Introduction.

Au sortir du fracas des trois journées, je suis tout étonné d’ouvrir dans un calme profond la quatrième partie de cet ouvrage ; il me semble que j’ai doublé le cap des tempêtes, et pénétré dans une région de paix et de silence. Si j’étais mort le 7 août de cette année, les dernières paroles de mon discours à la Chambre des pairs eussent été les dernières lignes de mon histoire ; ma catastrophe, étant celle même d’un passé de douze siècles, aurait grandi ma mémoire. Mon drame eût magnifiquement fini.

Mais je ne suis pas demeuré sous le coup, je n’ai pas été jeté à terre. Pierre de L’Estoile écrivait cette page de son journal le lendemain de l’assassinat de Henri IV :

« Et icy je finis avec la vie de mon roy (Henry IV) le deuxième registre de mes passe-temps mélancholiques et de mes vaines et curieuses recherches, tant publiques que particulières, interrompues souvent depuis un mois par les veilles des tristes et fascheuses nuicts que j’ai souffert, mesmement cette dernière, pour la mort de mon roy.

« Je m’estois proposé de clore mes éphémérides par ce registre ; mais tant d’occurrences nouvelles et curieuses se sont présentées par cette insigne mutation, que je passe à un autre qui ira aussi avant qu’il plaira à Dieu : et me doute que ce ne sera pas bien long. »

L’Estoile vit mourir le premier Bourbon ; je viens de voir tomber le dernier : ne devrais-je pas clore ici le registre de mes passe-temps mélancholiques et de mes vaines et curieuses recherches. Peut-être ; mais tant d’occurrences nouvelles et curieuses se sont présentées par cette insigne mutation, que je passe à un autre registre.

Comme L’Estoile, je lamente les adversités de la race de saint Louis ; pourtant, je suis obligé de l’avouer, il se mêle à ma douleur un certain contentement intérieur ; je me le reproche, mais je ne puis m’en défendre ; ce contentement est celui de l’esclave dégagé de ses chaînes. Quand je quittai la carrière de soldat et de voyageur, je sentis de la tristesse ; j’éprouve maintenant de la joie, forçat libéré que je suis des galères du monde et de la cour. Fidèle à mes principes et à mes serments, je n’ai trahi ni la liberté ni le roi, je n’emporte ni richesses ni honneurs ; je m’en vais pauvre comme je suis venu. Heureux de terminer une carrière qui m’était odieuse, je rentre avec amour dans le repos.

Bénie soyez-vous, ô ma native et chère indépendance, âme de ma vie ! Venez, rapportez-moi mes Mémoires, cet alter ego dont vous êtes la confidente, l’idole et la muse. Les heures de loisir sont propres aux récits : naufragé, je continuerai de raconter mon naufrage aux pécheurs de la rive. Retourné à mes instincts primitifs, je redeviens libre et voyageur ; j’achève ma course comme je la commençai. Le cercle de mes jours, qui se ferme, me ramène au point du départ. Sur la route, que j’ai jadis parcourue conscrit insouciant, je vais cheminer vétéran expérimenté, cartouche de congé dans mon shako, chevrons du temps sur le bras, havresac rempli d’années sur le dos. Qui sait ? peut-être retrouverai-je d’étape en étape les rêveries de ma jeunesse ? J’appellerai beaucoup de songes à mon secours, pour me défendre contre cette horde de vérités qui s’engendrent dans les vieux jours, comme des dragons se cachent dans des ruines. Il ne tiendra qu’à moi de renouer les deux bouts de mon existence, de confondre des époques éloignées, de mêler des illusions d’âges divers, puisque le prince que je rencontrai exilé en sortant de mes foyers paternels, je le rencontre banni en me rendant à ma dernière demeure.

Je traçai rapidement, au mois d’octobre de l’année précédente, la petite introduction de cette partie de mes Mémoires ; mais je ne pus continuer ce travail, parce que j’en avais un autre sur les bras : il s’agissait de l’ouvrage qui terminait l’édition de mes Œuvres complètes. De ce travail même j’ai été détourné, d’abord par le procès des ministres, ensuite parle sac de Saint-Germain-l’Auxerrois.

Le procès des ministres et l’émoi de Paris ne m’ont pas fait grand’chose : après le procès de Louis XVI et les insurrections révolutionnaires, tout est petit en fait de jugement et d’insurrection. Les ministres, venant de Vincennes au Luxembourg et retournant à Vincennes pendant qu’on prononçait leur sentence, s’acheminèrent par la rue d’Enfer… Du fond de ma retraite j’entendis le roulement de leur voiture. Que d’événements ont passé devant ma porte ! Les défenseurs de ces hommes sont restés au-dessous de leur besogne. Personne ne prit la chose d’assez haut : l’avocat domina trop dans ces plaidoiries. Si mon ami le prince de Polignac m’eût choisi pour son second, de quel œil j’aurais regardé ces parjures s’érigeant en juges d’un parjure ! « Quoi ! leur aurais-je dit, c’est vous qui osez être les juges de mon client, c’est vous qui, tout souillés de vos serments, osez lui faire un crime d’avoir perdu son maître en croyant le servir ; vous, les provocateurs ; vous qui le poussiez à rendre les ordonnances ! Changez de place avec celui que vous prétendez juger : d’accusé il devient accusateur. Si nous avons mérité d’être frappés, ce n’est pas par vous ; si nous sommes coupables, ce n’est pas envers vous, mais envers le peuple : il nous attend dans la cour de votre palais, et nous allons lui porter notre tête. »

Après le procès des ministres est venu le scandale de Saint-Germain-l’Auxerrois. Les royalistes, pleins d’excellentes qualités, mais quelquefois bêtes et souvent taquins, ne calculant jamais la portée de leurs démarches, croyant toujours qu’ils rétabliraient la légitimité en affectant de porter une couleur à leur cravate ou une fleur à leur boutonnière, ont amené des scènes déplorables. Il était évident que le parti révolutionnaire profiterait du service à l’occasion de la mort du duc de Berry pour faire du train ; or, les légitimistes n’étaient pas assez forts pour s’y opposer, et le gouvernement n’était pas assez établi pour maintenir l’ordre ; aussi l’église a-t-elle été pillée. Un apothicaire voltairien et progressif a triomphé intrépidement d’un clocher de l’an 1300 et d’une croix déjà abattue par d’autres Barbares vers la fin du ixe siècle.

Comme suite des hauts faits de cette pharmaceutique éclairée, sont arrivées la dévastation de l’archevêché, la profanation des choses saintes et les processions renouvelées de celles de Lyon. Il y manquait le bourreau et les victimes ; mais il y avait force polichinelles, masques et diverses joies du carnaval. Le cortège burlesquement sacrilège marchait d’un côté de la Seine, tandis que, de l’autre, défilait la garde nationale, qui faisait semblant d’accourir au secours. La rivière séparait l’ordre et l’anarchie. On assure qu’un homme de talent était là comme curieux et qu’il disait, en voyant flotter les chasubles et les livres sur la Seine : « Quel dommage qu’on n’y ait pas jeté l’archevêque ! » Mot profond, car, en effet, un archevêque qu’on noie doit être une chose plaisante ; cela fait faire un si grand pas à la liberté et aux lumières ! Nous, vieux témoins des vieux faits, nous sommes obligés de vous dire que vous n’apercevez là que de pâles et misérables copies. Vous avez encore l’instinct révolutionnaire, mais vous n’en avez plus l’énergie ; vous ne pouvez être criminels qu’en imagination ; vous voudriez faire le mal, mais le courage vous manque au cœur et la force au bras ; vous verriez encore massacrer, mais vous ne mettriez plus la main à la besogne. Si vous voulez que la révolution de juillet soit grande et reste grande, que M. Cadet de Gassicourt n’en soit pas le héros réel, et Mayeux, le personnage idéal !

Paris, fin de mars 1831.

J’étais loin de compte lorsqu’en sortant des journées de Juillet je croyais entrer dans une région de paix. La chute des trois souverains m’avait obligé de m’expliquer à la Chambre des pairs. La proscription de ces rois ne me permettait pas de rester muet. D’une autre part, les journaux de Philippe me demandaient pourquoi je refusais de servir une révolution qui consacrait des principes que j’avais défendus et propagés. Force m’a été de prendre la parole pour les vérités générales et pour expliquer ma conduite personnelle. Un extrait d’une petite brochure qui se perdra (De la Restauration et de la Monarchie élective) continuera la chaîne de mon récit et celle de l’histoire de mon temps :

« Dépouillé du présent, n’ayant qu’un avenir incertain au delà de ma tombe, il m’importe que ma mémoire ne soit pas grevée de mon silence. Je ne dois pas me taire sur une Restauration à laquelle j’ai pris tant de part, qu’on outrage tous les jours, et que l’on proscrit enfin sous mes yeux. Au moyen âge, dans les temps de calamités, on prenait un religieux, on l’enfermait dans une tour où il jeûnait au pain et à l’eau pour le salut du peuple. Je ne ressemble pas mal à ce moine du xiie siècle : à travers la lucarne de ma geôle expiatoire, j’ai prêché mon dernier sermon aux passants. Voici l’épitome de ce sermon ; je l’ai prédit dans mon dernier discours à la tribune de la pairie : La monarchie de Juillet est dans une condition absolue de gloire ou de lois d’exception ; elle vit par la presse, et la presse la tue ; sans gloire, elle sera dévorée par la liberté ; si elle attaque cette liberté, elle périra. Il ferait beau nous voir, après avoir chassé trois rois avec des barricades pour la liberté de la presse, élever de nouvelles barricades contre cette liberté ! Et pourtant, que faire ? L’action redoublée des tribunaux et des lois suffira-t-elle pour contenir les écrivains ? Un gouvernement nouveau est un enfant qui ne peut marcher qu’avec des lisières. Remettrons-nous la nation au maillot ? Ce terrible nourrisson, qui a sucé le sang dans les bras de la victoire à tant de bivouacs, ne brisera-t-il pas ses langes ? Il n’y avait qu’une vieille souche profondément enracinée dans le passé qui pût être battue impunément des vents de la liberté de la presse .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    

« À entendre les déclamations de cette heure, il semble que les exilés d’Édimbourg soient les plus petits compagnons du monde, et qu’ils ne fassent faute nulle part. Il ne manque aujourd’hui au présent que le passé : c’est peu de chose ! Comme si les siècles ne se servaient pas de base les uns aux autres, et que le dernier arrivé se pût tenir en l’air ! Notre vanité aura beau se choquer des souvenirs, gratter les fleurs de lis, proscrire les noms et les personnes, cette famille, héritière de mille années, a laissé par sa retraite un vide immense : on le sent partout. Ces individus, si chétifs à nos yeux, ont ébranlé l’Europe dans leur chute. Pour peu que les événements produisent leurs effets naturels, et qu’ils amènent leurs rigoureuses conséquences, Charles X, en abdiquant, aura fait abdiquer avec lui tous ces rois gothiques, grands vassaux du passé sous la suzeraineté des Capets .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    

« Nous marchons à une révolution générale. Si la transformation qui s’opère suit sa pente et ne rencontre aucun obstacle, si la raison populaire continue son développement progressif, si l’éducation des classes intermédiaires ne souffre point d’interruption, les nations se nivelleront dans une égale liberté ; si cette transformation est arrêtée, les nations se nivelleront dans un égal despotisme. Ce despotisme durera peu, à cause de l’âge avancé des lumières, mais il sera rude, et une longue dissolution sociale le suivra.

« Préoccupé que je suis de ces idées, on voit pourquoi j’ai dû demeurer fidèle, comme individu, à ce qui me semblait la meilleure sauvegarde des libertés publiques, la voie la moins périlleuse par laquelle on pouvait arriver au complément de ces libertés.

« Ce n’est pas que j’aie la prétention d’être un larmoyant prédicant de politique sentimentale, un rabâcheur de panache blanc et de lieux communs à la Henri IV. En parcourant des yeux l’espace qui sépare la tour du Temple du château d’Édimbourg, je trouverais sans doute autant de calamités entassées qu’il y a de siècles accumulés sur une noble race. Une femme de douleur a surtout été chargée du fardeau le plus lourd comme la plus forte ; il n’y a cœur qui ne se brise à son souvenir : ses souffrances sont montées si haut, qu’elles sont devenues une des grandeurs de la révolution. Mais, enfin, on n’est pas obligé d’être roi. La Providence envoie les afflictions particulières à qui elle veut, toujours brèves, parce que la vie est courte ; et ces afflictions ne sont point comptées dans les destinées générales des peuples .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    

« Mais que la proposition qui bannit à jamais la famille déchue du territoire français soit un corollaire de la déchéance de cette famille, ce corollaire n’amène pas la conviction pour moi. Je chercherais en vain ma place dans les diverses catégories de personnes qui se sont rattachées à l’ordre de choses actuel .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    

« Il y a des hommes qui, après avoir prêté serment à la République une et indivisible, au Directoire en cinq personnes, au Consulat en trois, à l’Empire en une seule, à la première Restauration, à l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire, à la seconde Restauration, ont encore quelque chose à prêter à Louis-Philippe : je ne suis pas si riche.

« Il y a des hommes qui ont jeté leur parole sur la place de Grève, en juillet, comme ces chevriers romains qui jouent à pair ou non parmi des ruines : ils traitent de niais et sot quiconque ne réduit pas la politique à des intérêts privés : je suis un niais et un sot.

« Il y a des peureux qui auraient bien voulu ne pas jurer, mais qui se voyaient égorgés, eux, leurs grands-parents, leurs petits-enfants, et tous les propriétaires, s’ils n’avaient trembloté leur serment : ceci est un effet physique que je n’ai pas encore éprouvé ; j’attendrai l’infirmité et, si elle m’arrive, j’aviserai.

« Il y a des grands seigneurs de l’Empire unis à leurs pensions par des liens sacrés et indissolubles, quelle que soit la main dont elles tombent : une pension est à leurs yeux un sacrement ; elle imprime un caractère comme la prêtrise et le mariage ; toute tête pensionnée ne peut cesser de l’être : les pensions étant demeurées à la charge du Trésor, ils sont restés à la charge du même Trésor ; moi, j’ai l’habitude du divorce avec la fortune ; trop vieux pour elle, je l’abandonne de peur qu’elle ne me quitte.

« Il y a de hauts barons du trône et de l’autel qui n’ont point trahi les ordonnances ; non ! mais l’insuffisance des moyens employés pour mettre à exécution ces ordonnances a échauffé leur bile ; indignés qu’on ait failli au despotisme, ils ont été chercher une autre antichambre : il m’est impossible de partager leur indignation et leur demeure.

« Il y a des gens de conscience qui ne sont parjures que pour être parjures, qui, cédant à la force, n’en sont pas moins pour le droit ; ils pleurent sur ce pauvre Charles X, qu’ils ont d’abord entraîné à sa perte par leurs conseils, et ensuite mis à mort par leur serment ; mais si jamais lui ou sa race ressuscite, ils seront des foudres de légitimité : moi, j’ai toujours été dévot à la mort, et je suis le convoi de la vieille monarchie comme le chien du pauvre.

« Enfin, il y a de loyaux chevaliers qui ont dans leur poche des dispenses d’honneur et des permissions d’infidélité : je n’en ai point.

« J’étais l’homme de la Restauration possible, de la Restauration avec toutes les sortes de libertés. Cette Restauration m’a pris pour un ennemi ; elle s’est perdue : je dois subir son sort. Irai-je attacher quelques années qui me restent à une fortune nouvelle, comme ces bas de robes que les femmes traînent de cours en cours et sur lesquels tout le monde peut marcher ? À la tête des jeunes générations, je serais suspect ; derrière elles, ce n’est pas ma place. Je sens très bien qu’aucune de mes facultés n’a vieilli ; mieux que jamais je comprends mon siècle ; je pénètre plus hardiment dans l’avenir que personne : mais la fatalité a prononcé ; finir sa vie à propos est une condition nécessaire de l’homme public. »

Enfin, les Études historiques viennent de paraître ; j’en reporte ici l’Avant-propos : c’est une véritable page de mes Mémoires, il contient mon histoire au moment même où j’écris :

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