XI

Ses pensées couraient en lui, comme des rats d’eau. C’était une confusion, un grouillement dans les vases de son cœur, qui lui donnait la nausée. « Ce n’est donc pas tout ! ce n’est donc pas fini !… Voilà que ta fille est folle maintenant !… Quel escalier descends-tu donc ! »

Immobile, à cinquante pas de la maison de Julie, adossé à un mur, il regardait devant lui, les yeux perdus dans un vertige. Ah ! certes, il ne s’agissait plus aujourd’hui des infortunes de sa fille, de toutes ces douleurs qui lui avaient fait si peu, dans le passé, l’effet de compter parmi les douleurs d’autrui. Alors c’était quelque chose comme une douleur à lui qu’il n’aurait pas ressentie… Eût-elle pleuré autant de larmes qu’il s’amasse d’eau en Brière, qu’il n’eût songé qu’à pousser son chaland là-dessus, sans s’en émouvoir. Si on lui disait : « Elle n’est pas à son aise », c’était bon… Elle n’avait pas besoin d’être à son aise. Pareil pour son temps de prison : ça ne l’avait pas distrait davantage. Mais autrement pire que tous les amaigrissements, que toutes les consomptions de l’amour, que tous les jugements d’une justice qui ne sait le juste prix de personne, cette déchéance dans l’effroyable inconnu des domaines d’au-delà de la douleur. Sa chair et son sang. Il n’arrivait pas, de par les liens qui unissaient cette tête à la sienne à comprendre que ce malheur fût possible… Est-ce que tous les Aoustin n’avaient pas été favorisés pour l’intelligence ? N’avait-il pas lui, le coup d’œil et la réponse, une mémoire bien à sa place dans le cerveau, et la compréhension naturelle de tous les intérêts ?… Alors ! qu’était-ce que ce coup encore sur le reste de ses forces… que cet acharnement de la destinée qui, après avoir fauché dans la puissance de ses membres, l’atteignait maintenant dans l’œuvre de son esprit ?

« Théotiste… Théotiste… », murmurait-il.

Il tremblait. Était-ce peur pour lui-même des profondeurs où il se sentait entraîné ? Était-ce pitié ?… Était-ce amour ?… Quelque vieille graine d’amour gardée sauve dans les tourbes de son âme… Qui l’aurait pu dire ?

Le sang lui bourdonnait. Il regardait devant lui dans le plus grand trouble.

L’obscurité tombait. Un feu passa dans le village. Il entendit un sifflet lointain du côté de l’ouest. Un chat miaulait, invisible au milieu de la rue. Puis, tout d’un coup, ce fut comme un souvenir : une petite enfant, une enfant follette, courait dans la maison au bruit de ses galoches de bois… Elle portait sur le dos sa longue natte noire, qu’il menaçait de lui couper comme on coupe la gorge aux anguilles… Et c’était aussi une certaine corde à sauter, qu’on retrouvait dans tous les coins de la maison, qu’il avait fini par rabouter à un autre restant, pour lier ses gerbes de litière.

Et il s’aperçut que, dans son émotion, il avait poussé sans s’en apercevoir, et qu’il était maintenant, non au chef de l’île, mais au Chat-Fourré, à deux pas de son ancienne maison.

Tout était sombre en elle, avec son grand toit de chaume sur le fond rouge du couchant, et il ne l’aurait pas regardée autrement s’il eût assisté à l’incendie de ses combles ! Tous ces matériaux étaient là comme imprégnés du drame enfoui sous leur silence.

Il la contemplait avec une hésitation angoissée ; et le diable le poussait, ne lui laissait plus sa liberté. Il s’avançait. Il n’était plus le maître de vouloir ou de ne pas vouloir. Ce malheur-là qu’on disait faisait partie de lui. C’était comme un mal dans sa chair. Et il s’approcha, porta la main au loquet… la clenchette n’était pas mise… il entrebâilla la porte légèrement… il entra.

La pièce plongeait dans l’obscurité. Il n’y avait personne. On devait être en haut. Un peu de braise se mourait dans le foyer. Il ouvrait tout grands ses yeux, s’efforçait de voir tout autour, interrogeait cette ténèbre… Jamais pareille griffe ne l’avait saisi à la gorge ! Et il évitait de faire du bruit, n’osait se porter plus avant. Il lui semblait qu’un doigt se posait sur son front. Il se sentait touché par le mâle esprit, environné par de grands voiles d’ombre, et, frissonnant, malgré son vieux courage, il ne savait, dans sa propre maison, ce qu’il devait faire… appeler ou s’en retourner, ou rester là et attendre.

« Non, Aoustin, non… Ce n’est pas ta faute… car c’est elle… Ne voulait-elle pas faire le déshonneur de son ventre ? »

Ses yeux s’habituaient à l’obscurité, et il vit alors comme deux étincelles qui brillaient dans le noir. Il s’approcha de tout près, pour se rendre compte si ce n’était pas le chien qui se trouvait là, monté sur une chaise. Mais ce n’était pas les yeux du chien ! Une chevelure, des épaules, une ombre humaine se dessinaient.

Il tressaillit, fut tenté d’avancer le bras vers cette ombre.

« Théotiste !… murmura-t-il, Théotiste !… » Et sa voix, malgré lui, se faisait toute basse.

On ne lui répondit pas.

Théotiste !

Alors il vit une main, pareille à une main de fantôme, qui passait et repassait sur la table.

Il ne put s’empêcher de reculer, en même temps que sous son sabot s’écrasait un objet, comme un éclat de faïence. Un frémissement lui courut aux reins. Il lui sembla brusquement que toute cette obscurité devenait comme une bête énorme.

— Théotiste ! appela-t-il une dernière fois.

Mais, comme on ne lui répondait toujours pas, lentement il regagna la porte.

« Non, Aoustin !… Ce n’est pas vrai !… Ce n’est pas toi le fautif ! »

Le spectacle qu’il venait d’avoir le poursuivait, en même temps qu’une colère se déchaînait dans son for. Il brandissait sa terrible main de mortas. Sans cet emportement, peut-être serait-il retourné chez Julie lui rapporter ce qu’il venait de voir ; mais cette colère lui imprimait ses ongles, et il était porté sur elle comme sur du feu.

Chez lui, d’anciennes pensées l’attendaient, qu’il ne perdit point de temps à repasser au crible de l’examen. De son armoire, il tira une feuille de papier, du papier timbré datant du temps de la procuration de l’Aoustine, l’installa sur la table avec l’encrier et la plume, les mêmes qui lui avaient servi dans la nuit des lettres, refit son feu comme s’il devait rester huit jours sans y toucher ; près de ce monceau, accumulé sur une hauteur de plus de trois langues de flammes, posa à la chaleur un pot de café et un bol, attrapa son fusil, et, l’arme serrée entre ses genoux, avec un soin minutieux, tassa la poudre, glissa les chevrotines suifées, trois dans chaque canon, baguetta la bourre ; à son bougeoir, planta une rousine neuve, qui n’était qu’une tige d’iris trempée dans l’huile, mais assez longue pour brûler toute la nuit, la plaça allumée près du papier et de l’encre, sur la table qui ne portait rien d’autre que ces trois objets, porta enfin dans le chemin, contre son mur, tout ce qu’il possédait d’outils tranchants ou frappants, comme ses foènes, ses deux pioches et sa hache, puis son fusil à l’épaule, muni d’une lanterne, sortit, sans tourner sa clé, en laissant sa porte sur le loquet.

Quelques instants après, il filait en Brière.

De toutes ses forces il poussait, et avec une rapidité qui l’eût étonné lui-même, si son esprit n’eût été occupé à voler plus vite encore. Son but l’aspirait, par le plus court, comme la flèche.

Le froid mordait, mais ce n’était pas ce qui le faisait grincer des dents.

On y voyait encore un peu. Un point rouge s’éteignait sur l’horizon. La moitié du firmament disparaissait sous un grand nuage sombre, qui se terminait vers le nord en une échancrure d’arc parfait, au-delà duquel, jusqu’aux limites de la terre, commençait comme un autre ciel plus pur. Sous cette haute voûte fumeuse, les piardes dormaient, métalliques. Au fond des lointains, des feux s’allumaient dans les bourgs. Puis la nuit s’épaissit. Les joncs, les roseaux s’enténébrèrent. Une étoile brilla au-dessus des vapeurs violacées du bas ciel ; et sur les eaux, dépossédées de leur dernier carmin, errèrent de pâles visages de fantômes.

Il traversait ces vapeurs, et, en un instant, ne leur laissait que le souvenir lointain de son passage. Quelques canards s’envolèrent des roseaux de la butte du Tropique ; mais il était déjà en vue de la butte Rouge, et franchissait les mafrages du nord.

Il accosta, rangea son chaland, gravit le chemin.

Le village dormait. Pas une âme. Toutes les portes closes. Çà et là seulement, dans les vieux pisés roux, une vitre, qui luisait. Il était l’unique vivant de ces lieux. Son pas résonnait dans les ruelles. Il arriva sur la place à l’abreuvoir. Personne, là non plus. Alors, sur la pierre de l’auge il déposa sa lanterne. La flamme brilla. Des ombres s’allongèrent sur les torchis. Puis ce feu, il l’attacha solidement à sa boutonnière, sur sa poitrine, qui, par ainsi, comme d’elle-même, éclairait sa marche.

La troisième porte à gauche… Il n’eut pas besoin de frapper, – on ne met point de serrures à Mayun – il entra.

Que de fois, pendant ses veillées, quand il roulait ses projets dans l’appartenance, il s’était vu de cette façon, pénétrant chez le vannier, accoutré de son falot, le doigt sur la détente ; tellement que, n’eût été présentement la morsure dont s’emportait sa lèvre, il aurait pu croire ne faire que rêver comme devant.

Le lit faisait face à la porte, dans le fond, sur la droite. De l’homme on ne voyait que la tête, sous le bras replié. Exactement la pose qu’il avait dans son bateau, la nuit des oiseaux bleus. Là encore, Aoustin ne s’était jamais imaginé qu’il le trouverait autrement couché. Les choses se réalisaient de point en point.

Penché sur le chevet, il retenait sa respiration, écoutait celle de l’autre, montrait le demi-rire qui lui remontait de la grandeur de sa joie diabolique… L’homme remua, réveillé par cette lumière qui lui tombait sur le visage, ouvrit ses yeux, et, dans le creux de son matelas, demeura terrorisé, sous la vision de ce spectre à la poitrine de feu, de ses dents prêtes à mordre, de ce regard flamboyant qui le dévorait de tout près.

— Motus à ta gorge ! lui siffla Aoustin, ou je fais sauter le fausset de ta barrique !… Tu n’es qu’un bouquet dans la main de Lucifer !… En même temps, il le menaçait de son mortas ; pendant que l’autre s’aplatissait d’épouvante, perdait son esprit de cette main suspendue sur sa tête, cette main noire, effroyable, qui n’était ni de chair ni d’os.

— Habille-toi !… tu marcheras devant moi !… où je te conduirai !… Et motus à ta gorge !

Le gars, les yeux fous, regardait sa dernière heure.

Il finit par obéir, se souleva… Désarmé, il n’avait aucun espoir de pouvoir se défendre. Les deux chiens d’acier qu’il avait devant lui, relevés sur le ressort, ne demandaient qu’à enflammer la capsule… Il se laissa glisser de sa couche, les jambes flaches et le sang blême.

— Qu’est-ce que vous me voulez ?… qu’est-ce que vous me voulez ? ne faisait-il que répéter, comme en rêve, les dents claquantes, tout en passant ses chausses.

— Marche !

Ils passèrent la porte, l’un derrière l’autre. Ils descendirent les ruelles, Jeanin devant. Un pas à droite, à gauche, il recevait la décharge dans les reins. Il le savait.

D’un mot sec, Aoustin le mettait dans le bon chemin. Ils arrivèrent à la chaussée. En un saut, Aoustin fut à sa place sur le boettereau, le fusil en position.

— Embarque… et prends la perche !

Jeanin titubait, passait sa manche sur son front mouillé de sueur. Il entra dans le chaland, avec des regards d’affolement du côté de l’homme et du fusil, ramassa la perche.

— En avant !

Le bateau oscilla, quitta les roseaux.

Aoustin n’avait qu’une crainte, c’était que le brouillard ne se formât tout à coup, comme il arrive, – car le grand nuage noir, au lieu de se dissiper, s’était étendu à toute la surface du ciel. C’était à peine si la lune – une lune d’hiver, toute pâle – laissait filtrer par les interstices un rayon qui se déplaçait avec la marche de la nuée.

On n’allait pas vite, parce que toute la force du garçon s’épuisait dans son tremblement, tandis qu’il récitait toutes les prières qu’il avait apprises.

Le chaland s’avançait dans le silence de la Brière. On n’entendait rien, – pas même le lugubre « uproumb » des butors ; on ne voyait rien, que çà et là une écaille d’eau bleuâtre qui s’effaçait comme l’éclair.

— À gauche… dans le fond… contre le mur, va-t’en là !

Et Aoustin, le fusil braqué, suivait toutes les contenances et flottements du gars, qui hésitait de terreur à la vue de la rousine allumée sur la table.

— Mais qu’est-ce que vous me voulez donc ?… qu’est-ce que vous me voulez ?

— À gauche… dans le fond… quand tu seras où je te dis, nous pourrons causer !

Le gars, en s’avançant, semblait s’accrocher dans des ronces ; et tout son corps tressauta au bruit que fit la clé en tournant à l’intérieur. Il se soutenait des mains contre le mur, ses pieds glissant et s’enfonçant dans des déblais de terre de tourbe, où un grand trou s’ouvrait à son côté.

— Grâce ! Aoustin… grâce !

Aoustin ricana. Sa figure était sinistre. Il alla s’asseoir dans son foyer, face à son invité, à qui déjà il lançait la mort de dessous ses noirs sourcils, le doigt sur la détente, insoucieux du bruit que pourrait faire le coup, entre ces quatre murs, à trois cents mètres de tout logis, sans autre ouverture que trois mains carrées de vitre et de barreau –, tournées vers le large.

— Il y a là du papier… Tu vas me vendre ton testament… pour un coup de fusil… c’est vil prix.

Et c’était le diable encore qui lui inspirait ces paroles ambiguës, lesquelles n’avaient pour destination que de faire tenir l’homme en place, en berçant ses facultés de l’espoir de quelque arrangement in extremis.

— Sinon, ta fosse est prête… Tais-toi !… pas un mot !… Au matin, à la première heure.

Et, refermant ses mâchoires, il se tint immobile dans la lueur de son feu qui flambait, son fusil sur ses genoux, et le canon en ligne, prêt à presser la détente au premier mouvement douteux.

Penché sur son arme, le cou tendu, il dévorait l’âme de cette ombre dont il écoutait le respir d’angoisse. Et c’était bien la nuit qu’il avait rêvée, cette grande nuit de qui-vive, qui, seconde par seconde, lui versait sa récompense pour tout ce qu’il avait souffert, la joie irrévocable, et la dernière de sa vie, de tenir là chez lui, sous son point de mire, affalé et dompté, le gâteur de son sang. Cet homme, en ce moment, lui rendait sa main, lui rendait la raison de sa fille, restitution qui n’avait pas fini de s’accomplir, puisqu’il allait encore garder les os sous ses pieds, ensevelis dans la fosse, sous la terre pilonnée, bien assuré que personne, tant que serait debout la maison, ne viendrait déranger cette sépulture.

De temps en temps il allongeait le bras vers le pot de café tenu au chaud. Et c’était afin de parer, non au sommeil, contre lequel il était sûr, quand il l’avait banni d’un mot, mais à l’insidieuse distraction, complice des immobilités nocturnes, et dont il entendait prévenir le jeu perfide.

Il buvait, l’œil en dehors du bol, sur ses gardes.

Puis, de nouveau, se remettait l’esprit à son paiement.

Deux heures sonnèrent au clocher de Saint-Joachim, deux coups sourds, qui descendirent par la gueule de l’âtre parmi le grondement des tourbillons de l’air.

Trois heures sonnèrent. Le garçon, recru de fatigue, s’était laissé aller au sol, à même le tas de tourbe, tel un vagabond écroulé au pied d’un mur, ne bougeait plus, le bras replié sur sa face… Et Aoustin guettait à la vitre le signe avant-coureur des premiers progrès du jour. C’était l’heure qu’il avait choisie, parce qu’elle correspondait au moment où partout le sommeil se recharge sur les yeux des hommes.

Cette fois, il but d’un seul trait toute la fin de son café, et, en s’essuyant la bouche, regarda longuement le grand corps étendu à terre. Sa main ne tremblait pas, il était sûr d’elle… comme il était sûr de sa poudre, après cette nuit de chaleur… Il contemplait la mort qu’il allait donner… Elle était juste et belle. Elle avait les yeux clos. Elle avait la pâle figure et les longs cheveux de Théotiste.

Or, comme il s’apprêtait à crier : « Debout ! » lui aussi dut écouter : des heurts étaient donnés contre sa porte. Il demeura en suspens. Il ne répondit pas. On y allait maintenant à coups de sabots ; on appelait : « Aoustin ! » Visiblement, on cherchait à le réveiller.

Il ne savait ce qu’il devait faire. Furieux de se voir dérangé dans son homicide, il regardait tour à tour, et sa porte qu’on secouait, et son prisonnier qui se soulevait sur ses mains. Lorsque l’idée du feu lui traversa l’esprit… pour qu’on vînt l’assigner à cette heure… peut-être était-ce le devoir qui l’appelait ?

— Aoustin ! Aoustin ! criait-on toujours.

Alors, sans quitter son fusil, comme un dompteur qui se retire à reculons en fixant l’animal, il gagna son huis, et faisant jouer la clé, passa vite, pour refermer du dehors, à double tour.

— Qu’est-ce que c’est ?

Dans la brume de nuit, il ne vit d’abord qu’une forme enveloppée, indistincte, puis reconnut une ancienne voisine de son quartier du Chat-Fourré.

— Aoustin, lui dit cette femme, je viens te quérir !… c’est à cause de ta fille !… la grande démence l’a prise ! Sa mère est venue tout à l’heure jusque chez moi, en poussant des cris… j’ai dit que j’allais te quérir et t’amener !

— La grande démence ?… la grande démence ?

Il hésitait, grognait en regardant sa porte. Il lui répugnait de lâcher sa proie.

— Tout de même, lui dit la femme, à la vue de cette indécision, c’est tout de même bien le moins que tu viennes, mon garçon.

C’était vrai ce qu’elle disait… le message ne pouvait se refuser… L’autre d’ailleurs était bien enfermé là… en pays ennemi.

— C’est bon, dit-il, je te suis.

La clé tourna, tous deux s’enfoncèrent dans le brouillard.

Au Chat-Fourré, la voisine poussa la porte, et ils entrèrent au milieu d’une fumée blanchâtre qui prenait à la gorge, avec une forte odeur de suif, si bien que la femme se détourna en toussant et en fermant les yeux :

— Qu’est-ce que cela encore ?

Dans ce nuage s’avançait le visage de la vieille épouse, visage de fumée, comme pétri de la même substance condensée et durcie. Son regard pleurant marquait une mortelle inquiétude d’un bruit de pinces qu’on entendait du côté de la cheminée. Contre sa jupe, elle retenait le chien par le collier.

— Où est la fille ?

D’un geste accablé, elle désigna une forme accroupie dans l’âtre, des cheveux dénoués et épars. Là, une main tournait et retournait au bout des pincettes de fleurs de mariées, d’où s’échappaient les volutes écœurantes. La cire fusait, jetait un éclat livide, auquel succédait un nouveau jaillissement de l’âcre tourbillon. Et le chien poussait des cris plaintifs, comme s’il flairait dans le logis le vent de cette infortune humaine.

— Théotiste !

Théotiste leva vers son père ses grands yeux d’or, qui ne le reconnurent pas. Mais, en voyant le fusil pendu à l’épaule, avec un air d’indicible terreur elle lâcha ce qu’elle tenait, se rejeta au plus profond de la trappe, ramena tous ses cheveux sur son visage, et, avec ses deux mains, se boucha la place des yeux !

Aoustin était impressionné. L’Aoustine, à côté de son époux, tremblait de tous ses membres.

— Ça l’a attaquée dans la nuit… elle est venue faire un grand feu… puis elle s’en est prise encore à la vaisselle… et au carreau… elle a brisé le carreau… et la voilà maintenant.

Il y eut un silence. Aoustin et Nathalie se tenaient l’un en face de l’autre. Leurs âmes n’échangeaient aucun souvenir. Entre ces deux êtres, l’orgueil et la crainte étaient au bout de leur œuvre.

— Il faut chercher le médecin, dit Aoustin, tout de suite !… tout de suite !…

Et, sans en dire plus long, après avoir déchargé son fusil, mis les chevrotines dans sa poche, il quitta la maison. Il était bouleversé.

Quelques instants plus tard, la carriole de Ribeyron l’emmenait dans la direction d’Herbignac, vers la petite ville de P…, située à six lieues.

Le voyage fut long. Il y avait du verglas. Chemin faisant, il s’entretenait en lui-même du malheur de sa fille, que maintenant il ne distinguait même plus du sien ! Il pensait aussi à son « époux de la prisonnière », regrettant d’avoir laissé des munitions de bouche dans la chambre, quand le moyen se présentait si bien à cette heure de le laisser mourir de faim.

Quand il arriva à P…, le médecin était parti. Il ne reviendrait pas avant midi. Alors il attendit, en compagnie du voiturier. À midi, le médecin n’était pas revenu. À une heure seulement il rentra. Aoustin lui donna toutes les explications. Mais le docteur avait encore à prendre son repas, et une visite urgente dans un des quartiers de la ville.

Il était près de quatre heures quand ils furent de retour à Fédrun.

Le médecin avait sa voiture. Mais il pria Ribeyron de rester, parce que, dit-il, on pourrait avoir besoin de lui.

Quand les hommes entrèrent, il y avait deux voisines auprès de l’Aoustine, qui n’avait pas voulu demeurer seule dans la maison. Théotiste était toujours dans son âtre. Elle chantonnait quelque chose, comme un air de berceuse.

Le médecin se fit indiquer la malade, puis s’approcha et s’installa en face d’elle, pour l’observer.

— Sapristi !… il ne fait pas chaud aujourd’hui ! Vous n’avez pas froid ici, au moins ?

La jeune fille enroulait au bout de ses doigts des mèches de ses cheveux.

— Dors bien, mon ami… Dors bien… dodo ! dodo !

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Tu es un génie, tu travailles à merveille. Demain on te donnera toute la forêt à fagoter… Au lieu de travailler, tu te mettras à dormir… Moi, je t’apporterai ta soupe… Je ferai ton travail pour toi.

Elle parlait d’un ton uni, calme et doux.

— À qui vous adressez-vous ainsi ? Est-ce à moi ? Est-ce que vous me reconnaissez ?

Debout derrière le médecin, Aoustin ne perdait rien des expressions de sa fille, la contemplait-avec un air de profond hébétement.

— Ne te désole pas, mon ami, mon cher ami… mets le feu à ces fagots… Prends la grande poêle. Je vais sauter dedans… tu auras tous mes os !… À mesure que tu monteras, tu en mettras un devant toi… et tu parviendras au ciel.

Aoustin écoutait, en frémissant, ces paroles qui avaient presque l’air de s’appliquer à lui ! les sentences de la folie ne cachent-elles pas parfois une sagesse d’au-delà de la raison.

Le médecin lui fit signe, ainsi qu’à la mère, et dans la salle du fond, à voix basse, donna ses instructions, tandis que se poursuivait le murmure dans la cheminée, et que, de la cour, partaient les aboiements du chien que Nathalie avait mis à la chaîne.

— Il faut l’emmener, la conduire à l’hôpital dès ce soir.

— Mais bon Dieu ! qu’est-ce qui a bien pu la faire tomber dans ce mal-là ?… Ce n’est pourtant pas la tête qui manque dans la famille des Aoustin !

— Les ennuis suffisent, amplement.

Aoustin, le front barré de plis, regardait à terre. Il fouillait dans cette terrible et déconcertante obscurité des événements qui, s’engendrant les uns les autres, constituent l’inextricable famille des effets et des causes. Quel rôle là-dedans avait-il joué lui-même ? Il ne le savait pas bien au juste. Il y avait trop de sous-entendus dans la nature. Il finissait par n’y plus rien comprendre. Il avait voulu le bien… et il voyait le mal à ses pieds. Le mal, le grand mal, car si tout le reste n’avait été qu’accidents volants, à la surface de l’épiderme, la folie était une corruption qui se rendait maîtresse de la force suprême. Et cette folie l’impressionnait, comme s’il s’en dégageait des ondes contagieuses dont il fût menacé à son tour.

— C’est moi qui vais l’emmener, s’écria-t-il, comme pris d’une résolution subite, en levant son poing, moi qui vais l’emmener !… moi !… moi, son père.

Et il sortit, tandis que sous l’œil du médecin l’Aoustine mettait quelques linges et effets dans un balluchon, et s’approchait de la malade pour tâcher avec un peigne de lui arranger les cheveux.

À chaque coup de démêloir, la jeune fille faisait porter sa tête en arrière avec une grimace de douleur.

— Ma petite Théotiste ! gémissait l’Aoustine, en enroulant tant bien que mal l’épaisse et opulente chevelure.

— J’ai été méchante !… méchante !

— Mais non, vous n’avez pas été méchante, dit le médecin, on va vous emmener maintenant faire une promenade… Voulez-vous venir avec moi ?

Mais Théotiste n’alla pas bien loin, car dès qu’elle aperçut la voiture, un char à bancs, chapeauté d’une bâche sous laquelle Aoustin et Ribeyron donnaient la dernière main aux dispositions de l’intérieur, elle poussa un cri, et, dans le bond qu’elle fit en arrière, donna avec une telle violence contre la porte, que ses cheveux hâtivement épinglés se détachèrent de nouveau et roulèrent sur ses épaules. Secouant la tête, elle faisait : « Non, non, non ! »

L’une des voisines expliqua au médecin que ça lui rappelait son malheur, que c’était dans une carriole comme celle-là qu’on l’avait ramenée… que c’était même justement cette voiture à Ribeyron.

— Eh bien, eh bien, nous n’irons pas dans la voiture.

— Puisque c’est pour une promenade, proposa alors Aoustin, en revenant lui aussi dans la maison, il n’y a pas besoin d’une voiture… On pourrait aussi bien y aller en chaland ?

C’était une idée. Le docteur approuva. Rentré à P…, il télégraphierait au service de la ville, qui enverrait à Bert chercher la malade.

— Hein ?… ma petite fille, voulez-vous bien, n’est-ce pas, faire un tour en chaland avec votre père ?

À cette question, Théotiste fut prise d’un tremblement convulsif.

— Lui parler de son père, ça la fait trembler, vous voyez bien, marmotta à mi-voix l’Aoustine… non, non, pas avec ton père.

Et, désignant Aoustin :

— Avec cet homme-là ?

Théotiste fit signe qu’elle voulait bien.

Alors Aoustin s’occupa sur-le-champ de se procurer dans le voisinage un chaland un peu grand, plus stable que son ordinaire chaland de chasse. Le voisin Richard en possédait un de la dimension qui convenait et ne fit aucune difficulté de le prêter. On assécha le fond en le bouchonnant avec de la paille, on étendit une couche de rau, et le blin conduit par Aoustin s’en vint glisser devant le montoir du courtil. Les femmes apportèrent le balluchon de linge protégé dans un morceau de voilure, ainsi que des couvertures pour le froid. On enfouit le tout dans la cabane de devant, et Théotiste, à son tour, fut amenée par l’allée du verger, tout lentement, aux bras de sa mère et d’une voisine. Elle parlait d’aller ramasser les œufs des courlis. Quand, bien enveloppée dans son châle, elle fut assise sur le bouttereau, elle cessa de porter attention à ce qui se faisait ou disait, et avec une grande fixité, se mit à contempler les lointains brumeux de la Brière.

Tout était paré. Aoustin, debout à son poste, sa gaffe passée dans son anneau. Lui non plus ne regardait personne. Puis, au milieu de l’émotion, comme du silence de tous ceux-là qui, de derrière les paillets voisins, assistaient à ce départ, muet et sévère, il démarra avec lenteur. Il semblait emporter un mulon précieux.

Alors, l’Aoustine, éclatant en sanglots, fit un grand signe de croix, qui, même lorsqu’il fut achevé, eut l’air de demeurer longtemps visible sur la chalandière ; tandis que le bateau s’éloignait, sans autre mouvement à son bord que celui de la longue perche qui montait et descendait.

Ils s’en allaient. Aoustin poussait vite. Mais ses pensées alourdissaient étrangement son bagage.

« Tu as voulu arrêter les événements, mais les événements avaient la consigne de poursuivre ! »

Après sa main coupée et toute sa vie perdue, voilà donc encore ce qui lui était réservé : emmener lui-même, dans son bateau, à ses pieds, sa fille folle !… La persécution se complétait et s’achevait. Et, accablé de cet excès du sort, tout en poussant, il considérait la démente, pelotonnée dans son châle, et le serrant de ses pâles mains crispées.

Tant que cette volonté avait été en lutte avec la sienne, il l’avait vouée aux chiens. Maintenant, il sentait s’ouvrir la fenêtre de son cœur. Il ne voyait plus en elle que son enfant. C’était uniquement son enfant qu’il emportait là, la fille dont il avait été si fier un moment, quand il l’avait vue devenir belle, commencer à se cambrer sur le pas de sa porte.

Et aujourd’hui, que peut-être, se disait-il, il réparait quelque chose avec les coups de sa perche, elle n’avait plus seulement connaissance de sa présence… Deux ou trois fois, lorsque leurs regards s’étaient rencontrés, il lui avait paru qu’elle courbait l’échine, que quelque chose d’elle se mettait à fuir loin de lui, au ras de l’onde, comme une hirondelle effrayée… Mais c’était tout ce qu’il en avait… Tout finissait ainsi.

Le chaland les emportait. Ils étaient seuls sur l’eau, seuls, avec au-dessus d’eux un grand goéland qui semblait leur faire la conduite, à coups réguliers de ses lentes ailes courbes, toutes blanches sur les nuages noirs.

La bise soufflait, une bise froide qui se faisait sentir âprement aux épaules. Théotiste frissonnait. Ses lèvres remuaient, paraissaient s’entretenir avec les tréfonds de son âme. Constamment, son regard se portait vers la région du nord, bien qu’on ne pût voir l’horizon par ce ciel gris et opaque qui, fondu en une terne brouée, laissait sous lui la Brière pareille au désolé prolongement de son incolore étendue… Ils allèrent ainsi longtemps.

Un moment, la jeune fille parut sentir derrière elle les approches de quelqu’un, se retourna, vit un Briéron qui allait les croiser, et, avec un geste d’effroi, ramena son châle sur sa figure, s’écria :

— Attention, voilà mon père !

Et Aoustin sentit encore davantage s’enfoncer en lui la tristesse de la fin de tout.

Le bateau suivait la chalandière qui longe le marais de Brais. À partir de cet endroit, on s’éloignait du nord. Alors Théotiste, qui jusque-là était restée calme, commença à s’agiter, finit même par pousser des plaintes, qui avaient par moments les intonations de la colère. Et, tout à coup, elle fit « non, non, non ! » en secouant la tête, comme à la maison, lorsqu’elle s’était refusée à monter dans la voiture.

Aoustin ne savait que faire et continuait sa route.

Alors elle se mit à crier, à agiter ses mains, comme si elle cherchait à s’emparer de quelque chose, à se saisir de l’écoute de quelque voile invisible. Ses yeux cherchaient, hagards ; elle se tournait, se levait, et sous tant de mouvements désordonnés, le bateau vacillait dangereusement.

— Là !… Là ! criait-elle, en montrant le nord de la Brière, avec des gestes farouches qui rendaient Aoustin profondément perplexe et inquiet.

— Voyons !… ne fais pas ton emportée…, lui disait-il doucement.

Il commençait à comprendre qu’il avait entrepris en ce jour un rude et dur travail. Car la fille avait dans l’esprit un autre voyage que celui qu’on lui faisait faire : c’était du côté opposé qu’elle voulait aller là où l’attiraient encore les désirs de son cœur… Il fallait user de ruse. Il fit pivoter son bateau.

— Sacré !… sacré !… sacré !

Il en avait tout de même à Théotiste !

— Voyons… rassieds-toi !

Et la promenade reprit, silencieuse dans le sens contraire. Il allait, tout simplement, faire un détour : couper par la curée des Hérons, contourner la butte aux Pierres, et, dès qu’un peu d’obscurité serait venu à son aide en cachant à la malade le secret de la direction, redescendre par la rive de l’ouest.

Théotiste, d’ailleurs, se montrait maintenant tranquille et satisfaite. Aoustin essaya seulement d’aller lui remettre son châle, qui, pendant son combat, s’était détaché et traînait dans l’eau ; mais elle lui marqua une telle frayeur, qu’il la laissa.

Le soir venait, soir de décembre, qui transperçait le corps jusque sous les vêtements de toute l’humidité froide des eaux. Et avec le soir se formait une brume lourde et jaunâtre. Les confins se noyèrent. Les roseaux prirent l’aspect de flottantes formes de rive. Puis le brouillard gagna encore ; et bientôt, à l’extrémité de son chaland, Aoustin ne distingua plus qu’un noir paquet de hardes, sans mains ni visage. Il se dit alors que son tour par les buttes l’entraînerait trop loin, que mieux valait, maintenant que cette vapeur empêchait de voir clair, virer sur-le-champ dans le sens de la butte de Terre, pour piquer ensuite devers la butte cultivée de Langeau. Et il s’engagea à la traverse, dans des piardes et des coupis. Mais la brume s’épaissit encore, et presque tout à coup. Il ne voyait plus du tout Théotiste. À un mouvement du chaland, il lui sembla qu’elle se penchait pour tremper ses mains dans la curée. Dès lors, il n’eut plus qu’une idée : s’en revenir à Fédrun au plus vite.

Il se dépêcha de prendre son point de mire. Pour ne pas le perdre, il lui fallait traverser une piarde semée de grands roseaux. Il y envoya son bateau. Mais ces roseaux, d’une touffe à l’autre étaient entourés de vizelles, qui sont des lianes poussées en se tortillant et enlaçant tout ce qu’elles rencontrent, et dans lesquelles se prirent ses pieds, tant qu’il faillit choir dans son embarcation, et que du même coup il perdit ses sabots. Il se mit à les chercher. Cela lui prit un bon moment. Ils avaient roulé il ne savait où. Il en retrouva un jusque dans la vase. Seulement, inconsidérément, il avait fait pivoter son chaland ; sa direction était perdue. Il était incapable de la retrouver. Le brouillard devenait si intense et épais, qu’il se voyait à peine lui-même, tandis qu’autour se dressaient des ombres hautes comme des bois taillis, où il reconnaissait l’illusion dont se revêtent les roseaux dans ces redoutables nuits de brume… C’est qu’aussi il n’aurait pas dû s’en aller de même, quand le temps avait si mauvaise mine.

Cependant, il n’était point de ceux-là dont la tête s’abâtardit devant la face du danger, et il piqua aussitôt pour tâcher de reconnaître sa bonne route. Ce qu’il savait, c’était qu’il se trouvait là quelque part entre la curée de Bréca et la butte aux Pierres. Quand, tout à coup, sa perche s’enfonça à plus de la moitié de sa longueur, il en fut tout surpris, même stupéfait ! Il fit quelques brasses, mais sa perche lui révéla encore le même niveau extraordinaire !…

Alors, il s’arrêta, en proie à la plus sombre inquiétude : il ne s’y retrouvait plus. C’étaient là des fonds inconnus, nouveaux pour lui, qu’il n’avait jamais explorés… Pourtant, il les possédait tous dans l’esprit. Probablement un affaissement de fraîche date.

Son dernier guide lui manquait. Il était désemparé, désuni d’avec l’ordre des choses. La première fois qu’il se voyait se perdant. Elle-même, la Brière, se mettait contre lui, lui déclarait l’inimitié, le trompait, le payait de trahison. – Ce nouveau trait l’accablait… Que se passait-il donc en haut et en bas ?… Quelle conjuration s’était donc formée ?… Malheur et calamité !

Il écoutait, dans son alarme, Théotiste claquer des dents, faire entendre un bourdon de tremblement, comme quelqu’un que le grand froid fait souffrir… Il l’appela, rien ne lui revint d’elle.

Il cherchait le vent – mais le vent n’avait pas de direction, soufflait en tourbillon. Alors, dans cette fumée de ténèbres, sous cette malédiction des puissances du ciel et de la terre, il partit devant lui, en comptant ses coups de perche. Quand il en eut compté trois cents, il releva une curée. Mais, de reconnaître cette curée, nul moyen. De quelque endroit qu’il se supposât parti tout à l’heure, ce nombre de poussées ne correspondait à aucun des parcours enregistrés dans sa mémoire. Son briquet et sa montre, qui lui auraient été si utiles – par le temps employé à parcourir d’un point à un autre, on peut encore posséder l’indique – il ne les avait pas. Il demeurait là confondu… Était-ce la curée de l’Acheronne ? Il avait beau sonder les fonds, tâter les rives avec sa perche, il ne voyait point de nom à mettre sur cette eau et cette vase. Mort de sa vie ! Comme il n’était pas prêt à se laisser tomber au dernier rang de son honneur, il fit le calcul que, s’il se trouvait présentement dans la curée de l’Acheronne, deux cents coups de perche en droite ligne devaient l’amener dans le coupis Olive, et il se mit en marche. Vingt minutes plus tard – au jugé, car il n’est pas dans la nuit plus trompeur que le temps – il entrait dans un coupis. Seulement, il lui avait fallu compter cinq cents coups pour y parvenir. Cette fois donc encore la bonne eau se dérobait. Il ne savait par quel bout tenter son salut, de tous côtés cherchait le repère des nuits, un feu, les lueurs de Trignac, une étoile… Mais il n’aurait pas perçu à un quart de pouce le vol d’une souris-chauve. Ses yeux ne lui servaient plus de rien. La brume était devenue comme la substance universelle. Plus de bois taillis ; le bateau, la perche, toute image terrestre s’était effacée.

C’était bien la série de ses malheurs qui se continuait et, cette fois – l’eût-il jamais cru ? – par la Brière elle-même, instrument de cette corruption. À son tour, la sournoise, la fourbe, elle s’efforçait de faire échouer là sa vie, de l’enlacer, de l’étouffer dans ses bras. Damnation ! Il serrait les dents. La lutte, maintenant, c’était entre elle et lui. Il réfléchit que, tout à l’heure, il avait manœuvré avec le fort vent debout, que, par suite, il avait dû donner plus de coups de perche qu’il n’en aurait fallu par temps calme, et il remit son chaland à revenir sur ses pas. Mais ce nouvel essai ne le laissa pas moins infortuné. Il se rappela alors que l’homme égaré voit toujours les objets à l’opposé de ce qu’ils sont, prit le parti de regagner son coupis, et de se diriger de là, come s’il n’était point en doute que ce fût le coupis Olive.

Il voyagea. L’espoir le soutenait encore d’atteindre, çà ou là, la curée de la Grande-Bande. Mais son attente était toujours trompée. La Brière avait fait de lui un aveugle.

Il continua d’aller à travers des coupis, des piardes, s’enfonça au milieu des herbes… Et son chaland, maintenant butait dans les platières, s’envasait dans les mafrages, piquait dans les mottes tourbeuses.

Théotiste ne faisait pas entendre un soupir, et il ne cessait d’écouter de ce côté :

— Théotiste !

Il l’appelait maintenant avec anxiété, oubliant qu’elle n’était pas en état de lui répondre.

— Théotiste !… Je ne suis plus dans ma route… Théotiste !

Il faisait une de ces nuits froides, frissonnantes, une de ces nuits de Brière qui pénètrent jusqu’au cœur de l’homme et le gèlent au milieu de son sang. On entendait le chaland couper la glace en train de se former. Par là-dessus, le vent qui soufflait, qui grondait en rafales ; une obscurité mugissante, d’où s’élevaient comme les frémissements d’un grand être livré aux soupirs de la mort.

L’âme d’Aoustin faiblissait, son courage se mortifiait dans tant de ténèbres… Il se rappelait Julien Pelot, et plusieurs autres, qui étaient morts ainsi par l’âpreté des nuits du marais. – Mais son aventure à lui, cessait de ressembler à un accident commun et explicable. Et il s’en allait, à la dernière grâce de Dieu, poussant devant lui sa triste récolte.

Tout à coup, il entendit des cris sauvages, un bruit de mains claquant sur le bordage ; le bateau se couchait tout d’un côté. Il jeta sa perche et accourut : la fille, à genoux contre le rebord, penchée sur l’eau, se débattait contre des visions qu’elle avait. À tâtons, dans l’obscurité, il tâcha de la saisir, de la ramener à sa place, car un chavirage dans ces conditions les laissait tous les deux condamnés sans espoir. Mais elle se défendit. Elle y employait une énergie sauvage, et, le repoussant, elle reprenait la lutte avec les êtres qui lui apparaissaient. Le brouillard n’existait pas pour ses yeux : elle les voyait, les désignait : c’étaient des sorcières d’épouvante qui assaillaient le bateau, des furies noires qui nageaient bouches dehors, en traînant, disait-elle, leurs cheveux parmi les herbes !… L’eau était couverte de ces têtes horribles et menaçantes, qui se dressaient, montraient leurs yeux de feu, voulaient mordre dans l’embarcation et l’entraîner au fond.

— Elles veulent punir ! Florence ! Florence ! criait-elle.

Avec sa seule main de bonne, il lui avait attrapé le bras et tirait à lui.

— Lâche ça !… Lâche ça !

Mais elle le griffait, se dégageait, se remettait, hurlante, à vouloir agripper les chevelures.

Il ne réussissait pas à la calmer. Alors il ne dit plus rien, s’accroupit seulement afin d’enlever du ballant au bateau, et, impuissant, attendit, terrorisé à cette voix de folie déchaînée au milieu du néant des choses.

Cela dura longtemps. À chaque instant, le chaland menaçait de couler. Enfin la fatigue se fit sentir. La voix s’enrouait, la fille s’affaiblissait. Tout d’un coup, elle se tut. Puis elle parla de nouveau, mais cette fois, comme en extase : « Oh ! oh !… le grand martin-pêcheur qui s’envole ! »

Un tremblement, à un moment de là, parcourut le bateau de tête en queue ; et Aoustin frissonna jusqu’au fond de l’âme.

Il gémissait :

— Théotiste !…

Plusieurs fois il l’appela ainsi.

Rien ne répondait. Le silence. Il semblait qu’elle se fût elle-même envolée…

……………………………………………………………………………….

À l’aube, le bateau errait toujours. Mais depuis bien des heures il ne cherchait plus son chemin.

Tout le reste de la nuit, le vieillard n’avait plus songé qu’à échapper au froid meurtrier. Il était maintenant épuisé, et, à chaque plongée, vacillait sur sa perche, toutes ses facultés sombrées dans l’hébétude. Le brouillard s’allégeait, remontait vers les hauts du ciel, les ombres du roseau commençaient à renaître, les formes du bateau à se dessiner, mais il osait à peine tourner ses yeux à bord, où la vue d’un corps étendu et immobile achevait de glacer ses os.

Puis, le jour continuant de dissiper le mystère, il fit vers cette apparence un pas tremblant, la contempla un instant, laissa aller sa perche et se cacha le visage.

Quand il enleva sa main, des larmes coulaient dans ses rides. Et il regardait plus haut que la terre, plus haut que la Brière… Une lumière céleste brillait entre les nuages, ainsi qu’un regard éternel tombant sur sa misère… Il n’en pouvait détacher ses yeux. Ses yeux la voyaient pour la première fois… Cette lumière transperçait son âme, et la jugeait.

Quelques heures plus tard, des pêcheurs le trouvèrent, comme on trouve un naufragé sur l’Océan. Il était tête nue, debout, les yeux toujours fixés sur un même point du ciel. Incapable à ce moment d’une parole, il fut embarqué et emmené. Les autres se chargèrent du corps, le transportèrent sur un de leurs chalands. Dans le blin, qu’on abandonnait là, fut découvert un paquet de couvertures qui n’avait pas même été défait.

Bientôt les cornes d’alarmes meuglèrent au large. Et l’émotion était grande quand Aoustin descendit sur la berge. Une foule l’entourait, le questionnait, voulait le soutenir.

Mais lui n’écoutait pas, les écartait avec ses coudes, tenait au-dessus d’eux son visage dévasté, et s’en allait par le chemin de chez lui, les jambes flageolantes, en s’aidant de la main contre le mur des maisons.

Et, tandis que la foule, d’où partaient maintenant les cris perçants de l’Aoustine, recevait les derniers bateaux, il arriva enfin dans sa ruelle, où tout était silence, où, là, seulement, lui revinrent en mémoire ses souvenirs de la veille.

Il attendit quelques minutes ; puis se traîna jusqu’à sa porte et l’ouvrit.

Une ombre brusque se dressa dans le fond, qu’il arrêta et figea d’un geste. Mais d’abord, il ne put rien dire, tant le respir le laissait haletant. Il s’appuya sur sa table. Puis, d’une voix rauque, d’un cœur âpre, sans regarder de ce côté :

— Va-t’en ! dit-il…, je te pardonne.

Il écouta un instant les pas courir dans le chemin, puis alla s’effondrer dans son foyer.

1919-1923.

Share on Twitter Share on Facebook