I

L’hiver est venu, avec ses nuages de mer, ses pluies, ses coups de vent qui depuis huit jours battent la Brière.

C’est arrivé avec la grande marée. L’espace n’est plus qu’une fumée d’eau, un noir horizon de déluge que balaient les nuées.

Dans les îles, les arbres ploient sous la tempête, s’entrechoquent, s’ébranchent à terre. Partout le bruit des vitres cinglées, du sol fouetté et pénétré, des rigoles en torrent. Les chemins luisent comme poisson, et l’on n’y voit personne, que, de temps en temps, une jeunesse qui traverse, ses nippes sur la tête.

Une grève de charbon a forcé les forges de Trignac à débaucher les travailleurs. Mais de cela nulle apparence : ces hommes revenus se terrent dans les maisons, comme tous les habitants, sevrés de leurs travaux. Il n’y a que les vieilles de Marlan, de la Ville-du-Roué, de la Barbotte, que l’on voit dès le matin se rendre à l’église, poussées aux cotillons par ces grands vents d’ouest.

Les nuages crèvent, l’eau ruisselle, l’eau monte aux berges des îles, chasse les rats de leurs garennes, où les grosses anguilles prennent leur place.

La Brière de toutes parts se noie, effacée en ses limites disparues ; où, seulement, lorsqu’un tourbillon lacère ce voile de brumes et de vapeurs, s’estompe dans le lointain quelque moulon demeuré sur les buttes, et semblable là-bas à quelque fantôme de navire, perdu sur un océan infini.

Aoustin était le seul homme que ce temps n’arrêtait pas. Tous les jours, monté sur son chaland, il s’éloignait vers le nord, disparaissait sous ce rideau de désolation, et ne rentrait que le soir, à la nuit tombée, chez Julie, manger la soupe qu’elle lui donnait pour ses trois sous.

Fumant il revenait, trempé malgré les serpillières attachées sur sa poitrine au moyen de bouts de cordes ; sentant la vase, le chapeau comme une gouttière, traînant après lui de l’herbe de marais et jusqu’à de la paille.

Et c’était de jour en jour un air de tracas qui lui creusait davantage la physionomie.

Julie n’en obtenait plus que des grognements.

— Aoustin, lui dit-elle pourtant, un soir qu’il rentrait encore plus sombre que de coutume, quelqu’un est venu ici aujourd’hui… mais tu n’as pas marché sur la bonne rive… vas-tu seulement m’écouter ?

Il leva durement sur elle son œil à la sclérotique injectée de sang par un coup d’air.

— Peut-être que non, répondit-il, j’ai mauvaise joie.

Il avait mauvaise joie ! Mais ne faut-il pas être un homme aussi pour toujours voir les choses finies avant qu’elles soient commencées, pour bâtir le clocher avant l’église. Avait-il assez crié : « Je les tiendrai un jour entre ma chemise et ma peau ! » Elle qui n’était qu’une vieille femme avait eu autrement de défiance.

— Aie patience… Dieu est le maître, lui dit-elle.

— Sûr qu’il est le maître, répondit-il en même temps qu’il enfournait sa soupe, par lapements coléreux, comme s’il en voulait repaître le démon qui l’agitait, mais je crois bien qu’il est dans le diable comme dans tout le reste.

Il n’en dit point davantage. Il ne convient pas de donner par la parole plus de vie à la chose qui va déjà suffisamment mal par elle-même.

— Écoute, au lieu de blasphémer, lui dit-elle alors, écoute ce que j’ai à te dire : Voilà assez longtemps que tu fais l’ermite… C’est à pleurer de te voir… dans une maison qui n’est point tenue, où tu vas finir par te chaumer comme ces vieux qui n’ont point de soins d’eux… Quelle nourriture as-tu ?… Et si tu tombes malade… qui est-ce qui te soignera ? Sans compter que tu ne fais pas ton devoir… Allons, Aoustin, il faut que tu t’en retournes auprès de ta femme.

Il la regarda longtemps, essayant de sonder le mystère de son intention. Mais il avait beau faire, il y voyait moins clair qu’un chat borgne.

Tout était bien caché dans le fond des yeux de Julie. Rien n’y transpirait de la honte qu’elle avait éprouvée ce jour même, quand l’Aoustine, éclatant de sa jalousie, était venue faire de la poussière dans son foyer, lui reprocher avec la dernière aigreur de recevoir Aoustin chez elle tous les soirs. « C’est bon, avait-elle répondu, il ne viendra plus, je le lui dirai. » Sur quoi, l’Aoustine, effrayée de l’effet que produirait ce rapport, s’était faite gémissante, en suppliant de laisser là les choses et de tâcher seulement de lui ramener son homme.

Et, chrétiennement, Julie répéta :

— Comprends-tu que c’est pour ton bien ce que je te dis ?… Et puis ta femme ne demande que ça.

— Ma femme ! fit-il, en découvrant le bout de rire narquois qui lui remontait du fond de son mauvais temps intérieur. Passe-moi ta terrine… Passe-moi ta terrine, je te répète.

C’était de quoi, ce ton-là, faire perdre à Julie toute envie d’insister. Il attendit. Dans le plat qu’elle apporta, de son boettereau il fit glisser la plus belle anguille qui eût jamais été harponnée dans les passes de la chaussée verte ; puis attrapant son fusil, ainsi qu’un grand faucon qui n’était que blessé, dont il avait lié les pattes, il ouvrit la porte et sortit dans la nuit.

La pluie avait cessé ; il ne restait là-haut qu’une espèce de dernier combat entre les nuées de ténèbres et la blême lune, laquelle, recouverte par ces fumées noires, se remontrait à chaque instant, comme une tête s’obstinant à resurgir d’une mêlée.

Il s’en allait, content malgré tout de cette paix revenue de la terre et des cieux, ayant pris par exception, ce soir, le sentier non loin de son ancien jardin, dont on n’était là séparé que par le grillage de clôture du père Moyon.

La nuit n’était pas trop sombre, et, sous le bleu scintillant de la brume, laissait distinguer les têtes de choux dans les carrés.

C’était la première fois qu’il repassait par ces lieux ; et, un moment, il s’arrêta, sans trop savoir pourquoi, histoire de jeter un coup d’œil à la masse endormie du vieux chaume sous lequel il avait laissé trente-cinq ans de son existence.

La cornière de l’ouest commençait à se dégrader : il y aurait besoin avant peu d’un coup de raboud… Quand, soudain, il frémit, avant même d’avoir pu démêler la cause de son impression. Le corps voit et comprend souvent avant l’esprit. Mais ce ne fut pas long : la vision même nocturne des abords du logis lui était trop bien imprimée pour qu’il pût attribuer à l’illusion d’une fièvre qu’il n’avait point, cette silhouette d’ombre immobile qui s’aplatissait prudemment contre la muraille. Il n’y avait aucune chance qu’il la prît pour celle du tonneau.

On l’avait entendu, car une main ramena le volet.

Sang de lui ! À pleine tête il faillit crier… L’idée qu’il tombait là sur une récidive, que pendant des mois ces baisers de chauve-souris avaient pu trotter de même, sans qu’un poil de sa barbe en sentît le vent.

Mais il se contint, grâce au diable… N’était-il pas muselé par ce treillage qui lui dépassait la tête d’un demi-mètre et, quant à remonter le chemin, il n’avait pas la simplicité de croire que le canard allait l’attendre sur l’œuf.

Les yeux collés contre le treillis, il crachait l’écume ; jusqu’à son fusil qui lui sautait dans les mains, et qu’il épaula, le rayon visuel droitement filé, le bout du canon arrêté dans ce noir, sur cette tache plus noire, chaude et qui respirait.

Son arme n’était pas chargée, il le savait, mais c’était déjà une joie de Dieu d’appuyer sa batterie dans la ligne de cette mauvaise graine.

« Va ! se dit-il, dors sur ta découverte, et l’occasion te viendra dans les doigts, Aoustin, tout ce qu’il y a de mignonne. »

Et il se recula dans le chemin, grognant et l’échine troussée.

Chez lui, il ne cessa de sacrer. Il appelait ce qu’il venait de voir un défi à la Nature.

Est-ce que les choses derrière lui n’auraient pas dû s’arrêter dans leur cours, est-ce que tout ne devrait pas tomber en détresse comme la vie dans un corps privé de sa nourriture ?

Cet échec l’humiliait furieusement.

Plusieurs choses avaient endormi sa vigilance : le fort arôme de sa liberté, le tracas grandissant des lettres… Mais, ce soir, la question de cette réalité qui le bernait ne lui laissait point le goût de se laisser ensevelir ; toute l’industrie de sa cervelle était en ébullition, et il la laissait bouillir sans faire aucune part à la crainte de Dieu.

À ses pieds, dans une vieille cage à perroquet, se débattait à grands coups d’ailes le faucon blessé qu’il venait d’y mettre, un puissant busard à tête rousse, que du large il rapportait dans l’intention de divertir son temps pendant les longues soirées de l’hiver. L’oiseau, fixant en haut son œil hanté des souvenirs du ciel des faucons, s’élançait, donnait l’assaut au plafond de sa prison, la tête contre les barreaux, retombait meurtri, recommençait toutes plumes vibrantes, chaque fois se frappant à la même place, à la naissance du rostre, si bien qu’entre les yeux d’or, commençait de s’ouvrir un large sillon de chair vive.

Et Aoustin, roulant ses pensées, regardait se faire cette blessure, qui n’était rien comparée à celle de son amour-propre.

Le lendemain, comme d’habitude, il reprit la perche, infatigable, obstiné, mal dispos, tout prêt à faire tomber sur le premier venu l’irritation que lui causait cette poignée de poivre sur la plaie de ses soucis.

Cet entretien nocturne l’avait ramené à des mois en arrière, car il ne lui avait pas fallu moins que marcher sur ce rendez-vous pour se rappeler la folle intrigue de sa fille. Mais il avait beau savoir ce mariage impossible tant qu’il n’aurait pas soufflé sur les yeux de ses deux femmes, cette bête de Mayun, ce jars a une patte, venait le troubler dans son existence, lui si tranquille désormais et qui ne devait plus rien à personne. Cet homme lui faisait répugnance. Ses baisers à sa fille lui donnaient comme à sentir à lui-même le frottement de son museau. Il ne rêvait que d’en débarrasser son chemin.

Alors, à quelques jours de là, un soir, comme la lune se montrait, des pêcheurs qui relevaient leurs verveux dans les environs du chérau de Camérun, crurent le reconnaître sur son chaland, qui filait par la curée de la butte Rouge.

Et c’était bien lui, en effet. Il se dirigeait vers le nord. Il ne musait pas à son ordinaire, comme pendant ses nuits de guet aux émissaires étrangers, lesquels, chassés de jour de dessus la platière, pouvaient avoir la malice d’y venir à l’obscurité pour leurs opérations, mais il remontait en droite ligne et faisait diligence.

La soirée était froide et magnifique. Les constellations étincelaient, toutes présentes, depuis la Grande Ourse jusqu’aux Trois Rois Mages.

Son bateau, plus lourd que d’habitude, glissait sur de vraies nappes d’argent que frisait le vent de nuit, le long des roseaux présentant tour à tour de profondes masses noires, ou des blancheurs laiteuses, suivant leur place par rapport à la lune.

Avec force précaution – c’était ici la région de Langate – il faisait le tour de certains îlots de rouches, au milieu de la petite brume qui règne là toujours en ces lieux de vase plutôt que de tourbe ; proches des premiers terrains, cherchant, explorant ; quand il se baissa pour secouer quelque chose au travers d’une bâche jetée sur le fond de son chaland, puis s’approcha sans bruit, ramassé sur lui-même, tous ses muscles pelotés dans ce profond recueillement qui précède une brusque détente.

L’homme qu’il voyait avait beau lui apparaître en noir dans la contre-lumière du rayon de lune, il le reconnaissait parfaitement, avec ses formes, sa tête, ses épaules rondes, immobile au bord de la brousse des joncs, et tournant le cou de droite et de gauche comme s’il venait de percevoir un bruit. Le Briéron a l’oreille fine.

Il lança son chaland ; mais l’homme étendit ses bras, des bras immenses d’où semblaient pendre des noires étoffes, et les agitant plusieurs fois, s’enleva par-dessus les roseaux avec un grand bruit de ventouses et d’ailes de moulins à vent.

Ce n’était qu’un aigle.

Ventre de Saint-Molf ! il laissa l’oiseau continuer son vol vers le monde étoilé, et remonta tout grognant dans la brousse des mafrages, où c’était plus maigre d’eau, avec de la bouillée de sauldre blanche comme il s’en trouve sur le bord des rivières.

Et ce fut là, au pied d’une de ces bouillées, dans la berge de vase brillante comme sous des micas, qu’il tomba sur de petits chenaux à fond d’eau, lesquels se voyaient à peine, mais assez pour le satisfaire. Pas besoin d’aller regarder s’il s’y trouvait le bâton de roseau retenu par son crin de cheval ; au fond de l’un d’eux se débattait un canard sauvage, tandis que plus loin, dans le noir du reflet de la rive, s’allongeait le profil endormi du bateau.

Alors, vieux cygne noir qui s’irrite et précipite sa nage, il s’en vint glisser bord contre bord.

— Hep là ! l’homme !

L’autre, couché, dans le fond, sur le dos, eut un sursaut avec un geste du bras, mais n’en resta pas moins dans sa position étendue, comme si cette voix reconnue avait pour effet de glacer ses mouvements.

Il y avait aussi que là où il se trouvait, à pied d’œuvre, le garde n’était pas précisément la rencontre qu’il souhaitait. Le ton pourtant ne dénotait point de malveillance :

— Il y a un col vert dans ton piège.

C’était dit presque d’une voix de bonhomme, et souligné d’un petit coup de perche contre l’embarcation.

Jeanin se demandait s’il ne rêvait pas.

Comme il était impossible que le vieux ne l’eût pas reconnu, il fallait que ce fût un faux Aoustin que cet Aoustin plein de douceur, une apparition de sa pensée, une créature de songe ! Aussi hésitait-il à se mouvoir, tout préoccupé de plus ou moins de réalité de cette noire silhouette qui s’enlevait sur le champ des étoiles.

— Moi aussi, je viens de tuer deux bêtes… mais je ne sais pas ce que c’est… je n’ai jamais vu ça… c’est tout bleu, dit Aoustin, d’une voix qui ne tenait rien de l’illusion condamnée à s’évanouir, qui frappait bel et bien de son dur marteau l’air sonore de la nuit.

— Ah ! oui… oui… fit Jeanin, en se soulevant, comme dans l’engourdissement de l’inexprimable bonheur qui s’épandait sur sa tête : car depuis deux heures que, couché là, il se faisait un supplice du regard diabolique qui ne le quittait pas du fond de son rêve d’amour, cette transfiguration de l’homme lui-même en cette pleine nuit de Brière le remplissait de l’enivrante douceur d’une espèce de miracle des roses !

— C’est tout bleu, répétait le vieux.

Jeanin s’était mis debout, balbutiant un « faites donc voir » plein de politesse, attendait ces deux pièces si rares qu’un vieux Briéron avouait n’avoir jamais vues, tandis qu’Aoustin, rejetant la bâche, attrapait un falot tout prêt allumé dessous, le manœuvrait à hauteur d’homme et éclairait par ainsi les deux bêtes, qui se dressèrent aussitôt, les oiseaux, deux gendarmes de la gendarmerie d’Herbignac…

Être pris par un garde ne manque pas d’exciter chez le délinquant force mauvais sentiments ; mais la griffe des gendarmes laisse de tout autres traces, et qui ne se guérissent pas avec le même onguent.

Le gars était atterré. En sa présence son terrain fut exploré : on y releva plus de deux cents ripoinces, ce qui lui faisait une jolie contravention. Puis il fut mis à s’en aller. Après quoi s’en revinrent Aoustin et ses complices, qui, bien au chaud sous leur prélart, dormirent pendant le retour comme ils avaient dormi à l’aller.

Sur les rives de Brière et dans tous les villages, quand s’y répandit l’histoire, ce fut un bel éclat de rire, qui était tout ce qu’Aoustin s’était proposé, en attendant le second temps de la pièce.

Quelques grincheux firent bien entendre une critique de ce que le vieil homme n’avait pas regardé, pour régler ses propres affaires, à piloter en Brière ces oiseaux bleus, qui en réalité ne sont que de vilains oiseaux ; mais personne ne le soupçonnait de vouloir en user de même à l’égard de quiconque, de sorte qu’il ne resta de tout cela que la joie maligne d’un conte qui venait grossir encore le dossier de ces baudets de Mayun.

La chose, comme de juste, arriva aux oreilles de Théotiste – le principal aux yeux d’Aoustin – et ce fut même la Capable qui se chargea de la lui rapporter.

— Eh oui ! voyez-vous ça !… eh bien, si tu ne veux pas me croire, la fille, tu n’as qu’à te renseigner à d’autres !

Cette nouvelle laissait, en effet, la jeune fille bien plus prête d’accuser la perfidie de la Capable, que d’ajouter créance à un guet-apens qui lui semblait inexplicable, depuis des mois que son père ne soufflait mot. Jour par jour, portée par la foi de son désir, elle s’était ancrée jusqu’à la passion dans la certitude du travail qui s’opérait au fond de la mazière solitaire. Cette indifférence, si chaudement prédite, elle la voyait déjà accomplie ; et cela, par une croyance qui lui était devenue nécessaire pour se défendre contre elle-même et ses intimes angoisses.

Se renseigner ? Oui, elle le voulait… mais auprès de quelles gens ? Elle qui, depuis que son amour l’avait destituée de ses titres, depuis qu’il l’avait ravalée, comme par une souillure, au rang d’une espèce de fille de Mayun, ne parlait plus à personne, ne se montrait plus au grand jour.

Elle s’y prit autrement, et ce fut dès le lendemain.

Enveloppée de son châle, un grand châle noir qui ne la quittait plus depuis plusieurs semaines, elle sortit, s’en alla par les chemins, descendit et remonta les ruelles, partout où il y avait des maisons, sachant bien qu’elle n’avait besoin d’interroger personne, et qu’il n’était que de laisser la méchanceté parler sur son passage.

Elle allait donc. Mais en dépit de sa résolution de baisser les yeux, elle ne pouvait s’empêcher de regarder les gens, de les regarder au front ; une boule d’orgueil meurtri lui remontait dans la gorge ; tandis que les curieux, sortis sur leurs portes, constataient que sa démarche hésitante n’était pas de celles qui ont un but franc.

— Hé, Théotiste !… tu cherches ton amoureux ? il est chez son beau-père.

— Hé, la fille !… te faut-il de l’argent pour payer le procès ?

Au bout d’une heure, elle en eut assez, et courut, rentra chez elle, où elle tomba d’un genou sur une chaise, la figure enfouie dans les mains : « C’était vrai ! c’était vrai ! »

Elle ne raconta rien à sa mère. Sa mère, maintenant, vivait dans d’autres régions, dans les transports de sa tendresse pour un grand chien qu’elle avait recueilli.

Elle attendit Jeanin : mais Jeanin ne vint pas, Jeanin, sans doute, comme après sa première aventure, n’osait plus affronter ces parages. Et ce fut en vain que, chaque soir, le visage attaché à la vitre, elle envoya au-devant de lui son douloureux désir.

Elle fut affreusement solitaire. Elle connut une souffrance qui eût comblé de délices la Capable, si cette femme avait pu lire dans son cœur ; cette profonde et lente douleur qui s’insinue, boit la vie, laisse l’âme pareille à une pauvre terre moribonde ; jusqu’au jour où, du mystère des dernières forces, s’élance sur sa tige imprévue le chardon incroyable et splendide qui est la fleur de ces désespoirs, comme les fougères phosphorescentes sont les végétations sans pareilles de la nuit des souterrains.

Une chose à laquelle elle n’avait jamais pensé, qu’elle ne s’était jamais dite, qui tout d’un coup allumait un grand cierge sur son chemin : à savoir que son insoumission à son père n’avait jamais eu de contrepartie dans aucune de ces paroles qui eussent laissé voir le fond de son cœur ; que, dès son premier choc avec une volonté si roide, elle n’avait su elle-même que s’enroidir dans son entêtement ; au lieu de ces douceurs, de ces supplications qui eussent agi peut-être comme l’eau dont s’attendrissait la glaise durcie de son géranium.

Était-il trop tard ? – Elle voulait essayer ; aller à lui, se jeter à ses genoux, s’il le fallait !

Peu à peu, dans ce sol labouré par la passion, l’idée multipliait ses racines ; les superstitions étaient dominées, les terreurs refoulées ; et l’homme qui la réduisait à tant souffrir, allait jusqu’à devenir au milieu de tant d’autres qui n’étaient que des grelêts, le seul être de puissance et de force qui pût la comprendre et peut-être relever sa détresse.

Le soir où elle se décida, personne ne pouvait la reconnaître. Sur le chemin il faisait grand sombre ; et elle marchait avec courage, sachant toutes les paroles qu’elle devait dire.

La mazière se voyait à peine dans l’épaisseur du noir. Sa vitre était éclairée. Un peu de fumée s’élevait de son chaume. Des restes de feuilles mortes sur les vieux figuiers claquaient au vent.

Elle n’avait plus qu’à frapper. Le cœur lui battait. Elle s’accorda cinq minutes pour reprendre haleine : elle ne voyait plus du monde que ce carré de feu de rousine dont la lumière arrivait jusqu’à son vêtement.

Balayée dans le vent de la ruelle, se soutenant contre le mur d’en face, elle attendait.

Les minutes passèrent, elle attendit encore. Elle se donna un quart d’heure, puis un autre, qui s’écoula.

Les frissons la secouaient jusqu’au fond d’elle-même…

Et maintenant, cette porte, elle savait qu’elle ne l’atteindrait jamais.

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