À Madame Récamier

« Genève, 18 juin 1831.

« Vous avez reçu toutes mes lettres. J’attends incessamment quelques mots de vous ; je vois bien que je n’aurai rien, mais je suis toujours surpris quand la poste ne m’apporte que les journaux. Personne au monde ne m’écrit que vous ; personne ne se souvient de moi que vous, et c’est un grand charme. J’aime votre lettre solitaire qui ne m’arrive point, comme elle arrivait au temps de mes grandeurs, au milieu des paquets de dépêches et de toutes ces lettres d’attachement, d’admiration et de bassesse qui disparaissent avec la fortune. Après vos petites lettres je verrai votre belle personne, si je ne vais pas la rejoindre. Vous serez mon exécutrice testamentaire ; vous vendrez ma pauvre retraite ; le prix vous servira à voyager vers le soleil. Dans ce moment il fait un temps admirable : j’aperçois, en vous écrivant, le mont Blanc dans sa splendeur ; du haut du mont Blanc on voit l’Apennin : il me semble que je n’ai que trois pas pour arriver à Rome où nous irons, car tout s’arrangera en France.

« Il ne manquait plus à notre glorieuse patrie, pour avoir passé par toutes les misères, que d’avoir un gouvernement de couards ; elle l’a, et la jeunesse va s’engloutir dans la doctrine, la littérature et la débauche, selon le caractère particulier des individus. Reste le chapitre des accidents ; mais quand on traîne, comme je le fais, sur le chemin de la vie, l’accident le plus probable c’est la fin du voyage.

« Je ne travaille point, je ne puis rien faire : je m’ennuie ; c’est ma nature et je suis comme un poisson dans l’eau : si pourtant l’eau était un peu moins profonde, je m’y plairais peut-être mieux. »

Aux Pâquis, près Genève.

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