VIII

C’était bien un événement en effet, que cette carriole, car, dans le chemin, aussitôt qu’elle parut, tous les seuils se peuplèrent de ménagères.

Au Chat-Fourré, où elle s’arrêta, une figure enveloppée d’un mouchoir se pencha par l’ouverture, un balluchon suivit, et la femme, à la descente du marchepied, disparut en un tour si rapide que les voisins eurent tout juste le temps d’entendre cliqueter le loquet de la maison. Mais déjà la Capable, dont les yeux, comme de juste, s’étaient trouvés à leur poste, révélait à tous les échos que la Théotiste était de retour, maigre, méconnaissable et enlaidie à faire peur.

L’Aoustine, à ce moment, travaillait près de son chien, dans la grande chambre obscure. Depuis longtemps, on ne la voyait plus ailleurs. C’était dans cette ombre qu’elle passait sa vie. L’accident d’Aoustin, le spectacle surtout, quand il avait été blessé, de ce pauvre corps couché sur un grabat d’agonie, lui avait rendu, comme elle disait, la perle précieuse du souvenir. À sa rentrée de l’hôpital, elle l’avait attendu. Elle espérait qu’il lui reviendrait, après avoir touché de si près la mort. L’homme ne finit-il pas toujours par rentrer aux lieux où il a vécu ? Mais il n’avait pas voulu retrouver son chemin. Il était retourné à sa mauvaise solitude. Et elle, une fois de plus, avait dû offrir à Dieu sa déception. – L’emprisonnement de Théotiste avait cruellement fait saigner son amour maternel. Peut-être même avait-elle moins vu le forfait dont Théotiste portait l’accusation, que l’évident abandon de Dieu, qui n’était pas intervenu pour la sauver. Le Jésus qui s’était abaissé pour elle dans les roseaux reniait aujourd’hui sa protégée, la livrait à l’enchaîne des démons, et elle ne doutait pas que ce délaissement n’eût commencé dans cette abominable nuit de sang, dont elle était rentrée le matin avec tous les signes d’un égarement criminel.

Elle était malheureuse et priait.

À la vue de Théotiste, – elle ne s’attendait pas à ce retour, – elle porta la main à son cœur, sans pouvoir articuler un seul mot, et tremblante ouvrit de grands yeux pleins de trouble sur cette robe de poussière et de cendre.

Immobile contre la porte, Théotiste ne valait guère mieux, elle ne savait si elle devait s’avancer pour embrasser sa mère ; et pas une parole entre elles n’était prononcée, pendant que le chien, se levant du foyer, rampait vers la jeune fille.

Alors, sans dérider ses lèvres de leur pli douloureux, se tournant comme une automate, l’Aoustine alla vers la maie, se chargea d’un pain, mit sur la table une bouteille, une assiette qui contenait quelques restes froids, et, levant encore une fois ses mêmes yeux profonds :

— Demande pardon à Dieu, dit-elle, d’une voix qui avait peine à sortir.

— Dieu m’a pardonné, répondit Théotiste, doucement, faiblement, sans songer à s’approcher des mets qui lui étaient servis. Je ne suis pas aussi coupable que vous le croyez.

Et, de la vérité de ces paroles, elle semblait prendre à témoin les ombres du sein de la terre.

— Je le voudrais bien, Théotiste, répondit Nathalie d’un ton pénétré, en regardant le ciel.

— Oh ! s’écria la jeune fille dont la poitrine haletait d’émotion, vous avez toujours votre affreux soupçon !… Vous vous demandez toujours ce que j’ai pu faire dans le marais, cette nuit où mon père a reçu son coup de fusil !… eh bien !… mais je vous l’ai dit !

— Théotiste !

— Mais puisque je vous l’ai dit et redit, ma mère… que j’avais passé la nuit chez Florence !

Chez Florence ! Cette histoire extraordinaire et embrouillée n’avait jamais pu trouver place dans la tête de Nathalie, et son visage en ce moment se montra si divisé, si altéré du frissonnement du doute, que Théotiste alla s’effondrer sur une chaise, dans un muet désespoir.

— Ne crois point, ma fille, que j’ai cessé de t’aimer comme mon enfant… Tu es mon enfant… tu es mon enfant par le jugement de Dieu… oui… Quand tu n’as plus été là, poursuivit-elle en retenant un sanglot, j’ai traîné mes pauvres pieds, je faillais à la besogne, je pensais à toi, je pensais à ma pauvre petite fille… tous les matins, je la débarbouillais.

Elle remua le couteau, elle remua le pain…

— C’est ton balluchon, ça ?… c’est le linge que tu avais… là-bas ?

Théotiste fit signe que oui.

— Donne !… donne !… il faut consumer tout ça.

Et elle s’en alla en emportant le paquet ; et bientôt, une forte odeur de chiffon brûlé remplit toute la chaumière, tandis que Théotiste, sur sa chaise, était toujours immobile, les bras pendants et le corps sans force.

Tout le reste de la soirée fut silencieux. Nathalie allait et venait avec sa lumière. Théotiste changea de robe pour se débarrasser d’un miasme de prison qui l’écœurait. Elle aussi allait comme un fantôme. Elle erra dans le grenier, dans la mansarde. Ses yeux égarés semblaient chercher toute chose. Puis, quand la nuit fut venue, que sa mère fut couchée, incapable quant à elle de se résoudre à demander le sommeil, elle se retrouva, presque sans le vouloir, devant la petite fenêtre sur le courtil, où elle avait si souvent autrefois connu les joies et les peines de l’amour.

L’ayant ouverte, elle aspira cet air qui était maintenant ce qu’il y avait de plus pur dans son sort, et son regard, tout débordant de son cœur, se suspendit dans un immense désir aux petites feuilles des peupliers si calmes là-haut sur les grands fonds du soir.

« Ô mon Dieu, ayez pitié de moi ! puisque c’est la crainte… la crainte de la malédiction… la peur de mourir, qui m’a poussée où je suis. »

Tout était silence. Les feuillages des arbres commençaient à briller. Son âme aurait voulu se perdre dans l’infini de ce rayon nocturne. Une paix, descendant sur elle, effleurait son front. Une musique que son âme seule entendait.

Avec passion, elle respirait cette caresse de l’ombre… Ah ! ce n’était plus maintenant qu’elle dirait à Jeanin : « Il faut attendre qu’il nous ait oubliés. » – Après ce qu’elle avait souffert, elle ne craignait plus rien de ce qui l’avait fait trembler, pas même la mort… Mais tout de même, quand elle vit au loin, dans le noir des platières, se mettre à scintiller la grande curée du nord, son âme se gonfla de sanglots, et elle pleura, pleura là sans s’arrêter, toute une partie de la nuit.

Alors commença pour elle une manière de vivre qui n’était pas loin de ressembler à celle de la maison d’arrêt. Pendant de longues semaines elle n’osa sortir, pas même traverser le chemin. Elle n’allait plus à la fontaine qu’à la nuit épaisse. Comme il fallait cependant gagner des sous, elle obtint de la fabrique de fleurs de travailler à domicile, de sorte que toute la journée elle s’absorbait dans la confection de bouquets d’orangers pour les mariées. Le soir venu, qu’elle n’y voyait plus, elle ne changeait point de place, mais restait là, tout épuisée du sentiment de sa douloureuse existence.

Avec le temps, elle essaya de reprendre quelques habitudes. Une fois, elle se risqua jusqu’à l’épicerie, mais elle se trouva aussitôt, au milieu des femmes, comme ces moineaux qui, pour un brin de laine qu’ils traînent attaché à leur patte, se font pourfendre à coups de bec par leurs semblables.

Sa mère, plus par douleur que par réprobation, lui parlait à peine, se contentait de pousser des soupirs, n’échangeait avec elle que les indigentes paroles qui nomment les objets.

Elle ne voyait plus le moyen de sortir de ce cercle d’abandon et de mépris. Seul la soutenait le souvenir de Jeanin… Quel qu’eût été le cruel prix de son amour, comme en dépit de la voix intérieure qui lui remontrait le scandale de sa fidélité à cet homme après son mauvais coup, elle l’aimait toujours avec la même force, et même, se moquant maintenant de toutes les imprécations du monde, elle était bien décidée à l’épouser. Il n’avait qu’à venir la chercher. Elle habiterait Mayun, elle serait une femme de Mayun, elle filerait le lin elle tresserait des corbillons.

Cependant, les soirs se succédaient, le temps passait, et il ne venait pas ! Sans doute ignorait-il son retour. Elle-même n’osait se rendre à Mayun. Elle lui écrivit. Elle n’eut pas de réponse.

Une fois, qu’elle gravissait la butte de Brécun pour un lot de farine à prendre chez le meunier, toute transpercée de tristesse par les rayons du beau soleil de ce jour, voyant dans une prairie basse les moutons de Julie Chantal qui paissaient, elle eut l’idée que sans doute Marie devait être là à les garder. Obéissant alors à une impulsion de son cœur, elle s’avança par le sentier, et dans le pré, en effet, aperçut Marie assise, le dos contre le buisson, occupée à un travail à aiguille. Elle s’arrêta, hésita, puis vers la jeune fille fit quelques pas, timidement.

Marie leva la tête, reconnut la fille d’Aoustin, et rougit.

« Est-ce que je peux m’approcher ? » semblait demander Théotiste, le long de la haie sauvage, « ou bien, toi aussi, vas-tu me repousser comme les autres ? »

Marie fit un geste ; elle ramena sur ses genoux le pan de sa robe qui traînait sur l’herbe, et Théotiste, aussitôt, fut près d’elle.

Maintenant, serrée contre la petite cadette, elle pleurait en silence, secouée jusqu’au fond d’elle-même, recevant dans ses mains l’inépuisable mesure de son âme meurtrie et battue. Ces larmes, c’était tout ce qu’elle avait à dire.

Marie ne lui parlait pas davantage, mais elle la considérait avec une compassion infinie, la caressait, à la fin lui mit dans la main quelque chose, en lui disant : « Garde cela. »

C’était l’anneau du bonheur.

— J’en ai moins besoin que toi.

Mais Théotiste n’accorda à l’objet qu’une attention distraite. Son désir aspirait à quelque présent plus précieux :

— Ô Marie, dit-elle, si tu veux !… si tu voulais !… Embrasse-moi !

Désormais, quelque temps avant la retombée du soleil, il arrivait à Théotiste de repousser ses ciseaux et de s’en aller par le sentier de Brécun dans la prairie où elle retrouvait sa petite consolatrice. Même, un de ces jours-là qu’elles étaient ensemble, M. Ulric se montra au bout de pâture… De sorte qu’à la veillée, chez Julie Chantal, il fut question de Théotiste.

— C’est une pauvre fille perdue… tu feras peut-être bien, Marie… Enfin, je suppose qu’elle ne te donne pas de mauvais conseils ?

— Oh ! non, fit Marie.

Mais elles se turent aussitôt, car Aoustin entrait. C’était l’heure de la soupe.

— De quoi parliez-vous ? demanda-t-il.

Ce diable d’homme !

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