III

La Brière a perdu sa dernière verdure ; sa morne étendue semble avoir reculé ses horizons. Le ciel de l’air ne se distingue plus du ciel de l’eau que par la ligne des joncs qui les sépare. La brume règne à demeure à la racine des îles. Le vent souffle à pleine outre, glacial ; et souvent, sous ces rafales d’Océan, la voile, déroulée d’un seul coup, emporte en péril le chaland sur les grandes lames des croupis.

C’est aussi le moment des brouillards redoutables, où nul indice, la nuit, ne guide le chemin du batelier. S’il pleut pendant trois semaines, les buttes couvriront, les arbres et les maisons seront dans l’eau, les chalands, soulagés de tout détour, navigueront à un étage au-dessus, sur un grand lac sans rives.

Lugubre visage du profond hiver – la glace, les enfants glissant après les judelles engourdies ; la neige – et l’aspect de la Brière est spectral, quand à la chute du jour se déploie sur ce blanc suaire le rouge incendie de Trignac.

Pour le moment, ces lueurs sont toujours absentes. Dans le ciel bas et brouillé du sud, n’ont pas réapparu les grands panaches noirs, les lentes fumées horizontales. Les forges ne rallument pas ; et les hommes dans les villages continuent de pêcher leur pain. Mais nul ne se tourmente : le marais pourvoit à tous les besoins, il est la source qui ne s’épuise – le feu, le poisson, le gibier – on peut se nourrir, on a l’indépendance.

Ils n’en sont que plus troublés de ne pas voir s’éclaircir le mystère de leurs patentes.

À la croisée des ruelles, sur les levées, ce ne sont que conciliabules, barbes contre barbes, et casquettes sur les yeux. Que fait donc ce maudit Lucifer d’Aoustin ?

Le soir, ils guettent le tardif messager, l’apparition du chaland de la bonne nouvelle ; mais, toujours le même, l’animal infernal, on ne l’a pas plus tôt vu, qu’il disparaît, s’en va atterrir ailleurs ; on dirait qu’il se joue d’eux.

En attendant, – car la Brière n’a pas mis grand temps à récupérer ses natifs, à raffubler tous ces dos du sayon de bourracan qu’elle tisse indéfiniment sur le métier de ses brouillards, – ils relèvent leurs barrières, refourrent leurs toitures, repassent au noir le bateau ; et maints petits feux de triques, allumés sous la marmitée de coaltar, flambent le matin dans la gelée blanche de la rive.

Ils vont pêcher au large, où les cache le roseau, où, à tout coup, les foènes attaquent le fond aux pourritures, aux tourbes d’herbes. La piarde, battue, retombe en pluie crépitant, la vase remonte, s’étale en sa lourde nage. Aux dents de l’acier se débat l’anguille. Ils sont là dix ensemble, à la poigne velue, chaland contre chaland, qui brandissent le trident de Neptune et font voler l’eau trouble.

— Eh bien, Aoustin, à la fin… Est-ce que tout est à nous, ou est-ce que rien n’est à nous ?

C’est Aoustin qui vient de surgir, et qui disparaît, taciturne, sans répondre, sa haute silhouette escortée des fantômes de la brume…

Que fait-il ? Où va-t-il ?

Les pêcheurs, pour le voir, montent sur le bord de leurs chalands.

Mais déjà tout a disparu de cet homme devenu si mystérieux. Il n’y a plus là-bas que des essaims de corbeaux qui fouillent le cœur des buttes, et s’envolent innombrables.

C’est fini ! Aoustin a tout visité, tout retourné, jusque dans les moulins, jusque dans les presbytères : il ne reste plus un brin d’espoir.

Ce fut Kerougas, son dernier village, dont il revint, le soir, butant dans toutes les platières comme un pauvre homme.

En arrivant à Fédrun, au lieu d’aller trouver le maire, pour lui déclarer son échec, il s’était enfermé chez lui. Le lendemain, même chose : il n’avait pu davantage se résoudre à aller porter l’aveu de son deuil ! Il avait repris son chaland, et comme d’habitude, était reparti, sans savoir où.

Il y avait déjà de cela plus d’une grande semaine ; et personne ne se doutait de rien. Ni le maire, ni les syndics. Toute la Brière était dans l’innocence.

Lui, en se taisant, se donnait l’illusion d’arrêter le cours des choses.

Cependant, comme il se serait vendu à rester dans son foyer, tous les jours, afin de donner le change, il se remettait à la perche ; de sorte que les matineux, le voyant disparaître dans le marais, disaient : « Voilà là-bas Aoustin parti chercher les lettres dans les pays d’autre rive. »

Il y a en Brière des caches profondes, si dissimulées qu’elles vont jusqu’à tromper le flair des canards sauvages ; nids fourrés que l’hiver dessèche sans les éclaircir, faits de grands joncs lancéolés, de chandelles-de-loup et de toute une flore creusée tout exprès, dirait-on, pour le chaland qui s’y glisse comme en son gîte de bête de marais. Nulle part, l’homme n’est plus loin du monde, y compris les îles et leurs villages, que dans ces fourrés, dont le roitelet, le crapaud et les grands faucheux d’eau se partagent la jouissance.

C’était dans ces lieux sûrs qu’Aoustin allait cacher son secret. Ce fut dans l’une d’elles que, surpris par les pêcheurs grâce à son idée fixe qui l’aveuglait de sa brume, il se faufila avec une brusquerie de fugitif traqué, refoulant le jonc, s’accrochant, cassant de la tige, jusqu’à ce qu’il se fût remisé au plus profond de cette jungle.

Là, il attendit, comme un renard qui guette le soir ; triste, morne, son long dos plié en deux, son chapeau tiré sur ses yeux rougis par des nuits sans sommeil, regardant, l’âme absente, crever la bulle d’air et flotter la mouche morte.

C’était ainsi maintenant qu’il usait les heures de ses jours, à la bosse à la Roche, à la vieille Vé, du côté de la bosse Verte.

Combien de temps ferait-il durer cet entêtement ?… Il n’en savait rien. Peut-être toute sa vie… Les cheveux lui pousseraient sur les épaules avant qu’il n’ait prêté sa langue à la proclamation de la maudite vérité ! Cette vérité avait beau être de la grande espèce, de celles qui ne supportent ni requêtes ni arguments, il la repoussait, lui opposait son front têtu, lui disait non. Il mettait corps et âme en travers de cette perversité du sort, il l’enterrait vivante dans son silence !…

« Cache-toi, crache sur ton indignité », se disait-il, honteux, l’oreille basse.

Et, par cette trahison des lettres, s’affirmait toute la malfaçon de l’univers, toute la fragilité des formules sur lesquelles les hommes édifient leur existence… Trahison, les actes. Trahison, les signatures, il insultait tous les papiers qu’il rencontrait.

Qu’il aurait de bonne grâce aussi insulté ses semblables ! Il les exécrait, rôdant à la recherche de sa personne. Jusqu’aux enfants qui s’étaient mis à l’assaillir. Il leur en voulait à tous de leur curiosité, de leur émotion, de leur attente.

Quand, du fond de ses caches, il en voyait au loin qui passaient, remorquant de la litière, traînant un mortas, ou ramenant des buttes les taureaux sauvages, il faisait entendre un glapissement dans son feuillage, quelque chose de grinçant, qui de dessous cette oseraie ressemblait au rire lugubre de quelque triste oiseau aquatique.

Et il continuait de vivre ainsi, abattu comme un héron malade, l’œil entre deux roseaux.

Or, un après-midi qu’il se mortifiait dans les hautes herbes de la curée au Trésor, il entendit une voix : « Aoustin, tu ne fais pas ton devoir ! »

Il ne sut jamais dire plus tard si cette voix lui avait parlé du dehors, ou s’il l’avait entendue dans sa conscience.

Toujours est-il qu’incontinent il se dressa debout, et que tel fut le spectacle qui s’offrit à sa vue à cent mètres de là, dans le repli d’un buteau : la Pouille, la Pouille en pleine contrebande, en plein train de remplir son bateau.

L’homme n’était point seul ; son épouse travaillait avec lui, autant qu’on pût juger que ce fût-elle, vu le bonnet d’évêque que faisait sur la tête de cette femme un de ces sacs de gros chanvre dans lesquels on met le son.

Ils avaient élongé leur blin le long du seuil et chargeaient par les deux bouts.

Aoustin fit sauter ses sabots, se mit pieds nus, vérifia son fusil et se glissa, rampa comme un léopard.

Son vieux sang s’était réveillé à la vue de cette proie légitime.

Ne tenait-il pas en franchise l’homme qui l’avait provoqué ? Il ne l’aurait jamais plus belle.

Il se déhalait dans les roseaux, s’arrêtait, conscient d’être à cette minute où l’on joue sa vie sur un faux pas.

Tout dépendait de son agilité à franchir la coulée. L’autre avait le temps de se tourner, et les deux fusils partiraient ensemble.

Mais s’approchant, il lança, d’une poussée de son talon, son chaland droit dans l’avant du leur, porta la main, para le choc, et put se saisir de l’arme à feu que l’homme avait laissée dans son embarcation.

— La Pouille ! cria-t-il… est-ce que nous y sommes ! moi, je suis prêt.

La Pouille fit un bond ; mais rencontra aussitôt l’âme noire du canon qu’Aoustin tenait braqué sur sa personne. C’était son arme même.

— Comment veux-tu que je te gracie, lui dit Aoustin, qui y mêlait l’ironie, maintenant que nous avons été vus, toi et moi, de ces blins là-bas, qui portent de la litière à Saint-Lyphard ?

Une gaieté féroce éclatait sur ses traits. De cette prise, il avait plein les mains. Une volupté sans prix le payait de son affreuse inaction.

Il signifia à l’homme son procès, lui dit qu’il emportait son fusil pour lui faire faire un tour chez l’arquebusier ; et poussant le ricanement qu’il tenait de nature, piqua de son bateau par la couline.

Cette aventure l’avait replongé dans le réel : les devoirs du garde et les passions de la consigne. Sa déposition primait toute chose, et illico il remonta vers Saint-Joachim, où il ne voulait laisser à la Pouille le temps de s’en venir pleurer à la mairie.

Mais voici que les gens qui, depuis des semaines, ne recueillaient plus nul écho de ses expéditions aux papiers de Brière, sortaient sur leurs portes, pour s’enquérir, interroger, le suivre des yeux à remonter la rue du bourg, ses deux fusils à l’épaule, car il n’était pas une béquillarde nonagénaire aux trois quarts aveugle qui ne sût dire que l’une au moins de ces deux armes provenait de quelque prise sur le vif.

— À qui as-tu chipé cela ? lui jetait de son seuil la Bellemarche qui savait son mari parti chasser sur les platières de Crévy.

— Tu n’entres pas un moment ? suggérait le père Moyon, qui ne croyait pas impossible, à la faveur d’un verre de vin offert, d’éclaircir le mystère de ce diable de canardier.

D’autres appuyaient sur le passant un regard vindicatif :

— Bien sûr qu’il y a en Brière plus de fusils que de lettres patentes.

Mais Aoustin serrait les dents. Il pressait l’allure, autant par l’aiguillon du plaisir de son beau coup, que de l’impatience d’expédier ses formalités, pour échapper à tout ce monde et s’en retourner à ses roseaux.

Cependant les figures se multipliaient à l’entour ; on eût dit que l’île était en fête. Devant l’école, tout un remous d’hommes emplissait le chemin ; et tout cela, peut-être une centaine de jeunes gens, tous gars d’usine, jetait force cris dans la direction des fenêtres du bâtiment, riait, braillait, se poussait pour mieux voir, on ne savait quoi. Des grappes de corps à la courte échelle s’escaladaient le long des vitrages, tandis que d’en bas, allaient retomber à l’intérieur toutes sortes de débris, des bouchons de paille, des éclats de pots, et tout ce qui se ramasse sur un chemin.

Oh ! là là, coups de pieds et coups de poings, ce qu’elle en a reçu !

Les plus tranquilles, par dérision, poussaient des cris lugubres, comme des chiens qui hurlent à la lune.

Le fusil, ici encore, produisit son effet. Tous firent face ; d’aucuns sautèrent à terre, et un instant le bruit cessa.

— C’est le fusil à Montauciel ! cria le fils à la Lutote.

— Le fusil à Montauciel ! le fusil à Montauciel porte un écrou de cuivre à la tête du chien. Et le même ajouta : « Ce fusil-là, c’est celui de la Pouille. »

Et tous de hurler : « Le fusil à la Pouille ! le fusil à la Pouille ! »

Mais Aoustin était déjà loin.

À la mairie, en présence du secrétaire, il débourra l’arme, laquelle contenait trois chevrotines suifées et une charge et demie de poudre, de quoi mettre à mal un sanglier.

— Des pruneaux qui n’ont pas séjourné dans un flacon ; il savait que j’ai la vie dure.

Il n’en mit que plus d’application à minuter son rapport comme à parapher sa signature.

Mais il lui fallait retraverser le village et cette nécessité n’excitait guère son empressement…

Devant l’école, l’effervescence était à son comble. Un nouvel attroupement s’était formé, le forgeron, le buraliste, le sabotier, plusieurs cabaretiers, rangés contre le mur d’en face, et qui prenaient leur part du plaisir.

— C’est Florence qui a eu le malheur de se montrer par ici, se mit à dire un petit vieillard, au passage d’Aoustin. Dès qu’ils l’ont vue, ils l’ont entourée, elle voulait se sauver d’eux, alors ils se sont jetés dessus… histoire de s’amuser… Ce sont des mandrins.

— Elle est saoule ! criait-on.

— Elle est peut-être saoule, reprit le vieillard de son ton tranquille, ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils l’ont fait passer par la fenêtre. Elle s’est débattue comme une forcenée… La moitié de ses jupes leur était restée dans les mains… Elle s’est peut-être aussi fait du mal de l’autre côté… c’est encore haut, cette fenêtre ! Il ajouta : « La porte est clavée de tous les côtés ; le maître d’école n’est point là… personne n’est point là. »

La pitié n’était pas précisément le sentiment qui sanctifiait le cœur d’Aoustin. Puis, il n’avait en tête qu’une idée : tirer de long du côté de la bosse à la Roche. Mais à tous ces sots cris poussés, se mit à répondre en lui une espèce d’excitation qui, par son mauvais gré à l’égard de tout ce qui portait l’apparence humaine, l’attachait à ce spectacle et le poussa à y prendre part à sa manière.

Il grogna, cracha, rebroussa chemin, et reparut un instant plus tard avec un trousseau de clés.

— Allez ! ôtez-vous de là, vous autres !

Brusquement, il en écarta quelques-uns, qui se laissèrent refouler d’abord, un peu surpris ; mais sitôt qu’on s’aperçut des clés et que la porte allait s’ouvrir, un cri fouetta l’air, dans une poussée à qui le premier pénétrerait par cette issue.

Aoustin n’avait pas la charge de la police du village, mais l’autorité de sa personne lui tenait lieu d’insignes. Je vais la faire sortir, dit-il, mais gare au premier qui la touche !

Et, en un tour de main, il s’enferma dans le local.

Florence se trouvait là, au milieu de sa mitraille, affalée en un paquet, sur un coin de banc.

— Allons, la vieille, tu es encore venue faire ta dissipée ?

La lapidée releva péniblement la tête. Ses cheveux arrachés dans la bagarre s’échappaient par poignées, une coupure fraîche lui saignait près de l’oreille.

— Allons !… il ne faut pas rester ici… Je viens te chercher.

Mais elle, par la crainte que lui inspirait cet homme – elle lui avait si souvent tiré la langue ! – se recula, en cachant ses mains dans les plis de sa jupe.

— Voyons, ne fais pas ta furie, Florence, – il voyait qu’elle n’était point ivre. – Je suis là, ils ne te toucheront pas. Pourquoi as-tu peur de moi ?… Je suis dans mes fonctions. Ne vois-tu pas ma plaque ?… Est-ce que je vais profaner mon serment ?… Allons, viens avec moi.

Il fallut toute son insistance pour ébranler l’entêtement de la vieille, dont le regard meurtri osait à peine se lever sur celui dont elle redoutait plus que jamais en ce moment la vengeance.

Pressé d’en finir, il s’empara de son bras :

— Tu ne m’abandonneras pas ! le supplia-t-elle, tu marcheras près de moi !

Elle fut reçue avec de beaux cris.

La meute la huait, malgré les conseils de quelques vieux à la voix trop faible. Mais elle ne se détournait pas, se serrait contre Aoustin, un coin de veste dans sa main, qui n’était pas près de lâcher.

Quand les enfants qui galopaient autour s’approchaient de trop près, elle détournait la tête, en fermant les yeux, comme une chèvre qui entend siffler le bâton.

— Le fusil à la Pouille !… mords-le ! criait-on derrière.

Pendant qu’elle, tous les dix pas, murmurait : « Tu es un homme… tu es un homme. »

Ils n’eurent bientôt plus pour témoins de leur fuite que les pigeons rangés sur le faîte des chaumes.

Aoustin emmenait sa protégée par le bout de l’île ; et c’était, certes, un couple qu’on n’avait jamais vu passer. Il la laissait parler, il ne lui répondait pas, pas plus que sur le bord de la levée, devant les chalands, il ne s’embarrassa de sa méfiance revenue et de son refus de s’embarquer avec lui. Vu que par les détours au sec des platières, elle risquait fort de recevoir sur le dos les garnements mis en appétit, c’était convenablement finir le travail que de lui faire ce pas de conduite.

Sans donc s’occuper de ce qu’elle chantait, d’une petite poussée il la força de basculer dans son bateau, descendit à son tour, puis tranquillement s’éloigna par la chalandière.

C’était fini. Tout est toujours fini pour le chaland qui démarre de la terre et qui s’en va sur l’eau.

Aoustin respirait du fond de l’âme en regagnant la paix de sa grande plaine fauve.

Le chaland glissait en silence, côtoyait le brouillard qui montait des rives à cette heure du refroidissement de la lumière.

On n’allait pas vite ; le vieux rêvait à demi, plus occupé de ce qui se passait au loin derrière les piardes que du machinal travail de sa grande gaule.

Florence, à l’éperon du bateau, n’avait plus d’yeux, délivrée du premier péril, que pour cette autre aventure qui la jetait en pleine eau de Brière sous puissance de son vieil ennemi ; et transie de peur, à cause de son mutisme même, un instant, elle essaya de le faire parler.

— Tu m’as défendu contre la bête.

— Quelle bête, ma fille ?

— La bête… Il n’y en a qu’une, répondit-elle, en le fixant profondément.

Et le silence retomba.

Et pas un chaland en vue de par cette curée qui s’allongeait en ses grisailles d’hiver, où ils allaient, drainant dans leur reflet les feuilles flottantes des nénuphars.

Florence, tassée sur son séant, expédiait des Ave de secours, s’agitait, mesurait la distance des rives, toute prête, s’il y avait eu nécessité, à s’accrocher aux roseaux, pour se jeter sur la première platière.

— Arrête ici !… je veux aller de mon pied ! s’écria-t-elle, comme ils arrivaient à la butte aux Crânes.

Mais Aoustin n’eut point l’air de faire cas.

Cette pauvre créature ne le gênait point. Celle-là, du moins, ne lui poserait pas de questions. Même, à mesure qu’il se retrouvait dans ses solitudes, il éprouvait, à l’avoir dans son chaland, une manière de consolation. Ses tristesses trouvaient compagnie à la douceur de ce quelque chose d’humain. On eût dit la chaleur d’une petite lampe. Et alors, nullement pressé de se débarrasser d’elle, il l’emmenait devant lui, sur la grande eau.

— Là-bas… c’est lui !… tu n’iras pas plus loin !… je ne veux pas !… laisse-moi descendre !

Car, cette fois, on apercevait le dolmen, au loin, comme une javelle dans les teintes du couchant.

— Laisse donc, la vieille, on peut bien encore te conduire jusqu’à ton château.

Alors, toute petite, elle se recroquevilla, peureusement, sous sa broussaille, toute à la surveillance de ce grand Lucifer tourmenteur.

Les fosses à Thobie, la butte Rouge, et ils arrivèrent.

Aoustin borda son chaland ; et, certes, il n’eut pas besoin de pousser la vieille pour l’aider à grimper sur sa berge.

Mais quand elle fut là-haut, sur le sec, bien débarquée dans son désert, qu’elle vit qu’Aoustin ne la suivait pas, mais demeurait franc de pied dans son bateau, quand elle n’eut point de doute qu’il ne lui avait voulu aucun mal, quand la chose lui creva les yeux qu’il s’apprêtait tout bonnement à s’en retourner, alors elle se prit à s’agiter, à s’écrier :

— Tu ne vas pas t’en aller, comme ça, fils de chien !… Tu m’as défendue contre la bête !… descends de ton blin !… viens par ici !… je veux te récompenser, moi !

— Me récompenser… qu’est-ce que tu veux que je fasse de ta récompense, bougre de folle, ricana Aoustin, qui déjà se mettait en marche.

— Descends, descends, je te dis ! criait-elle, le sang au visage, aussi ardente à l’appeler qu’elle avait eu de répugnance à le suivre, courant, se risquant sur la pente de la vase, pour tâcher d’agripper et de retenir le bateau.

Et lui, lui disait :

— Tu cries comme la corneille de Jean-des-Bois.

Mais, de guerre lasse, il jetait sa perche – il avait le temps et point de but – et s’arrêtant, enjambant son bord, il la suivit en plaisantant :

— Ce n’est pourtant pas l’heure du saulnier.

Mais elle lui mit la main sur le bras.

— Ne dis pas de sottises… Tu ne serais pas un homme.

Le dolmen s’élevait à une vingtaine de pas, dans de la mauvaise prairie. Quelques vieilles dents de granit, sous des monceaux de fagots, des débris de charpente et de ferraille ; et il fallait se courber pour entrer là-dedans.

Cette demeure de castor suait la tiédeur de la fougère sèche, et de la vieille laine, et l’on n’y voyait pas trop clair, autant par le peu de jour que par la fumée qui s’élevait d’un âtre bauché de terre d’Osca. La place était encombrée par la couche, une litière plutôt, bordée de planches, vrai lit de valet d’étable, et des coffres entassés jusque dans le fond, des caisses s’échafaudant, avec des bouts de filet çà et là, et quantité de bizarres ustensiles.

— Assieds-toi là, dit la solitaire, en attirant un de ces petits trépieds de bois dont se servent les fermières pour traire leurs vaches.

En même temps elle se glissait dans l’obscur fond de sa caverne, remuait là beaucoup de choses, puis reparaissait, serrant contre son estomac une longue bouteille brune.

— Tiens, dit-elle, je n’ai pas de verre… bois au goulot… le coup que tu voudras… Tu m’as défendue contre la bête.

Aoustin rit doucement, riant un peu de Florence qui lui parlait en ce moment, et qui ne ressemblait pas tout à fait à celle qu’il connaissait.

Et puis, ce rhum-là n’était pas du tout déshonorant. Il faisait claquer sa langue.

— Où donc as-tu pris ça ?

— Je connais mon Évangile, reprit-elle, sans répondre à la question, en lui faisant signe de boire encore… Je le connais… Aime ton prochain comme toi-même, voilà ce qu’a dit Jésus-Christ… Ne fais pas le bien à demi, fais-le tout entier… Alors, tu recevras ta récompense.

— Un bon coup de rhum ?… fit Aoustin.

— Un bon coup de rhum… fais-le tout entier. Si la femme te dit : « Tu n’as pas besoin de t’embarquer sur l’eau, je m’en irai bien toute seule », tu la fais monter dans ton bateau, et tu la prends sous ta garde… Si la femme te dit en chemin : « Voici ma platière et mon domaine, me voilà rendue, tu peux t’en retourner », tu lui fais réponse : « Non, femme, tu n’es pas rendue, je veux te conduire jusqu’à la porte de ton chez-toi… »… Alors la femme se dit : « C’est quelquefois un mauvais gars ; il n’est point bon pour les siens ; mais tout de même il est vivant pour le Christ… il n’est point mort comme les autres… Regarde ce qu’ils ont fait de moi, les autres !… Ils m’ont rouée de coups, ils ont mis ma chair à nu… je n’étais pas assez malheureuse d’avoir perdu ma fille, ma chère fille… Est-ce que toi non plus, tu n’as pas une fille, Aoustin ?… Tiens !…

Et, fouillant derrière elle, elle se retira et déposa sur ses genoux un de ces coffrets en bois de sapan comme les marins au long cours en rapportent de leurs voyages.

— Ce sont ses lettres, Aoustin, les lettres qu’elle m’écrivait quand elle était là-bas… jamais je ne les ai montrées… mais toi…

Aoustin n’éprouvait pas la moindre envie de mettre le nez dans ce tas d’écritures ; et même son inendurance des gens le mettait à un cheveu d’envoyer promener l’objet et de laisser la vieille à ses jérémiades. Mais il ne trouvait pas bon non plus de lâcher sa bouteille, vu l’agréable chaleur qui consolait ses entrailles. Puis, ce qu’il avait ressenti tout à l’heure dans son bateau, tant de prévenances aussi au lendemain d’une si grande inimitié, tout cela le retenait un peu malgré tout ; et il voulait bien se laisser faire un moment encore.

— Regarde, disait la femme… Lis, toi qui sais lire… Si tu ne les regardes pas aujourd’hui, jamais plus tu ne les reverras !

De jolis papiers, en effet, des papiers couleur de la fleur des berges, couleur des tendres pousses de la tonnelle au printemps.

Aoustin en prit une, en prit deux, pendant que Florence, accroupie devant lui, tenait ses mains ouvertes, prêtes à empêcher de choir le coffre des genoux toujours maladroits de l’homme.

— C’est donc les lettres qu’elle t’écrivait, ta fille, pendant qu’elle était à Paris ?

Point anxieux de les lire ; mais il s’attardait aux jolis minois qui décoraient les feuillets ; et ses doigts, distraitement, soulevaient et plongeaient.

— Tiens, dit-il, en voilà d’une qui n’est pas de la même espèce.

Il la retira de parmi les autres ; et, comme il la retournait, examinait l’écriture, voilà que sa figure se mit à changer, à blêmir, à revêtir un air de terreur, comme si le miroir de quelque eau noire de Brière venait de lui faire la révélation du soleil bleu de minuit !

— Bon Dieu de bon Dieu !… bon Dieu de bon Dieu !… bon Dieu de bon Dieu !

C’était tous les mots qui sortaient de lui ; mais les grosses anguilles durent l’entendre du fond de la rive de Bombardant.

— Bon Dieu de bon Dieu !

Il essayait de lire, mais ses yeux se couvraient d’un voile ; il suffoquait.

« Nos chers… et bien-aimés… de l’avis de notre conseil… ces mêmes présentes… Donné à Versailles. »

— Bon Dieu ! cria-t-il en se dressant tout debout, les voilà !

À ses pieds, un paquet de hardes tremblantes le contemplaient avec amour ; une figure de vieille Euménide fixait sur son grand trouble des yeux d’un bleu céleste.

« Lettres patentes, sur arrest… pour les habitants des paroisses de Saint-Joachim, Saint-André, Saint-Lyphard, Crossac Sainte-Reine en Bretagne, épelait-il d’une voix brisée, Louis, par la grâce de Dieu, roy de France et de Navarre, à nos amés et féaux conseillers, nos officiers et justiciers qu’il appartiendra, salut… » La voix lui manquait.

— Mais comment !… comment, la vieille !… comment est-ce toi…

— Mon bisaïeul…, bégaya-t-elle, Ange Algan… de Saint-André.

Elle se releva d’un bond :

— Aoustin !

Et se précipitant sur lui tandis qu’il passait la porte :

— Pour l’amour de Dieu !… Pour l’amour de Dieu !

— Eh quoi ? pour l’amour de Dieu ? lui jetait-il en essayant de se dégager.

— Ne dis rien à personne !… Ne dis rien à la bête… ! Ne dis pas que c’est moi !… Ils viendraient me mettre leur feu !… dans leur contentement… le feu à ma maison !

Mais il était déjà loin, il s’en courait, il s’embarquait, il ne sentait plus le poids de ses os, le chaland non plus, c’était un Aoustin volant, et l’oiseau filait dans le crépuscule.

Sans direction, au hasard des curées il allait ; mais c’était à peine s’il s’en rendait compte ; l’heure, les distances, la nuit, le jour, la chaleur du rhum de Florence, n’étaient plus que des fragments de rêve dans la grande saoulerie qui lui livrait tous les chemins du monde.

Sans doute, autrefois, n’eût-il pas manqué de se rendre d’une traite à Saint-Joachim, étaler sa découverte sous les yeux du maire ; mais aujourd’hui qu’avec sa rage il avait en secret dévoré les sept fiels du héron, il emportait sa joie n’importe où, devant lui, comme un secret encore.

Et les piardes défilaient, et toute la Brière qui, de ses grands yeux pâles, regardait passer cette ombre vertigineuse.

Il arriva ainsi bien loin, du côté de la grande rive, jusque vers les terres noires du coin de la Noë ; et ce fut là que, sans dire gare, une voix qu’il reconnut tout de suite le héla d’un bateau.

— Stop ! la grande marine salue avec l’aviron ! répondit-il du même coup, en s’arrêtant, et manœuvrant sa longue perche, comme font les marins quand ils saluent avec leur rame.

Et c’était si vibrant, si joyeux, il y avait dans cette voix un tel chant de vivacité, que M. Ulric, une seconde, crut que, trompé par le soir, il venait de prendre pour Aoustin quelque riverain de ces parages.

Cet endroit s’appelait Bilac et ce n’était même point un village, mais une croisée de chemins, où se tenait solitaire sous un bouquet d’ormes un vieux chaume de cabaret.

Aoustin avait pivoté de court. La rencontre cette fois, ne le rebutait pas, il la saisissait au bond, par le besoin de passer sur quelqu’un le débord de son bonheur. Et il fit tout de suite au compagnon, en termes singulièrement communicatifs, l’invite d’entrer s’asseoir dans la petite maison, qu’il appelait ce soir l’arche d’alliance.

M. Ulric ne l’avait jamais vu dans cet état ; dont il conclut qu’il avait dû gravement faillir à ses habitudes de sobriété.

— Allons ! dépêchons, mon fils.

Et voilà maintenant qu’il l’appelait son fils !

Le fils accepta en riant ; et tous deux pénétrèrent dans la basse salle et s’assirent dans le fond, sous le quinquet fumeux, où Aoustin, d’une voix tonnante, fit la commande d’une grande bouteille, tout en se frottant les mains qu’il n’y eût point là d’autres buveurs.

À vrai dire, cette salle si mal éclairée était le lieu quasi secret où s’abouchaient à la brune avec certains marchands débrouillards, tel le gros Quihen d’Herbignac, des Briérons désireux d’échanger contre un pécule certaines belles pièces de plumes plus ou moins frauduleusement abattues.

Ce nid et la couleur des œufs étaient, bien entendu, connus d’Aoustin, qui s’abstenait généralement, par manque de prévention à l’égard de ce genre de délit, d’y venir ennuyer le monde. Mais, ce soir, il n’avait guère l’esprit à faire la différence entre une porte et une autre porte ; toutes ses pensées dansaient, et il ne s’arrêtait pas de discourir, promenant tant et plus sa grande ombre sur le mur ; tandis que M. Ulric l’écoutait, souriant toujours, accoudé sur un grand lièvre de marais qu’il avait attaché par-dessus son carnier bourré de plumes.

La nouveauté d’une pareille gaieté ne laissait pas de l’intriguer, et une question lui venait sur les lèvres.

— Vous avez l’air, ce soir, joliment heureux, Aoustin ? lui dit-il, par le soupçon que, sous cette ivresse, se cachait quelque autre chose que du vin.

La pensée des lettres venait de lui traverser l’esprit ; mais convaincu d’abord que le bonhomme, si cela eût été, lui aurait déjà fait part d’un événement aussi considérable, il retenait sa langue, sachant combien le vieil ami de Julie se montrait désormais sur ce point plus que susceptible.

— Heureux ! s’exclama Aoustin, en remplissant les deux verres et choquant allégrement la bouteille. Ah ! vous pouvez bien le dire… c’est aujourd’hui le plus beau jour de ma vie.

— Le plus beau !… ce n’est pas rien, qu’est-ce qui vous est donc arrivé ?

Aoustin enfonça son chapeau, se cala sur son banc, s’appuya des deux bras en avançant la tête, et plissant ses yeux, tels qu’on eût pu croire qu’il n’avait attendu que cette question :

— Ce qui m’est arrivé ?… je vais vous le dire… je me suis conduit aujourd’hui en bon chrétien.

Et le menton sur ses mains croisées, le regard étincelant, il jouissait du visage de stupéfaction de son vis-à-vis.

— C’est donc peut-être que vous êtes allé à confesse ?

— Je ne commets point de péchés de confesse… je vous dis que j’ai fait une bonne action… et qu’il n’est pas au monde en ce jour un homme qui soit plus heureux que moi.

Et alors, gesticulant comme un diable, disant à son interlocuteur qu’il voyait bien que cette affaire piquait sa curiosité, il entama le récit de tout ce qui lui était advenu depuis l’arrestation de la Pouille, la délivrance de Florence, sa complaisance à la reconduire, jusqu’au moment que la bonne femme, à genoux devant lui, disait-il, fondant de reconnaissance et invoquant l’Évangile, lui avait mis dans les bras le coffret des lettres de sa fille…

— Ces choses-là, je le proclame, c’est comme un baume… Ah ! ah ! voilà bien venu le jour de remplir la promesse que j’ai faite autrefois de danser dans certains petits souliers !

À la vérité, il n’avait plus trop l’air de savoir ce qu’il disait.

— Quels petits souliers ? demanda M. Ulric.

— Oui, oui !… et qui depuis quarante ans attendent sous leur petit moisi que je leur fasse sauter le pas en l’honneur du plus beau jour de ma conscience.

Il se délectait ainsi à faire mouvoir son secret devant les yeux de l’autre, sans se trahir, et il se disait : « Aoustin, ce soir, rien que pour toi… tout à l’heure, sous ta chandelle, tu les copieras, les fameuses ! »

M. Ulric écarquillait les yeux. Il n’en revenait pas d’entendre ce vieux Lucifer vanter ses hauts faits d’humanité ; et non sans une grande envie de rire, il se demandait s’il se moquait ou non, et ce qu’il y avait de plus vrai dans son regard, de ces fusées de malice qui y pétillaient, ou de cette grandiose illumination qui en embrasait le fond par éclairs, comme à l’incendie de toutes les mottes de Brière ensemble.

Attentif aux jeux extraordinaires de ce visage, il n’écoutait que d’une oreille distraite la voix embarquée dans l’histoire des petits souliers : comment, un soir, pendant la campagne du Mexique, lui, Aoustin, sorti dans le pays, avec un camarade, tous deux armés de leurs fusils, avaient fait dans un chemin creux la rencontre de l’aide de camp du général ennemi, l’avaient percé de coups de baïonnette, l’achevant à coups de talons, et puis l’avaient fouillé, lui prenant deux cent quarante francs, et lui laissant par précaution huit francs de petite monnaie ; comment ils s’étaient emparés du cheval, et l’avaient emmené au camp.

Le commandant les avait rencontrés :

— D’où venez-vous ?

— De la foire.

— Où se tient-elle, cette foire ?

— Pas bien loin d’ici, dans un chemin.

— Venez avec moi.

« Alors, racontait Aoustin, ils avaient conduit le commandant, lequel, en passant sa lanterne sur la figure de l’aide de camp, avait dit :

— Il est bien mort… Maintenant, il faut voir ce qu’il a dans ses poches, – huit francs de petite monnaie, – huit francs seulement ? il n’est pas riche.

— C’est vrai, mon commandant, et que c’est même encore trop pour lui… cet argent nous ferait joliment plus de bien à nous !

Le commandant voulut tout de même lui laisser deux sous.

— Ah ! mon commandant lui dis-je, voyez donc les beaux souliers ! comme je danserais bien dans ces souliers-là !

— Allons, prends-les.

Alors je le remerciai, en lui promettant de leur faire danser le rigodon, quand sonnerait le plus beau jour de mon existence.

— Seulement, ajouta Aoustin, dont la tête commençait à dodeliner agréablement, comme ces patins-là donnaient à loucher à plus d’un camarade, je les confiai à la payse, qui me les garda.

— Ah ! vous aviez une payse.

— Mais oui, j’avais une payse… comment !… je ne vous ai point dit que j’avais là-bas une payse ! ah ! ah ! – et il éclata de rire, tandis que ses yeux nageaient dans le bonheur. – Elle était de par ici… Elle avait suivi les troupes pour tâcher de gagner de l’argent dans les vivres… et qu’elle a été bien heureuse de me trouver… je lui avais monté une baraque… et les affaires marchaient bien, si bien même que la payse fit fortune… Ah ! tenez, aujourd’hui encore, quand j’y pense… Enfin, arriva le jour qu’il fallut se quitter… mais à quelques années de là, comme je passais sur les quais de Marseille…

— Eh bien, Aoustin ?

— Qu’est-ce que vous voulez… Ça me fait toujours quelque chose… comme je passais sur les quais de Marseille… tout à coup je m’entendis appeler par mon nom : « Aoustin, Aoustin ! » Je me retournai, et que vis-je comme je vous vois : une dame en chapeau à plumes, en falbalas comme une princesse, qui me regardait et me souriait.

— Comment, tu ne me reconnais pas, tu ne te souviens pas de moi !

— Ah dame ! répondis-je, c’est que tu n’étais pas si chouette dans ce temps-là.

« Elle s’était mariée à Marseille. Elle avait acheté un hôtel de marins. Mais son mari était malade, il buvait, il était perdu.

— Si tu pouvais attendre, Aoustin, nous nous marierions un jour.

« Et voyez ce que c’est : j’aurais bien aimé la femme, ça oui… je l’aurais bien aimée, mais le pays me durait ! Quand elle vit cela, qu’il n’y avait plus moyen de me retenir, elle me dit :

— Je veux tout de même que tu aies quelque chose de moi.

« Et elle me fit cadeau de vingt francs, une pièce d’or.

« Il y a longtemps… ah ! qu’il y a longtemps !… c’est perdu dans la brume !…

Il retira son vieux porte-monnaie tout usé.

— Tenez, monsieur Sans-Souci, la pièce est toujours là… tâtez… vous la sentez ? Elle y est toujours… Je l’ai cousue… dans la petite poche… c’est pour moi, là, comme une relique.

— Et la payse ?

— Vous êtes joliment curieux. Est-ce que je vous demande, moi, si vous avez réussi à faire passer la bonne odeur de la motte !… La payse ?… elle s’est ruinée… Ah ! vous la connaissez bien ! Vous la voyez tous les jours.

« Parbleu ! fit-il, répondant au sursaut d’étonnement de M. Ulric.

— Eh bien, oui… c’est Julie.

Mais, en même temps, il se passa la main sur le front, son contentement semblait tombé, il avait laissé parler sa langue. C’était la première fois de sa vie.

À ce moment, la porte s’ouvrit, et, justement, laissa entrer le gros Quihen d’Herbignac, lequel s’en vint, bruyant, se carrer au milieu de la salle, d’où, d’une voix avinée, il appela la patronne, en lui demandant pourquoi, lui, le meilleur garçon du district, elle n’était pas venue l’aider à descendre de son char à bancs.

Le matois garçon avait aussitôt reconnu Aoustin, et, pour couper court à tout propos indiscret, se donnait tout de suite l’allure d’un homme qui n’est pas en état de faire honneur à ses réponses.

— Tu ne sais donc pas que j’ai une main gelée… Attends, je vais te faire voir, disait-il à la cabaretière, en tirant sur un long bas dont son bras était enveloppé.

Mais comme la femme, dégoûtée, détournait la tête, d’un air dédaigneux, il s’assit, aux profonds gémissements de sa chaise, en envoyant ensuite sur chaque épaule sa large face toute rouge de la cuisson du vent des routes.

— Tous les gens de ce pays-ci sont des voleurs ! braillait-il. Je les mangerais tous dans ma main, moi qui suis l’homme le plus fort du pays !

Il brandissait son vin, le chavirait sur sa blouse, entonnait le reste d’un seul coup, en se renversant.

— Oui, disait-il, non sans un regard glissé vers le gibier de M. Ulric… j’ai vécu à la sueur de mes souffrances, moi !… je me suis dépouillé pour les autres, moi ! et, las ! personne ne me connaît plus !

— Oh ! moi, je te connais bien… ricana Aoustin.

— Moi, je vous connais peut-être aussi, riposta l’homme… vous êtes le père Levaillant, du Cabeno.

— Non, attendez, se reprit-il…, comme Aoustin haussait les épaules, plutôt… attendez… Aoustin, le garde, de Fédrun. Cette fois, j’y suis. C’est lui, vous ; ou vous, lui, comme vous voudrez. Oui, oui, c’est vous qui retournez toutes les maisons de la contrée pour tâcher de mettre la main sur les glorieuses lettres de Brière !… M’est avis que vous feriez aussi bien de les laisser où elles sont… ce qui est mort est mort… Ce ne sont pas les morts qui font la loi aux vivants.

— Je ne sais pas si tu es ivre, ou si tu as grande envie de le paraître, repartit Aoustin… Mais puisque tu parles des morts, je te ferai souvenir que la loi sur l’ivresse est de 1829, et que si tu continues à la violer, c’est encore Charles X qui te coffrera.

Il achevait à peine ces paroles que la porte s’ouvrit encore, ce qui n’avait rien de non coutumier après l’arrivée du maître marchand, mais cette fois avec une grande précaution, et pour livrer passage à un quatrième personnage qui ne s’avança pas bien loin, car, dès son premier pas, il se trouva de rencontre et de choc avec des yeux qui flambaient dans sa direction.

C’était Jeanin, Jeanin Bouquet en personne.

— Corne de licorne ! s’écria le gros Quihen en se retournant, si vous me connaissiez, vous sauriez que j’ai une main gelée, et vous fermeriez votre porte.

Jeanin, gauchement, s’assit de coin à la table la plus rapprochée de la sortie, dans l’attitude du plus profond embarras, ne sachant que faire du gros paquet caché sous sa blouse, détournant la tête, mesurant les murs, pour le plus grand plaisir d’Aoustin qui se réjouissait de le voir se tortiller de la sorte, et allait même jusqu’à sourire, d’un sourire qui découvrait ses dents pointues, et rappelait tout à fait celui du loup dans les fables.

— Parfaitement ! faisait le gros Quihen, qui n’avait pas cessé de déclamer, je mets mon amour-propre, moi, à ne pas me donner en spectacle.

Cependant que le vannier, sans faire nul discours, se hâtait d’avaler son vin blanc, et de s’enfuir de ce cabaret où il n’avait plus que faire.

Il n’alla pas bien loin. D’un bond il franchit le chemin et courut se blottir dans un retrait de haie vive, au fond du cœur du noir, à trente pas, sous un bouquet d’arbres.

Et là, accroupi, il attendit, écumant de sa haine, du dépit de cette fausse manœuvre, de la mortification de cette blessure ajoutée à toutes les autres.

Ce fut le marchand Quihen qu’il vit sortir le premier.

Il attendit pour bouger que le gros homme fût monté dans sa carriole, ce qui n’alla point tout seul. Mais au premier tour de roue, il déboucha de son buisson.

— Chut !… avance plus loin.

Il obéit ; puis serré contre le véhicule, prestement, l’œil au guet, il retira de dessous sa blouse un paquet ficelé, deux canards et une jeune oie.

D’une patte experte, le gros Quihen, tout marchandage se trouvant banni des us et coutumes, enfourna les volatiles sous une bâche ad hoc, et du même tour, fit glisser dans les paumes vers lui tendues une rangée de petites pièces qui, d’une main à l’autre, eurent juste le temps de briller comme une risée sous la lune.

— Quel est donc le mauvais chien qui l’a rabattu ce soir sur c’te contrée ?

— Sûrement un chien enragé ! jeta le garçon, qui, sans attendre davantage, se mit à s’encourir, pieds nus sur la terre gelée, un sabot dans chaque main.

À vingt-cinq ans, qui porte en soi la haine et l’amour est léger de son corps. Derrière l’auberge il sauta le talus, et quelques secondes plus tard, sur son bateau, s’éloignait par la Brière, claire ce soir comme de l’argent, et telle qu’on apercevait au loin les petits villages, perdus dans le poudroiement des brouillards.

Jeanin n’avait pas remis les pieds à Fédrun depuis l’avanie des oiseaux bleus ; mais il s’était ce soir justement promis de tenter l’aventure ; et ses deux bras se faisaient d’autant plus vaillants qu’il savait le vieil Aoustin demeuré dans l’auberge derrière lui.

En moins d’une heure, il arriva sous la maison, où il se fit reconnaître à son signal ; et quelques instants après, enjambant la fenêtre, il tenait Théotiste dans ses bras.

Tous deux se taisaient, par la joie trop forte de leur étreinte, – moment émerveillé de la vie des amants où les baisers s’échangent dans tout l’emportement du rêve et de ses désirs.

La surprise avait tellement saisi et ébranlé Théotiste, qu’elle ne pouvait se retenir de pleurer, dont elle avait grand regret en même temps.

— Je ne te reproche rien… je n’étais pas en doute de toi.

— Tout s’arrangera, Théotiste, ne pleure pas… Il la pressa sur sa poitrine ; en même temps que son regard tombait sur de vieux vêtements d’Aoustin, restés pendus aux murs, qui gardaient encore la forme des épaules, et lui évoquaient autant de fois le sardonique visage entrevu dans l’auberge.

Et il racontait l’histoire, tout essoufflé encore de ce qui venait de lui arriver.

— Un peu plus, il me prenait comme à Langate !… mais cette fois il ne m’aurait pas retourné la peau !… oh ! vois-tu, j’ai contre ce vilain homme une haine terrible.

Elle se serra contre lui en frissonnant ; moins vive qu’autrefois, plus languissante dans ses gestes, plus tendre dans ses caresses.

Pour tant d’amour, il avait un présent qu’il retira de la poche de son sayon.

— Il est blessé, lui dit-il, il ne vivra pas… mais tu garderas les ailes.

C’était un martin-pêcheur, le bel oiseau qui détourne la foudre, attire la paix dans la maison et retient l’amour avec la beauté.

Théotiste referma ses mains sur la douce turquoise de l’oiseau des roseaux, et dans le regard qu’elle leva sur Jeanin brilla un craintif rayon d’espérance. Mais elle fut obligée de lui dire de parler plus bas, car il en revenait toujours à sa rancune ; la haine le débordait.

— Est-ce que tu abîmes l’homme avec l’hameçon… si tu es pris, tu es pris.

Et même, pour plus de sûreté, elle l’emmena dans la chambre, où l’on risquait moins d’être entendu, où sa mère ne couchait plus depuis le départ d’Aoustin.

Et Jeanin, en effet, se sentit tout de suite plus intimidé dans la salle de famille, au milieu de ce silence où résonnait la respiration de l’horloge, telle qu’une émanation du dur parler d’Aoustin.

— Voilà l’argent, dit-il tout bas.

C’était la troisième fois qu’il remettait à Théotiste le produit de ses opérations avec le marchand d’Herbignac : cela en vue d’aider les femmes à racheter les draps, et de tâcher par ce moyen de se consolider dans les aveux de l’Aoustine.

Théotiste, assise sur le banc de l’âtre, pressant dans ses mains son martin-pêcheur, ouvrait dans le vague devant elle, comme sur quelque vision, ses grands yeux d’or cernés de fatigue. Jeanin se tenait sur la pierre, à ses pieds.

Elle aussi, avait vu son père, il y avait de cela quelques semaines. Par son immense chagrin, elle avait eu la hardiesse d’aller le trouver jusque dans sa maison.

— Et même, je lui ai dit, Jeanin, toute la vérité… tout ce qui existe entre nous.

— Quoi donc t’a poussée ?

— Un grand désespoir m’a poussée… mais il m’a jetée à sa porte… et maintenant, j’ai peur… oh ! si tu savais comme j’ai peur.

— Peur ! Mais peur de quoi, maintenant ?

Car pour lui, tout au contraire, ce lien qui naissait entre eux venait à point nommé lui assurer les chances de ce glorieux mariage.

— Songe donc que rien ne pourra plus nous désenchaîner.

— « Je te poursuivrai, m’a-t-il dit, jusqu’à ton dernier refuge, si cette chose-là arrive », fit-elle encore, avec la même voix d’angoisse.

— C’est lui qui devrait être maudit… Écoute, Théotiste, sais-tu à quoi j’ai pensé ?… la mère Quatrofunre, de Mayun… est-ce que tu la connais ?… est-ce que tu as entendu parler d’elle ? Elle remue beaucoup de choses à sa volonté… c’est une femme qui lit dans les étoiles… quelques paroles lui suffisent pour châtier tout ce que porte une âme… Il n’y aurait qu’à lui parler… Théotiste, poursuivit-il, en se rapprochant de la jeune fille, qui l’écoutait maintenant les yeux clos, par une nuit noire elle s’en viendrait dans le chemin où il habite… elle se mettrait devant la porte… elle ferait là ses cérémonies… et peut-être apprendrions-nous un jour que nous sommes délivrés !… Hein ? Veux-tu qu’on essaie ?… veux-tu qu’un de ces matins j’aille lui…

— Oh ! Jeanin… non, Jeanin.

— Je le ferai… sans te demander… Sans te demander… je te dis que tant qu’il vivra, nous ne serons que ses mendiants… Beurre ton pain avec tes larmes, c’est tout ce que tu en auras !… jusqu’à ce qu’il soit couché dans son repos.

— Il n’y a pas eu que la femme de mon frère, fit-elle timidement, leur enfant est condamné aussi ! De sa vie il ne pourra se servir de ses jambes.

— Si sa malédiction a porté, d’autres aussi peuvent porter.

Mais elle secouait la tête, elle ne voulait pas. Lui s’efforçait de la convaincre. Puis elle s’accrocha à ses vêtements quand il se leva. Elle était folle de voir qu’il la quittait ; elle l’enlaça ; et leur étreinte ne se desserra qu’aux coups profonds de l’heure.

Il était minuit.

Elle ne le laissa pas repasser par la fenêtre qui s’était mise à grincer quand on la poussait, elle lui ouvrit la porte sur la ruelle.

La nuit glacée tombait sur le village ; une moitié de lune dépassait le chaume d’en face.

— Au large, le temps est clair…

— Fais grande attention s’il était ce soir à Bilac… Ne prends pas par la curée de l’Angle.

Un dernier baiser les confondit, et Jeanin s’élança, comme un grand oiseau de nuit qui se détache brusquement de la muraille.

Mais Théotiste s’était à peine renfermée, qu’un bruit au-dehors frappa son oreille, sourd et profond comme la détonation du vent de tempête dans l’entonnoir d’une cheminée.

Elle se rua à la porte, et dans le chemin, en effet, une bête semblait lâchée, formidable, qui se lançait d’un mur contre l’autre, tournoyait dans la ténèbre, labourait la terre ; et ce monstre était sans voix, si ce n’est un souffle saccadé de râle, comme celui d’un taureau éperdu de fureur.

Elle bouta le feu à une lanterne, et accourut éclairer.

La bête haletait, faite de corps d’hommes, d’une mêlée d’hommes, de bras à mufle de massue qui se détachaient dans l’air, et sans trêve s’abattaient sur un centre tenace, d’où, par instants, émergeait la tête échevelée de Jeanin.

Trépignant, toute prête à se jeter dans la lutte, elle vit bientôt de quel secours elle pouvait être à son amoureux, en concentrant son rayon sur la figure de ses ennemis. Aussitôt, en effet, sous cette arme terrible de son feu, le tourbillon, comme emporté d’une frénésie, roulant de soubresauts en convulsions, battant les murs, déchaussant les pierres, remonta le chemin vers la maison des Aoustin ; et sur certaines faces qu’elle reconnut, celles de Bellemarche, de Palu dit Commerce, de Chat-Greni, de Goule-d’Orange et de Jean-le-Nez, elle eut la joie devoir s’abattre un poing puissant.

Une vapeur montait de la cohue, comme d’une fumure fraîche, vapeur qu’elle respirait, grinçant des dents, penchée sur la bataille.

Un coup de coude dans la lanterne la fit voler en éclats. Elle en fut querir une autre ; et revenue à son poste, la main haute, elle ne voyait ni n’entendait sa mère qui, réveillée par le bruit et descendue à pieds de bas, de derrière la porte la tirait par son châle.

Bien que Jeanin fût d’une force à renverser une vache, il avait trop rude besogne contre ses cinq adversaires. Deux étaient hors de combat, mais sous les coups des trois autres, il finit par succomber, et Théotiste le vit s’abattre, tandis que ses agresseurs se retiraient.

Elle courut à lui :

— Jeanin !

Il se releva en chancelant.

Elle essaya de le soutenir ; il la repoussa, fit quelques pas, gagna le tournant.

Elle écouta, elle ne l’entendit plus.

Elle rentra.

Elle avait perdu son martin-pêcheur, et, sans s’inquiéter de la figure de scandale de sa mère, promenait dans tous les coins sa lanterne, jusqu’à ce qu’enfin elle l’aperçut, sous la marche de l’escalier. Alors elle fit un bond ; puis s’en fut, farouche, en emportant l’oiseau.

Aoustin, tout près de là, s’en revenait par sa levée. Il ne s’était pas trompé, à Bilac, en se disant que le vannier profiterait de cette soirée pour venir rôder dans Fédrun ; et, un instant, dans le but de voir si les garçons accomplissaient convenablement leur besogne, il était venu se poster au carrefour, où il avait recueilli le bruit de cette belle étrillée si bien ourdie par lui-même.

Mais son cœur battait ce soir pour des choses moins misérables que quelques coups sur le dos d’un homme de Mayun… et ce qui, la veille encore, lui eût procuré un plaisir de prince, ne lui semblait plus présentement que mériter le fond de la hotte aux fariboles ! Si bien que, laissant s’achever cette entreprise dans laquelle il voyait ses intérêts en de si bonnes mains, il se retirait, s’en allait, laissant cette chose derrière lui, comme le carnassier dégoûté de la seconde moitié de l’antilope, pressé de se renfermer avec son trésor, et suivant sa bordure de l’eau, où l’on y voyait dans le lait de lune presque tout à fait comme en plein jour.

Le rhum bu dans le dolmen, le vin pris à l’auberge, toutes ces libations arrosées de l’alcool non moins vif de sa belle aventure, l’avaient quelque peu grisé, bien qu’il y vît parfaitement clair encore, et que l’os de son nez fût toujours dans la bonne tenue.

Nuit splendide. Toute la terre se faisait blanche…

Il s’arrêtait, admirait, et, dodelinant de la tête, secouant l’aigrette étincelante de sa joie, souriait à l’astre qui lui renvoyait du sein des espaces un éclat si pur.

La lune… l’astre de Brière, comme il disait toujours.

Ce soir, béatement, il la considérait… Puis il se contemplait lui-même, plein de respect pour les ondes de clarté, qui, tout du long de ses bras, lui coulaient de ce grand lustre.

La joie était dans le monde. Des cloches, on eût dit, bourdonnaient là-haut, au sein de l’éther glacé, comme dans les nuits de Noël, où la naissance du Seigneur-Jésus est aussi l’événement du plus profond des cieux.

Son herbe éblouissait… les feuillages brasillaient… les roseaux resplendissaient… et de leur bouquet d’argent sous leur parure de givre, se levaient des formes vaporeuses qui s’éloignaient enlacées et glissaient sur les eaux : c’étaient les fées de la Brière, les fines dames aux longues robes de mousseline qui dans le rayon des belles nuits, sur les étangs, légères comme des ballerines, dansent et tournoient, amoureuses, on dirait, de papillons invisibles.

Elles lui faisaient signe, elles l’appelaient, il entendait leurs voix : « Sois fidèle à ton serment, viens danser avec nous, vieil homme de la Brière. »

Elles ondoyaient là-bas dans de magiques clartés. Mais il n’aurait pu les suivre, il ne sentait plus ses jambes, il n’était plus qu’un frisson le long d’une échine.

Sa chaumière aussi nageait dans la lumière ! Elle lui faisait là l’effet d’un palais de diamant ! Et quand il y fut enfermé, que, de dessus sa poitrine, il eut retiré, pour le contempler, vrai scapulaire de la Brière, ce papier si rongé et souffrant, de par l’enchantement qui se poursuivait, il ne se vit pas éclairé de moins de cent bougies.

« Lettres patentes, sur arrest… pour les habitants des paroisses de Brière en Bretagne, Louis, par la grâce de Dieu, roy de France et de Navarre… »

Ainsi il les tenait donc, les fameuses ! Il les possédait dans son petit clos, elles qui n’étaient pas seulement la promesse d’une grâce, mais le rêve qui n’avait cessé de grandir en se dérobant toujours.

Et une grosse sueur lui coulait sur le corps, sueur d’allégresse, par le plaisir qu’il avait, comme il se l’était promis, d’être seul à jouir d’elles et de la vérité, pendant que le pays tout autour dormait sous ses courtines.

Et maintenant il allait leur faire leur portrait, il allait, avant de s’en séparer, les copier sur un folio qu’il garderait dans son calepin jusqu’à la fin de ses jours.

Le temps de ronger une croûte de pain, et il s’installa, écrasé des deux coudes, la page sous sa rousine, la joue sur son écriture, l’oreille dans sa bouteille d’encre, tandis que son feu de mottes voltigeait, et qu’il se faisait un grand silence, le silence de toute la Brière, silence de plusieurs milliers d’ans, de quasi toute une éternité, dans lequel il n’y avait plus que le petit grattement de sa plume…

« … par la grâce de Dieu, roy de France et de Navarre, à nos amés et féaux conseillers, les gens tenant notre cour de Parlement de Bretagne et autres, nos officiers et justiciers qu’il appartiendra, salut.

Nos chers et bien-aimés, les habitants des paroisses de Brière en Bretagne, nous ayant bien humblement fait supplier de leur octroyer des lettres patentes que nous avons ordonné être expédiées sur l’arrest rendu en notre conseil, nous y étant le 13 janvier présent mois et an, et voulant les faire jouir de l’effet et du contenu audit arrest :

À ces causes, de l’avis de nôtre conseil qui a vu ledit arrest du 13 janvier présent mois et an, dont extrait est ci-attaché sous le contre-scel de notre Chancellerie ; nous avons de notre grâce spéciale, pleine puissance et autorité royale, maintenu et confirmé, et par ces présentes signées de notre main, maintenons et confirmons lesdits habitants et tout le peuple, peuple commun des paroisses de Brière, dans la propriété, possession et jouissance commune et publique de ladite Brière mottière et terrains contenant des tourbes et mottes à brûler, situées entre et dans lesdites paroisses… »

Il s’arrêta, souffla un instant, compara les écrits. Il était là plus heureux que le Roi des rois. Son porte-plume égalait dans sa main le lis du roi Salomon.

« … entre et dans lesdites paroisses ; ordonnons par ces présentes qu’ils continueront d’y aller et venir, faire conduire et paistre leurs bestiaux, d’y couper et prendre des mottes pour leur chauffage, des roseaux pour la couverture de leurs maisons et les litières de leurs bêtes, et d’en jouir entièrement, librement et propriétairement à l’avenir comme par le passé, sans pouvoir en être empêchés par personne, et en aucune manière. Faisons défense par ces mêmes présentes à tous seigneurs de fiefs et à tous particuliers de les y troubler pour quelques causes et sous quelques prétextes que ce soit ; défendons pareillement à toutes personnes de quelque qualité qu’elles soient, de prendre, s’attribuer, appliquer à leur profit, privatif, diminuer, altérer, endommager, clorre ou faire clorre aucune partie des terrains tourbeux, et d’en faire empêcher et angustier les entrées, issues et passages de quelque manière que ce puisse être… »

Et cette terrible vieille qui les aurait encore, qui les aurait gardées, sans cette histoire de la Pouille qui s’était fait sans le vouloir le complice des mauvais garçons…, et où il s’était montré, lui, le plus grand favori du destin !

Allons-y encore, Aoustin !

« Donnons par ces dites présentes pleins pouvoirs, autorité et commissions aux juges royaux de Guérande, de veiller et pourvoir à la conservation de ladite Brière, au bon état, liberté et entretien des chemins qui y conduisent et au bon ordre de l’exploitation et jouissance d’icelle ; même de connaître en première instance, et sauf l’appel en notre cour de Parlement de Bretagne, des contestations qui pourraient naître concernant ladite Brière. Si vous mandons que ces présentes vous ayez à faire registrer et de leur contenu jouir et user lesdits exposants pleinement et paisiblement, cessant et faisant cesser tous troubles et empêchements contraires, car tel est notre plaisir.

Donné à Versailles, le vingt-huitième jour de janvier, l’an de grâce mil sept cent quatre-vingt-quatre, et de notre règne le dixième.

Signé : LOUIS »

Celui-là même qu’ils avaient guillotiné !

Il n’avait fait que trois ratures. Il relut, relut encore. Il ne pouvait se rassasier. Certaines tournures le brouillaient bien un peu ; mais les autres passages n’en étaient que plus admirables. « Attaché sous le contre-scel de notre chancellerie » lui faisait l’effet d’une belle phrase fourrée d’hermine, coiffée d’un grand bonnet de pourpre et d’or. Les treize mille hectares en étaient tout illuminés.

À haute voix, comme un notaire, il articulait : propriété… possession… jouissance publique.

Assis dans son foyer, il rêvait ; il rêvait de son triomphe. Tout le monde l’acclamait, la foule lui offrait à boire, tous disaient de sa marmite qu’elle ne faisait pas bouillir la nourriture d’un lâche.

La roue de ses idées tournait, ne finissait plus de tourner… Il ne voulait point se coucher… Est-ce qu’une nuit semblable se passait sous les couvertures ?

Mais comme il avait un peu bu, son nez piquait vers ses genoux ; il se redressait, ses yeux se fermaient ; il les rouvrait, ils se refermaient ; et la figure du roi de France commençait singulièrement à se confondre avec celle du maire de Saint-Joachim !

… Les flammèches de son feu de tourbe avaient des ondulations étranges… elles se transportaient sur les objets comme les feux follets sur le nez des chalands… c’était même une danse mouvementée, capricieuse, qui s’élevait dans les airs et jusqu’au plafond… les murs de la chaumière ne leur faisaient plus obstacle, elles se répandaient par toute l’étendue de la nuit ; elles cabriolaient par les vastitudes d’un marais de ténèbres, parmi des troncs d’arbres noircis, roulés dans une eau morte… Il leur poussait un visage de feu, des mains de feu… elles étaient tout un peuple de minuscules génies grouillant par milliers, qui s’emparaient des arbres, les enfouissaient au plus profond de la vase, et de tous côtés, œuvrant de leurs doigts diligents, reproduisaient en un éclair le lent travail des siècles.

Aoustin n’était plus dans sa chaumière, il pataugeait dans cette boue, nullement effrayé, nullement dépaysé, parmi ces génies korrigans qui ne lui faisaient aucun mal et ne s’apercevaient même pas de sa présence.

Les uns glissaient à la surface des eaux, y jetaient mille débris, feuilles, bois mort, broussailles, qui dans l’instant se décomposaient, à vue d’œil pourrissaient, en même temps que ce sirop visqueux, passant du fluide au solide, formait un terreau semblable au moût de vendange, d’où jaillissaient, dans la musique du vent, les prèles, les roseaux et les fougères.

Les autres, immergés dans les profondeurs, tels des mineurs et des scaphandriers, non moins agiles, brassaient les fanges lourdes infatigablement ; et de leur brassage perpétuel naissait un entrelacs chevelu de plantes aquatiques, sphaignes, laiches, jonchées, carex, prèles, choins, qui, elles aussi, se corrompaient en merveilleuse promptitude, escaladées par d’autres encore, et sans cesse, qui se repaissaient de l’amalgame limoneux des mortes, puis mouraient à leur tour, toujours plus innombrables et plus agglutinées.

Enfin, à travers la lame d’eau, ces tiges animées aspiraient à s’unir aux racines des plantes supérieures ; les rameaux des laiches embrassaient les racines des roseaux, mille bras surgissaient pour parfaire cette étreinte, et tout cela pourrissait aussi… Lacis gluant, spongieux, qui buvait et comblait l’intervalle liquide ; tourbe de poix, ténèbres de la tourbe naissante.

Il étouffait. Il était prisonnier au fond de ce chantier torride où les plantes s’enlaçaient à son corps, il n’avait plus la force de repousser ces murailles souterraines qui se refermaient toujours, et il implorait les sources qui, çà et là, coléreuses, autour de lui bouillonnantes, cherchaient en haut les interstices, et soulevaient comme d’une épaule de grands dômes de gazon. Quand soudain la croûte gonflée céda de place en place, les sources délivrées jaillirent, coulèrent en nappes apaisées, et ce fut, dehors, la lumière du jour sur de grands lacs aux noirs rivages.

Un bruit assourdissant, cris rauques, glapissements aigus, salua l’apparition de ces pâles étangs… C’étaient les oiseaux des eaux, tourbillon d’ailes innombrables, tous accourus, grèbes, sarcelles, moretons, rousserolles, vacarme universel… Les vanneaux virevoltaient au comble de l’ivresse, les plongios par centaines grimpaient aux roseaux qui se cassaient sous leur poids ; les râles, hochant tous la queue, filaient en zigzag sur les feuilles flottantes, en jetant leur : « wouitt-kriock, wouitt-kriock » ; la phragmite des joncs tirait des sons de sa flûte de cristal, et les larges butors, en avalant des sangsues, poussaient leur sinistre : « uproumb… uproumb »…

Puis, dans un grand silence, comme si tout ce peuple à un signal se fût éclipsé, s’avança, comptant ses pas, un grand héron… « kraëck…, kraëck… » qui entra dans l’eau jusqu’aux tarses et se mit à pêcher. Il pêchait à la mode de tous les hérons, le cou fléchi, la pointe de son bec au ras de l’onde ; lorsque, détendant le ressort de son col et dépliant ses grandes ailes bleues, il retira de la vase, en guise de poisson, les lettres patentes à peine reconnaissables. Il les avait happées aux entrailles du lac, et il secouait ces tristes lambeaux comme il eût fait d’une grenouille souillée d’argile.

Aoustin se réveilla en sursaut, effaré, tout étonné aussi de se retrouver sur son banc, tandis que sa vitre se teignait des lueurs du jour.

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