XXI

Comme nous l’avons dit, Soufflard avait été conduit à la Force, cette prison que les grands travaux de Paris ont fait disparaître depuis une trentaine d’années.

À la rage excitée par l’arrestation et la lutte avaient succédé la prostration et le mutisme. Aussi, après le départ des policiers, se tint-il immobile et taciturne dans le coin de la geôle où l’avaient fait asseoir les guichetiers en attendant que l’écrou fût dressé.

– Venez avec moi, lui dit le geôlier.

Soufflard connaissait parfaitement les habitudes de cette prison, dont il n’était sorti que depuis cinq semaines. Il se leva et suivit son guide, qui le fit entrer au greffe.

On prit ses nom et prénoms ; on le fit passer pieds nus sous la toise, puis on le mit nu jusqu’à la ceinture pour relever les tatouages, signes et cicatrices qu’il pouvait avoir sur le corps :

– On dirait que vous ne reconnaissez pas une de vos meilleures pratiques, dit en ricanant le chenapan qui avait déjà précédemment subi cinq on six fois cette formalité.

– Rhabillez-vous, ordonna le greffier sans daigner répondre à sa plaisanterie.

Au moment où Soufflard reprenait ses habits, d’affreux cris, mêlés de pleurs, retentirent dans la pièce qui précédait.

– Mais tais-toi donc, méchant morveux ! disait une voix, est-ce que tu crois qu’on va t’écorcher tout vivant ?

– Euh ! euh ! glapissait une voix d’enfant, j’ai rien fait, moi, je veux m’en aller, na !

– Comment ! tu n’as rien fait ? On t’a surpris volant un lapin vivant au marché Saint-Honoré.

– Pas vrai ! c’est le lapin qui m’a attaqué, il a sauté sur moi au passage.

– On t’a pincé l’emportant par les deux oreilles.

– Pas vrai ! je le conduisais chez le commissaire pour me faire rendre justice.

Et la voix d’enfant reprit en hurlant de plus belle :

– Je veux m’en aller, moi. On m’a dit que d’être enfermé, ça empêchait de grandir, et je veux devenir grand pour mieux voir les feux d’artifice.

On entendait du greffe les plaintes et les cris de l’enfant.

Le geôlier se mit à rire en disant au greffier :

– Voici une nouvelle pratique qui nous arrive pour la cour des mômes.

– Expédions-la au plus vite.

Soufflard se rhabillait lentement, car il avait reconnu la voix du moucheron.

Le geôlier alla ouvrir la porte :

– Allons, entre par ici, galopin, qu’on bâcle ton affaire.

Alfred entra suivi de l’agent qui l’avait amené. Il marcha droit à Soufflard et, feignant de se tromper, il se mit à hurler :

– Ah ! mon bon monsieur, faites-moi sortir, je suis innocent, je vous jure, une mouche est cinq fois plus coupable que moi.

– Tourne-toi de ce côté, polisson, dit sévèrement le greffier, et réponds vite à mes questions : comment te nomme-t-on ?

L’enfant prit un air niais.

– Je ne sais pas.

– Tu ne sais pas comment on te nomme ?

– Ceux qui sont gentils pour moi m’appellent : « Petit » ; les autres, qui sont sévères comme vous, me disent : « Polisson. ».

– Allons, ne fais pas l’imbécile, où es-tu né ?

– Je suis enfant de troupe.

– Dans quel régiment ?

– Je ne sais pas non plus.

– Mais ce régiment avait une marque distinctive qui te le ferait reconnaître.

– Il avait un pantalon rouge.

– C’est inutile de continuer, dit l’agent de police : au Dépôt, d’où je vous l’amène, on n’a pas pu lui arracher un seul renseignement. Il a été pris aujourd’hui volant un lapin.

– Pas vrai ! C’est le lapin qui m’a attaqué.

– Il t’a si peu attaqué que la marchande, en te surprenant au moment où tu refermais la cabane, t’a envoyé son sabot sur le nez.

– Pas vrai ! la marchande était pocharde.

– Mais, effronté menteur ! tu as encore sur le nez la marque du sabot.

– Pas vrai ! c’est moi que je m’ai mordu le nez en dormant la bouche ouverte.

Le greffier comprit qu’il ne tirerait pas un mot du garnement. Il agita une sonnette qui fit arriver un des nombreux guichetiers se tenant dans la geôle, qui précédait le greffe.

– Conduisez cet enfant au bâtiment des mômes.

En entendant cet ordre, le moucheron se mit à hurler de toutes ses forces ; il bondit dans la pièce, sautant sur les meubles, évitant la main du geôlier, et finit par se précipiter sur Soufflard et s’accrocher à son cou en s’écriant d’un ton désespéré :

– Défendez-moi, mon bon monsieur ; bibi est innocent ! il ne ferait pas de mal même à un fromage mou !

Et pendant que le geôlier le tirait par les jambes pour l’arracher, il murmura vite à Soufflard :

– Micaud a mangé le morceau .

Le geôlier finit par en avoir raison, et, le soulevant à bout de bras, sans lui laisser toucher terre, il emporta le moucheron qui continuait à beugler :

– C’est le lapin qui m’a attaqué ; il n’y a pas de justice.

Quand les cris du gamin se furent perdus dans l’éloignement, le greffier qui avait terminé l’écrou de Soufflard, dit au geôlier-chef :

– Conduisez celui-ci au bâtiment des secrets.

Le détenu suivit ses gardiens.

Après avoir parcouru de nombreux couloirs et monté deux étages, Soufflard fut arrêté devant une porte que le brigadier ouvrit :

– Entrez, lui dit-il.

Soufflard obéit et pénétra dans une cellule assez large, aux murs badigeonnés à l’ocre, qui contenait pour tout mobilier une chaise, un baquet, une petite table et un lit grossier.

Un des trois gardiens alluma une lanterne triangulaire placée à la tête du lit.

– Déshabillez-vous complètement, dit le chef.

En dix secondes Soufflard fut, une seconde fois, nu comme un ver.

Alors, un par un, les trois hommes se mirent à visiter minutieusement les habits du prisonnier, en examinant les coutures, palpant les épaisseurs et fouillant les doublures.

Puis ils lui inspectèrent le dedans des oreilles, lui firent soulever la langue, lui tâtèrent les cheveux et lui écartèrent les doigts de pieds.

– C’est bien, fit le brigadier.

Et laissant Soufflard se rhabiller, ils sortirent en fermant la porte, dont les trois verrous grincèrent à l’oreille du prisonnier.

Comme ils s’éloignaient dans le couloir, le brigadier dit en riant à ses aides :

– Si l’échafaud attend celui-là, ce n’est pas après la visite que nous venons de passer qu’il trouvera sur lui de quoi faire faire faillite au bourreau en se tuant.

L’oreille collée au guichet, Soufflard n’avait pas perdu un seul mot.

– Tonnerre ! s’écria-t-il, cet homme a raison. C’est l’échafaud qui m’attend, si Micaud a parlé.

Couché sur son grabat, suant la fièvre et la peur, il entendit sonner toutes les heures de la nuit en cherchant par quels moyens il pourrait se soustraire au terrible châtiment que la justice lui réservait.

Un à un, il récapitula tous les faits qui avaient précédé, accompagné ou suivi le meurtre, et il songea aux différents témoins qui pouvaient l’avoir rencontré.

– S’ils me reconnaissent, je nierai, dit-il. La plus terrible reconnaissance serait celle de la fille de la marchande et je lui tournais le dos quand elle nous a croisé sur l’escalier.

Sur les dix heures du matin, un geôlier ouvrit la porte.

– Venez, lui dit-il.

Soufflard obéit en se demandant :

– Que Diable veulent-ils ?

À la geôle l’attendaient un commissaire de police et l’Écureuil avec deux aides.

Les policiers lui mirent les menottes.

– Suivez-nous, ordonna le commissaire.

On sortit de la Force. À la porte se trouvait un fiacre, dans lequel Soufflard monta avec le commissaire, l’Écureuil et un des deux agents. L’autre se plaça près du cocher. Les stores des portières furent baissés et la voiture se mit en route, sans qu’un ordre eût été donné au cocher.

Soufflard était calme, mais, dans son esprit fiévreux, se dressait cette question terrible :

– Où allons-nous ?

La voiture marchait toujours.

Tapi dans son coin, le prisonnier tenait la vue baissée pour que ses trois gardiens, dont il devinait les regards braqués sur lui, ne pussent lire dans ses yeux l’inquiétude qui le dévorait.

– Où me mène-t-on ? se demandait-il.

Soudain, il lui sembla entendre au loin une rumeur vague qui se fit plus forte, puis diminua à mesure que la voiture avançait. Il devina que le fiacre traversait une foule, d’abord bruyante, mais qui s’était calmée au passage et dont les cris impatients s’étaient convertis en un murmure menaçant.

Le fiacre s’arrêta subitement.

L’Écureuil ouvrit brusquement la portière, sauta à terre, et s’adressant à Soufflard :

– Descendez ! lui dit-il.

Si prompt qu’eût été le mouvement du policier, Soufflard avait eu le temps de voir la porte devant laquelle on stationnait et de lire au-dessus le numéro 91.

Sa figure resta impassible, mais le cœur lui battit avec force.

– Bigre ! se dit-il, c’est la maison de la femme assassinée ; on me conduit à la confrontation : tenons-nous ferme.

Et il descendit sur le trottoir.

À sa vue, un murmure d’horreur courut dans la foule.

La nouvelle de la confrontation était arrivée, dès le matin, au Temple, et tous les boutiquiers du marché étaient venus se masser devant la maison du crime pour voir l’assassin à son arrivée.

L’Écureuil guettait attentivement Soufflard, que le plus petit oubli devait perdre : mais ce dernier avait gardé son sang-froid et toutes les forces de son esprit étaient tendues vers l’unique pensée de ne pas se compromettre. Aussi, quand l’assassin était descendu juste en face de la porte de la maison, au lieu d’y entrer par un mouvement machinal pouvant trahir qu’il savait qu’on venait dans cet endroit, il tourna le dos à l’allée, et, s’adressant au commissaire de police qui sortait à son tour de la voiture, il lui demanda :

– Où allons-nous ?

– Marchez ! répliqua celui-ci.

Soufflard, à cet ordre, passa devant la porte, comme s’il ignorait qu’il fallait entrer là, et il suivit le trottoir.

– Non, pas plus loin, lui dit le commissaire, nous avons affaire ici.

– Où cela ? demanda le prisonnier.

– Dans cette allée.

Soufflard entra dans l’allée. Elle était sombre ; il la suivit en tâtant le mur, marchant avec hésitation, s’arrêtant pour lever le pied comme s’il croyait monter quelque marche ; il eut enfin si bien l’air de ne pas connaître l’allée et d’y venir pour la première fois, que l’Écureuil, qui observait son manège, se dit aussitôt :

– Mazette ! il est fort ; la confrontation n’ira pas positivement sur des roulettes.

Arrivé au bas de l’escalier, Soufflard s’arrêta en attendant l’ordre qui lui indiquât où il devait aller.

– Montez, fit le commissaire.

Au premier étage, il s’arrêta encore, feignant de se croire arrivé.

– Montez toujours.

Au second, il attendit à nouveau.

– Toujours, fit le commissaire.

– Fallait donc me dire tout de suite que j’allais au grenier, dit Soufflard.

Et il monta le troisième. Arrivé devant la porte, il la dépassa et il gravit quelques marches de l’étage supérieur.

Le commissaire l’arrêta.

– Pas plus haut, dit-il, nous sommes arrivés.

– Je croyais que nous montions à la lune, ricana le bandit en redescendant les degrés du quatrième étage.

– Toi, mon bonhomme, tu as voulu trop prouver, se dit le policier.

On retira les menottes du prisonnier, car, dans toute confrontation, rien ne doit spécialement désigner aux témoins celui qu’ils ont à reconnaître confondu avec d’autres personnes.

Le commissaire et les trois agents se massèrent autour du prisonnier pour faire un groupe et on entra.

En suivant le couloir qui conduisait à la première pièce, Soufflard se dit avec un petit frémissement :

– Attention à moi ! Voici le vrai moment du coup de chien.

On entra dans la première chambre où attendaient plusieurs personnes assises.

La porte de communication des deux chambres était seulement entr’ouverte.

En arrivant, le meurtrier avait pris un air étonné et examinait le logement qu’il semblait voir pour la première fois. – Mais son examen ne fut pas de longue durée, car, à peine était-il entré, que les personnes qui attendaient déjà dans la pièce avant sa venue se levèrent aussitôt et s’écrièrent, en le désignant au milieu du groupe :

– C’est lui ! c’est le plus petit.

– Voici l’autre assassin.

– Je le reconnais !

Avec les personnes qui avaient attendu l’arrivée du prisonnier se tenait le juge d’instruction.

Soufflard avait un peu blêmi en se voyant reconnu, mais il rassembla toute son énergie.

– Qu’est-ce ? demanda-t-il, que veulent dire ces gens que je n’ai jamais vus avant aujourd’hui ?

Il fit cette question en promenant des yeux surpris sur tous les assistants.

– Soufflard, lui dit le magistrat, vous êtes prévenu d’avoir commis un assassinat dans cette même chambre où nous nous trouvons.

– Ah ! v’là donc le pot aux roses ! s’écria le gredin. Parce que l’on a assassiné quelque part, on se dit bien vite : « Ce ne peut être que Soufflard. » Eh bien, je vous remercie de la préférence, elle est jolie !

– Il y a un mois, quand on a arrêté votre complice…

– Tiens ! interrompit-il, il paraît que j’ai un complice… Ah ! vous allez bien, quand vous inventez. Et à quoi avez-vous reconnu que je dois avoir tué ? Sans doute à ma façon de manger la soupe. Et moi qui croyais qu’on m’avait arrêté parce que j’avais dû dire, entre deux vins, quelque bêtise sur le commerce qui ne va pas… et voilà tout à coup qu’on vient me chanter que j’ai fait une victime… Ah ! vous les poussez de belle force les surprises ! il fait bon être là quand vous plaisantez, vous autres !… Elle est peut-être morte d’indigestion, votre victime !

Le juge avait laissé passer ce flux de paroles, guettant un mot qui pût trahir le prisonnier.

Quand ce dernier s’arrêta, il reprit :

– Les témoins présents vous reconnaissent, comme il y a un mois, ils ont aussi reconnu votre complice Lesage.

– Ça, des témoins ! un tas de propres à rien qui feraient mieux d’aller à leurs affaires au lieu de faire de la peine à un pauvre homme qu’ils ne connaissent pas. Ils disent qu’ils m’ont vu, eux !… Où donc ça ?… Pour vingt sous de plus ils soutiendraient que c’est à mon bal de noce… et je ne me suis jamais marié !

Le magistrat fit approcher une dame :

– Reconnaissez-vous le prévenu pour l’homme qui, dans la rue du Temple, en courant, vous a si fort heurtée qu’une cuillère en argent, par le choc, a sauté de sa poche. Regardez-le bien ?

La dame hésita avant de répondre.

– Le coup a été si rude, si inattendu, que je n’ai pas eu le temps de voir la figure de l’homme, qui a repris aussitôt sa course. Quand il est revenu sur ses pas pour ramasser la cuillère, j’étais encore fort troublée… pourtant je crois…

– Elle croit… elle ne fait que croire… là, vrai ! ça fait suer, des témoins comme cela, s’écria Soufflard qui avait repris tout son aplomb : en ne voyant pas, parmi les témoins, la personne la plus dangereuse pour lui, c’est-à-dire la fille de la victime.

Le juge appela un autre témoin.

– Et vous, reconnaissez-vous cet homme ?

– Dame ! mon juge, celui qui est venu ramasser la cuillère, près de ma sellette, était barbu, tandis que celui-ci est rasé… Cependant, aux yeux, c’est lui, ce doit être lui… j’en jurerais presque.

– Il en jurerait presque, cria Soufflard, presque ! vous l’entendez ? Encore un qui en est aussi sûr que de savoir le temps qu’il fait en Chine.

La limonadière Rollin n’osa non plus affirmer positivement que c’était le même homme barbu qui était venu chez elle se laver les mains le 5 juin.

Son ouvrière fût plus positive, sans cependant vouloir préciser. Aux yeux et au front, elle déclara qu’il lui semblait bien reconnaître l’homme dont la figure sinistre, entrevue à travers le vitrage de l’arrière-boutique, l’avait tant émue ; mais quand le magistrat lui demanda d’affirmer sa conviction, elle répondit :

– Je ne puis dire que je suis certaine en voyant ce visage rasé.

Soufflard triomphait.

Le premier mouvement de tous ces témoins avait été de reconnaître le prévenu, mais, au moment de préciser, le changement de physionomie de Soufflard faisait hésiter leur conscience à donner une affirmation qui pouvait faire tomber la tête de cet homme.

– Cela va bien, pensait le scélérat.

Un quatrième témoin se leva et vint l’examiner en face pendant une minute.

– Où ai-je connu ce singe-là ? se dit Soufflard en fouillant dans ses souvenirs.

– Le reconnaissez-vous ? demanda le juge, car seul vous l’avez pu voir barbu et rasé.

C’était le barbier de la rue des Carmes.

– Oui, je suis certain d’avoir rasé cette figure-là.

– Le 5 juin ? insista le magistrat.

Le barbier n’eut pas le temps de répondre.

Soufflard lui coupa la parole :

– Qu’est-ce qu’il peut dire, votre frise-toupet ? qu’il m’a rasé ? Oui, c’est possible, que j’ai été chez lui. Est-ce que vous croyez que je me frotte la face sur les murs pour m’user le poil ? Il faut bien qu’on me rase tout comme un autre. Il a vu ma figure, mais quand ? Il a vu tant de figures dans sa vie lui passer sous le nez que la mienne peut fort bien être du nombre ; mais je le défie d’oser certifier que c’est tel jour !… Ou alors, il n’aurait donc jamais eu que moi pour client, et une seule fois ! Ce qui lui aurait donné l’idée de remarquer ce jour extraordinaire… En ce cas, je ne lui conseille pas de continuer son commerce, il y mangera ses bottes.

Cette observation, si grotesquement dite qu’elle fût, empêcha aussi le barbier d’affirmer la date du 5 juin.

Soufflard reprit de plus belle :

– Voyez-vous, monsieur le juge, je vous le disais bien : tous vos témoins, de vrais propres à rien ! Des gens qui veulent faire de l’importance pour qu’on parle d’eux dans les journaux. Oh ! j’étais sûr que c’étaient des menteurs… aussi je les ai laissé aller jusqu’au bout. Hein ! j’y ai mis assez de complaisance ?

Soufflard avait dit tout cela de la voix claire et vibrante qui lui était habituelle.

Le juge quitta son siège.

– Soufflard, dit-il, puisque vous parlez de votre complaisance, nous voulons lui demander de faire encore un effort.

À ces paroles, l’assassin eut le pressentiment qu’il allait courir un danger.

– Quel effort me demandez-vous ? dit Soufflard au juge.

– Oh ! bien petit ! celui de nous dire simplement trois mots :

– Lesquels ?

– « Ferme la porte, » mais de cette même voix que vous aviez tout à l’heure en me parlant des témoins et de leurs dires.

Soufflard sentit le cœur lui battre, en même temps qu’un tremblement imperceptible l’agitait. Mais son visage resta le même devant tous ces yeux qui l’observaient et, au milieu du silence général, il prononça :

– Ferme la porte.

À ces mots dits par l’assassin, un épouvantable cri se fit entendre dans l’autre chambre dont, nous l’avons annoncé, la porte de communication était restée entr’ouverte.

Au cri d’épouvante qui, dans la pièce voisine, venait de répondre aux mots prononcés par lui, Soufflard se sentit pâlir et une effrayante vision, rapide comme l’éclair, fit passer devant son imagination la silhouette de l’échafaud.

– Je suis nettoyé, se dit l’assassin ; la fille de la marchande était là… j’aurais dû m’en douter. Cette morveuse ne connaissait que ma voix, et, tonnerre ! il paraît qu’elle s’en est souvenue !

Depuis la mort de sa mère, la frêle organisation de mademoiselle Élisa Renault, ébranlée par cette catastrophe sanglante, l’obligeait à rester alitée. Ayant dit au juge d’instruction en sa déposition qu’il n’y avait seulement que le son de sa voix qui pourrait lui faire reconnaître un des meurtriers, le magistrat avait eu l’idée de tenter cette expérience qui exemptait la pauvre enfant de se trouver en présence d’un des assassins de sa mère. – C’est en entendant cette voix répéter les trois seuls mots prononcés par Soufflard, quand elle l’avait croisé dans l’escalier, que la jeune fille avait poussé le cri d’horreur qui venait de retentir dans l’appartement.

À ce signe révélateur, un profond silence s’était fait parmi les assistants, qui ne quittaient pas l’assassin des yeux.

Le brigand voulut secouer la prostration qu’il sentait l’envahir et n’avoir pas l’air de reconnaître que le cri pouvait l’intéresser en rien.

– Ah ! dit-il, il paraît qu’il y a là un monsieur qui souffre des dents. Avec une goutte d’eau-de-vie, on calme ça.

Sans daigner plus s’occuper de lui, le juge se tourna vers le commissaire en lui disant :

– Qu’on rattache cet homme et qu’on l’emmène.

Toute grande préoccupation d’esprit rend ceux qui la subissent ou muets ou bavards.

Soufflard était des derniers.

– De quoi ! qu’on me ramène ! C’est donc fini ? Eh bien, ne dirait-on pas que je suis un veau à deux têtes, qu’on va montrer pour un sou à tous les imbéciles qui ont du temps à perdre. – Puisque ceux-ci ont vu ma figure et qu’ils ne l’ont pas reconnue, est-ce qu’on ne va pas me lâcher ?

Sur un signe du juge d’instruction, Soufflard fut entraîné par les agents de police.

En descendant les escaliers pour regagner le fiacre, il continua ses plaintes :

– Vrai ! à voir quelle peine ils ont à relâcher un innocent, c’est à croire qu’on leur paye les coupables à tant la douzaine et qu’ils ont intérêt à en trouver partout.

Pendant les dix minutes que mit la voiture à faire le trajet de la rue du Temple à la Force, Soufflard ne cessa de vomir des injures contre les magistrats, la police et les témoins unis, disait-il, pour le perdre.

Mais quand il se retrouva seul dans la cellule de la prison, son effronterie le quitta pour faire place à la terreur, et en songeant à ce cri qu’il avait entendu, il s’écria avec rage :

– Satanée fille ! comme j’aurais bien fait de l’étrangler pendant que j’étais à l’ouvrage.

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