corps, la tête et les jambes, que je croyois à tout propos qu’ils dussent tomber de leur long… Ils trouvoient cette façon là de marcher plus belle que pas une autre. »
Tous les Anglais sont fous par nature ou par ton.
Lord Clanwilliam a passé vite : je l’ai retrouvé à Vérone ; il est devenu après moi ministre d’Angleterre à Berlin. Nous avons suivi un moment la même route, quoique nous ne marchions pas du même pas.
Rien ne réussissait, à Londres, comme l’insolence, témoin d’Orsay, frère de la duchesse de Guiche : il s’était mis à galoper dans Hyde-Park, à sauter des barrières, à jouer, à tutoyer sans façon les dandys : il avait un succès sans égal, et, pour y mettre le comble, il finit par enlever une famille entière, père, mère et enfants.
Les ladies les plus à la mode me plaisaient peu ; il y en avait une charmante cependant, lady Gwydir : elle ressemblait par le ton et les manières à une Française. Lady Jersey se maintenait encore en beauté. Je rencontrais chez elle l’opposition. Lady Conyngham appartenait à l’opposition, et le roi lui-même gardait un secret penchant pour ses anciens amis. Parmi les patronesses d’Almack’s, on remarquait l’ambassadrice de Russie.
La comtesse de Lieven avait eu des histoires assez ridicules avec madame d’Osmond et George IV. Comme elle était hardie et passait pour être bien en cour, elle était devenue extrêmement fashionable. On lui croyait de l’esprit, parce qu’on supposait que son mari n’en avait pas ; ce qui n’était pas vrai : M. de Lieven était fort supérieur à madame. Madame de Lieven, au visage aigu et mésavenant, est une femme commune, fatigante, aride, qui n’a qu’un seul genre de conversation, la politique vulgaire ; du reste, elle ne sait rien, et elle cache la disette de ses idées sous l’abondance de ses paroles. Quand elle se trouve avec des gens de mérite, sa stérilité se tait ; elle revêt sa nullité d’un air supérieur d’ennui, comme si elle avait le droit d’être ennuyée ; tombée par l’effet du temps, et ne pouvant s’empêcher de se mêler de quelque chose, la douairière des congrès est venue de Vérone donner à Paris, avec la permission de MM. les magistrats de Pétersbourg, une représentation des puérilités diplomatiques d’autrefois. Elle entretient des correspondances privées, et elle a paru très forte en mariages manqués. Nos novices se sont précipités dans ses salons pour apprendre le beau monde et l’art des secrets ; ils lui confient les leurs, qui, répandus par madame de Lieven, se changent en sourds cancans. Les ministres, et ceux qui aspirent à le devenir, sont tout fiers d’être protégés par une dame qui a eu l’honneur de voir M. de Metternich aux heures où le grand homme, pour se délasser du poids des affaires, s’amuse à effiloquer de la soie. Le ridicule attendait à Paris madame de Lieven. Un doctrinaire grave est tombé aux pieds d’Omphale : « Amour, tu perdis Troie. »
La journée de Londres était ainsi distribuée : à six heures du matin, on courait à une partie fine, consistant dans un premier déjeuner à la campagne ; on revenait déjeuner à Londres ; on changeait de toilette pour la promenade de Bond-Street ou de Hyde-Park ; on se rhabillait pour dîner à sept heures et demie ; on se rhabillait pour l’Opéra ; à minuit, on se rhabillait pour une soirée ou pour un raout. Quelle vie enchantée ! J’aurais préféré cent fois les galères. Le suprême bon ton était de ne pouvoir pénétrer dans les petits salons d’un bal privé, de rester dans l’escalier obstrué par la foule, et de se trouver nez à nez avec le duc de Somerset ; béatitude où je suis arrivé une fois. Les Anglais de la nouvelle race sont infiniment plus frivoles que nous ; la tête leur tourne pour un shaw : si le bourreau de Paris se rendait à Londres, il ferait courir l’Angleterre. Le maréchal Soult n’a-t-il pas enthousiasmé les ladies, comme Blücher, de qui elles baisaient la moustache ? Notre maréchal, qui n’est ni Antipater, ni Antigonus, ni Seleucus, ni Antiochus, ni Ptolémée, ni aucun des capitaines-rois d’Alexandre, est un soldat distingué, lequel a pillé l’Espagne en se faisant battre, et auprès de qui des capucins ont redîmé leur vie pour des tableaux. Mais il est vrai qu’il a publié, au mois de mars 1814, une furieuse proclamation contre Bonaparte, lequel il recevait en triomphe quelques jours après : il a fait depuis ses pâques à Saint-Thomas-d’Aquin. On montre pour un schilling, à Londres, sa vieille paire de bottes.
Toute renommée vient vite au bord de la Tamise et s’en va de même. En 1822, je trouvai cette grande ville plongée dans les souvenirs de Bonaparte ; on était passé du dénigrement pour Nic à un enthousiasme bête. Les mémoires de Bonaparte pullulaient ; son buste ornait toutes les cheminées ; ses gravures brillaient sur toutes les fenêtres des marchands d’images ; sa statue colossale, par Canova, décorait l’escalier du duc de Wellington. N’aurait-on pu consacrer un autre sanctuaire à Mars enchaîné ? Cette déification semble plutôt l’œuvre de la vanité d’un concierge que de l’honneur d’un guerrier. — Général, vous n’avez point vaincu Napoléon à Waterloo, vous avez seulement faussé le dernier anneau d’un destin déjà brisé.
Après ma présentation officielle à George IV, je le vis plusieurs fois. La reconnaissance des colonies espagnoles par l’Angleterre était à peu près décidée ; du moins les vaisseaux de ces États indépendants paraissaient devoir être reçus sous leur pavillon dans les ports de l’empire britannique. Ma dépêche du 7 mai rend compte d’une conversation que j’avais eue avec lord Londonderry, et des idées de ce ministre, cette dépêche, importante pour les affaires d’alors, serait presque sans intérêt pour le lecteur d’aujourd’hui. Deux choses étaient à distinguer dans la position des colonies espagnoles relativement à l’Angleterre et à la France : les intérêts commerciaux et les intérêts politiques. J’entre dans les détails de ces intérêts. « Plus je vois le marquis de Londonderry, disais-je à M. de Montmorency, plus je lui trouve de finesse. C’est un homme plein de ressources, qui ne dit jamais que ce qu’il veut dire ; on serait quelquefois tenté de le croire bonhomme. Il a dans la voix, le rire, le regard, quelque chose de M. Pozzo di Borgo. Ce n’est pas précisément la confiance qu’il inspire. »
La dépêche finit ainsi : « Si l’Europe est obligée de reconnaître les gouvernements de fait en Amérique, toute sa politique doit tendre à faire naître des monarchies dans le nouveau monde, au lieu de ces républiques révolutionnaires qui nous enverront leurs principes avec les produits de leur sol.
« En lisant cette dépêche, monsieur le vicomte, vous éprouverez sans doute comme moi un mouvement de satisfaction. C’est déjà avoir fait un grand pas en politique que d’avoir forcé l’Angleterre à vouloir s’associer avec nous dans des intérêts sur lesquels elle n’eût pas daigné nous consulter il y a six mois. Je me félicite en bon Français de tout ce qui tend à replacer notre patrie à ce haut rang qu’elle doit occuper parmi les nations étrangères. »
Cette lettre était la base de toutes mes idées et de toutes les négociations sur les affaires coloniales dont je m’occupai pendant la guerre d’Espagne, près d’un an avant que cette guerre éclatât.
Le 17 mai j’allai à Covent-Garden, dans la loge du duc d’York. Le roi parut. Ce prince, jadis détesté, fut salué par des acclamations telles qu’il n’en aurait pas autrefois reçu de semblables des moines, habitants de cet ancien couvent. Le 26, le duc d’York vint dîner à l’ambassade : George IV était fort tenté de me faire le même honneur ; mais il craignait les jalousies diplomatiques de mes collègues.
Le vicomte de Montmorency refusa d’entrer en négociations sur les colonies espagnoles avec le cabinet de Saint-James. J’appris, le 19 mai, la mort presque subite de M. le duc de Richelieu. Cet honnête homme avait supporté patiemment sa première retraite du ministère ; mais les affaires venant à lui manquer trop longtemps, il défaillit parce qu’il n’avait pas une double vie pour remplacer celle qu’il avait perdue. Le grand nom de Richelieu n’a été transmis jusqu’à nous que par des femmes.
Les révolutions continuaient en Amérique. Je mandais à M. de Montmorency :
No 26.
« Londres, 28 mai 1822.
« Le Pérou vient d’adopter une constitution monarchique. La politique européenne devrait mettre tous ses soins à obtenir un pareil résultat pour les colonies qui se déclarent indépendantes. Les États-Unis craignent singulièrement l’établissement d’un empire au Mexique. Si le nouveau monde tout entier est jamais républicain, les monarchies de l’ancien monde périront. »
On parlait beaucoup de la détresse des paysans irlandais, et l’on dansait afin de les consoler. Un grand bal paré à l’Opéra occupait les âmes sensibles. Le roi, m’ayant rencontré dans un corridor, me demanda ce que je faisais là, et, me prenant par le bras, il me conduisit dans sa loge.
Le parterre anglais était, dans mes jours d’exil, turbulent et grossier ; des matelots buvaient de la bière au parterre, mangeaient des oranges, apostrophaient les loges. Je me trouvais un soir auprès d’un matelot entré ivre dans la salle ; il me demanda où il était ; je lui dis : « À Covent-Garden. — Pretty garden, indeed ! » (Joli jardin, vraiment !) s’écria-t-il, saisi, comme les dieux d’Homère, d’un rire inextinguible.
Invité dernièrement à une soirée chez lord Lansdowne, Sa Majesté m’a présenté à une dame sévère, âgée de soixante-treize ans : elle était habillée de crêpe, portait un voile noir comme un diadème sur ses cheveux blancs, et ressemblait à une reine abdiquée. Elle me salua d’un ton solennel et de trois phrases estropiées du Génie du christianisme ; puis elle me dit avec non moins de solennité : « Je suis mistress Siddons. » Si elle m’avait dit : « Je suis lady Macbeth, » je l’aurais cru. Je l’avais vue autrefois sur le théâtre dans toute la force de son talent. Il suffit de vivre pour retrouver ces débris d’un siècle jetés par les flots du temps sur le rivage d’un autre siècle.
Mes visiteurs français à Londres furent M. le duc et madame la duchesse de Guiche, dont je vous parlerai à Prague ; M. le marquis de Custine, dont j’avais vu l’enfance à Fervacques ; et madame la vicomtesse de Noailles, aussi agréable, spirituelle et gracieuse que si elle eût encore erré à quatorze ans dans les beaux jardins de Méréville.
On était fatigué de fêtes ; les ambassadeurs aspiraient à s’en aller en congé : le prince Esterhazy se préparait à partir pour Vienne ; il espérait être appelé au congrès, car on parlait déjà d’un congrès. M. Rothschild retournait en France après avoir terminé avec son frère l’emprunt russe de 23 millions de roubles. Le duc de Bedford s’était battu avec l’immense duc de Buckingham, au fond d’un trou, dans Hyde-Park ; une chanson injurieuse contre le roi de France, envoyée de Paris et imprimée dans les gazettes de Londres, amusait la canaille radicale anglaise qui riait sans savoir de quoi.
Je partis le 6 juin pour Royal-Lodge où le roi était allé. Il m’avait invité à dîner et à coucher.
Je revis George IV le 12, le 13 et le 14, au lever, au drawing-room et au bal de sa Majesté. Le 24, je donnai une fête au prince et à la princesse de Danemarck : le duc d’York s’y était invité.
C’eût été une chose importante jadis que la bienveillance avec laquelle me traitait la marquise de Conyngham : elle m’apprit que l’idée du voyage de S. M. B. au continent n’était pas tout à fait abandonnée. Je gardai religieusement ce grand secret dans mon sein. Que de dépêches importantes sur cette parole d’une favorite au temps de mesdames de Verneuil, de Maintenon, des Ursins, de Pompadour ! Du reste, je me serais échauffé mal à propos pour obtenir quelques renseignements de la cour de Londres : en vain vous parlez, on ne vous écoute pas.
Lord Londonderry surtout était impassible : il embarrassait à la fois par sa sincérité de ministre et sa retenue d’homme. Il expliquait franchement de l’air le plus glacé sa politique et gardait un silence profond sur les faits. Il avait l’air indifférent à ce qu’il disait comme à ce qu’il ne disait pas ; on ne savait ce qu’on devait croire de ce qu’il montrait ou de ce qu’il cachait. Il n’aurait pas bougé quand vous lui auriez lâché un saucisson dans l’oreille, comme dit Saint-Simon.
Lord Londonderry avait un genre d’éloquence irlandaise qui souvent excitait l’hilarité de la Chambre des lords et la gaieté du public ; ses blunders étaient célèbres, mais il arrivait aussi quelquefois à des traits d’éloquence qui transportaient la foule, comme ses paroles à propos de la bataille de Waterloo : je les ai rappelées.
Lord Harrowby était président du conseil ; il parlait avec propriété, lucidité et connaissance des faits. On trouverait inconvenant à Londres qu’un président des ministres s’exprimât avec prolixité et faconde. C’était d’ailleurs un parfait gentleman pour le ton. Un jour, aux Pâquis, à Genève, on m’annonça un Anglais : lord Harrowby entra ; je ne le reconnus qu’avec peine : il avait perdu son ancien roi ; le mien était exilé. C’est la dernière fois que l’Angleterre de mes grandeurs m’est apparue.
J’ai mentionné M. Peel et lord Westmoreland dans le Congrès de Vérone.
Je ne sais si lord Bathurst descendait et s’il était petit-fils de ce comte Bathurst dont Sterne écrivait : « Ce seigneur est un prodige ; à 80 ans il a l’esprit et la vivacité d’un homme de 30, une disposition à se laisser charmer et le pouvoir de plaire au delà de tout ce que je connais. » Lord Bathurst, le ministre dont je vous entretiens, était instruit et poli ; il gardait la tradition des anciennes manières françaises de la bonne compagnie. Il avait trois ou quatre filles qui couraient, ou plutôt qui volaient comme des hirondelles de mer, le long des flots, blanches, allongées et légères. Que sont-elles devenues ? Sont-elles tombées dans le Tibre avec la jeune Anglaise de leur nom ?
Lord Liverpool n’était pas, comme lord Londonderry, le principal ministre ; mais c’était le ministre le plus influent et le plus respecté. Il jouissait de cette réputation d’homme religieux et d’homme de bien, si puissante pour celui qui la possède ; on vient à cet homme avec la confiance que l’on a pour un père ; nulle action ne paraît bonne si elle n’est approuvée de ce personnage saint, investi d’une autorité très supérieure à celle des talents. Lord Liverpool était fils de Charles Jenkinson, baron de Hawkesbury, comte de Liverpool, favori de lord Bute. Presque tous les hommes d’État anglais ont commencé par la carrière littéraire, par des pièces de vers plus ou moins bons, et par des articles, en général excellents, insérés dans les revues. Il reste un portrait de ce premier comte de Liverpool lorsqu’il était secrétaire particulier de lord Bute ; sa famille en est fort affligée : cette vanité, puérile en tous temps, l’est sans doute encore beaucoup plus aujourd’hui ; mais n’oublions pas que nos plus ardents révolutionnaires puisèrent leur haine de la société dans des disgrâces de nature ou dans des infériorités sociales.
Il est possible que lord Liverpool, enclin aux réformes, et à qui M. Canning a dû son dernier ministère, fût influencé, malgré la rigidité de ses principes religieux, par quelque déplaisance de souvenirs. À l’époque où j’ai connu lord Liverpool, il était presque arrivé à l’illumination puritaine. Habituellement il demeurait seul avec une vieille sœur, à quelques lieues de Londres. Il parlait peu ; son visage était mélancolique ; il penchait souvent l’oreille, et il avait l’air d’écouter quelque chose de triste : on eût dit qu’il entendait tomber ses dernières années, comme les gouttes d’une pluie d’hiver sur le pavé. Du reste, il n’avait aucune passion, et il vivait selon Dieu.
M. Croker, membre de l’Amirauté, célèbre comme orateur et comme écrivain, appartenait à l’école de M. Pitt, ainsi que M. Canning ; mais il était plus détrompé que celui-ci. Il occupait à White-Hall un de ces appartements sombres d’où Charles Ier était sorti par une fenêtre pour aller de plain-pied à l’échafaud. On est étonné quand on entre à Londres dans les habitations où siègent les directeurs de ces établissements dont le poids se fait sentir au bout de la terre. Quelques hommes en redingote noire devant une table nue, voilà tout ce que vous rencontrez : ce sont pourtant là les directeurs de la marine anglaise, ou les membres de cette compagnie de marchands, successeurs des empereurs du Mogol, lesquels comptent aux Indes deux cents millions de sujets.
M. Croker vint, il y a deux ans, me visiter à l’Infirmerie de Marie-Thérèse. Il m’a fait remarquer la similitude de nos opinions et de nos destinées. Des événements nous séparent du monde ; la politique fait des solitaires, comme la religion fait des anachorètes. Quand l’homme habite le désert, il trouve en lui quelque lointaine image de l’être infini qui, vivant seul dans l’immensité, voit s’accomplir les révolutions des mondes.
Dans le courant des mois de juin et de juillet, les affaires d’Espagne commencèrent à occuper sérieusement le cabinet de Londres. Lord Londonderry et la plupart des ambassadeurs montraient en parlant de ces affaires une inquiétude et presque une peur risible. Le ministère craignait qu’en cas de rupture nous ne l’emportassions sur les Espagnols ; les ministres des autres puissances tremblaient que nous ne fussions battus ; ils voyaient toujours notre armée prenant la cocarde tricolore.
Dans ma dépêche du 28 juin, no 35, les dispositions de l’Angleterre sont fidèlement exprimées :
No 35.
« Londres, ce 28 juin 1822.
« Monsieur le vicomte,
« Il m’a été plus difficile de vous dire ce que pense lord Londonderry, relativement à l’Espagne, qu’il ne me sera aisé de pénétrer le secret des instructions données à Sir W. A’Court ; cependant je ne négligerai rien pour me procurer les renseignements que vous demandez par votre dernière dépêche, no 18. Si j’ai bien jugé de la politique du cabinet anglais et du caractère de lord Londonderry, je suis persuadé que Sir W. A’Court n’a presque rien emporté d’écrit. On lui aura recommandé verbalement d’observer les partis sans se mêler de leurs querelles. Le cabinet de Saint-James n’aime point les Cortès, mais il méprise Ferdinand. Il ne fera certainement rien pour les royalistes. D’ailleurs, il suffirait que notre influence s’exerçât sur une opinion pour que l’influence anglaise appuyât l’opinion contraire. Notre prospérité renaissante inspire une vive jalousie. Il y a bien ici, parmi les hommes d’État, une certaine crainte vague des passions révolutionnaires qui travaillent l’Espagne ; mais cette crainte se tait devant les intérêts particuliers : de telle sorte que si d’un côté la Grande-Bretagne pouvait exclure nos marchandises de la Péninsule, et que de l’autre elle pût reconnaître l’indépendance des colonies espagnoles, elle prendrait facilement son parti sur les événements, et se consolerait des malheurs qui pourraient accabler de nouveau les monarchies continentales. Le même principe qui empêche l’Angleterre de retirer son ambassadeur de Constantinople lui fait envoyer un ambassadeur à Madrid : elle se sépare des destinées communes, et n’est attentive qu’au parti qu’elle pourra tirer des révolutions des empires.
« J’ai l’honneur, etc. »
Revenant dans ma dépêche du 16 Juillet, no 40, sur les nouvelles d’Espagne, je dis à M. de Montmorency :
No 40.
« Londres, ce 16 juillet 1822.
« Monsieur le vicomte,
« Les journaux anglais, d’après les journaux français, donnent ce matin des nouvelles de Madrid jusqu’au 8 inclusivement. Je n’ai jamais espéré mieux du roi d’Espagne, et n’ai point été surpris. Si ce malheureux prince doit périr, le genre de la catastrophe n’est pas indifférent au reste du monde : le poignard n’abattrait que le monarque, l’échafaud pourrait tuer la monarchie. C’est déjà beaucoup trop que le jugement de Charles Ier et que celui de Louis XVI : le ciel nous préserve d’un troisième jugement qui semblerait établir par l’autorité des crimes une espèce de droit des peuples et un corps de jurisprudence contre les rois ! On peut maintenant s’attendre à tout : une déclaration de guerre de la part du gouvernement espagnol est au nombre des chances que le gouvernement français a dû prévoir. Dans tous les cas, nous serons bientôt obligés d’en finir avec le cordon sanitaire, car, une fois le mois de septembre passé, et la peste ne reparaissant pas à Barcelone, ce serait une véritable dérision que de parler encore d’un cordon sanitaire ; il faudrait donc avouer tout franchement une armée, et dire la raison qui nous oblige à maintenir cette armée. Cela n’équivaudra-t-il pas à une déclaration de guerre aux Cortès ? D’un autre côté, dissoudrons-nous le cordon sanitaire ? Cet acte de faiblesse compromettrait la sûreté de la France, avilirait le ministère, et ranimerait parmi nous les espérances de la faction révolutionnaire.
« J’ai l’honneur d’être, etc., etc., etc. »
Depuis le Congrès de Vienne et d’Aix-la-Chapelle, les princes de l’Europe avaient la tête tournée de congrès : c’était là qu’on s’amusait et qu’on se partageait quelques peuples. À peine le Congrès commencé à Laybach et continué à Troppau était-il fini, qu’on songea à en convoquer un autre à Vienne, à Ferrare ou à Vérone, les affaires d’Espagne offraient l’occasion d’en hâter le moment. Chaque cour avait déjà désigné son ambassadeur.
Je voyais à Londres tout le monde se préparer à partir pour Vérone : comme ma tête était remplie des affaires d’Espagne, et comme je rêvais un plan pour l’honneur de la France, je croyais pouvoir être de quelque utilité au nouveau Congrès en me faisant connaître sous un rapport auquel on ne songeait pas. J’avais écrit dès le 24 mai à M. de Montmorency ; mais je ne trouvai aucune faveur. La longue réponse du ministre est évasive, embarrassée, entortillée ; un éloignement marqué pour moi s’y déguise mal sous la bienveillance ; elle finit par ce paragraphe :
« Puisque je suis en train de confidences, noble vicomte, je veux vous dire ce que je ne voudrais pas insérer dans une dépêche officielle, mais ce que m’ont inspiré quelques observations personnelles, et quelques avis aussi de personnes qui connaissent bien le terrain sur lequel vous êtes placé. N’avez-vous pas pensé le premier qu’il faut soigner, vis-à-vis du ministère anglais, certains effets de la jalousie et de l’humeur qu’il est toujours prêt à concevoir sur les marques directes de faveur auprès du roi, et de crédit dans la société ? Vous me direz s’il ne vous est pas arrivé d’en remarquer quelques traces. »
Par qui les plaintes de mon crédit auprès du roi et dans la société (c’est-à-dire, je suppose, auprès de la marquise de Conyngham) étaient-elles arrivées au vicomte de Montmorency ? Je l’ignore.
Prévoyant, par cette dépêche privée, que ma partie était perdue du côté du ministre des affaires étrangères, je m’adressai à M. de Villèle, alors mon ami, et qui n’inclinait pas beaucoup vers son collègue. Dans sa lettre du 5 mai 1822, il me répondit d’abord un mot favorable.
« Paris, le 5 mai 1822.
« Je vous remercie, me dit-il, de tout ce que vous faîtes pour nous à Londres ; la détermination de cette cour au sujet des colonies espagnoles ne peut influer sur la nôtre ; la position est bien différente ; nous devons éviter par-dessus tout d’être empêchés, par une guerre avec l’Espagne, d’agir ailleurs comme nous le devons, si les affaires de l’Orient amenaient de nouvelles combinaisons politiques en Europe.
« Nous ne laisserons pas déshonorer le gouvernement français par le défaut de participation aux événements qui peuvent résulter de la situation actuelle du monde ; d’autres pourront y intervenir avec plus d’avantages, aucun avec plus de courage et de loyauté.
« On se méprend fort, je crois, et sur les moyens réels de notre pays, et sur le pouvoir que peut encore exercer le gouvernement du roi dans les formes qu’il s’est prescrites ; elles offrent plus de ressources qu’on ne paraît le croire, et j’espère qu’à l’occasion nous saurons le montrer.
« Vous nous seconderez, mon cher, dans ces grandes circonstances si elles se présentent. Nous le savons et nous y comptons ; l’honneur sera pour tous, et ce n’est pas de ce partage dont il s’agit en ce moment, il se fera selon les services rendus ; rivalisons tous de zèle à qui en rendra de plus signalés.
« Je ne sais en vérité si ceci tournera à un congrès ; mais, en tout cas, je n’oublierai pas ce que vous m’avez dit.
« Jh. de Villèle. »
Sur ce premier mot de bonne entente, je fis presser le ministre des finances par madame la duchesse de Duras ; elle m’avait déjà prêté l’appui de son amitié contre l’oubli de la cour en 1814. Elle reçut bientôt ce billet de M. de Villèle :
« Tout ce que nous disions est dit ; tout ce qu’il est dans mon cœur et dans mon opinion de faire pour le bien public et pour mon ami est fait et sera fait, soyez-en certaine. Je n’ai besoin ni d’être prêché, ni d’être converti, je vous le répète ; j’agis de conviction et de sentiment.
« Recevez, madame, l’hommage de mon affectueux respect. »
Ma dernière dépêche, en date du 9 août, annonçait à M. de Montmorency que lord Londonderry partirait du 15 au 20 pour Vienne. Le brusque et grand démenti aux projets des mortels me fut donné ; je croyais n’avoir à entretenir le conseil du roi T. C. que des affaires humaines, et j’eus à lui rendre compte des affaires de Dieu :
« Londres, 12 août 1822, à 4 heures de l’après-midi.
« Dépêche transmise à Paris par le télégraphe de Calais.
« Le marquis de Londonderry est mort subitement ce matin 12, à neuf heures du matin, dans sa maison de campagne de North-Cray. »
No 49
« Londres, 13 août 1822.
« Monsieur le vicomte,
« Si le temps n’a pas mis obstacle à ma dépêche télégraphique, et s’il n’est point arrivé d’accident à mon courrier extraordinaire, expédié hier à quatre heures, j’espère que vous avez reçu le premier sur le continent la nouvelle de la mort subite de Lord Londonderry.
« Cette mort a été extrêmement tragique. Le noble marquis était à Londres vendredi ; il sentit sa tête un peu embarrassée ; il se fit saigner entre les épaules. Après quoi il partit pour North-Cray, où la marquise de Londonderry était établie depuis un mois. La fièvre se déclara le samedi 10 et le dimanche 11 ; mais elle parut céder dans la nuit du dimanche au lundi, et, lundi matin 12, le malade semblait si bien, que sa femme, qui le gardait, crut pouvoir le quitter un moment. Lord Londonderry, dont la tête était égarée, se trouvant seul, se leva, passa dans un cabinet, saisit un rasoir, et du premier coup se coupa la jugulaire. Il tomba baigné dans son sang aux pieds d’un médecin qui venait à son secours.
« On cache autant qu’on le peut cet accident déplorable, mais il est parvenu défiguré à la connaissance du public et a donné naissance à des bruits de toute espèce.
« Pourquoi Londonderry aurait-il attenté à ses jours ? Il n’avait ni passions ni malheurs ; il était plus que jamais affermi dans sa place. Il se préparait à partir jeudi prochain. Il se faisait une partie de plaisir d’un voyage d’affaires. Il devait être de retour le 15 octobre pour des chasses arrangées d’avance et auxquelles il m’avait invité. La Providence en a ordonné autrement, et Lord Londonderry a suivi le duc de Richelieu. »
Voici quelques détails qui ne sont point entrés dans mes dépêches.
À son retour à Londres, George IV me raconta que lord Londonderry était allé lui porter le projet d’instruction qu’il avait rédigé pour lui-même, et qu’il devait suivre au Congrès. George IV prit le manuscrit pour mieux en peser les termes, et commença à le lire à haute voix. Il s’aperçut que lord Londonderry ne l’écoutait pas, et qu’il promenait ses yeux sur le plafond du cabinet : « Qu’avez-vous donc, mylord ? dit le roi. — Sire, répondit le marquis, c’est cet insupportable John (un jockey) qui est à la porte ; il ne veut pas s’en aller, quoique je ne cesse de le lui ordonner. » Le roi, étonné, ferma le manuscrit et dit : « Vous êtes malade, mylord : retournez chez vous ; faites-vous saigner. » Lord Londonderry sortit et alla acheter le canif avec lequel il se coupa la gorge.
Le 15 août, je continuai mes dires à M. de Montmorency :
« On a envoyé des courriers de toutes parts, aux eaux, aux bains de mer, dans les châteaux, pour chercher les ministres absents. Au moment où l’accident est arrivé, aucun d’eux n’était à Londres. On les attend aujourd’hui ou demain ; ils tiendront un conseil, mais ils ne pourront rien décider, car, en dernier résultat, c’est le roi qui leur nommera un collègue, et le roi est à Édimbourg. Il est probable que Sa Majesté britannique ne se pressera pas de faire un choix au milieu des fêtes. La mort du marquis de Londonderry est funeste à l’Angleterre : il n’était pas aimé, mais il était craint ; les radicaux le détestaient, mais ils avaient peur de lui. Singulièrement brave, il imposait à l’opposition qui n’osait pas trop l’insulter à la tribune et dans les journaux. Son imperturbable sang-froid, son indifférence profonde pour les hommes et pour les choses, son instinct de despotisme et son mépris secret pour les libertés constitutionnelles, en faisaient un ministre propre à lutter avec succès contre les penchants du siècle. Ses défauts devenaient des qualités à une époque où l’exagération et la démocratie menacent le monde.
« J’ai l’honneur, etc. »
« Londres, 15 août 1822.
« Monsieur le vicomte,
« Les renseignements ultérieurs ont confirmé ce que j’ai eu l’honneur de vous dire sur la mort du marquis de Londonderry, dans ma dépêche ordinaire d’avant-hier, no 49. Seulement, l’instrument fatal avec lequel l’infortuné ministre s’est coupé la veine jugulaire est un canif, et non pas un rasoir comme je vous l’avais mandé. Le rapport du coroner, que vous lirez dans les journaux, vous instruira de tout. Cette enquête, faite sur le cadavre du premier ministre de la Grande-Bretagne, comme sur le corps d’un meurtrier, ajoute encore quelque chose de plus affreux à cet événement.
« Vous savez sans doute à présent, monsieur le vicomte, que lord Londonderry avait donné des preuves d’aliénation mentale quelques jours avant son suicide, et que le roi même s’en était aperçu. Une petite circonstance à laquelle je n’avais pas fait attention, mais qui m’est revenue en mémoire depuis la catastrophe, mérite d’être racontée. J’étais allé voir le marquis de Londonderry, il y a douze ou quinze jours. Contre son usage et les usages du pays, il me reçut avec familiarité dans son cabinet de toilette. Il allait se raser, et il me fit en riant d’un rire à demi sardonique l’éloge des rasoirs anglais. Je le complimentai sur la clôture prochaine de la session. Oui, dit-il, il faut que cela finisse ou que je finisse.
« J’ai l’honneur, etc. »
Tout ce que les radicaux d’Angleterre et les libéraux de France ont raconté de la mort de lord Londonderry, à savoir : qu’il s’était tué par désespoir politique, sentant que les principes opposés aux siens allaient triompher, est une pure fable inventée par l’imagination des uns, l’esprit de parti et la niaiserie des autres. Lord Londonderry n’était pas homme à se repentir d’avoir péché contre l’humanité, dont il ne se souciait guère, ni envers les lumières du siècle, pour lesquelles il avait un profond mépris : la folie était entrée par les femmes dans la famille Castlereagh.
Il fut décidé que le duc de Wellington, accompagné de lord Clanwilliam, prendrait la place de lord Londonderry au Congrès. Les instructions officielles se réduisaient à ceci : oublier entièrement l’Italie, ne se mêler en rien des affaires d’Espagne, négocier pour celles de l’Orient en maintenant la paix sans accroître l’influence de la Russie. Les chances étaient toujours pour M. Canning, et le portefeuille des affaires étrangères était confié par intérim à lord Bathurst, ministre des colonies.
J’assistai aux funérailles de lord Londonderry, à Westminster, le 20 août. Le duc de Wellington paraissait ému ; lord Liverpool était obligé de se couvrir le visage de son chapeau pour cacher ses larmes. On entendit au dehors quelques cris d’insulte et de joie lorsque le corps entra dans l’église : Colbert et Louis XIV furent-ils plus respectés ? Les vivants ne peuvent rien apprendre aux morts ; les morts, au contraire, instruisent les vivants.
LETTRE DE M. DE MONTMORENCY.
« Paris, ce 17 août.
« Quoiqu’il n’y ait pas de dépêches bien importantes à confier à votre fidèle Hyacinthe, je veux cependant le faire repartir, noble vicomte, d’après votre propre désir et celui qu’il m’a exprimé, de la part de madame de Chateaubriand, de le voir promptement retourner auprès de vous. J’en profiterai pour vous adresser quelques mots plus confidentiels sur la profonde impression que nous avons reçue, comme à Londres, de cette terrible mort du marquis de Londonderry, et aussi, par la même occasion, sur une affaire à laquelle vous semblez mettre un intérêt bien exagéré et bien exclusif. Le conseil du roi en a profité et a fixé à ces jours-ci, immédiatement après la clôture qui a eu lieu ce matin même, la discussion des directions principales à arrêter, des instructions à donner, de même des personnes à choisir : la première question est de savoir si elles seront une ou plusieurs. Vous avez exprimé quelque part, ce me semble, de l’étonnement que l’on pût songer à…, non pas à vous préférer à lui, vous savez très bien qu’il ne peut pas être sur la même ligne pour nous. Si, après le plus mûr examen, nous ne croyions pas possible de mettre à profit la bonne volonté que vous nous avez montrée très franchement à cet égard, il faudrait sans doute pour nous déterminer de graves motifs que je vous communiquerais avec la même franchise : l’ajournement est plutôt favorable à votre désir, en ce sens qu’il serait tout à fait inconvenable, et pour vous et pour nous, que vous quittassiez Londres d’ici à quelques semaines et avant la décision ministérielle qui ne laisse pas d’occuper tous les cabinets. Cela frappe tellement tout le monde que quelques amis me disaient l’autre jour : Si M. de Chateaubriand était venu tout de suite à Paris, il aurait été assez contrariant pour lui d’être obligé de repartir pour Londres. Nous attendons donc cette nomination importante au retour d’Édimbourg. Le chevalier Stuart disait hier que sûrement le duc de Wellington irait au Congrès ; c’est ce qu’il nous importe de savoir le plus tôt possible. M. Hyde de Neuville est arrivé hier bien portant. J’ai été charmé de le voir. Je vous renouvelle, noble vicomte, tous mes inviolables sentiments.
« Montmorency. »
Cette nouvelle lettre de M. de Montmorency, mêlée de quelques phrases ironiques, me confirma pleinement qu’il ne voulait pas de moi au Congrès.
Je donnai un dîner le jour de la Saint-Louis en l’honneur de Louis XVIII, et j’allai voir Hartwell en mémoire de l’exil de ce roi ; je remplissais un devoir plutôt que je ne jouissais d’un plaisir. Les infortunes royales sont maintenant si communes qu’on ne s’intéresse guère aux lieux que n’ont point habités le génie ou la vertu. Je ne vis dans le triste petit parc d’Hartwell que la fille de Louis XVI.
Enfin, je reçus tout à coup de M. de Villèle ce billet inattendu qui faisait mentir mes prévisions et mettait fin à mes incertitudes :
« 27 août 1822.
« Mon cher Chateaubriand, il vient d’être arrêté qu’aussitôt que les convenances relatives au retour du roi à Londres vous le permettront, vous serez autorisé à vous rendre à Paris, pour de là pousser jusqu’à Vienne ou jusqu’à Vérone comme un des trois plénipotentiaires chargés de représenter la France au Congrès. Les deux autres seront MM. de Caraman et de la Ferronnays ; ce qui n’empêche pas M. le vicomte de Montmorency de partir après-demain pour Vienne, afin d’y assister aux conférences qui pourront avoir lieu dans cette ville avant le Congrès. Il devra revenir à Paris lors du départ des souverains pour Vérone.
« Ceci pour vous seul. Je suis heureux que cette affaire ait pris la tournure que vous désiriez ; de cœur tout à vous. »
D’après ce billet, je me préparai à partir.
Cette foudre qui tombe sans cesse à mes pieds me suivait partout. Avec lord Londonderry expira la vieille Angleterre, jusqu’alors se débattant au milieu des innovations croissantes. Survint M. Canning : l’amour-propre l’emporta jusqu’à parler à la tribune la langue du propagandiste. Après lui parut le duc de Wellington, conservateur qui venait démolir : quand l’arrêt des sociétés est prononcé, la main qui devait élever ne sait qu’abattre. Lord Grey, O’Connell, tous ces ouvriers en ruines, travaillèrent successivement à la chute des vieilles institutions. Réforme parlementaire, émancipation de l’Irlande, toutes choses excellentes en soi, devinrent, par l’insalubrité des temps, des causes de destruction. La peur accrut les maux : si l’on ne s’était pas si fort effrayé des menaces, ou eût pu résister avec un certain succès.
Qu’avait besoin l’Angleterre de consentir à nos derniers troubles ? Renfermée dans son île et dans ses inimitiés nationales, elle était à l’abri. Qu’avait besoin le cabinet de Saint-James de redouter la séparation de l’Irlande ? L’Irlande n’est que la chaloupe de l’Angleterre : coupez la corde, et la chaloupe, séparée du grand navire, ira se perdre au milieu des flots. Lord Liverpool avait lui-même de tristes pressentiments. Je dînais un jour chez lui : après le repas nous causâmes à une fenêtre qui s’ouvrait sur la Tamise ; on apercevait en aval de la rivière une partie de la cité dont le brouillard et la fumée élargissaient la masse. Je faisais à mon hôte l’éloge de la solidité de cette monarchie anglaise pondérée par le balancement égal de la liberté et du pouvoir. Le vénérable lord, levant et allongeant le bras, me montra de la main la cité et me dit : « Qu’y a-t-il de solide avec ces villes énormes ? Une insurrection sérieuse à Londres, et tout est perdu. »
Il me semble que j’achève une course en Angleterre, comme celle que je fis autrefois sur les débris d’Athènes, de Jérusalem, de Memphis et de Carthage. En appelant devant moi les siècles d’Albion, en passant de renommée en renommée, en les voyant s’abîmer tour à tour, j’éprouve une espèce de douloureux vertige. Que sont devenus ces jours éclatants et tumultueux où vécurent Shakespeare et Milton, Henri VIII et Élisabeth, Cromwell et Guillaume, Pitt et Burke ? Tout cela est fini ; supériorités et médiocrités, haines et amours, félicités et misères, oppresseurs et opprimés, bourreaux et victimes, rois et peuples, tout dort dans le même silence et la même poussière. Quel néant sommes-nous donc, s’il en est ainsi de la partie la plus vivante de l’espèce humaine, du génie qui reste comme une ombre des vieux temps dans les générations présentes, mais qui ne vit plus par lui-même, et qui ignore s’il a jamais été !
Combien de fois l’Angleterre, dans l’espace de quelques cents ans, a-t-elle été détruite ? À travers combien de révolutions n’a-t-elle point passé pour arriver au bord d’une révolution plus grande, plus profonde et qui enveloppera la postérité ! J’ai vu ces fameux parlements britanniques dans toute leur puissance : que deviendront-ils ? J’ai vu l’Angleterre dans ses anciennes mœurs et dans son ancienne prospérité : partout la petite église solitaire avec sa tour, le cimetière de campagne de Gray, partout des chemins étroits et sablés, des vallons remplis de vaches, des bruyères marbrées de moutons, des parcs, des châteaux, des villes : peu de grands bois, peu d’oiseaux, le vent de la mer. Ce n’étaient pas ces champs de l’Andalousie où je trouvais les vieux chrétiens et les jeunes amours parmi les débris voluptueux du palais des Mores au milieu des aloès et des palmiers.
Quid dignum memorare tuis, Hispania, terris
Vox humana valet ?
« Quelle voix humaine, ô Espagne ! est digne de remémorer tes rivages ? »
Ce n’était pas là cette Campagne romaine dont le charme irrésistible me rappelle sans cesse ; ces flots et ce soleil n’étaient pas ceux qui baignent et éclaire le promontoire sur lequel Platon enseignait ses disciples, ce Sunium où j’entendis chanter le grillon demandant en vain à Minerve le foyer des prêtres de son temple ; mais enfin, telle qu’elle était, cette Angleterre, entourée de ses navires, couverte de ses troupeaux et professant le culte de ses grands hommes, était charmante et redoutable.
Aujourd’hui ses vallées sont obscurcies par les fumées des forges et des usines, ses chemins changés en ornières de fer ; et sur ces chemins, au lieu de Milton et de Shakespeare, se meuvent des chaudières errantes. Déjà les pépinières de la science, Oxford et Cambridge, prennent un air désert : leurs collèges et leurs chapelles gothiques, demi-abandonnés, affligent les regards ; dans leurs cloîtres, auprès des pierres sépulcrales du moyen âge, reposent oubliées les annales de marbre des anciens peuples de la Grèce ; ruines qui gardent les ruines.
À ces monuments, autour desquels commençait à se former le vide, je laissais la partie des jours printaniers que j’avais retrouvée ; je me séparais une seconde fois de ma jeunesse, au même bord où je l’avais abandonnée autrefois : Charlotte avait tout à coup réapparu comme cet astre, la joie des ombres, qui, retardé par le cours des mois, se lèverait au milieu de la nuit. Si vous n’êtes pas trop las, cherchez dans ces Mémoires l’effet que produisit sur moi en 1822 la vision subite de cette femme. Lorsqu’elle m’avait remarqué autrefois, je ne connaissais point ces autres Anglaises dont la troupe venait de m’environner à l’heure de mon renom et de ma puissance : leurs hommages ont eu la légèreté de ma fortune. Aujourd’hui, après seize nouvelles années évanouies depuis mon ambassade de Londres, après tant de nouvelles destructions, mes regards se reportent sur la fille du pays de Desdémone et de Juliette : elle ne compte plus dans ma mémoire que du jour où sa présence inattendue ralluma le flambeau de mes souvenirs. Nouvel Épiménide, réveillé après un long sommeil, j’attache mes regards sur un phare d’autant plus radieux que les autres sont éteints sur le rivage ; un seul excepté brillera longtemps après moi.
Je n’ai point achevé tout ce qui concerne Charlotte dans les pages précédentes de ces Mémoires : elle vint avec une partie de sa famille me voir en France, lorsque j’étais ministre en 1823. Par une de ces misères inexplicables de l’homme, préoccupé que j’étais d’une guerre d’où dépendait le sort de la monarchie française, quelque chose sans doute aura manqué à ma voix, puisque Charlotte, retournant en Angleterre, me laissa une lettre dans laquelle elle se montre blessée de la froideur de ma réception. Je n’ai osé ni lui écrire ni lui renvoyer des fragments littéraires qu’elle m’avait rendus et que j’avais promis de lui remettre augmentés. S’il était vrai qu’elle eût eu une raison véritable de se plaindre, je jetterais au feu ce que j’ai raconté de mon premier séjour outre-mer.
Souvent il m’est venu en pensée d’aller éclaircir mes doutes ; mais pourrais-je retourner en Angleterre, moi qui suis assez faible pour n’oser visiter le rocher paternel sur lequel j’ai marqué ma tombe ? J’ai peur maintenant des sensations : le temps, en m’enlevant mes jeunes années, m’a rendu semblable à ces soldats dont les membres sont restés sur le champ de bataille ; mon sang, ayant un chemin moins long à parcourir, se précipite dans mon cœur avec une affluence si rapide que ce vieil organe de mes plaisirs et de mes douleurs palpite comme prêt à se briser. Le désir de brûler ce qui regarde Charlotte, bien qu’elle soit traitée avec un respect religieux, se mêle chez moi à l’envie de détruire ces Mémoires : s’ils m’appartenaient encore, ou si je pouvais les racheter, je succomberais à la tentation. J’ai un tel dégoût de tout, un tel mépris pour le présent et pour l’avenir immédiat, une si ferme persuasion que les hommes désormais, pris ensemble comme public (et cela pour plusieurs siècles), seront pitoyables, que je rougis d’user mes derniers moments au récit des choses passées, à la peinture d’un monde fini dont on ne comprendra plus le langage et le nom.
L’homme est aussi trompé par la réussite de ses vœux que par leur désappointement : j’avais désiré, contre mon instinct naturel, aller au Congrès ; profitant d’une prévention à M. de Villèle, je l’avais amené à forcer la main de M. de Montmorency. Eh bien ! mon vrai penchant n’était pas pour ce que j’avais obtenu ; j’aurais eu sans doute quelque dépit si l’on m’eût contraint de rester en Angleterre ; mais bientôt l’idée d’aller voir madame Sutton, de faire le voyage des trois royaumes, l’eût emporté sur le mouvement d’une ambition postiche qui n’adhère point à ma nature. Dieu en ordonna autrement et je partis pour Vérone : de là le changement de ma vie, de là mon ministère, la guerre d’Espagne, mon triomphe, ma chute, bientôt suivie de celle de la monarchie.
Un des deux beaux enfants pour lesquels Charlotte m’avait prié de m’intéresser en 1822 vient de venir me voir à Paris : c’est aujourd’hui le capitaine Sutton ; il est marié à une jeune femme charmante, et il m’a appris que sa mère, très malade, a passé dernièrement un hiver à Londres.
Je m’embarquai à Douvres le 8 de septembre 1822, dans le même port d’où, vingt-deux ans auparavant, M. La Sagne, le Neuchâtelois, avait fait voile. De ce premier départ, au moment où je tiens la plume, trente-neuf années sont accomplies. Lorsqu’on regarde ou qu’on écoute sa vie passée, on croit voir sur une mer déserte la trace d’un vaisseau qui a disparu ; on croit entendre les glas d’une cloche dont on n’aperçoit point la vieille tour.
Ici vient se placer dans l’ordre des dates le Congrès de Vérone, que j’ai publié en deux volumes à part. Si on avait par hasard envie de le relire, on peut le trouver partout. Ma guerre d’Espagne, le grand
Imp. Dumas Vorxet
MADAME RÉCAMIER
événement politique de ma vie, était une gigantesque entreprise. La légitimité allait pour la première fois brûler de la poudre sous le drapeau blanc, tirer son premier coup de canon après ces coups de canon de l’empire qu’entendra la dernière postérité. Enjamber d’un pas les Espagnes, réussir sur le même sol où naguère les armées d’un conquérant avaient eu des revers, faire en six mois ce qu’il n’avait pu faire en sept ans, qui aurait pu prétendre à ce prodige ? C’est pourtant ce que j’ai fait ; mais par combien de malédictions ma tête a été frappée à la table de jeu où la Restauration m’avait assis ! J’avais devant moi une France ennemie des Bourbons et deux grands ministres étrangers, le prince de Metternich et M. Canning. Il ne se passait pas de jour que je ne reçusse des lettres qui m’annonçaient une catastrophe, car la guerre avec l’Espagne n’était pas du tout populaire, ni en France, ni en Europe. En effet, quelque temps après mes succès dans la Péninsule, ma chute ne tarda pas à arriver.
Dans notre ardeur après la dépêche télégraphique qui annonçait la délivrance du roi d’Espagne, nous autres ministres nous courûmes au château. Là j’eus un pressentiment de ma chute : je reçus sur la tête un seau d’eau froide qui me fit rentrer dans l’humilité de mes habitudes. Le roi et Monsieur ne nous aperçurent point. Madame la duchesse d’Angoulême, éperdue du triomphe de son mari, ne distinguait personne. Cette victime immortelle écrivit sur la délivrance de Ferdinand une lettre terminée par cette exclamation sublime dans la bouche de la fille de Louis XVI : « Il est donc prouvé qu’on peut sauver un roi malheureux ! »
Le dimanche, je retournai avant le conseil faire ma cour à la famille royale ; l’auguste princesse dit à chacun de mes collègues un mot obligeant : elle ne m’adressa pas une parole. Je ne méritais pas sans doute un tel honneur. Le silence de l’orpheline du Temple ne peut jamais être ingrat : le Ciel a droit aux adorations de la terre et ne doit rien à personne.
Je traînai ensuite jusqu’à la Pentecôte ; pourtant mes amis n’étaient pas sans inquiétude ; ils me disaient souvent : Vous serez renvoyé demain. Tout à l’heure si l’on veut, répondais-je. Le jour de la Pentecôte, 6 juin 1824, j’étais arrivé dans les premiers salons de Monsieur : un huissier vint me dire qu’on me demandait. C’était Hyacinthe, mon secrétaire. Il m’annonça en me voyant que je n’étais plus ministre. J’ouvris le paquet qu’il me présentait ; j’y trouvai ce billet de M. de Villèle :
« Monsieur le vicomte,
« J’obéis aux ordres du roi en transmettant de suite à Votre Excellence une ordonnance que Sa Majesté vient de rendre.
« Le sieur comte de Villèle, président de notre conseil des ministres, est chargé par intérim du portefeuille des affaires étrangères, en remplacement du sieur vicomte de Chateaubriand. »
Cette ordonnance était écrite de la main de M. de Rainneville, assez bon pour en être encore embarrassé devant moi. Eh ! mon Dieu ! est-ce que je connais M. de Rainneville ? Est-ce que j’ai jamais songé à lui ? Je le rencontre assez souvent. S’est-il jamais aperçu que je savais que l’ordonnance qui m’avait rayé de la liste des ministres était écrite de sa main ?
El pourtant qu’avais-je fait ? Où étaient mes intrigues et mon ambition ? Avais-je désiré la place de M. de Villèle en allant seul et caché me promener au fond du bois de Boulogne ? Ce fut cette vie étrange qui me perdit. J’avais la simplicité de rester tel que le ciel m’avait fait, et, parce que je n’avais envie de rien, on crut que je voulais tout. Aujourd’hui, je conçois très bien que ma vie à part était une grande faute. Comment ! vous ne voulez rien être ? Allez-vous-en ! Nous ne voulons pas qu’un homme méprise ce que nous adorons, et qu’il se croie en droit d’insulter à la médiocrité de notre vie.
Les embarras de la richesse et les inconvénients de la misère me suivirent dans mon logement de la rue de l’Université : le jour de mon congé, j’avais au ministère un immense dîner prié ; il me fallut envoyer des excuses aux convives, et faire replier dans ma petite cuisine à deux maîtres trois grands services préparés pour quarante personnes. Montmirel et ses aides se mirent à l’ouvrage, et, nichant casseroles, lèchefrites et bassines dans tous les coins, il mit son chef-d’œuvre réchauffé à l’abri. Un vieil ami vint partager mon premier repas de matelot mis à terre. La ville et la cour accoururent, car il n’y eut qu’un cri sur l’outrecuidance de mon renvoi après le service que je venais de rendre ; on était persuadé que ma disgrâce serait de courte durée ; on se donnait l’air de l’indépendance en consolant un malheur de quelques jours, au bout desquels on rappellerait fructueusement à l’infortuné revenu en puissance qu’on ne l’avait point abandonné.
On se trompait ; on en fut pour les frais de courage : on avait compté sur ma platitude, sur mes pleurnicheries, sur mon ambition de chien couchant, sur mon empressement à me déclarer moi-même coupable, à faire le pied de grue auprès de ceux qui m’avaient chassé : c’était mal me connaître. Je me retirai sans réclamer même le traitement qui m’était dû, sans recevoir ni une faveur ni une obole de la cour ; je fermai ma porte à quiconque m’avait trahi ; je refusai la foule condoléante et je pris les armes. Alors tout se dispersa ; le blâme universel éclata, et ma partie, qui d’abord avait semblé belle aux salons et aux antichambres, parut effroyable.
Après mon renvoi, n’eussé-je pas mieux fait de me taire ? La brutalité du procédé ne m’avait-elle pas fait revenir le public ? M. de Villèle a répété que la lettre de destitution avait été retardée ; par ce hasard, elle avait eu le malheur de ne m’être rendue qu’au château ; peut-être en fut-il ainsi ; mais, quand on joue, on doit calculer les chances de la partie ; on doit surtout ne pas écrire à un ami de quelque valeur une lettre telle qu’on rougirait d’en adresser une semblable au valet coupable qu’on jetterait sur le pavé, sans convenances et sans remords. L’irritation du parti Villèle était d’autant plus grande contre moi, qu’il voulait s’approprier mon ouvrage, et que j’avais montré de l’entente dans des matières qu’on m’avait supposé ignorer.
Sans doute, avec du silence et de la modération (comme on disait), j’aurais été loué de la race en adoration perpétuelle du portefeuille ; en faisant pénitence de mon innocence, j’aurais préparé ma rentrée au conseil. C’eût été mieux dans l’ordre commun ; mais c’était me prendre pour l’homme que point ne suis ; c’était me supposer le désir de ressaisir le timon de l’État, l’envie de faire mon chemin ; désir et envie qui dans cent mille ans ne m’arriveraient pas.
L’idée que j’avais du gouvernement représentatif me conduisit à entrer dans l’opposition ; l’opposition systématique me semble la seule propre à ce gouvernement ; l’opposition surnommée de conscience est impuissante. La conscience peut arbitrer un fait moral, elle ne juge point d’un fait intellectuel. Force est de se ranger sous un chef, appréciateur des bonnes et des mauvaises lois. N’en est-il ainsi, alors tel député prend sa bêtise pour sa conscience et la met dans l’urne. L’opposition dite de conscience consiste à flotter entre les partis, à ronger son frein, à voter même, selon l’occurrence, pour le ministère, à se faire magnanime en enrageant ; opposition d’imbécillités mutines chez les soldats, de capitulations ambitieuses parmi les chefs. Tant que l’Angleterre a été saine, elle n’a jamais eu qu’une opposition systématique : on entrait et l’on sortait avec ses amis ; en quittant le portefeuille on se plaçait sur le banc des attaquants. Comme on était censé s’être retiré pour n’avoir pas voulu accepter un système, ce système étant resté près de la couronne devait être nécessairement combattu. Or, les hommes ne représentant que des principes, l’opposition systématique ne voulait emporter que les principes, lorsqu’elle livrait l’assaut aux hommes.
Ma chute fit grand bruit : ceux qui se montraient les plus satisfaits en blâmaient la forme. J’ai appris depuis que M. de Villèle hésita ; M. de Corbière décida la question : « S’il rentre par une porte au conseil, dut-il dire, je sors par l’autre. » On me laissa sortir : il était tout simple qu’on me préférât M. de Corbière. Je ne lui en veux pas : je l’importunais, il m’a fait chasser : il a bien fait.
Le lendemain de mon renvoi et les jours suivants, on lut dans le Journal des Débats ces paroles si honorables pour MM. Bertin :
« C’est pour la seconde fois que M. de Chateaubriand subit l’épreuve d’une destitution solennelle.
« Il fut destitué en 1816, comme ministre d’État, pour avoir attaqué, dans son immortel ouvrage de la Monarchie selon la Charte, la fameuse ordonnance du 5 septembre, qui prononçait la dissolution de la Chambre introuvable de 1815. MM. de Villèle et Corbière étaient alors de simples députés, chefs de l’opposition royaliste, et c’est pour avoir embrassé leur défense que M. de Chateaubriand devint la victime de la colère ministérielle.
« En 1824, M. de Chateaubriand est encore destitué, et c’est par MM. de Villèle et Corbière, devenus ministres, qu’il est sacrifié. Chose singulière ! en 1816, il fut puni d’avoir parlé ; en 1824, on le punit de s’être tu ; son crime est d’avoir gardé le silence dans la discussion sur la loi des rentes. Toutes les disgrâces ne sont pas des malheurs ; l’opinion publique, juge suprême, nous apprendra dans quelle classe il faut placer M. de Chateaubriand ; elle nous apprendra aussi à qui l’ordonnance de ce jour aura été le plus fatale, ou du vainqueur ou du vaincu.
« Qui nous eût dit, à l’ouverture de la session, que nous gâterions ainsi tous les résultats de l’entreprise d’Espagne ? Que nous fallait-il cette année ? Rien que la loi sur la septennalité (mais la loi complète) et le budget. Les affaires de l’Espagne, de l’Orient et des Amériques, conduites comme elles l’étaient, prudemment et en silence, seraient éclaircies ; le plus bel avenir était devant nous ; on a voulu cueillir un fruit vert ; il n’est pas tombé, et on a cru remédier à de la précipitation par de la violence.
« La colère et l’envie sont de mauvais conseillers ; ce n’est pas avec les passions et en marchant par saccades que l’on conduit les États.
« P.-S. La loi sur la septennalité a passé, ce soir, à la Chambre des députés. On peut dire que les doctrines de M. de Chateaubriand triomphent après sa sortie du ministère. Cette loi, qu’il avait conçue depuis longtemps, comme complément de nos institutions, marquera à jamais, avec la guerre d’Espagne, son passage dans les affaires. On regrette bien vivement que M. de Corbière ait enlevé la parole, samedi, à celui qui était alors son illustre collègue. La Chambre des pairs aurait au moins entendu le chant du cygne.
« Quant à nous, c’est avec le plus vif regret que nous rentrons dans une carrière de combats, dont nous espérions être à jamais sortis par l’union des royalistes ; mais l’honneur, la fidélité politique, le bien de la France, ne nous ont pas permis d’hésiter sur le parti que nous devions prendre. »
Le signal de la réaction fut ainsi donné. M. de Villèle n’en fut pas d’abord trop alarmé ; il ignorait la force des opinions. Plusieurs années furent nécessaires pour l’abattre, mais enfin il tomba.
Je reçus du président du conseil une lettre qui réglait tout, et qui prouvait, à ma grande simplicité, que je n’avais rien pris de ce qui rend un homme respecté et respectable :
« Paris, 16 juin 1824.
« Monsieur le vicomte,
« Je me suis empressé de soumettre à Sa Majesté l’ordonnance par laquelle il vous est accordé décharge pleine et entière des sommes que vous avez reçues du trésor royal, pour dépenses secrètes, pendant tout le temps de votre ministère.
« Le roi a approuvé toutes les dispositions de cette ordonnance que j’ai l’honneur de vous transmettre ci-jointe en original.
« Agréez, monsieur le vicomte, etc. »
Mes amis et moi, nous expédiâmes une prompte correspondance :
M. DE CHATEAUBRIAND À M. DE TALARU.
« Paris, 9 juin 1824.
« Je ne suis plus ministre, mon cher ami ; on prétend que vous l’êtes. Quand je vous obtins l’ambassade de Madrid, je dis à plusieurs personnes qui s’en souviennent encore : « Je viens de nommer mon successeur. » Je désire avoir été prophète. C’est M. de Villèle qui a le portefeuille par intérim.
« Chateaubriand. »
M. DE CHATEAUBRIAND À M. DE RAYNEVAL.
« Paris, 16 juin 1824.
« J’ai fini, monsieur ; j’espère que vous en avez encore pour longtemps. J’ai tâché que vous n’eussiez pas à vous plaindre de moi.
« Il est possible que je me retire à Neuchâtel, en Suisse ; si cela arrive, demandez pour moi d’avance à Sa Majesté prussienne sa protection et ses bontés : offrez mon hommage au comte de Bernstorff, mes amitiés à M. Ancillon, et mes compliments à tous vos secrétaires. Vous, monsieur, je vous prie de croire à mon dévouement et à mon attachement très sincère.
« Chateaubriand. »
M. DE CHATEAUBRIAND À M. DE CARAMAN.
« Paris, 22 juin 1824.
« J’ai reçu, monsieur le marquis, vos lettres du 11 de ce mois. D’autres que moi vous apprendront la route que vous aurez à suivre désormais ; si elle est conforme à ce que vous avez entendu, elle vous mènera loin. Il est probable que ma destitution fera grand plaisir à M. de Metternich pendant une quinzaine de jours.
« Recevez, monsieur le marquis, mes adieux et la nouvelle assurance de mon dévouement et de ma haute considération.
« Chateaubriand. »
M. DE CHATEAUBRIAND À M. DE NEUVILLE.
« Paris, le 22 juin 1824.
« Vous aurez sans doute appris ma destitution. Il ne me reste qu’à vous dire combien j’étais heureux d’avoir avec vous des relations que l’on vient de briser. Continuez, monsieur et ancien ami, à rendre des services à votre pays, mais ne comptez pas trop sur la reconnaissance, et ne croyez pas que vos succès soient une raison pour vous maintenir au poste où vous vous faites tant d’honneur.
« Je vous souhaite, monsieur, tout le bonheur que vous méritez, et je vous embrasse.
« P.-S. — Je reçois à l’instant votre lettre du 5 de ce mois, où vous m’apprenez l’arrivée de M. de Mérona. Je vous remercie de votre bonne amitié ; soyez sûr que je n’ai cherché que cela dans vos lettres.
« Chateaubriand. »
M. DE CHATEAUBRIAND À M. LE COMTE DE SERRE.
« Paris, le 23 juin 1824.
« Ma destitution vous aura prouvé, monsieur le comte, mon impuissance à vous servir ; il ne me reste qu’à faire des souhaits pour vous voir où vos talents vous appellent. Je me retire, heureux d’avoir contribué à rendre à la France son indépendance militaire et politique, et d’avoir introduit la septennalité dans son système électoral ; elle n’est pas telle que je l’aurais voulue ; le changement d’âge en était une conséquence nécessaire ; mais enfin le principe est posé ; le temps fera le reste, si toutefois il ne défait pas. J’ose me flatter, monsieur le comte, que vous n’avez pas eu à vous plaindre de nos relations ; et moi je me féliciterai toujours d’avoir rencontré dans les affaires un homme de votre mérite.
« Recevez, avec mes adieux, etc.
« Chateaubriand. »
M. DE CHATEAUBRIAND À M. DE LA FERRONNAYS.
« Paris, le 24 juin 1824.
« Si par hasard vous étiez encore à Saint-Pétersbourg, monsieur le comte, je ne veux pas terminer notre correspondance sans vous dire toute l’estime et toute l’amitié que vous m’avez inspirées : portez-vous bien ; soyez plus heureux que moi, et croyez que vous me retrouverez dans toutes les circonstances de la vie. J’écris un mot à l’empereur.
« Chateaubriand. »
La réponse à cet adieu m’arriva dans les premiers jours d’août. M. de La Ferronnays avait consenti aux fonctions d’ambassadeur sous mon ministère ; plus tard je devins à mon tour ambassadeur sous le ministère de M. de La Ferronnays : ni l’un ni l’autre n’avons cru monter ou descendre. Compatriotes et amis, nous nous sommes rendu mutuellement justice. M. de La Ferronnays a supporté les plus rudes épreuves sans se plaindre ; il est resté fidèle à ses souffrances et à sa noble pauvreté. Après ma chute, il a agi pour moi à Pétersbourg comme j’aurais agi pour lui : un honnête homme est toujours sûr d’être compris d’un honnête homme. Je suis heureux de produire ce touchant témoignage du courage, de la loyauté et de l’élévation d’âme de M. de La Ferronnays. Au moment où je reçus ce billet, il me fut une compensation très supérieure aux faveurs capricieuses et banales de la fortune. Ici seulement, pour la première fois, je crois devoir violer le secret honorable que me recommandait l’amitié.
M. DE LA FERRONNAYS À M. DE CHATEAUBRIAND.
« Saint-Pétersbourg, le 4 juillet 1824.
« Le courrier russe arrivé avant-hier m’a remis votre petite lettre du 16 ; elle devient pour moi une des plus précieuses de toutes celles que j’ai eu le bonheur de recevoir de vous ; je la conserve comme un titre dont je m’honore, et j’ai la ferme espérance et l’intime conviction que bientôt je pourrai vous le présenter dans des circonstances moins tristes. J’imiterai, monsieur le vicomte, l’exemple que vous me donnez, et ne me permettrai aucune réflexion sur l’événement qui vient de rompre d’une manière si brusque et si peu attendue les rapports que le service établissait entre vous et moi ; la nature même de ces rapports, la confiance dont vous m’honoriez, enfin des considérations bien plus graves, puisqu’elles ne sont pas exclusivement personnelles, vous expliqueront assez les motifs et toute l’étendue de mes regrets. Ce qui vient de se passer reste encore pour moi entièrement inexplicable ; j’en ignore absolument les causes, mais j’en vois les effets ; ils étaient si faciles, si naturels à prévoir, que je suis étonné que l’on ait si peu craint de les braver. Je connais trop cependant la noblesse des sentiments qui vous animent, et la pureté de votre patriotisme, pour n’être pas bien sûr que vous approuverez la conduite que j’ai cru devoir suivre dans cette circonstance ; elle m’était commandée par mon devoir, par mon amour pour mon pays, et même par l’intérêt de votre gloire ; et vous êtes trop Français pour accepter, dans la situation où vous vous trouvez, la protection et l’appui des étrangers. Vous avez pour jamais acquis la confiance et l’estime de l’Europe ; mais c’est la France que vous servez, c’est à elle seule que vous appartenez ; elle peut être injuste ; mais ni vous ni vos véritables amis ne souffriront jamais que l’on rende votre cause moins pure et moins belle en confiant sa défense à des voix étrangères. J’ai donc fait taire toute espèce de sentiments et de considérations particulières devant l’intérêt général ; j’ai prévenu des démarches dont le premier effet devait être de susciter parmi nous des divisions dangereuses, et de porter atteinte à la dignité du trône. C’est le dernier service que j’aie rendu ici avant mon départ ; vous seul, monsieur le vicomte, en aurez la connaissance ; la confidence vous en était due, et je connais trop la noblesse de votre caractère pour n’être pas bien sûr que vous me garderez le secret, et que vous trouverez ma conduite, dans cette circonstance, conforme aux sentiments que vous avez le droit d’exiger de ceux que vous honorez de votre estime et de votre amitié.
« Adieu, monsieur le vicomte : si les rapports que j’ai eu le bonheur d’avoir avec vous ont pu vous donner une idée juste de mon caractère, vous devez savoir que ce ne sont point les changements de situation qui peuvent influencer mes sentiments, et vous ne douterez jamais de l’attachement et du dévouement de celui qui, dans les circonstances actuelles, s’estime le plus heureux des hommes d’être placé par l’opinion au nombre de vos amis.
« La Ferronnays. »
« MM. de Fontenay et de Pontcarré sentent vivement le prix du souvenir que vous voulez bien leur conserver : témoins, ainsi que moi, de l’accroissement de considération que la France avait acquis depuis votre entrée au ministère, il est tout simple qu’ils partagent mes sentiments et mes regrets. »
Je commençai le combat de ma nouvelle opposition immédiatement après ma chute ; mais il fut interrompu par la mort de Louis XVIII, et il ne reprit vivement qu’après le sacre de Charles X. Au mois de juillet, je rejoignis à Neuchâtel madame de Chateaubriand qui était allée m’y attendre. Elle avait loué une cabane au bord du lac. La chaîne des Alpes se déroulait nord et sud à une grande distance devant nous ; nous étions adossés contre le Jura dont les flancs noircis de pins montaient à pic sur nos têtes. Le lac était désert ; une galerie de bois me servait de promenoir. Je me souvenais de milord Maréchal. Quand je montais au sommet du Jura, j’apercevais le lac de Bienne aux brises et aux flots de qui J.-J. Rousseau doit une de ses plus heureuses inspirations. Madame de Chateaubriand alla visiter Fribourg et une maison de campagne que l’on nous avait dit charmante, et qu’elle trouva glacée, quoiqu’elle fût surnommée la Petite Provence. Un maigre chat noir, demi-sauvage, qui pêchait de petits poissons en plongeant sa patte dans un grand seau rempli de l’eau du lac, était toute ma distraction. Une vieille femme tranquille, qui tricotait toujours, faisait, sans bouger de sa chaise, notre festin dans une huguenote. Je n’avais pas perdu l’habitude du repas du rat des champs.
Neuchâtel avait eu ses beaux jours ; il avait appartenu à la duchesse de Longueville ; J.-J. Rousseau s’était promené en habit d’Arménien sur ses monts, et madame de Charrière, si délicatement observée par M. de Sainte-Beuve, en avait décrit la société dans les Lettres Neuchâteloises : mais Juliane, mademoiselle de La Prise, Henri Meyer, n’étaient plus là ; je n’y voyais que le pauvre Fauche-Borel, de l’ancienne émigration : il se jeta bientôt après par sa fenêtre. Les jardins peignés de M. Pourtalès ne me charmaient pas plus qu’un rocher anglais élevé de main d’homme dans une vigne voisine en regard du Jura. Berthier, dernier prince de Neuchâtel, de par Bonaparte, était oublié malgré son petit Simplon du Val-de-Travers, et quoiqu’il se fût brisé le crâne de la même façon que Fauche-Borel.
La maladie du roi me rappela à Paris. Le roi mourut le 16 septembre, quatre mois à peine après ma destitution. Ma brochure ayant pour titre : Le roi est mort : vive le roi ! dans laquelle je saluais le nouveau souverain, opéra pour Charles X ce que ma brochure De Bonaparte et des Bourbons avait opéré pour Louis XVIII. J’allai chercher madame de Chateaubriand à Neuchâtel, et nous vînmes à Paris loger rue du Regard. Charles X popularisa l’ouverture de son règne par l’abolition de la censure ; le sacre eut lieu au printemps de 1825. « Jà commençoient les abeilles à bourdonner, les oiseaux à rossignoler et les agneaux à sauteler. »
Je trouve parmi mes papiers les pages suivantes écrites à Reims :
« Reims, 26 mai 1825.
« Le roi arrive après-demain : il sera sacré dimanche 29 ; je lui verrai mettre sur la tête une couronne à laquelle personne ne pensait en 1814 quand j’élevai la voix. J’ai contribué à lui ouvrir les portes de la France ; je lui ai donné des défenseurs, en conduisant à bien l’affaire d’Espagne ; j’ai fait adopter la Charte, et j’ai su retrouver une armée, les deux seules choses avec lesquelles le roi puisse régner au dedans et au dehors : quel rôle m’est réservé au sacre ? celui d’un proscrit. Je viens recevoir dans la foule un cordon prodigué, que je ne tiens pas même de Charles X. Les gens que j’ai servis et placés me tournent le dos. Le roi tiendra mes mains dans les siennes ; il me verra à ses pieds sans être ému, quand je prêterai mon serment, comme il me voit sans intérêt recommencer mes misères. Cela me fait-il quelque chose ? Non. Délivré de l’obligation d’aller aux Tuileries, l’indépendance compense tout pour moi.
« J’écris cette page de mes Mémoires dans la chambre où je suis oublié au milieu du bruit. J’ai visité ce matin Saint-Rémi et la cathédrale décorée de papier peint. Je n’aurai eu une idée claire de ce dernier édifice que par les décorations de la Jeanne d’Arc de Schiller, jouée devant moi à Berlin : des machines d’opéra m’ont fait voir au bord de la Sprée ce que des machines d’opéra me cachent au bord de la Vesle : du reste, j’ai pris mon divertissement parmi les vieilles races, depuis Clovis avec ses Francs et son pigeon descendu du ciel, jusqu’à Charles VII, avec Jeanne d’Arc.
Je suis venu de mon pays
Pas plus haut qu’une botte,
Avecque mi, avecque mi,
Avecque ma marmotte.
« Un petit sou, monsieur, s’il vous plaît !
« Voilà ce que m’a chanté, au retour de ma course, un petit Savoyard arrivé tout juste à Reims. « Et qu’es-tu venu faire ici ? lui ai-je dit. — Je suis venu au sacre, monsieur. — Avec ta marmotte ? — Oui monsieur, avecque mi, avecque mi, avecque ma marmotte, m’a-t-il répondu en dansant et en tournant. — Eh bien, c’est comme moi, mon garçon. »
« Cela n’était pas exact : j’étais venu au sacre sans marmotte, et une marmotte est une grande ressource ; je n’avais dans mon coffret que quelque vieille songerie qui ne m’aurait pas fait donner un petit sou par le passant pour la voir grimper autour d’un bâton.
« Louis XVII et Louis XVIII n’ont point été sacrés ; le sacre de Charles X vient immédiatement après celui de Louis XVI. Charles X assista au couronnement de son frère ; il représentait le duc de Normandie, Guillaume le Conquérant. Sous quels heureux auspices Louis XVI ne montait-il pas au trône ? Comme il était populaire en succédant à Louis XV ! Et pourtant, qu’est-il devenu ? Le sacre actuel sera la représentation d’un sacre, non un sacre : nous verrons le maréchal Moncey, acteur au sacre de Napoléon ; ce maréchal qui jadis célébra dans son armée la mort du tyran Louis XVI, nous le verrons brandir l’épée royale à Reims, en qualité de comte de Flandre ou de duc d’Aquitaine. À qui cette parade pourrait-elle faire illusion ? Je n’aurais voulu aujourd’hui aucune pompe : le roi à cheval, l’église nue, ornée seulement de ses vieilles voûtes et de ses vieux tombeaux ; les deux Chambres présentes, le serment de fidélité à la Charte prononcé à haute voix sur l’Évangile. C’était ici le renouvellement de la monarchie ; on la pouvait recommencer avec la liberté et la religion : malheureusement on aimait peu la liberté ; encore si l’on avait eu du moins le goût de la gloire !
Ah ! que diront là-bas, sous les tombes poudreuses,
De tant de vaillants rois les ombres généreuses ?
Que diront Pharamond, Clodion et Clovis,
Nos Pepins, nos Martels, nos Charles, nos Louis.
Qui, de leur propre sang, à tous périls de guerre
Ont acquis à leurs fils une si belle terre ?
« Enfin le sacre nouveau, où le pape est venu oindre un homme aussi grand que le chef de la seconde race, n’a-t-il pas, en changeant les têtes, détruit l’effet de l’antique cérémonie de notre histoire ? Le peuple a été amené à penser qu’un rite pieux ne dédiait personne au trône, ou rendait indifférent le choix du front auquel s’appliquait l’huile sainte. Les figurants à Notre-Dame de Paris, jouant pareillement dans la cathédrale de Reims, ne seront plus que les personnages obligés d’une scène devenue vulgaire : l’avantage demeurera à Napoléon qui envoie ses comparses à Charles X. La figure de l’Empereur domine tout désormais. Elle apparaît au fond des événements et des idées : les feuillets des bas temps où nous sommes arrivés se recroquevillent aux regards de ses aigles. »
« Reims, samedi, veille du sacre.
« J’ai vu entrer le roi ; j’ai vu passer les carrosses dorés du monarque qui naguère n’avait pas une monture ; j’ai vu rouler ces voitures pleines de courtisans qui n’ont pas su défendre leur maître. Cette tourbe est allée à l’église chanter le Te Deum, et moi je suis allé voir une ruine romaine et me promener seul dans un bois d’ormeaux appelé le bois d’Amour. J’entendais de loin la jubilation des cloches, je regardais les tours de la cathédrale, témoins séculaires de cette cérémonie toujours la même et pourtant si diverse par l’histoire, les temps, les idées, les mœurs, les usages et les coutumes. La monarchie a péri, et la cathédrale a, pendant quelques années, été changée en écurie. Charles X, qui la revoit aujourd’hui, se souvient-il qu’il a vu Louis XVI recevoir l’onction aux mêmes lieux où il va la recevoir à son tour ? Croira-t-il qu’un sacre mette à l’abri du malheur ? Il n’y a plus de main assez vertueuse pour guérir les écrouelles, plus de sainte ampoule assez salutaire pour rendre les rois inviolables. »
J’écrivis à la hâte ce qu’on vient de lire sur les pages demi-blanches d’une brochure ayant pour titre : Le Sacre ; par Barnage de Reims, avocat, et sur une lettre imprimée du grand référendaire, M. de Sémonville, disant : « Le grand référendaire a l’honneur d’informer sa seigneurie, monsieur le vicomte de Chateaubriand, que des places dans le sanctuaire de la cathédrale de Reims sont destinées et réservées pour ceux de MM. les pairs qui voudront assister le lendemain du sacre et couronnement de Sa Majesté à la cérémonie de la réception du chef et souverain grand maître des ordres du Saint-Esprit et de Saint-Michel et de la réception de MM. les chevaliers et commandeurs. »
Charles X avait eu pourtant l’intention de me réconcilier. L’archevêque de Paris lui parlant à Reims des hommes dans l’opposition, le roi avait dit : « Ceux qui ne veulent pas de moi, je les laisse. » L’archevêque reprit : « Mais, sire, M. de Chateaubriand ? — Oh ! celui-là, je le regrette. » L’archevêque demanda au roi s’il me le pouvait dire : le roi hésita, fit deux ou trois tours dans la chambre et répondit : « Eh bien, oui, dites-le-lui, » et l’archevêque oublia de m’en parler.
À la cérémonie des chevaliers des ordres, je me trouvai à genoux aux pieds du roi, dans le moment que M. de Villèle prêtait son serment. J’échangeai deux ou trois mots de politesse avec mon compagnon de chevalerie, à propos de quelque plume détachée de mon chapeau. Nous quittâmes les genoux du prince et tout fut fini. Le roi, ayant eu de la peine à ôter ses gants pour prendre mes mains dans les siennes, m’avait dit en riant : « Chat ganté ne prend point de souris. » On avait cru qu’il m’avait parlé longtemps, et le bruit de ma faveur renaissante s’était répandu. Il est probable que Charles X, s’imaginant que l’archevêque m’avait entretenu de sa bonne volonté, attendait de moi un mot de remercîment et qu’il fut choqué de mon silence.
Ainsi j’ai assisté au dernier sacre des successeurs de Clovis ; je l’avais déterminé par les pages où j’avais sollicité le sacre, et dépeint dans ma brochure Le roi est mort : vive le roi ! Ce n’est pas que j’eusse la moindre foi à la cérémonie ; mais, comme tout manquait à la légitimité, il fallait pour la soutenir user de tout, vaille que vaille. Je rappelais cette définition d’Adalbéron : « Le couronnement d’un roi de France est un intérêt public, non une affaire particulière : publica sunt hæc negotia, non privata ; » je citais l’admirable prière réservée pour le sacre : « Dieu, qui par tes vertus conseilles tes peuples, donne à celui-ci, ton serviteur, l’esprit de ta sapience ! Qu’en ces jours naisse à tous équité et justice : aux amis secours, aux ennemis obstacle, aux affligés consolation, aux élevés correction, aux riches enseignement, aux indigents pitié, aux pèlerins hospitalité, aux pauvres sujets paix et sûreté en la patrie ! Qu’il apprenne (le roi) à se commander soi-même, à modérément gouverner un chacun selon son état, afin, ô Seigneur ! qu’il puisse donner à tout le peuple exemple de vie à toi agréable. »
Avant d’avoir rapporté dans ma brochure, Le roi est mort : vive le roi ! cette prière conservée par Du Tillet, je m’étais écrié : « Supplions humblement Charles X d’imiter ses aïeux : trente-deux souverains de la troisième race ont reçu l’onction royale. »
Tous mes devoirs étant remplis, je quittai Reims et je pus dire comme Jeanne d’Arc : « Ma mission est finie. »
↑ Chateaubriand — ses Mémoires le prouvent de reste — aimait les citations. Sa conversation en abondait quand elle dépassait les monosyllabes ou les lieux communs de la politesse. « Il ne faut pas croire, » disait-il un jour, à Londres, à M. de Marcellus, « que l’art des citations soit à la portée de tous les petits esprits qui, ne trouvant rien chez eux, vont puiser chez les autres. C’est l’inspiration qui donne les citations heureuses. La Mémoire est une Muse, ou plutôt c’est la mère des Muses, que Ronsard fait parler ainsi :
« Grèce est notre pays, Mémoire est notre Muse.
« Les plus grands écrivains du siècle de Louis XIV se sont nourris de citations. » Chateaubriand et son temps, p. 286.
↑ Un an plus tard, le 3 juillet 1825, le baron Hyde de Neuville annonçait à son tour à son ami Chateaubriand que son ambassade venait de lui être enlevée :
« Mon noble ami,
« Vous m’avez annoncé votre sortie du ministère. Je vous fais savoir à mon tour que je ne suis plus ambassadeur.
« On me frappe parce que je vous ai suivi. Tant mieux, cela doit resserrer nos liens d’amitié ; que Dieu soit loué, le Roi béni !
« The king can do wrong.
« Tout à vous,
« Hyde de Neuville. »
Il reçut la réponse suivante :
« Bravo ! mon cher ami, qu’ils s’en prennent à des hommes comme vous, et ils n’iront pas loin. Je ne puis vous offrir par quartiers les cinq mille francs que vous aviez mis à ma disposition ; mais j’ai encore quelques assiettes de porcelaine à votre service, et si vous en avez besoin, nous les vendrons.
« Pauvre France ! À vous plus que jamais.
« Chateaubriand. »
↑ Chateaubriand eut sans doute à écrire bien d’autres lettres à l’occasion de son renvoi du ministère. Au comte de Montlosier, son ancien camarade d’émigration à Londres, qui lui avait fait parvenir, du fond de son Auvergne, une lettre de condoléances, il répondait, le 20 juin 1824, par ce joli billet :
« Je vous remercie, mon ancien ami. Si vous aviez été à Paris, j’aurais reçu avec reconnaissance les conseils de votre expérience et de vos lumières. Vos troupeaux sont moins difficiles à gouverner que ceux que je conduisais. Il vous reste au moins une montagne et des moutons. Moi, je n’ai qu’un grenier et deux chattes qui regretteront, je vous assure, plus que moi, le ministère. Il est dur de passer d’un perdreau à une souris. Aussi j’entre dans leurs peines. Au reste, vous voyez que l’on m’a mis à la porte, comme si j’avais volé la montre du roi sur la cheminée. Si vous entendez dire cela dans votre Auvergne, défendez-moi, je vous prie. Je vous assure que je suis sorti du ministère les mains nettes. Conservez-moi bien votre amitié et comptez à jamais sur la mienne.
« Chateaubriand. ».