Oh ! argent que j’ai tant méprisé et que je ne puis aimer quoi que je fasse, je suis forcé d’avouer pourtant ton mérite : source de la liberté, tu arranges mille choses dans notre existence, où tout est difficile sans toi. Excepté la gloire, que ne peux-tu pas procurer ? Avec toi on est beau, jeune, adoré ; on a considération, honneurs, qualités, vertus. Vous me direz qu’avec de l’argent on n’a que l’apparence de tout cela : qu’importe, si je crois vrai ce qui est faux ? trompez-moi bien et je vous tiens quitte du reste : la vie est-elle autre chose qu’un mensonge ? Quand on n’a point d’argent, on est dans la dépendance de toutes choses et de tout le monde. Deux créatures qui ne se conviennent pas pourraient aller chacune de son côté ; eh bien ! faute de quelques pistoles, il faut qu’elles restent là en face l’une de l’autre à se bouder, à se maugréer, à s’aigrir l’humeur, à s’avaler la langue d’ennui, à se manger l’âme et le blanc des yeux, à se faire, en enrageant, le sacrifice mutuel de leurs goûts, de leurs penchants, de leurs façons naturelles de vivre : la misère les serre l’une contre l’autre, et, dans ces liens de gueux, au lieu de s’embrasser elles se mordent, mais non pas comme Flora mordait Pompée. Sans argent, nul moyen de fuite ; on ne peut aller chercher un autre soleil, et, avec une âme fière, on porte incessamment des chaînes. Heureux juifs, marchands de crucifix, qui gouvernez aujourd’hui la chrétienté, qui décidez de la paix ou de la guerre, qui mangez du cochon après avoir vendu de vieux chapeaux, qui êtes les favoris des rois et des belles, tout laids et tout sales que vous êtes ! ah ! si vous vouliez changer de peau avec moi ! si je pouvais au moins me glisser dans vos coffres-forts, vous voler ce que vous avez dérobé à des fils de famille, je serais le plus heureux homme du monde !
J’aurais bien un moyen d’exister : je pourrais m’adresser aux monarques ; comme j’ai tout perdu pour leur couronne, il serait assez juste qu’ils me nourrissent. Mais cette idée qui devrait leur venir ne leur vient pas, et à moi elle vient encore moins. Plutôt que de m’asseoir aux banquets des rois, j’aimerais mieux recommencer la diète que je fis autrefois à Londres avec mon pauvre ami Ilingant. Toutefois l’heureux temps des greniers est passé, non que je m’y trouvasse fort bien, mais j’y manquerais d’aise, j’y tiendrais trop de place avec les falbalas de ma renommée ; je n’y serais plus avec ma seule chemise et la taille fine d’un inconnu qui n’a point dîné. Mon cousin de la Boüétardaye n’est plus là pour jouer du violon sur mon grabat dans sa robe rouge de conseiller au Parlement de Bretagne, et pour se tenir chaud la nuit, couvert d’une chaise en guise de courtepointe ; Peltier n’est plus là pour nous donner à dîner avec l’argent du roi Christophe, et surtout la magicienne n’est plus là, la Jeunesse, qui, par un sourire, change l’indigence en trésor, qui vous amène pour maîtresse sa sœur cadette l’Espérance ; celle-ci aussi trompeuse que son aînée, mais revenant encore quand l’autre a fui pour toujours.
J’avais oublié les détresses de ma première émigration et je m’étais figuré qu’il suffisait de quitter la France pour conserver en paix l’honneur dans l’exil : les alouettes ne tombent toutes rôties qu’à ceux qui moissonnent le champ, non à ceux qui l’ont semé : s’il ne s’agissait que de moi, dans un hôpital je me trouverais à merveille ; mais madame de Chateaubriand ? Je n’ai donc pas été plutôt fixé qu’en jetant les yeux sur l’avenir, l’inquiétude m’a pris.
On m’écrivait de Paris qu’on ne trouvait à vendre ma maison, rue d’Enfer, qu’à des prix qui ne suffiraient pas pour purger les hypothèques dont cet ermitage est grevé ; que cependant quelque chose pourrait s’arranger si j’étais là. D’après ce mot, j’ai fait à Paris une course inutile, car je n’ai trouvé ni bonne volonté, ni acquéreur ; mais j’ai revu l’Abbaye-aux-Bois et quelques-uns de mes nouveaux amis. La veille de mon retour ici, j’ai dîné au Café de Paris avec MM. Arago, Pouqueville, Carrel et Béranger, tous plus ou moins mécontents et déçus par la meilleure des républiques.
Aux Pâquis, près de Genève, 26 septembre 1831.
Mes Études historiques me mirent en rapport avec M. Carrel, comme elles m’ont fait connaître MM. Thiers et Mignet. J’avais copié, dans la préface de ces Études, un assez long passage de la Guerre de Catalogne, par M. Carrel, et surtout ce paragraphe : « Les choses, dans leurs continuelles et fatales transformations, n’entraînent point avec elles toutes les intelligences ; elles ne domptent point tous les caractères avec une égale facilité ; elles ne prennent pas même soin de tous les intérêts ; c’est ce qu’il faut comprendre, et pardonner quelque chose aux protestations qui s’élèvent en faveur du passé. Quand une époque est finie, le moule est brisé, et il suffit à la Providence qu’il ne se puisse refaire ; mais des débris restés à terre, il en est quelquefois de beaux à contempler. »
À la suite de ces belles paroles, j’ajoutais moi-même ce résumé : « L’homme qui a pu écrire ces mots a de quoi sympathiser avec ceux qui ont foi à la Providence, qui respectent la religion du passé, et qui ont aussi les yeux attachés sur des débris. »
M. Carrel vint me remercier. Il était à la fois le courage et le talent du National, auquel il travaillait avec MM. Thiers et Mignet. M. Carrel appartient à une famille de Rouen pieuse et royaliste : la légitimité aveugle, et qui rarement distinguait le mérite, méconnut M. Carrel. Fier et sentant sa valeur, il se réfugia dans des opinions dangereuses, où l’on trouve une compensation aux sacrifices qu’on s’impose : il lui est arrivé ce qui arrive à tous les caractères aptes aux grands mouvements. Quand des circonstances imprévues les obligent à se renfermer dans un cercle étroit, ils consument des facultés surabondantes en efforts qui dépassent les opinions et les événements du jour. Avant les révolutions, des hommes supérieurs meurent inconnus : leur public n’est pas encore venu ; après les révolutions, des hommes supérieurs meurent délaissés : leur public s’est retiré.
M. Carrel n’est pas heureux : rien de plus positif que ses idées, rien de plus romanesque que sa vie. Volontaire républicain en Espagne en 1823, pris sur le champ de bataille, condamné à mort par les autorités françaises, échappé à mille dangers, l’amour se trouve mêlé aux troubles de son existence privée. Il lui faut protéger une passion qui soutient sa vie ; et cet homme de cœur, toujours prêt au grand jour à se jeter sur la pointe d’une épée, met devant lui des guichets et les ombres de la nuit ; il se promène dans les campagnes silencieuses avec une femme aimée, à cette première aube où la diane l’appelait à l’attaque des tentes de l’ennemi.
Je quitte M. Armand Carrel pour tracer quelques mots sur notre célèbre chansonnier. Vous trouverez mon récit trop court, lecteur, mais j’ai droit à votre indulgence : son nom et ses chansons doivent être gravés dans votre mémoire.
M. de Béranger n’est pas obligé, comme M. Carrel, de cacher ses amours. Après avoir chanté la liberté et les vertus populaires en bravant la geôle des rois, il met ses amours dans un couplet, et voilà Lisette immortelle.
Près de la barrière des Martyrs, sous Montmartre, on voit la rue de la Tour-d’Auvergne. Dans cette rue, à moitié bâtie, à demi pavée, dans une petite maison retirée derrière un petit jardin et calculée sur la modicité des fortunes actuelles, vous trouverez l’illustre chansonnier. Une tête chauve, un air un peu rustique, mais fin et voluptueux, annoncent le poète. Je repose avec plaisir mes yeux sur cette figure plébéienne, après avoir regardé tant de faces royales ; je compare ces types si différents : sur les fronts monarchiques on voit quelque chose d’une nature élevée, mais flétrie, impuissante, effacée ; sur les fronts démocratiques paraît une nature physique commune, mais on reconnaît une nature intellectuelle, haute : le front monarchique a perdu la couronne ; le front populaire l’attend.
Je priais un jour Béranger (qu’il me pardonne s’il me rend aussi familier que sa renommée), je le priais de me montrer quelques-uns de ses ouvrages inconnus : « Savez-vous, me dit-il, que j’ai commencé par être votre disciple ? j’étais fou du Génie du Christianisme et j’ai fait des idylles chrétiennes : ce sont des scènes de curé de campagne, des tableaux du culte dans les villages et au milieu des moissons. »
M. Augustin Thierry m’a dit que la bataille des Francs dans les Martyrs lui avait donné l’idée d’une nouvelle manière d’écrire l’histoire : rien ne m’a plus flatté que de trouver mon souvenir placé au commencement du talent de l’historien Thierry et du poète Béranger.
Notre chansonnier a les diverses qualités que Voltaire exige pour la chanson : « Pour bien réussir à ces petits ouvrages, dit l’auteur de tant de poésies gracieuses, il faut dans l’esprit de la finesse et du sentiment, avoir de l’harmonie dans la tête, ne point trop s’abaisser, et savoir n’être pas trop long. »
Béranger a plusieurs muses, toutes charmantes ; et quand ces muses sont des femmes, il les aime toutes. Lorsqu’il en est trahi, il ne tourne point à l’élégie ; et pourtant un sentiment de pieuse tristesse est au fond de sa gaieté : c’est une figure sérieuse qui sourit ; c’est la philosophie qui prie.
Mon amitié pour Béranger m’a valu bien des étonnements de la part de ce qu’on appelait mon parti ; un vieux chevalier de Saint-Louis, qui m’est inconnu, m’écrivait du fond de sa tourelle : « Réjouissez-vous, monsieur, d’être loué par celui qui a souffleté votre roi et votre Dieu. » Très bien, mon brave gentilhomme ! vous êtes poète aussi.
À la fin d’un dîner au Café de Paris, dîner que je donnais à MM. Béranger et Armand Carrel avant mon départ pour la Suisse, M. Béranger nous chanta l’admirable chanson imprimée :
« Chateaubriand, pourquoi fuir ta patrie,
Fuir son amour, notre encens et nos soins ?
On y remarquait cette strophe sur les Bourbons :
« Et tu voudrais t’attacher à leur chute !
Connais donc mieux leur folle vanité :
Au rang des maux qu’au ciel même elle impute,
Leur cœur ingrat met ta fidélité. »
À cette chanson, qui est de l’histoire du temps, je répondis de la Suisse par une lettre qu’on voit imprimée en tête de ma brochure sur la proposition Briqueville. Je lui disais : « Du lieu où je vous écris, monsieur, j’aperçois la maison de campagne qu’habita lord Byron et les toits du château de madame de Staël. Où est le barde de Childe-Harold ? où est l’auteur de Corinne ? Ma trop longue vie ressemble à ces voies romaines bordées de monuments funèbres. »
Je retournai à Genève ; je ramenai ensuite madame de Chateaubriand à Paris, et rapportai le manuscrit contre la proposition Briqueville sur le bannissement des Bourbons, proposition prise en considération dans la séance des députés du 17 septembre de cette année 1831 : les uns attachent leur vie au succès, les autres au malheur.
Paris, rue d’Enfer, fin de novembre 1831.
De retour à Paris le 11 octobre, je publiai ma brochure vers la fin du même mois ; elle a pour titre : De la nouvelle proposition relative au bannissement de Charles X et de sa famille, ou suite de mon dernier écrit : De la Restauration et de la Monarchie élective.
Quand ces mémoires posthumes paraîtront, la polémique quotidienne, les événements pour lesquels on se passionne à l’heure actuelle de ma vie, les adversaires que je combats, même l’acte du bannissement de Charles X et de sa famille, compteront-ils pour quelque chose ? c’est là l’inconvénient de tout journal : on y trouve des discussions animées sur des sujets devenus indifférents ; le lecteur voit passer comme des ombres une foule de personnages dont il ne retient pas même le nom : figurants muets qui remplissent le fond de la scène. Toutefois c’est dans ces parties arides des chroniques que l’on recueille les observations et les faits de l’histoire de l’homme et des hommes.
Je mis d’abord au commencement de la brochure le décret proposé successivement par MM. Baude et Briqueville. Après avoir examiné les cinq partis que l’on avait à prendre après la révolution de Juillet, je dis :
« La pire des périodes que nous ayons parcourues semble être celle où nous sommes, parce que l’anarchie règne dans la raison, la morale et l’intelligence. L’existence des nations est plus longue que celle des individus : un homme paralytique reste quelquefois étendu sur sa couche plusieurs années avant de disparaître ; une nation infirme demeure longtemps sur son lit avant d’expirer. Ce qu’il fallait à la royauté nouvelle, c’était de l’élan, de la jeunesse, de l’intrépidité, tourner le dos au passé, marcher avec la France à la rencontre de l’avenir.
« De cela elle n’a cure ; elle s’est présentée amaigrie, débiffée par les docteurs qui la médicamentaient. Elle est arrivée piteuse, les mains vides, n’ayant rien à donner, tout à recevoir, se faisant pauvrette, demandant grâce à chacun, et cependant hargneuse, déclamant contre la légitimité et singeant la légitimité, contre le républicanisme et tremblant devant lui. Ce système pansu ne voit d’ennemis que dans deux oppositions qu’il menace. Pour se soutenir, il s’est composé une phalange des vétérans réengagistes : s’ils portaient autant de chevrons qu’ils ont fait de serments, ils auraient la manche plus bariolée que la livrée des Montmorency.
« Je doute que la liberté se plaise longtemps à ce pot-au-feu d’une monarchie domestique. Les Francs l’avaient placée, cette liberté, dans un camp ; elle a conservé chez leurs descendants le goût et l’amour de son premier berceau ; comme l’ancienne royauté, elle veut être élevée sur le pavois et ses députés sont soldats. »
De cette argumentation je passe au détail du système suivi dans nos relations extérieures. La faute immense du congrès de Vienne est d’avoir mis un pays militaire comme la France dans un état forcé d’hostilité avec les peuples riverains. Je fais voir tout ce que les étrangers ont acquis en territoire et en puissance, tout ce que nous pouvions reprendre en Juillet. Grande leçon ! preuve frappante de la vanité de la gloire militaire et des œuvres des conquérants ! Si l’on faisait une liste des princes qui ont augmenté les possessions de la France, Bonaparte n’y figurerait pas ; Charles X y occuperait une place remarquable !
Passant de raisonnement en raisonnement, j’arrive à Louis-Philippe : « Louis-Philippe est roi, » dis-je, « il porte le sceptre de l’enfant dont il était l’héritier immédiat, de ce pupille que Charles X avait remis entre les mains du lieutenant général du royaume, comme à un tuteur expérimenté, un dépositaire fidèle, un protecteur généreux. Dans ce château des Tuileries, au lieu d’une couche innocente, sans insomnie, sans remords, sans apparition, qu’a trouvé le prince ? un trône vide que lui présente un spectre décapité portant dans sa main sanglante la tête d’un autre spectre…
« Faut-il, pour achever, emmancher le fer de Louvel dans une loi, afin de porter le dernier coup à la famille proscrite ? Si elle était poussée à ces bords par la tempête ; si trop jeune encore, Henri n’avait pas les années requises à l’échafaud, eh bien ! vous, les maîtres, accordez-lui dispense d’âge pour mourir. »
Après avoir parlé au gouvernement de la France, je me retourne vers Holy-Rood et j’ajoute : « Oserai-je prendre, en finissant, la respectueuse liberté d’adresser quelques paroles aux hommes de l’exil ? Ils sont rentrés dans la douleur comme dans le sein de leur mère : le malheur, séduction dont j’ai peine à me défendre, me semble avoir toujours raison ; je crains de blesser son autorité sainte et la majesté qu’il ajoute à des grandeurs insultées, qui désormais n’ont plus que moi pour flatteur. Mais je surmonterai ma faiblesse, je m’efforcerai de faire entendre un langage qui, dans un jour d’infortune, pourrait préparer une espérance à ma patrie.
« L’éducation d’un prince doit être en rapport avec la forme du gouvernement et les mœurs de son pays. Or, il n’y a en France ni chevalerie, ni chevaliers, ni soldats de l’oriflamme, ni gentilshommes bardés de fer, prêts à marcher à la suite du drapeau blanc. Il y a un peuple qui n’est plus le peuple d’autrefois, un peuple qui, changé par les siècles, n’a plus les anciennes habitudes et les antiques mœurs de nos pères. Qu’on déplore ou qu’on glorifie les transformations sociales advenues, il faut prendre la nation telle qu’elle est, les faits tels qu’ils sont, entrer dans l’esprit de son temps, afin d’avoir action sur cet esprit.
« Tout est dans la main de Dieu, excepté le passé qui, une fois tombé de cette main puissante, n’y rentre plus.
« Arrivera sans doute le moment où l’orphelin sortira de ce château des Stuarts, asile de mauvais augure qui semble étendre l’ombre de la fatalité sur sa jeunesse : le dernier-né du Béarnais doit se mêler aux enfants de son âge, aller aux écoles publiques, apprendre tout ce que l’on sait aujourd’hui. Qu’il devienne le jeune homme le plus éclairé de son temps ; qu’il soit au niveau des sciences de l’époque ; qu’il joigne aux vertus d’un chrétien du siècle de saint Louis les lumières d’un chrétien de notre siècle. Que des voyages l’instruisent des mœurs et des lois ; qu’il ait traversé les mers, comparé les institutions et les gouvernements, les peuples libres et les peuples esclaves ; que simple soldat, s’il en trouve l’occasion à l’étranger, il s’expose aux périls de la guerre, car on n’est point apte à régner sur des Français sans avoir entendu siffler le boulet. Alors on aura fait pour lui ce qu’humainement parlant on peut faire. Mais surtout gardez-vous de le nourrir dans les idées du droit invincible ; loin de le flatter de remonter au rang de ses pères, préparez-le à n’y remonter jamais ; élevez-le pour être homme, non pour être roi : là sont ses meilleures chances.
« C’est assez : quel que soit le conseil de Dieu, il restera au candidat de ma tendre et pieuse fidélité une majesté des âges que les hommes ne lui peuvent ravir. Mille ans noués à sa jeune tête le pareront toujours d’une pompe au-dessus de celle de tous les monarques. Si dans la condition privée il porte bien ce diadème de jours, de souvenirs et de gloire, si sa main soulève sans effort ce sceptre du temps que lui ont légué ses aïeux, quel empire pourrait-il regretter ? »
M. le comte de Briqueville, dont je combattis ainsi la proposition, imprima quelques réflexions sur ma brochure ; il me les envoya avec ce billet :
« Monsieur,
« J’ai cédé au besoin, au devoir de publier les réflexions qu’ont fait naître dans mon esprit vos pages éloquentes sur ma proposition. J’obéis à un sentiment non moins vrai en déplorant de me trouver en opposition avec vous, monsieur, qui, à la puissance du génie, joignez tant de titres à la considération publique. Le pays est en danger, et dès lors je ne puis plus croire à une dissension sérieuse entre nous : cette France nous invite à nous réunir pour la sauver ; aidez-la de votre génie ; nous manœuvrerons, nous l’aiderons de nos bras. Sur ce terrain, monsieur, n’est-il pas vrai, nous ne serons pas longtemps sans nous entendre ? Vous serez le Tyrtée d’un peuple dont nous sommes les soldats, et ce sera avec bonheur que je me proclamerai alors le plus ardent de vos adhérents politiques, comme je suis déjà le plus sincère de vos admirateurs.
« Votre très-humble et obéissant serviteur,
« Le comte Armand de Briqueville.
« Paris, 15 novembre 1831. »
Je ne restai pas en demeure, et je rompis contre le champion une seconde lance mort-née.
« Paris, ce 15 novembre 1831.
« Monsieur,
« Votre lettre est digne d’un gentilhomme : pardonnez-moi ce vieux mot, qui va à votre nom, à votre courage, à votre amour de la France. Comme vous, je déteste le joug étranger : s’il s’agissait de défendre mon pays, je ne demanderais pas à porter la lyre du poète, mais l’épée du vétéran dans les rangs de vos soldats.
« Je n’ai point encore lu, monsieur, vos réflexions ; mais si l’état de la politique vous conduisait à retirer la proposition qui m’a si étrangement affligé, avec quel bonheur je me rencontrerais près de vous, sans obstacle, sur le terrain de la liberté, de l’honneur, de la gloire de notre patrie !
« J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec la considération la plus distinguée, votre très-humble et très-obéissant serviteur,
« Chateaubriand. »
Paris, rue d’Enfer, infirmerie de Marie-Thérèse, décembre 1831.
Un poète, mêlant les proscriptions des Muses à celles des lois, dans une improvisation énergique, attaqua la veuve et l’orphelin. Comme ces vers étaient d’un écrivain de talent, ils acquirent une sorte d’autorité qui ne me permit pas de les laisser passer ; je fis volte-face contre un autre ennemi.
On ne comprendrait pas ma réponse si on ne lisait le libellé du poète ; je vous invite donc à jeter les yeux sur ces vers ; ils sont très beaux et on les trouve partout. Ma réponse n’a pas été rendue publique : elle paraît pour la première fois dans ces Mémoires. Misérables débats où aboutissent les révolutions ! Voilà à quelle lutte nous arrivons, nous faibles successeurs de ces hommes qui, les armes à la main, traitaient les grandes questions de gloire et de liberté en agitant l’univers ! Des pygmées font entendre aujourd’hui leur petit cri parmi les tombeaux des géants ensevelis sous les monts qu’ils ont renversés sur eux.
« Paris, mercredi soir, 9 novembre 1831.
« Monsieur,
« J’ai reçu ce matin le dernier numéro de la Némésis que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer. Pour me défendre de la séduction de ces éloges donnés avec tant d’éclat, de grâce et de charme, j’ai besoin de me rappeler les obstacles qui s’élèvent entre nous. Nous vivons dans deux mondes à part ; nos espérances et nos craintes ne sont pas les mêmes ; vous brûlez ce que j’adore, et je brûle ce que vous adorez. Vous avez grandi, monsieur, au milieu d’une foule d’avortons de Juillet ; mais, de même que toute l’influence que vous supposez à ma prose ne fera pas, selon vous, remonter une race tombée ; de même, selon moi, toute la puissance, de votre poésie ne ravalera pas cette noble race : serions-nous ainsi placés l’un et l’autre dans deux impossibilités ?
« Vous êtes jeune, monsieur, comme cet avenir que vous songez et qui vous pipera ; je suis vieux comme ce temps que je rêve et qui m’échappe. Si vous veniez vous asseoir à mon foyer, dites-vous obligeamment, vous reproduiriez mes traits sous votre burin : moi, je m’efforcerais de vous faire chrétien et royaliste. Puisque votre lyre, au premier accord de son harmonie, chantait mes Martyrs et mon pèlerinage, pourquoi n’achèveriez-vous pas la course ? Entrez dans le lieu saint ; le temps ne m’a arraché que les cheveux, comme il effeuille un arbre en hiver, mais la sève est restée au cœur : j’ai encore la main assez ferme pour tenir le flambeau qui guiderait vos pas sous les voûtes du sanctuaire.
« Vous affirmez, monsieur, qu’il faudrait un peuple de poètes pour comprendre mes contradictions de royaumes éteints et de jeunes républiques ; n’auriez-vous pas aussi célébré la liberté et trouvé quelques magnifiques paroles pour les tyrans qui l’opprimaient ? Vous citez les Dubarry, les Montespan, les Fontanges, les La Vallière ; vous rappelez des faiblesses royales ; mais ces faiblesses ont-elles coûté à la France ce que les débauches des Danton et des Camille Desmoulins lui ont coûté ? Les mœurs de ces Catilina plébéiens se réfléchissaient jusque dans leur langage, ils empruntaient leurs métaphores à la porcherie des infâmes et des prostituées. Les fragilités de Louis XIV et de Louis XV ont-elles envoyé les pères et les époux au gibet, après avoir déshonoré les filles et les épouses ? Les bains de sang ont-ils rendu l’impudicité d’un révolutionnaire plus chaste que les bains de lait ne rendaient virginale la souillure d’une Poppée ? Quand les regrattiers de Robespierre auraient détaillé au peuple de Paris le sang des baignoires de Danton, comme les esclaves de Néron vendaient aux habitants de Rome le lait des thermes de sa courtisane, pensez-vous que quelque vertu se fût trouvée dans la lavure des obscènes bourreaux de la terreur ?
« La rapidité et la hauteur du vol de votre muse vous ont trompé, monsieur : le soleil qui rit à toutes les misères aura frappé les vêtements d’une veuve ; ils vous auront semblé dorés : j’ai vu ces vêtements, ils étaient de deuil ; ils ignoraient les fêtes ; l’enfant, dans les entrailles qui le portaient, n’a été bercé que du bruit des larmes ; s’il eût dansé neuf mois dans le sein de sa mère, comme vous le dites, il n’aurait eu donc de joie qu’avant de naître, entre la conception et l’enfantement, entre l’assassinat et la proscription ! La pâleur de redoutable augure que vous avez remarquée sur le visage de Henri est le résultat de la saignée paternelle et non la lassitude d’un bal de deux cent soixante-dix nuits. L’antique malédiction a été maintenue pour la fille de Henri IV : in dolore paries filios. Je ne connais que la déesse de la Raison dont les couches, hâtées par des adultères, aient eu lieu dans les danses de la mort. Il tombait de ses flancs publics des reptiles immondes qui ballaient à l’instant même avec les tricoteuses autour de l’échafaud, au son du coutelas, remontant et redescendant, refrain de la danse diabolique.
« Ah ! monsieur, je vous en conjure, au nom de votre rare talent, cessez de récompenser le crime et de punir le malheur par les sentences improvisées de votre muse ; ne condamnez pas le premier au ciel, le second à l’enfer. Si, en restant attaché à la cause de la liberté et des lumières, vous donniez asile à la religion, à l’humanité, à l’innocence, vous verriez apparaître à vos veilles une autre espèce de Némésis, digne de tous les hommages de la terre. En attendant que vous versiez mieux que moi sur la vertu tout l’océan de vos fraîches idées, continuez, avec la vengeance que vous vous êtes faite, de traîner aux gémonies nos turpitudes ; renversez les faux monuments d’une révolution qui n’a pas édifié le temple propre à son culte ; labourez leurs ruines avec le soc de votre satire ; semez le sel dans ce champ pour le rendre stérile, afin qu’il ne puisse y germer de nouveau aucune bassesse. Je vous recommande surtout, monsieur, ce gouvernement prosterné qui chevrote la fierté des obéissances, la victoire des défaites, et la gloire des humiliations de la patrie.
« Chateaubriand. »
Paris, rue d’Enfer, fin de mars 1832.
Ces voyages et ces combats finirent pour moi l’année 1831 : au commencement de cette année 1832, autre tracasserie.
La révolution de Paris avait laissé sur le pavé de Paris une foule de Suisses, de gardes du corps, d’hommes de tous états nourris par la cour, qui mouraient de faim et que de bonnes têtes monarchiques, jeunes et folles sous leurs cheveux gris, imaginèrent d’enrôler pour un coup de main.
Dans ce formidable complot, il ne manquait pas de personnes graves, pâles, maigres, transparentes, courbées, le visage noble, les yeux encore vifs, la tête blanchie ; ce passé ressemblait à l’honneur ressuscité venant essayer de rétablir, avec ses mains d’ombre, la famille qu’il n’avait pu soutenir de ses vivantes mains. Souvent des gens à béquilles prétendent étayer les monarchies croulantes ; mais, à cette époque de la société, la restauration d’un monument du moyen âge est impossible, parce que le génie qui animait cette architecture est mort : on ne fait que du vieux en croyant faire du gothique.
D’un autre côté, les héros de Juillet, à qui le juste-milieu avait filouté la République, ne demandaient pas mieux que de s’entendre avec les carlistes pour se venger d’un ennemi commun, quitte à s’égorger après la victoire. M.Thiers ayant préconisé le système de 1793 comme l’œuvre de la liberté, de la victoire et du génie, de jeunes imaginations se sont allumées au feu d’un incendie dont elles ne voyaient que la réverbération lointaine ; elles en sont à la poésie de la terreur : affreuse et folle parodie qui fait rebrousser l’heure de la liberté. C’est méconnaître à la fois le temps, l’histoire et l’humanité ; c’est obliger le monde à reculer jusque sous le fouet du garde-chiourme pour se sauver de ces fanatiques de l’échafaud.
Il fallait de l’argent pour nourrir tous ces mécontents, héros de Juillet éconduits, ou domestiques sans place : on se cotisa. Des conciliabules carlistes et républicains avaient lieu dans tous les coins de Paris, et la police, au fait de tout, envoyait ses espions prêcher, d’un club à un grenier, l’égalité et la légitimité. On m’informait de ces menées que je combattais. Les deux partis voulaient me déclarer leur chef au moment certain du triomphe : un club républicain me fit demander si j’accepterais la présidence de la République ; je répondis : « Oui, très certainement ; mais après M. de la Fayette ; » ce qui fut trouvé modeste et convenable. Le général La Fayette venait quelquefois chez madame Récamier ; je me moquais un peu de sa meilleure des républiques ; je lui demandais s’il n’aurait pas mieux fait de proclamer Henri V et d’être le véritable président de la France pendant la minorité du royal enfant. Il en convenait et prenait bien la plaisanterie, car il était homme de bonne compagnie. Toutes les fois que nous nous retrouvions, il médisait : « Ah ! vous allez recommencer votre querelle. » Je lui faisais convenir qu’il n’y avait pas eu d’homme plus attrapé que lui par son bon ami Philippe.
Au milieu de cette agitation et de ces conspirations extravagantes, arrive un homme déguisé. Il débarqua chez moi, perruque de chiendent sur l’occiput, lunettes vertes sur le nez, masquant ses yeux qui voyaient très bien sans lunettes. Il avait ses poches pleines de lettres de change qu’il montrait ; et tout de suite instruit que je voulais vendre ma maison et arranger mes affaires, il me fit offre de ses services ; je ne pouvais m’empêcher de rire de ce monsieur (homme d’esprit et de ressource d’ailleurs) qui se croyait obligé de m’acheter pour la légitimité. Ses offres devenant trop pressantes, il vit sur mes lèvres un dédain qui l’obligea de faire retraite, et il écrivit à mon secrétaire ce petit billet que j’ai gardé :
« Monsieur,
« Hier au soir j’ai eu l’honneur de voir M. le vicomte de Chateaubriand, qui m’a reçu avec sa bonté habituelle ; néanmoins j’ai cru m’apercevoir qu’il n’avait plus son abandon ordinaire. Dites-moi, je vous prie, ce qui aurait pu me retirer sa confiance, à laquelle je tenais plus qu’à toute autre chose ; si on lui a fait des cancans, je ne crains pas de mettre ma conduite au grand jour, et je suis prêt à répondre à tout ce qu’on pourrait lui avoir dit ; il connaît trop la méchanceté des intrigants pour me condamner sans vouloir m’entendre. Il y a même des peureux qui en font aussi ; mais il faut espérer que le jour arrivera où l’on verra les gens qui sont véritablement dévoués. Il m’a donc dit qu’il était inutile de me mêler de ses affaires ; j’en suis désolé, car j’aime à croire qu’elles auraient été arrangées selon ses désirs. Je me doute à peu près quelle est la personne qui, sur cet article, l’a fait changer ; si dans le temps j’avais été moins discret, elle n’aurait pas été à même de me nuire chez votre excellent patron. Enfin, je ne lui en suis pas moins dévoué, vous pouvez l’en assurer de nouveau en lui présentant mes hommages respectueux. J’ose espérer qu’un jour viendra où il pourra me connaître et me juger.
« Agréez, je vous prie, monsieur, etc. »
Hyacinthe fit à ce billet cette réponse que je lui dictai :
« Mon patron n’a rien du tout de particulier contre la personne qui m’a écrit ; mais il veut vivre hors de tout, et ne veut accepter aucun service. »
Bientôt après, la catastrophe arriva.
Connaissez-vous la rue des Prouvaires, rue étroite, sale, populeuse, dans le voisinage de Saint-Eustache et des halles ? C’est là que se donna le fameux souper de la troisième restauration. Les convives étaient armés de pistolets, de poignards et de clefs ; on devait, après boire, s’introduire dans la galerie du Louvre, et, passant à minuit entre deux rangs de chefs-d’œuvre, aller frapper le monstre usurpant au milieu d’une fête. La conception était romantique ; le xvie siècle était revenu, on pouvait se croire au temps des Borgia, des Médicis de Florence et des Médicis de Paris, aux hommes près.
Le 1er février, à neuf heures du soir, j’allais me coucher, lorsqu’un homme zélé et l’individu aux lettres de change forcèrent ma porte, rue d’Enfer, pour me dire que tout était prêt, que dans deux heures Louis-Philippe aurait disparu ; ils venaient s’informer s’ils pouvaient me déclarer le chef principal du gouvernement provisoire, et si je consentais à prendre, avec un conseil de régence, les rênes du gouvernement provisoire au nom de Henri V. Ils avouaient que la chose était périlleuse, mais que je n’en recueillerais que plus de gloire, et que, comme je convenais à tous les partis, j’étais le seul homme de France en position de jouer un pareil rôle.
C’était me serrer de près, deux heures pour me décider à ma couronne ! deux heures pour aiguiser le grand sabre de mameluck que j’avais acheté au Caire en 1806 ! Pourtant, je n’éprouvai aucun embarras et je leur dis : « Messieurs, vous savez que je n’ai jamais approuvé cette entreprise, qui me paraît folle. Si j’avais à m’en mêler, j’aurais partagé vos périls et n’aurais pas attendu votre victoire pour accepter le prix de vos dangers. Vous savez que j’aime sérieusement la liberté, et il m’est évident, par les meneurs de toute cette affaire, qu’ils ne veulent point de liberté, qu’ils commenceraient, demeurés maîtres du champ de bataille, par établir le règne de l’arbitraire. Ils n’auraient personne, ils ne m’auraient pas surtout pour les soutenir dans ces projets ; leur succès amènerait une complète anarchie, et l’étranger, profitant de nos discordes, viendrait démembrer la France. Je ne puis donc entrer dans tout cela. J’admire votre dévouement, mais le mien n’est pas de la même nature. Je vais me coucher ; je vous conseille d’en faire autant, et j’ai bien peur d’apprendre demain matin le malheur de vos amis. »
Le souper eut lieu ; l’hôte du logis, qui ne l’avait préparé qu’avec l’autorisation de la police, savait à quoi s’en tenir. Les mouchards, à table, trinquaient le plus haut à la santé de Henri V ; les sergents de ville arrivèrent, empoignèrent les convives et renversèrent encore une fois la coupe de la royauté légitime. Le Renaud des aventuriers royalistes était un savetier de la rue de Seine, décoré de Juillet, qui s’était battu vaillamment dans les trois journées, et qui blessa grièvement, pour Henri V, un agent de police de Louis-Philippe, comme il avait tué des soldats de la garde, pour chasser le même Henri V et les deux vieux rois.
J’avais reçu, pendant cette affaire, un billet de madame la duchesse de Berry qui me nommait membre d’un gouvernement secret, qu’elle établissait en qualité de régente de France. Je profitai de cette occasion pour écrire à la princesse la lettre suivante :
« Madame,
« C’est avec la plus profonde reconnaissance que j’ai reçu le témoignage de confiance et d’estime dont vous avez bien voulu m’honorer ; il impose à ma fidélité le devoir de redoubler de zèle, en mettant toujours sous les yeux de Votre Altesse Royale ce qui me paraîtra la vérité.
« Je parlerai d’abord des prétendues conspirations dont le bruit sera peut-être parvenu jusqu’à Votre Altesse Royale. On affirme qu’elles ont été fabriquées ou provoquées par la police. Laissant de côté le fait, et sans insister sur ce que les conspirations (vraies ou fausses) ont en elles-mêmes de répréhensible, je me contenterai de remarquer que notre caractère national est à la fois trop léger et trop franc pour réussir à de pareilles besognes. Aussi, depuis quarante années, ces sortes d’entreprises coupables ont-elles constamment échoué. Rien de plus ordinaire que d’entendre un Français se vanter publiquement d’être d’un complot ; il en raconte tout le détail, sans oublier le jour, le lieu et l’heure, à quelque espion qu’il prend pour un confrère ; il dit tout haut, ou plutôt il crie aux passants : « Nous avons quarante mille hommes bien comptés, nous avons soixante mille cartouches, telle rue, numéro tant, dans la maison qui fait le coin. » Et puis ce Catilina va danser et rire.
« Les sociétés secrètes ont seules une longue portée, parce qu’elles procèdent par révolutions et non par conspirations ; elles visent à changer les doctrines, les idées et les mœurs, avant de changer les hommes et les choses ; leurs progrès sont lents, mais les résultats certains. La publicité de la pensée détruira l’influence des sociétés secrètes ; c’est l’opinion publique qui maintenant opérera en France ce que les congrégations occultes accomplissent chez les peuples non encore émancipés.
« Les départements de l’Ouest et du Midi, qu’on a l’air de vouloir pousser à bout par l’arbitraire et la violence, conservent cet esprit de fidélité qui distingua les antiques mœurs ; mais cette moitié de la France ne conspirera jamais, dans le sens étroit de ce mot : c’est une espèce de camp au repos sous les armes. Admirable comme réserve de la légitimité, elle serait insuffisante comme avant-garde et ne prendrait jamais avec succès l’offensive. La civilisation a fait trop de progrès pour qu’il éclate une de ces guerres intestines à grands résultats, ressource et fléau des siècles à la fois plus chrétiens et moins éclairés.
« Ce qui existe en France n’est point une monarchie, c’est une république ; à la vérité, du plus mauvais aloi. Cette république est plastronnée d’une royauté qui reçoit les coups et les empêche de porter sur le gouvernement même.
« De plus, si la légitimité est une force considérable, l’élection est aussi un pouvoir prépondérant, même lorsqu’elle n’est que fictive, surtout en ce pays où l’on ne vit que de vanité : la passion française, l’égalité, est flattée par l’élection.
« Le gouvernement de Louis-Philippe se livre à un double excès d’arbitraire et d’obséquiosité auquel le gouvernement de Charles X n’avait jamais songé. On supporte cet excès, pourquoi ? Parce que le peuple supporte plus facilement la tyrannie d’un gouvernement qu’il a créé que la rigueur légale des institutions qui ne sont pas son ouvrage.
« Quarante années de tempêtes ont brisé les plus fortes âmes ; l’apathie est grande, l’égoïsme presque général ; on se ratatine pour se soustraire au danger, garder ce qu’on a, vivoter en paix. Après une révolution, il reste aussi des hommes gangrenés qui communiquent à tout leur souillure, comme après une bataille il reste des cadavres qui corrompent l’air. Si, par un souhait, Henri V pouvait être transporté aux Tuileries sans dérangement, sans secousse, sans compromettre le plus léger intérêt, nous serions bien près d’une restauration ; mais, pour l’avoir, s’il faut seulement ne pas dormir une nuit, les chances diminuent.
« Les résultats des journées de Juillet n’ont tourné ni au profit du peuple, ni à l’honneur de l’armée, ni à l’avantage des lettres, des arts, du commerce et de l’industrie. L’État est devenu la proie des ministériels de profession et de cette classe qui voit la patrie dans son pot-au-feu, les affaires publiques dans son ménage : il est difficile, madame, que vous connaissiez de loin ce qu’on appelle ici le juste-milieu ; que Son Altesse Royale se figure une absence complète d’élévation d’âme, de noblesse de cœur, de dignité de caractère ; qu’elle se représente des gens gonflés de leur importance, ensorcelés de leurs emplois, affolés de leur argent, décidés à se faire tuer pour leurs pensions : rien ne les en détachera ; c’est à la vie et à la mort ; ils y sont mariés comme les Gaulois à leurs épées, les chevaliers à l’oriflamme, les huguenots au panache blanc de Henri IV, les soldats de Napoléon au drapeau tricolore ; ils ne mourront qu’épuisés de serments à tous les régimes, après en avoir versé la dernière goutte sur leur dernière place. Ces eunuques de la quasi-légitimité dogmatisent l’indépendance en faisant assommer les citoyens dans les rues et en entassant les écrivains dans les geôles ; ils entonnent des chants de triomphe en évacuant la Belgique sur l’injonction d’un ministre anglais, et bientôt Ancône sur l’ordre d’un caporal autrichien. Entre les huis de Sainte-Pélagie et les portes des cabinets de l’Europe, ils se prélassent, tout guindés de liberté et tout crottés de gloire.
« Ce que j’ai dit concernant les dispositions de la France ne doit pas décourager Votre Altesse Royale ; mais je voudrais que l’on connût mieux la route qui conduit au trône de Henri V.
« Vous savez ma manière de penser relativement à l’éducation de mon jeune roi : mes sentiments se trouvent exprimés à la fin de la brochure que j’ai déposée aux pieds de Votre Altesse Royale : je ne pourrais que me répéter. Que Henri V soit élevé pour son siècle, avec et par les hommes de son siècle ; ces deux mots résument tout mon système. Qu’il soit élevé surtout pour n’être pas roi. Il peut régner demain, il peut ne régner que dans dix ans, il peut ne régner jamais : car si la légitimité a les diverses chances de retour que je vais à l’instant déduire, néanmoins l’édifice actuel pourrait crouler sans qu’elle sortît de ses ruines. Vous avez l’âme assez ferme, madame, pour supposer, sans vous laisser abattre, un jugement de Dieu qui replongerait votre illustre race dans les sources populaires ; de même que vous avez le cœur assez grand pour nourrir de justes espérances sans vous en laisser enivrer. Je dois maintenant vous présenter cette autre partie du tableau.
« Votre Altesse Royale peut tout défier, tout braver avec son âge ; il lui reste plus d’années à parcourir qu’il ne s’en est écoulé depuis le commencement de la Révolution. Or, que n’ont point vu ces dernières années ? Quand la République, l’Empire, la légitimité ont passé, l’amphibie du juste-milieu ne passerait point ! Quoi ! ce serait pour arriver à la misère d’hommes et de choses de ce moment que nous aurions traversé et dépensé tant de crimes, de malheur, de talent, de liberté, de gloire ! Quoi ! l’Europe bouleversée, les trônes croulant les uns sur les autres, les générations précipitées à la fosse le glaive dans le sein, le monde en travail pendant un demi-siècle, tout cela pour enfanter la quasi-légitimité ! On concevrait une grande République émergeant de ce cataclysme social ; du moins serait-elle habile à hériter des conquêtes de la Révolution, à savoir, la liberté politique, la liberté et la publicité de la pensée, le nivellement des rangs, l’admission à tous les emplois, l’égalité de tous devant la loi, l’élection et la souveraineté populaire. Mais comment supposer qu’un troupeau de sordides médiocrités, sauvées du naufrage, puissent employer ces principes ? À quelle proportion ne les ont-elles pas déjà réduits ! elles les détestent et ne soupirent qu’après les lois d’exception ; elles voudraient prendre toutes ces libertés sous la couronne qu’elles ont forgée, comme sous une trappe ; puis on niaiserait béatement avec des canaux, des chemins de fer, des tripotages d’arts, des arrangements de lettres ; monde de machines, de bavardage et de suffisance surnommé société modèle. Malheur à toute supériorité, à tout homme de génie ambitieux de préférence, de gloire et de plaisir, de sacrifice et de renommée, aspirant au triomphe de la tribune, de la lyre ou des armes, qui s’élèverait un jour dans cet univers d’ennui !
« Il n’y a qu’une chance, madame, pour que la quasi-légitimité continuât de végéter : ce serait que l’état actuel de la société fût l’état naturel de cette société même à l’époque où nous sommes. Si le peuple vieilli se trouvait en rapport avec son gouvernement décrépit ; si, entre le gouvernant et le gouverné, il y avait harmonie d’infirmité et de faiblesse, alors, madame, tout serait fini pour Votre Altesse Royale, comme pour le reste des Français. Mais, si nous ne sommes pas arrivés à l’âge du radotage national, et si la République immédiate est impossible, c’est la légitimité qui semble appelée à renaître. Vivez votre jeunesse, madame, et vous aurez les royaux haillons de cette pauvresse appelée monarchie de Juillet. Dites à vos ennemis ce que votre aïeule, la reine Blanche, disait aux siens pendant la minorité de saint Louis : « Point ne me chaut d’attendre. » Les belles heures de la vie vous ont été données en compensation de vos malheurs, et l’avenir vous rendra autant de félicités que le présent vous aura dérobé de jours.
« La première raison qui milite en votre faveur, madame, est la justice de votre cause et l’innocence de votre fils. Toutes les éventualités ne sont pas contre le bon droit. »
Après avoir détaillé les raisons d’espérance que je ne nourrissais guère, mais que je cherchais à grossir pour consoler la princesse, je continue :
« Voilà, madame, l’état précaire de la quasi-légitimité à l’intérieur ; à l’extérieur, sa position n’est pas plus assurée. Si le gouvernement de Louis-Philippe avait senti que la révolution de Juillet biffait les transactions antécédentes, qu’une autre constitution nationale amenait un autre droit politique et changeait les intérêts sociaux ; s’il avait eu, au début de sa carrière, jugement et courage, il aurait pu, sans brûler une seule amorce, doter la France de la frontière qui lui a été enlevée, tant était vif l’assentiment des peuples, tant était grande la stupéfaction des rois. La quasi-légitimité aurait payé sa couronne argent comptant avec un accroissement de territoire et se serait retranchée derrière ce boulevard. Au lieu de profiter de son élément républicain pour marcher vite, elle a eu peur de son principe ; elle s’est traînée sur le ventre ; elle a abandonné les nations soulevées pour elle et par elle ; elle les a rendues adverses, de clientes qu’elles étaient ; elle a éteint l’enthousiasme guerrier, elle a changé en un pusillanime souhait de paix un désir éclairé de rétablir l’équilibre des forces entre nous et les États voisins, de réclamer au moins auprès de ces États, démesurément agrandis, les lambeaux détachés de notre vieille patrie. Par faillance de cœur et défaut de génie, Louis-Philippe a reconnu des traités qui ne sont point de la nature de la révolution, traités avec lesquels elle ne peut vivre et que les étrangers ont eux-mêmes violés,
« Le juste-milieu a laissé aux cabinets étrangers le temps de se reconnaître et de former leurs armées. Et comme l’existence d’une monarchie démocratique est incompatible avec l’existence des monarchies continentales, les hostilités, malgré les protocoles, les embarras de finances, les peurs mutuelles, les armistices prolongés, les gracieuses dépêches, les démonstrations d’amitié, les hostilités, dis-je, pourraient sortir de cette incompatibilité. Si notre royauté bourgeoise est résignée aux insultes, si les hommes rêvent la paix, les choses pourront imposer la guerre.
« Mais que la guerre brise ou ne brise pas la quasi-légitimité, je sais que vous ne mettrez jamais, madame, votre espérance dans l’étranger ; vous aimeriez mieux que Henri V ne régnât jamais que de le voir arriver sous le patronage d’une coalition européenne : c’est de vous-même, c’est de votre fils que vous tirez votre espérance. De quelque manière qu’on raisonne sur les ordonnances, elles ne pouvaient jamais atteindre Henri V ; innocent de tout, il a pour lui l’élection des siècles et ses infortunes natales. Si le malheur nous touche dans la solitude d’une tombe, il nous attendrit encore davantage quand il veille auprès d’un berceau : car alors il n’est plus le souvenir d’une chose passée, d’une créature misérable, mais qui a cessé de souffrir ; il est une pénible réalité ; il attriste un âge qui ne devait connaître que la joie ; il menace toute une vie qui ne lui a rien fait et n’a pas mérité ses rigueurs.
« Pour vous, madame, il y a dans vos adversités une autorité puissante. Vous, baignée du sang de votre mari, avez porté dans votre sein le fils que la politique appela l’enfant de l’Europe et la religion l’enfant du miracle. Quelle influence n’exercez-vous pas sur l’opinion, quand on vous voit garder seule, à l’orphelin exilé, la pesante couronne que Charles X secoua de sa tête blanchie, et au poids de laquelle se sont dérobés deux autres fronts assez chargés de douleur pour qu’il leur fût permis de rejeter ce nouveau fardeau ! Votre image se présente à notre souvenir avec ces grâces de femme qui, assises sur le trône, semblent occuper leur place naturelle. Le peuple ne nourrit contre vous aucun préjugé ; il plaint vos peines, il admire votre courage ; il garde la mémoire de vos jours de deuil ; il vous sait gré de vous être mêlée plus tard à ses plaisirs, d’avoir partagé ses goûts et ses fêtes ; il trouve un charme à la vivacité de cette Française étrangère, venue d’un pays cher à notre gloire par les journées de Fornoue, de Marignan, d’Arcole et de Marengo. Les Muses regrettent leur protectrice née sous ce beau ciel de l’Italie, qui lui inspira l’amour des arts, et qui fit d’une fille de Henri IV une fille de François Ier.
« La France, depuis la Révolution, a souvent changé de conducteurs, et n’a point encore vu une femme au timon de l’État. Dieu veut peut-être que les rênes de ce peuple indomptable, échappées aux mains dévorantes de la Convention, rompues dans les mains victorieuses de Bonaparte, inutilement saisies par Louis XVIII et Charles X, soient renouées par une jeune princesse ; elle saurait les rendre à la fois moins fragiles et plus légères. »
Rappelant enfin à Madame qu’elle a bien voulu songer à moi pour faire partie du gouvernement secret, je termine ainsi ma lettre :
« À Lisbonne s’élève un magnifique monument sur lequel on lit cette épitaphe : Ci-gît Basco Fuguera contre sa volonté. Mon mausolée sera modeste, et je n’y reposerai pas malgré moi.
« Vous connaissez, madame, l’ordre d’idées dans lequel j’aperçois la possibilité d’une restauration ; les autres combinaisons seraient au-dessus de la portée de mon esprit ; je confesserais mon insuffisance. C’est ostensiblement, et en me proclamant l’homme de votre aveu, de votre confiance, que je trouverais quelque force ; mais, ministre plénipotentiaire de nuit, chargé d’affaires accrédité auprès des ténèbres, c’est à quoi je ne me sentirais aucune aptitude. Si Votre Altesse Royale me nommait patemment son ambassadeur auprès du peuple de la nouvelle France, j’inscrirais en grosses lettres sur ma porte : Légation de l’ancienne France. Il en arriverait ce qu’il plairait à Dieu ; mais je n’entendrais rien aux dévouements secrets ; je ne sais me rendre coupable de fidélité que par le flagrant délit.
« Madame, sans refuser à Votre Altesse Royale les services qu’elle aura le droit de me commander, je la supplie d’agréer le projet que j’ai formé d’achever mes jours dans la retraite. Mes idées ne peuvent convenir aux personnes qui ont la confiance des nobles exilés d’Holy-Rood : le malheur passé, l’antipathie naturelle contre mes principes et ma personne renaîtrait avec la prospérité. J’ai vu repousser les plans que j’avais présentés pour la grandeur de ma patrie, pour donner à la France des frontières dans lesquelles elle pût exister à l’abri des invasions, pour la soustraire à la honte des traités de Vienne et de Paris. Je me suis entendu traiter de renégat quand je défendais la religion, de révolutionnaire, quand je m’efforçais de fonder le trône sur la base des libertés publiques. Je retrouverais les mêmes obstacles augmentés de la haine que les fidèles de cour, de ville et de province, auraient conçue de la leçon que leur infligea ma conduite au jour de l’épreuve. J’ai trop peu d’ambition, trop besoin de repos pour faire de mon attachement un fardeau à la couronne, et lui imposer ma présence importune. J’ai rempli mes devoirs sans penser un seul moment qu’ils me donnassent droit à la faveur d’une famille auguste : heureux qu’elle m’ait permis d’embrasser ses adversités ! Je ne vois rien au-dessus de cet honneur ; elle ne trouvera pas de serviteur plus zélé que moi ; elle en trouvera de plus jeunes et de plus habiles. Je ne me crois pas un homme nécessaire, et je pense qu’il n’y a plus d’hommes nécessaires aujourd’hui : inutile au présent, je vais aller dans la solitude m’occuper du passé. J’espère, madame, vivre encore assez pour ajouter à l’histoire de la Restauration la page glorieuse que promettent à la France vos futures destinées.
« Je suis avec le plus profond respect, madame, de Votre Altesse Royale le très-humble et très-obéissant serviteur,
« Chateaubriand. »
La lettre fut obligée d’attendre un courrier sûr ; le temps marcha et j’ajoutai à ma dépêche ce post-scriptum :
« Paris, 12 avril 1832.
« Madame,
« Tout vieillit vite en France ; chaque jour ouvre de nouvelles chances à la politique et commence une série d’événements. Nous en sommes maintenant à la maladie de M. Périer et au fléau de Dieu. J’ai envoyé à M. le préfet de la Seine la somme de 12 000 fr. que la fille proscrite de saint Louis et de Henri IV a destinée au soulagement des infortunés : quel digne usage de sa noble indigence ! Je m’efforcerai, madame, d’être le fidèle interprète de vos sentiments. Je n’ai reçu de ma vie une mission dont je me sentisse plus honoré.
« Je suis avec le plus profond respect, etc. »
Avant de parler de l’affaire des 12 000 fr. pour les cholériques, mentionnés dans ce post-scriptum, il faut parler du choléra. Dans mon voyage en Orient je n’avais point rencontré la peste, elle est venue me trouver à domicile ; la fortune après laquelle j’avais couru m’attendait assise à ma porte.
À l’époque de la peste d’Athènes, l’an 431 avant notre ère, vingt-deux grandes pestes avaient déjà ravagé le monde. Les Athéniens se figurèrent qu’on avait empoisonné leurs puits ; imagination populaire renouvelée dans toutes les contagions. Thucydide nous a laissé du fléau de l’Attique une description copiée chez les anciens par Lucrèce, Virgile, Ovide, Lucain, chez les modernes par Boccace et Manzoni. Il est remarquable qu’à propos de la peste d’Athènes, Thucydide ne dit pas un mot d’Hippocrate, de même qu’il ne nomme pas Socrate à propos d’Alcibiade. Cette peste donc attaquait d’abord la tête, descendait dans l’estomac, de là dans les entrailles, enfin dans les jambes ; si elle sortait par les pieds après avoir traversé tout le corps, comme un long serpent, on guérissait. Hippocrate l’appela le mal divin, et Thucydide le feu sacré ; ils la regardèrent tous deux comme le feu de la colère céleste.
Une des plus épouvantables pestes fut celle de Constantinople au ve siècle, sous le règne de Justinien : le christianisme avait déjà modifié l’imagination des peuples et donné un nouveau caractère à une calamité, de même qu’il avait changé la poésie ; les malades croyaient voir errer autour d’eux des spectres et entendre des voix menaçantes.
La peste noire du xive siècle, connue sous le nom de la mort noire, prit naissance à la Chine : on s’imaginait qu’elle courait sous la forme d’une vapeur de feu en répandant une odeur infecte. Elle emporta les quatre cinquièmes des habitants de l’Europe.
En 1575 descendit sur Milan la contagion qui rendit immortelle la charité de saint Charles Borromée. Cinquante-quatre ans plus tard, en 1629, cette malheureuse ville fut encore exposée aux calamités dont Manzoni a fait une peinture bien supérieure au célèbre tableau de Boccace.
En 1660 le fléau se renouvela en Europe, et dans ces deux pestes de 1629 et 1660 se reproduisirent les mêmes symptômes de délire de la peste de Constantinople.
« Marseille, dit M. Lemontey, sortait en 1720 du sein des fêtes qui avaient signalé le passage de mademoiselle de Valois, mariée au duc de Modène. À côté de ces galères encore décorées de guirlandes et chargées de musiciens, flottaient quelques vaisseaux apportant des ports de la Syrie la plus terrible calamité. »
Le navire fatal dont parle M. Lemontey, ayant exhibé une patente nette, fut admis un moment à la pratique. Ce moment suffit pour empoisonner l’air ; un orage accrut le mal et la peste se répandit à coups de tonnerre.
Les portes de la ville et les fenêtres des maisons furent fermées. Au milieu du silence général, on entendait quelquefois une fenêtre s’ouvrir et un cadavre tomber ; les murs ruisselaient de son sang gangrené, et des chiens sans maître l’attendaient en bas pour le dévorer. Dans un quartier, dont tous les habitants avaient péri, on les avait murés à domicile, comme pour empêcher la mort de sortir. De ces avenues de grands tombeaux de famille, on passait à des carrefours dont les pavés étaient couverts de malades et de mourants étendus sur des matelas et abandonnés sans secours. Des carcasses gisaient à demi pourries avec de vieilles hardes mêlées de boue ; d’autres corps restaient debout appuyés contre les murailles, dans l’attitude où ils étaient expirés.
Tout avait fui, même les médecins ; l’évêque, M. de Belsunce, écrivait : « On devrait abolir les médecins, ou du moins nous en donner de plus habiles ou de moins peureux. J’ai eu bien de la peine à faire tirer cent cinquante cadavres à demi pourris qui étaient autour de ma maison. »
Un jour, des galériens hésitaient à remplir leurs fonctions funèbres : l’apôtre monte sur l’un des tombereaux, s’assied sur un tas de cadavres et ordonne aux forçats de marcher : la mort et la vertu s’en allaient au cimetière, conduites par le crime et le vice épouvantés et admirant. Sur l’esplanade de la Tourette, au bord de la mer, on avait, pendant trois semaines, porté des corps, lesquels, exposés au soleil et fondus par ses rayons, ne présentaient plus qu’un lac empesté. Sur cette surface de chairs liquéfiées, les vers seuls imprimaient quelque mouvement à des formes pressées, indéfinies, qui pouvaient avoir des effigies humaines.
Quand la contagion commença de se ralentir, M. de Belsunce, à la tête de son clergé, se transporta à l’église des Accoules : monté sur une esplanade d’où l’on découvrait Marseille, les campagnes, les ports et la mer, il donna la bénédiction, comme le pape, à Rome, bénit la ville et le monde : quelle main plus courageuse et plus pure pouvait faire descendre sur tant de malheurs les bénédictions du ciel ?
C’est ainsi que la peste dévasta Marseille, et cinq ans après ces calamités, on plaça sur la façade de l’hôtel de ville l’inscription suivante, comme ces épitaphes pompeuses qu’on lit sur un sépulcre :
Massilia Phocensium filia, Romæ soror, Carthaginis terror, Athenarum æmula.
« Paris, rue d’Enfer, mai 1832.
Le choléra, sorti du Delta du Gange en 1817, s’est propagé dans un espace de deux mille deux cents lieues, du nord au sud, et de trois mille cinq cents de l’orient à l’occident ; il a désolé quatorze cents villes, moissonné quarante millions d’individus. On a une carte de la marche de ce conquérant. Il a mis quinze années à venir de l’Inde à Paris : c’est aller aussi vite que Bonaparte : celui-ci employa à peu près le même nombre d’années à passer de Cadix à Moscou, et il n’a fait périr que deux ou trois millions d’hommes.
Qu’est-ce que le choléra ? Est-ce un vent mortel ? Sont-ce des insectes que nous avalons et qui nous dévorent ? Qu’est-ce que cette grande mort noire armée de sa faux, qui, traversant les montagnes et les mers, est venue, comme une de ces terribles pagodes adorées aux bords du Gange, nous écraser aux rives de la Seine sous les roues de son char ? Si ce fléau fût tombé au milieu de nous dans un siècle religieux, qu’il se fût élargi dans la poésie des mœurs et des croyances populaires, il eût laissé un tableau frappant. Figurez-vous un drap mortuaire flottant en guise de drapeau au haut des tours de Notre-Dame, le canon faisant entendre par intervalles des coups solitaires pour avertir l’imprudent voyageur de s’éloigner ; un cordon de troupes cernant la ville et ne laissant entrer ni sortir personne, les églises remplies d’une foule gémissante, les prêtres psalmodiant jour et nuit les prières d’une agonie perpétuelle, le viatique porté de maison en maison avec des cierges et des sonnettes, les cloches ne cessant de faire entendre le glas funèbre, les moines, un crucifix à la main, appelant dans les carrefours le peuple à la pénitence, prêchant la colère et le jugement de Dieu, manifestés sur les cadavres déjà noircis par le feu de l’enfer.
Puis les boutiques fermées, le pontife entouré de son clergé, allant, avec chaque curé à la tête de sa paroisse, prendre la châsse de sainte Geneviève ; les saintes reliques promenées autour de la ville, précédées de la longue procession des divers ordres religieux, confréries, corps de métiers, congrégations de pénitents, théories de femmes voilées, écoliers de l’Université, desservants des hospices, soldats sans armes ou les piques renversées ; le Miserere chanté par les prêtres se mêlant aux cantiques des jeunes filles et des enfants ; tous, à certains signaux, se prosternant en silence et se relevant pour faire entendre de nouvelles plaintes.
Rien de tout cela : le choléra nous est arrivé dans un siècle de philanthropie, d’incrédulité, de journaux, d’administration matérielle. Ce fléau sans imagination n’a rencontré ni vieux cloîtres, ni religieux, ni caveaux, ni tombes gothiques ; comme la terreur en 1793, il s’est promené d’un air moqueur, à la clarté du jour, dans un monde tout neuf, accompagné de son bulletin, qui racontait les remèdes qu’on avait employés contre lui, le nombre des victimes qu’il avait faites, où il en était, l’espoir qu’on avait de le voir encore finir, les précautions qu’on devait prendre pour se mettre à l’abri, ce qu’il fallait manger, comment il était bon de se vêtir. Et chacun continuait de vaquer à ses affaires, et les salles de spectacle étaient pleines. J’ai vu des ivrognes à la barrière, assis devant la porte du cabaret, buvant sur une petite table de bois et disant en élevant leur verre : « À ta santé, Morbus ! » Morbus, par reconnaissance, accourait, et ils tombaient morts sous la table. Les enfants jouaient au choléra, qu’ils appelaient le Nicolas Morbus et le scélérat Morbus. Le choléra avait pourtant sa terreur : un brillant soleil, l’indifférence de la foule, le train ordinaire de la vie, qui se continuait partout, donnaient à ces jours de peste un caractère nouveau et une autre sorte d’épouvante. On sentait un malaise dans tous les membres ; un vent du nord, sec et froid, vous desséchait ; l’air avait une certaine saveur métallique qui prenait à la gorge. Dans la rue du Cherche-Midi, des fourgons du dépôt d’artillerie faisaient le service des cadavres. Dans la rue de Sèvres, complètement dévastée, surtout d’un côté, les corbillards allaient et venaient de porte en porte ; ils ne pouvaient suffire aux demandes, on leur criait par les fenêtres : « Corbillard, ici ! » Le cocher répondait qu’il était chargé et ne pouvait servir tout le monde. Un de mes amis, M. Pouqueville, venant dîner chez moi le jour de Pâques, arrivé au boulevard du Mont-Parnasse, fut arrêté par une succession de bières presque toutes portées à bras. Il aperçut, dans cette procession, le cercueil d’une jeune fille sur lequel était déposée une couronne de roses blanches. Une odeur de chlore formait une atmosphère empestée à la suite de cette ambulance fleurie.
Sur la place de la Bourse, où se réunissaient des cortèges d’ouvriers en chantant la Parisienne, on vit souvent jusqu’à onze heures du soir défiler des enterrements vers le cimetière Montmartre à la lueur de torches de goudron. Le Pont-Neuf était encombré de brancards chargés de malades pour les hôpitaux ou de morts expirés dans le trajet. Le péage cessa quelques jours sur le pont des Arts. Les échoppes disparurent et comme le vent de nord-est soufflait, tous les étalagistes et toutes les boutiques des quais fermèrent. On rencontrait des voitures enveloppées d’une banne et précédées d’un corbeau, ayant en tête un officier de l’état civil, vêtu d’un habit de deuil, tenant une liste en main. Ces tabellions manquèrent ; on fut obligé d’en appeler de Saint-Germain, de La Villette, de Saint-Cloud. Ailleurs, les corbillards étaient encombrés de cinq ou six cercueils retenus par des cordes. Des omnibus et des fiacres servaient au même usage : il n’était pas rare de voir un cabriolet orné d’un mort couché sur sa devantière. Quelques décédés étaient présentés aux églises ; un prêtre jetait de l’eau bénite sur ces fidèles de l’éternité réunis.
À Athènes, le peuple crut que les puits voisins du Pirée avaient été empoisonnés ; à Paris, on accusa les marchands d’empoisonner le vin, les liqueurs, les dragées et les comestibles. Plusieurs individus furent déchirés, traînés dans le ruisseau, précipités dans la Seine. L’autorité a eu à se reprocher des avis maladroits ou coupables.
Comment le fléau, étincelle électrique, passa-t-il de Londres à Paris ? on ne le saurait expliquer. Cette mort fantasque s’attache souvent à un point du sol, à une maison, et laisse sans y toucher les alentours de ce point infesté ; puis elle revient sur ses pas et reprend ce qu’elle avait oublié. Une nuit, je me sentis attaqué : je fus saisi d’un frisson avec des crampes dans les jambes ; je ne voulus pas sonner, de peur d’effrayer madame de Chateaubriand. Je me levai ; je chargeai mon lit de tout ce que je rencontrai dans ma chambre, et, me remettant sous mes couvertures, une sueur abondante me tira d’affaire. Mais je demeurai brisé, et ce fut dans cet état de malaise que je fus forcé d’écrire ma brochure sur les 12 000 francs de madame la duchesse de Berry.
Je n’aurais pas été trop fâché de m’en aller emporté sous le bras de ce fils aîné de Vischnou, dont le regard lointain tua Bonaparte sur son rocher, à l’entrée de la mer des Indes. Si tous les hommes, atteints d’une contagion générale, venaient à mourir, qu’arriverait-il ? Rien : la terre, dépeuplée, continuerait sa route solitaire, sans avoir besoin d’autre astronome pour compter ses pas que celui qui les a mesurés de toute éternité ; elle ne présenterait aucun changement aux habitants des autres planètes ; ils la verraient accomplir ses fonctions accoutumées ; sur sa surface, nos petits travaux, nos villes, nos monuments seraient remplacés par des forêts rendues à la souveraineté des lions ; aucun vide ne se manifesterait dans l’univers. Et cependant il y aurait de moins cette intelligence humaine qui sait les astres et s’élève jusqu’à la connaissance de leur auteur. Qu’êtes-vous donc, ô immensité des œuvres de Dieu, où le génie de l’homme, qui équivaut à la nature entière, s’il venait à disparaître, ne ferait pas plus faute que le moindre atome retranché de la création !
« Paris, rue d’Enfer, mai 1832.
Madame de Berry a son petit conseil à Paris, comme Charles X a le sien : on recueillait en son nom de chétives sommes pour secourir les plus pauvres royalistes. Je proposai de distribuer aux cholériques une somme de douze mille francs de la part de la mère de Henri V. On écrivit à Massa, et non seulement la princesse approuva la disposition des fonds, mais elle aurait voulu qu’on eût réparti une somme plus considérable : son approbation arriva le jour même où j’envoyai l’argent aux mairies. Ainsi, tout est rigoureusement vrai dans mes explications sur le don de l’exilée. Le 14 d’avril, j’envoyai au préfet de la Seine la somme entière pour être distribuée à la classe indigente de la population de Paris atteinte de la contagion. M. de Bondy ne se trouva point à l’Hôtel de Ville lorsque ma lettre lui fut portée. Le secrétaire général ouvrit ma missive, ne se crut pas autorisé à recevoir l’argent. Trois jours s’écoulèrent ; M. de Bondy me répondit enfin qu’il ne pouvait accepter les douze mille francs, parce que l’on verrait, sous une bienfaisance apparente, une combinaison politique contre laquelle la population parisienne protesterait tout entière par son refus. Alors mon secrétaire passa aux douze mairies. Sur cinq maires présents, quatre acceptèrent le don de mille francs ; un le refusa. Des sept maires absents, cinq gardèrent le silence ; deux refusèrent. Je fus aussitôt assiégé d’une armée d’indigents : bureaux de bienfaisance et de charité, ouvriers de toutes les espèces, femmes et enfants. Polonais et Italiens exilés, littérateurs, artistes, militaires, tous écrivirent, tous réclamèrent une part de bienfait. Si j’avais eu un million, il eût été distribué en quelques heures. M. de Bondy avait tort de dire que la population parisienne tout entière protesterait par son refus ; la population de Paris prendra toujours l’argent de tout le monde. L’effarade du gouvernement était à mourir de rire ; on eût dit que ce perfide argent légitimiste allait soulever les cholériques, exciter dans les hôpitaux une insurrection d’agonisants pour marcher à l’assaut des Tuileries, cercueil battant, glas tintant, suaire déployé sous le commandement de la Mort. Ma correspondance avec les maires se prolongea par la complication du refus du préfet de Paris. Quelques-uns m’écrivirent pour me renvoyer mon argent ou pour me redemander leurs reçus des dons de madame la duchesse de Berry. Je les leur renvoyai loyalement et je délivrai cette quittance à la mairie du douzième arrondissement : « J’ai reçu de la mairie du douzième arrondissement la somme de mille francs qu’elle avait d’abord acceptée et qu’elle m’a renvoyée par l’ordre de M. le préfet de la Seine.
« Paris, ce 22 avril 1832. »
Le maire du neuvième arrondissement, M. Cronier, fut plus courageux, il garda les mille francs et fut destitué. Je lui écrivis ce billet :
« 29 avril 1832.
« Monsieur,
« J’apprends avec une sensible peine la disgrâce dont le bienfait de madame la duchesse de Berry a été envers vous la cause ou le prétexte. Vous aurez, pour vous consoler, l’estime publique, le sentiment de votre indépendance et le bonheur de vous être sacrifié à la cause des malheureux.
« J’ai l’honneur, etc., etc. »
Le maire du quatrième arrondissement est tout un autre homme : M. Cadet de Gassicourt, poète-pharmacien, faisant des petits vers, écrivant dans son temps, du temps de la liberté et de l’Empire, une agréable déclaration classique contre ma prose romantique et contre celle de madame de Staël, M. Cadet de Gassicourt est le héros qui a pris d’assaut la croix du portail Saint-Germain-l’Auxerrois, et qui, dans une proclamation sur le choléra, a fait entendre que ces méchants carlistes pourraient bien être les empoisonneurs du vin dont le peuple avait déjà fait bonne justice. L’illustre champion m’a donc écrit la lettre suivante :
« Paris, le 18 avril 1832.
« Monsieur,
« J’étais absent de la mairie quand la personne envoyée par vous s’y est présentée : cela vous expliquera le retard qu’a éprouvé ma réponse.
« M. le préfet de la Seine, n’ayant point accepté l’argent que vous êtes chargé de lui offrir, me semble avoir tracé la conduite que doivent suivre les membres du conseil municipal. J’imiterai d’autant plus l’exemple de M. le préfet, que je crois connaître et que je partage entièrement les sentiments qui ont dû motiver son refus.
« Je ne relèverai qu’en passant le titre d’Altesse Royale donné avec quelque affectation à la personne dont vous vous constituez l’organe : la belle-fille de Charles X n’est pas plus Altesse Royale en France que son beau-père n’y est roi ! Mais, monsieur, il n’est personne qui ne soit moralement convaincu que cette dame agit très-activement, et répand des sommes bien autrement considérables que celles dont elle vous a confié l’emploi, pour exciter des troubles dans notre pays et y faire éclater la guerre civile. L’aumône qu’elle a la prétention de faire n’est qu’un moyen d’attirer sur elle et sur son parti une attention et une bienveillance que ses intentions sont loin de justifier. Vous ne trouverez donc pas extraordinaire qu’un magistrat, fermement attaché à la royauté constitutionnelle de Louis-Philippe, refuse des secours qui viennent d’une source pareille, et cherche, auprès de vrais citoyens, des bienfaits plus purs adressés sincèrement à l’humanité et à la patrie.
« Je suis, avec une considération très distinguée, monsieur, etc.,
« F. Cadet de Gassicourt. »
Cette révolte de M. Cadet de Gassicourt contre cette dame et contre son beau-père est bien fière : quel progrès des lumières et de la philosophie ! quelle indomptable indépendance ! MM. Fleurant et Purgon n’osaient regarder la face des gens qu’à genoux ; lui, M. Cadet, dit comme le Cid :
. . . . . Nous nous levons alors !
Sa liberté est d’autant plus courageuse que ce beau-père (autrement le fils de saint Louis) est proscrit. M. de Gassicourt est au-dessus de tout cela ; il méprise également la noblesse du temps et du malheur. C’est avec le même dédain des préjugés aristocratiques qu’il me retranche le de et s’en empare comme d’une conquête faite sur la gentilhommerie. Mais n’y aurait-il point quelques anciennes rivalités, quelques anciens démêlés historiques entre la maison des Cadet et la maison des Capet ? Henri IV, aïeul de ce beau-père qui n’est pas plus roi que cette dame n’est Altesse Royale, traversait un jour la forêt de Saint-Germain ; huit seigneurs s’y étaient embusqués pour tuer le Béarnais ; ils furent pris, « Un de ces galans, dit l’Estoile, estoit un apothicaire qui demanda de parler au roy, auquel Sa Majesté s’étant enquis de quel état il estoit, il lui répondit qu’il estoit apothicaire. — Comment ! dit le roy, a-t-on accoutumé de faire ici un état d’apothicaire ? Guettez-vous les passans pour… ? » Henri IV était un soldat, la pudeur ne l’embarrassait guère, et il ne reculait pas plus devant un mot que devant l’ennemi.
Je soupçonne M. de Gassicourt, à cause de son humeur contre le petit-fils de Henri IV, d’être le petit-fils du pharmacien ligueur. Le maire du quatrième arrondissement m’avait sans doute écrit dans l’espoir que j’engagerais le fer avec lui ; mais je ne veux rien engager avec M. Cadet : qu’il me pardonne ici de lui laisser une petite marque de mon souvenir.
Depuis ces jours où j’avais vu passer les grandes révolutions et les grands révolutionnaires, tout s’était bien racorni. Les hommes qui ont fait tomber un chêne, replanté trop vieux pour qu’il reprît racine, se sont adressés à moi ; ils m’ont demandé quelques deniers de la veuve afin d’acheter du pain ; la lettre du Comité des décorés de Juillet est un document utile à noter pour l’instruction de l’avenir.
« Paris, le 20 avril 1832.
Réponse, s. v. p., à M. Gibert-Arnaud,
gérant-secrétaire du Comité,
rue Saint-Nicaise, no 3.
« Monsieur le vicomte,
« Les membres de notre Comité viennent avec confiance vous prier de vouloir bien les honorer d’un don en faveur des décorés de Juillet. Pères de famille malheureux, dans ce moment de fléau et de misère, la bienfaisance inspire la plus sincère gratitude. Nous osons espérer que vous consentirez à laisser mettre votre illustre nom à côté de celui de MM. le général Bertrand, le général Exelmans, le général Lamarque, le général La Fayette, de plusieurs ambassadeurs, de pairs de France et de députés.
« Nous vous prions de nous honorer d’un mot de réponse, et si, contre notre attente, un refus succédait à notre prière, soyez assez bon pour nous faire le renvoi de la présente.
« Dans les plus doux sentiments nous vous prions, monsieur le vicomte, d’agréer l’hommage de nos respectueuses salutations.
« Les membres actifs du comité constitutif des décorés de Juillet :
« Le membre visiteur : Faure.
« Le commissaire spécial : Cyprien-Desmarais.
« Le gérant-secrétaire : Gibert-Arnaud.
« Membre adjoint : Tourel.
Je n’avais garde de perdre l’avantage que me donnait ici sur elle la révolution de Juillet. En distinguant entre les personnes, on créerait des ilotes parmi les infortunés, lesquels, pour certaines opinions politiques, ne pourraient jamais être secourus. Je me hâtai d’envoyer cent francs à ces messieurs, avec ce billet :
« Paris, ce 22 avril 1832.
« Messieurs,
« Je vous remercie infiniment de vous être adressés à moi pour venir au secours de quelques pères de famille malheureux. Je m’empresse de vous envoyer la somme de cent francs : je regrette de n’avoir pas un don plus considérable à vous offrir.
« J’ai l’honneur, etc.
« Chateaubriand. »
Le reçu suivant me fut à l’instant envoyé :
« Monsieur le vicomte,
« J’ai l’honneur de vous remercier et de vous accuser réception de la somme de cent francs que vos bontés destinent à secourir les malheureux de Juillet.
« Salut et respect.
« Le gérant-secrétaire du Comité :
Gibert-Arnaud.
« 23 avril. »
Ainsi, madame la duchesse de Berry aura fait l’aumône à ceux qui l’ont chassée. Les transactions montrent à nu le fond des choses. Croyez donc à quelque réalité dans un pays où personne ne prend soin des invalides de son parti, où les héros de la veille sont les délaissés du lendemain, où un peu d’or fait accourir la multitude, comme les pigeons d’une ferme s’empressent sous la main qui leur jette le grain.
Il me restait encore quatre mille francs sur les douze. Je m’adressai à la religion ; monseigneur l’archevêque de Paris m’écrivit cette noble lettre :
« Paris, le 26 avril 1832.
« Monsieur le vicomte,
« La charité est catholique comme la foi, étrangère aux passions des hommes, indépendante de leurs mouvements : un des principaux caractères qui la distinguent est, selon saint Paul, de ne point penser le mal, non cogitat malum. Elle bénit la main qui donne et la main qui reçoit, sans attribuer au généreux bienfaiteur d’autre motif que celui de bien faire, et sans demander au pauvre nécessiteux d’autre condition que celle du besoin. Elle accepte avec une profonde et sensible reconnaissance le don que l’auguste veuve vous a chargé de lui confier pour être employé au soulagement de nos malheureux frères, victimes du fléau qui désole la capitale.
« Elle fera avec la plus exacte fidélité la répartition des quatre mille francs que vous m’avez remis de sa part, dont ma lettre est une nouvelle quittance, mais dont j’aurai l’honneur de vous envoyer l’état de distribution, lorsque les intentions de la bienfaitrice auront été remplies.
« Veuillez, monsieur le vicomte, faire agréer à madame la duchesse de Berry les remercîments d’un pasteur et d’un père qui, chaque jour, offre à Dieu sa vie pour ses brebis et ses enfants, et qui appelle de tout côté les secours capables d’égaler leurs misères. Son cœur royal a trouvé déjà en lui-même sans doute sa récompense du sacrifice qu’elle consacre à nos infortunes ; la religion lui assure de plus l’effet des divines promesses consignées au livres des béatitudes pour ceux qui font miséricorde.
« La répartition a été faite sur-le-champ entre MM. les curés des douze principales paroisses de Paris, auxquels j’ai adressé la lettre dont je joins ici la copie.
« Recevez, monsieur le vicomte, l’assurance, etc.
« Hyacinthe, archevêque de Paris. »
On est toujours émerveillé de savoir à quel point la religion convient au style même, et donne aux lieux communs une gravité et une convenance que l’on sent tout d’abord. Ceci contraste avec le tas de lettres anonymes qui se sont mêlées aux lettres que je viens de citer. L’orthographe de ces lettres anonymes est assez correcte, l’écriture jolie ; elles sont, à proprement parler, littéraires, comme la révolution de Juillet. Ce sont les jalousies, les haines, les vanités écrivassières, à l’aise sous l’inviolabilité d’une poltronnerie qui, ne montrant pas son visage, ne peut pas être rendue visible par un soufflet.
ÉCHANTILLONS.
« Voudrais-tu nous dire, vieux républiquinquiste, le jour où tu voudras graisser tes maucassines ? il nous sera facile de te procurer de la graisse de chouans, et si tu voulais du sang de tes amis pour écrire leur histoire, il n’en manque pas dans la boue de Paris, son élément.
« Vieux brigand, demande à ton scélérat et digne ami Fitz-James si la pierre qu’il a reçue dans la partie féodale lui a fait plaisir. Tas de canailles, nous vous arracherons les tripes du ventre, etc., etc. »
Dans une autre missive, on voit une potence très bien dessinée avec ces mots :
« Mets-toi aux genoux d’un prêtre, fais acte de contrition, car on veut ta vieille tête pour finir tes trahisons. »
Au surplus, le choléra dure encore : la réponse que j’adresserais à un adversaire connu ou inconnu lui arriverait peut-être lorsqu’il serait couché sur le seuil de sa porte. S’il était au contraire destiné à vivre, où sa réplique me parviendrait-elle ? peut-être dans ce lieu de repos, dont aujourd’hui personne ne peut s’effrayer, surtout nous autres hommes qui avons étendu nos années entre la terreur et la peste, premier et dernier horizon de notre vie. Trêve : laissons passer les cercueils.
Paris, rue d’Enfer, 10 juin 1832.
Le convoi du général Lamarque a amené deux journées sanglantes et la victoire de la quasi-légitimité sur le parti républicain. Ce parti incomplet et divisé a fait une résistance héroïque.
On a mis Paris en état de siège : c’est la censure sur la plus grande échelle possible, la censure à la manière de la Convention, avec cette différence qu’une commission militaire remplace le tribunal révolutionnaire. On fait fusiller en juin 1832 les hommes qui remportèrent la victoire en juillet 1830 ; cette même école polytechnique, cette même artillerie de la garde nationale, on les sacrifie ; elles conquirent le pouvoir pour ceux qui les foudroient, les désavouent et les licencient. Les républicains ont certainement le tort d’avoir préconisé des mesures d’anarchie et de désordre ; mais que n’employâtes-vous d’aussi nobles bras à nos frontières ? ils nous auraient délivrés du joug ignominieux de l’étranger. Des têtes généreuses, exaltées, ne seraient pas restées à fermenter dans Paris, à s’enflammer contre l’humiliation de notre politique extérieure et contre la foi-mentie de la royauté nouvelle. Vous avez été impitoyables, vous qui, sans partager les périls des trois journées, en avez recueilli le fruit. Allez maintenant avec les mères reconnaître les corps de ces décorés de Juillet, de qui vous tenez places, richesses, honneurs. Jeunes gens, vous n’obtenez pas tous le même sort sur le même rivage ! Vous avez un tombeau sous la colonnade du Louvre et une place à la Morgue ; les uns pour avoir ravi, les autres pour avoir donné une couronne. Vos noms, qui les sait, vous sacrificateurs et victimes à jamais ignorés d’une révolution mémorable ? Le sang dont sont cimentés les monuments que les hommes admirent est-il connu ? Les ouvriers qui bâtirent la grande pyramide pour le cadavre d’un roi sans gloire dorment oubliés dans le sable auprès de l’indigente racine qui servit à les nourrir pendant leur travail.
Paris, rue d’Enfer, fin de juillet 1832.
Madame la duchesse de Berry n’a pas eu plutôt sanctionné la mesure des 12 000 francs qu’elle s’est embarquée pour sa fameuse aventure. Le soulèvement de Marseille a manqué ; il ne restait plus qu’à tenter l’Ouest : mais la gloire vendéenne est une gloire à part ; elle vivra dans nos fastes ; toutefois, les trois quarts et demi de la France ont choisi une autre gloire, objet de jalousie ou d’antipathie ; la Vendée est une oriflamme vénérée et admirée dans le trésor de Saint-Denis, sous laquelle désormais la jeunesse et l’avenir ne se rangeront plus.
Madame, débarquée comme Bonaparte sur la côte de Provence, n’a pas vu le drapeau blanc voler de clocher en clocher : trompée dans son attente, elle s’est trouvée presque seule à terre avec M. de Bourmont. Le maréchal voulait lui faire repasser sur-le-champ la frontière ; elle a demandé la nuit pour y penser ; elle a bien dormi parmi les rochers au bruit de la mer ; le matin, en se réveillant, elle a trouvé un noble songe dans sa pensée : « Puisque je suis sur le sol de la France, je ne m’en irai pas ; partons pour la Vendée. » M. de ***, averti par un homme fidèle, l’a prise dans sa voiture comme sa femme, a traversé avec elle toute la France et est venu la déposer à *** ; elle est demeurée quelque temps dans un château sans être reconnue de personne, excepté du curé du lieu ; le maréchal de Bourmont doit la rejoindre en Vendée par une autre route.
Instruits de tout cela à Paris, il nous était facile de prévoir le résultat. L’entreprise a pour la cause royaliste un autre inconvénient ; elle va découvrir la faiblesse de cette cause et dissiper les illusions. Si Madame ne fût point descendue dans la Vendée, la France aurait toujours cru qu’il y avait dans l’Ouest un camp royaliste au repos, comme je l’appelais.
Mais enfin, il restait encore un moyen de sauver Madame et de jeter un nouveau voile sur la vérité : il fallait que la princesse partît immédiatement ; arrivée à ses risques et périls comme un brave général qui vient passer son armée en revue, tempérer son impatience et son ardeur, elle aurait déclaré être accourue pour dire à ses soldats que le moment d’agir n’était point encore favorable, qu’elle reviendrait se mettre à leur tête quand l’occasion l’appellerait. Madame aurait du moins montré une fois un Bourbon aux Vendéens : les ombres des Cathelineau, des d’Elbée, des Bonchamps, des La Rochejaquelein, des Charette se fussent réjouies.
Notre comité s’est rassemblé : tandis que nous discourions, arrive de Nantes un capitaine, qui nous apprend le lieu habité par l’héroïne. Le capitaine est un beau jeune homme, brave comme un marin, original comme un Breton, Il désapprouvait l’entreprise ; il la trouvait insensée ; mais il disait : « Madame ne s’en va pas, il s’agit de mourir, et voilà tout ; et puis, messieurs du conseil, faites pendre Walter Scott, car c’est lui qui est le vrai coupable. » Je fus d’avis d’écrire notre sentiment à la princesse. M. Berryer, se disposant à aller plaider un procès à Quimper, s’est généreusement proposé pour porter la lettre et voir Madame, s’il le pouvait. Quand il a fallu rédiger le billet, personne ne se souciait de l’écrire : je m’en suis chargé.
Notre messager est parti, et nous avons attendu l’événement. J’ai bientôt reçu, par la poste, le billet suivant qui n’avait point été cacheté et qui, sans doute, avait passé sous les yeux de l’autorité :
« Angoulême, 7 juin.
« Monsieur le vicomte,
« J’avais reçu et transmis votre lettre de vendredi dernier, lorsque, dans la journée de dimanche, le préfet de la Loire-Inférieure m’a fait inviter à quitter la ville de Nantes. J’étais en route et aux portes d’Angoulême ; je viens d’être conduit devant le préfet, qui m’a notifié un ordre de M. de Montalivet qui prescrit de me reconduire à Nantes sous l’escorte de la gendarmerie. Depuis mon départ de Nantes, le département de la Loire-Inférieure est mis en état de siège : par ce transport tout illégal, on me soumet donc aux lois d’exception. J’écris au ministre pour lui demander de me faire appeler à Paris ; il a ma lettre par ce même courrier. Le but de mon voyage à Nantes paraît être tout à fait mal interprété. Jugez dans votre prudence si vous jugeriez convenable d’en parler au ministre. Je vous demande pardon de vous faire cette demande ; mais je ne peux l’adresser qu’à vous.
« Croyez, je vous prie, monsieur le vicomte, à mon vieil et sincère attachement, comme à mon profond respect.
« Votre tout dévoué serviteur,
« Berryer fils.
« P. S. — Il n’y a pas un moment à perdre si vous voulez bien voir le ministre. Je me rends à Tours où ses nouveaux ordres me trouveront encore dans la journée de dimanche ; il peut les transmettre ou par le télégraphe ou par estafette. »
J’ai fait connaître à M. Berryer, par cette réponse, le parti que j’avais pris :
« Paris, 10 juin 1832.
« J’ai reçu, monsieur, votre lettre datée d’Angoulême le 7 de mois. Il était trop tard pour que je visse monsieur le ministre de l’Intérieur, comme vous le désiriez ; mais je lui ai écrit immédiatement en lui faisant passer votre propre lettre incluse dans la mienne. J’espère que la méprise qui a occasionné votre arrestation sera bientôt reconnue et que vous serez rendu à la liberté et à vos amis, au nombre desquels je vous prie de mearis, 10 ju compter. Mille compliments empressés et nouvelle assurance de mon entier et sincère dévouement.
« Chateaubriand. »
Voici ma lettre au ministre de l’Intérieur :
« Paris, ce 9 juin 1832.
« Monsieur le ministre de l’Intérieur,
« Je reçois à l’instant la lettre ci-incluse. Comme il est vraisemblable que je ne pourrais parvenir jusqu’à vous aussi promptement que le désire M. Berryer, je prends le parti de vous envoyer sa lettre. Sa réclamation me semble juste : il sera innocent à Paris comme à Nantes et à Nantes comme à Paris ; c’est ce que l’autorité reconnaîtra, et elle évitera, en faisant droit à la réclamation de M. Berryer, de donner à la loi un effet rétroactif. J’ose tout espérer, monsieur le comte, de votre impartialité.
« J’ai l’honneur d’être, etc., etc.
« Chateaubriand. »
↑ L’auteur de Némésis, en effet, n’avait pas ménagé les éloges au chantre des Martyrs :
Le monde des beaux-arts, à peine renaissant,
Se débattait encor dans son limon de sang ;
Ce chaos attendait ta parole future ;
Tu dis le Fiat lux de la littérature……
Autour de ton soleil, roi de l’immensité,
Mon obscure planète a longtemps gravité.
Et plus loin venait cette apostrophe à la vague de l’Archipel :
Car depuis l’âge antique où, sur toutes ces mers,
Homère allait semant ses héroïques vers,
Jamais tu ne portas de Corinthe en Asie
Un homme, un voyageur, plus grand de poésie
↑ La lettre de M. de Bondy, en date du 16 avril 1832, était ainsi conçue :
« Monsieur le vicomte,
« Je regrette de ne pouvoir accepter, au nom de la Ville de Paris, les 12 000 francs que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser. Dans l’origine des fonds que vous offrez, on verrait, sous une bienfaisance apparente, une combinaison politique contre laquelle la population parisienne protesterait tout entière par son refus.
« Je suis, etc.
« Le préfet de la Seine,
« Comte de Bondy. »
↑ Le Constitutionnel annonça que M. Berger, maire du 2e arrondissement avait proposé à l’envoyé de la princesse, ancien aide de camp du duc de Berry, de donner les 1 000 francs offerts au nom de la duchesse à la veuve d’un combattant de Juillet, mère de trois enfants, à qui ce secours serait bien utile. L’envoyé que le Constitutionnel transformait ainsi en aide de camp du duc de Berry n’était autre que le brave Hyacinthe Pilorge, le secrétaire de Chateaubriand. Pilorge écrivit aussitôt à la Quotidienne :
« Paris, ce 20 avril 1832.
« Monsieur,
« M. de Chateaubriand, bien que malade, s’occupe en ce moment d’une réponse générale relative au don de Madame la duchesse de Berry ; cette réponse paraîtra incessamment. En attendant, je dois à la vérité de dire que M. le Maire du 2e arrondissement ne m’a point présenté la veuve d’un combattant de Juillet et ne m’a point proposé de lui donner les 1 000 francs ; il les a seulement refusés, voilà tout. M. de Chateaubriand me charge d’ajouter que si la veuve du Constitutionnel veut bien se donner la peine de passer chez lui, il est prêt à lui faire part de la bienfaisance de la mère du duc de Bordeaux. Vous voyez, monsieur, que je n’ai pas l’honneur d’avoir été l’aide de camp de M. le duc de Berry, que je ne suis que le pauvre et fidèle secrétaire d’un homme aussi pauvre et aussi fidèle que moi.
« Recevez, je vous prie, monsieur, l’assurance de ma considération très distinguée.
« Hyacinthe Pilorge. »
↑ Voici le procès-verbal de son arrestation : « L’an 1832, le 7 juin, vers une heure du matin ; Nous, Martin (Édouard-Louis), brigadier ; Calmus (Napoléon), Durand (Jean-Baptiste) et Jeannot (Joseph), gendarmes à cheval, en résidence à Angoulême (Charente), soussignés, certifions qu’en vertu des ordres de nos chefs supérieurs, nous nous sommes transportés sur la route qui conduit de cette ville à celle de Cognac, pour rechercher et arrêter le nommé Berryer, député ; l’ayant rencontré, nous nous sommes assurés de sa personne, l’avons conduit devant M. le préfet de la Charente, lequel nous a délivré un réquisitoire pour le conduire de brigade en brigade devant M. le préfet de la Loire-Inférieure, à Nantes.
« Fait et clos à Angoulême, les jour, mois et an que dessus.
« Calmus, Martin, Durand. »