Chapitre 2

Dans la semaine de vacances imprévues que nous valut cette bagarre, je pris la rougeole, ce qui me contraignit à trois semaines de lit, puis à quinze jours de convalescence, et l'on m'a tenue en quarantaine pendant quinze jours de plus, sous prétexte de « sécurité scolaire ». Sans les livres et sans Fanchette, que serais-je devenue ! Ce que je dis là n'est pas gentil pour papa, et pourtant il m'a soignée comme une limace rare ; persuadé qu'il faut donner à une petite malade tout ce qu'elle demande, il m'apportait des marrons glacés pour faire baisser ma température ! Fanchette s'est léchée de l'oreille à la queue, pendant une semaine, sur mon lit, jouant avec mes pieds à travers la couverture et nichée dans le creux de mon épaule dès que je n'ai plus senti la fièvre. Je retourne à l'école, un peu fondue et pâlie, très curieuse de retrouver cet extraordinaire « personnel enseignant ». J'ai eu si peu de nouvelles pendant ma maladie ! Personne ne venait me voir, pas plus Anaïs que Marie Belhomme, à cause de la contagion possible.

Sept heures et demie sonnent quand j'entre dans la cour de récréation, par cette fin de février douce comme un printemps. On accourt, on me fait fête ; les deux Jaubert me demandent soigneusement si je suis bien guérie avant de m'approcher. Je suis un peu étourdie de ce bruit. Enfin on me laisse respirer et je demande vite à la grande Anaïs les dernières nouvelles.

– Voilà ; Armand Duplessis est parti, d'abord.

– Révoqué ou déplacé, le pauvre Richelieu ?

– Déplacé seulement. Dutertre s'est employé à lui trouver un autre poste.

– Dutertre ?

– Dame oui ; si Richelieu avait bavardé, ça aurait empêché le délégué cantonal de passer jamais député. Dutertre a dit sérieusement dans la ville que le malheureux jeune homme avait un accès de fièvre chaude très dangereux, et qu'on l'avait appelé à temps, lui, médecin des écoles.

– Ah ! on l'a appelé à temps ? La Providence avait mis le remède à côté du mal… Et mademoiselle Aimée, déplacée aussi ?

– Mais non ! Ah ! pas de danger ! Au bout de huit jours il n'y paraissait plus ; elle riait avec mademoiselle Sergent comme avant.

C'est trop fort ! L'étrange petite créature, qui n'a ni cœur ni cervelle, qui vit sans mémoire, sans remords et qui recommencera à enjôler un sous-maître, à batifoler avec le délégué cantonal, jusqu'à ce que ça casse encore une fois, et qui vivra contente avec cette femme jalouse et violente qui se détraque dans ces aventures. J'entends à peine Anaïs m'informer que Rabastens est toujours ici et qu'il demande souvent de mes nouvelles. Je l'avais oublié, ce pauvre gros Antonin !

On sonne, mais c'est dans la nouvelle école que nous rentrons maintenant, et l'édifice du milieu, qui relie les deux ailes, est bientôt achevé.

Mademoiselle Sergent s'installe au bureau, tout luisant. Adieu les vieilles tables branlantes, tailladées, incommodes, nous nous asseyons devant de belles tables inclinées, munies de bancs à dossiers, de pupitres à charnières et l'on n'est plus que deux à chaque banc : au lieu de la grande Anaïs, j'ai maintenant pour voisine… la petite Luce Lanthenay. Heureusement les tables sont extrêmement rapprochées et Anaïs se trouve près de moi sur une table parallèle à la mienne, de sorte que nous pourrons bavarder ensemble aussi commodément que jadis ; on a logé Marie Belhomme à côté d'elle ; car mademoiselle Sergent a placé intentionnellement deux « dégourdies » (Anaïs et moi), à côté de deux « engourdies » (Luce et Marie), pour que nous les secouerions un peu. Sûr, que nous les secouerons ! Moi du moins, car je sens bouillir en moi des indisciplines comprimées pendant ma maladie. Je reconnais les lieux nouveaux, j'installe mes livres et mes cahiers, pendant que Luce s'assied et me regarde en coulisse, timidement. Mais je ne daigne pas lui parler encore, j'échange seulement des réflexions sur la nouvelle école, avec Anaïs qui croque avidement je ne sais quoi, des bourgeons verts, il me semble.

– Qu'est-ce que tu manges là, des vieilles pommes de crocs ?

– Des bourgeons de tilleul, ma vieille. Rien de si bon que ça, c'est le moment, vers le mois de mars.

– Donne-z'en un peu ?… Vrai, c'est très bon, c'est gommé comme du « coucou ». J'en prendrai aux tilleuls de la cour. Et qu'est-ce que tu dévores encore d'inédit ?

– Heu ! rien d'étonnant. Je ne peux même plus manger de crayons Conté, ceux de cette année sont sableux, mauvais, de la camelote. En revanche, le papier buvard est excellent. Y a aussi une chose bonne à mâcher, mais pas à avaler, les échantillons de toile à mouchoirs qu'envoient le Bon Marché et le Louvre.

– Pouah ! ça ne me dit rien… Écoute, jeune Luce, tu vas tâcher d'être sage et obéissante à côté de moi ? Sinon, je te promets des taraudées et des pinçons, gare !

– Oui, Mademoiselle, répond la petite, pas trop rassurée, avec ses cils baissés sur ses joues.

– Tu peux me tutoyer. Regarde-moi, que je voie tes yeux ? C'est bien. Et puis, tu sais que je suis folle, on te l'a sûrement dit ; eh bien, quand on me contrarie, je deviens furieuse et je mords, et je griffe, surtout depuis ma maladie. Donne ta main : tiens, voilà comme je fais.

Je lui enfonce mes ongles dans la main, elle ne crie pas et serre les lèvres.

– Tu n'as par hurlé, c'est bien. Je t'interrogerai à la récréation.

Dans la seconde classe dont la porte reste ouverte, je viens de voir entrer mademoiselle Aimée, fraîche, frisée et rose, les yeux plus veloutés et dorés que jamais, avec son air malicieux et câlin. Petite gueuse ! Elle envoie un radieux sourire à mademoiselle Sergent qui s'oublie une minute à la contempler, et sort de son extase pour nous dire brusquement :

– Vos cahiers. Devoir d'histoire : La guerre de 70. Claudine, ajoute-t-elle plus doucement, pourrez-vous faire cette rédaction, quoique n'ayant pas suivi les cours de ces deux derniers mois ?

– Je vais essayer, Mademoiselle ; je ferai le devoir avec moins de développement, voilà tout.

J'expédie, en effet, un petit devoir, bref à l'excès, et, quand je suis arrivée vers la fin, je m'attarde et m'applique, faisant durer les quinze dernières lignes, pour pouvoir à mon aise guetter et fureter autour de moi. La Directrice, toujours la même, garde son air de passion concentrée et de bravoure jalouse. Son Aimée, qui dicte nonchalamment des problèmes dans l'autre classe, rôde et se rapproche tout en parlant. Tout de même, elle n'avait pas cette allure assurée et coquette de chatte gâtée l'autre hiver ! Elle est maintenant le petit animal adoré, choyé, et qui devient tyrannique, car je surprends des regards de mademoiselle Sergent l'implorant de trouver un prétexte pour venir près d'elle, et auxquels l'écervelée répond par des mouvements de tête capricieux et des yeux amusés qui disent non. La rousse, décidément devenue son esclave, n'y tient plus et va la trouver en demandant très haut : « Mademoiselle Lanthenay, vous n'avez pas chez vous le registre des présences ? » Ça y est, elle est partie ; elles jacassent tout bas. Je profite de cette solitude où on nous laisse pour interviewer rudement la petite Luce.

– Ah ! ah ! laisse un peu ce cahier et réponds-moi. Y a-t-il un dortoir là-haut ?

– Bien sûr, nous y couchons maintenant, les pensionnaires et moi.

– C'est bien, tu es une cruche.

– Pourquoi ?

– Ça ne te regarde pas. Vous prenez toujours des leçons de chant le jeudi et le dimanche ?

– Oh ! on a essayé d'en prendre une sans vous… sans toi, je veux dire, mais ça n'allait pas du tout ; M. Rabastens ne sait pas nous apprendre.

– Bien. Le peloteur est-il venu, pendant que j'étais malade ?

– Qui ça ?

– Dutertre.

– Je ne me rappelle plus… Si, il est venu une fois, mais pas dans les classes, et il n'est resté que quelques minutes à causer dans la cour avec ma sœur et mademoiselle Sergent.

– Elle est gentille avec toi, la rousse ?

Ses yeux obliques noircissent :

– Non… elle me dit que je n'ai pas d'intelligence, que je suis paresseuse… que ma sœur a donc pris toute l'intelligence de la famille, comme elle en a pris la beauté… D'ailleurs, ça a toujours été la même chanson partout où j'étais avec Aimée ; on ne faisait attention qu'à elle, et moi, on me rebutait.

Luce est près de pleurer, furieuse contre cette sœur plus « gente », comme on dit ici, qui la relègue et l'efface. Je ne la crois pas, du reste, meilleure qu'Aimée ; plus craintive et plus sauvage seulement, parce qu'habituée à rester seule et silencieuse.

– Pauvre gosse ! Tu as laissé des amies, là-bas où tu étais ?

– Non, je n'avais pas d'amies ; elles étaient trop brutales et riaient de moi.

– Trop brutales ? Alors, ça t'embête, quand je te bats, quand je te bouscule ?

Elle rit sans lever les yeux :

– Non, parce que je vois bien que vous… que tu ne fais pas ça méchamment, par brutalité… enfin que c'est quelque chose comme des farces pas pour de vrai ; c'est comme quand tu m'appelles « cruche » je sais que c'est pour rire. Au contraire, j'aime bien avoir un peu peur, quand il n'y a pas de danger du tout.

Tralala ! Pareilles toutes deux ces petites Lanthenay, lâches, naturellement perverses, égoïstes et si dénuées de tout sens moral, que c'en est amusant à regarder. C'est égal, celle-ci déteste sa sœur, et je crois que je pourrai lui extirper une foule de révélations sur Aimée, en m'occupant d'elle, en la gavant de bonbons, et en la battant.

– Tu as fini ton devoir ?

– Oui, j'ai fini… mais je ne savais pas du tout, j'aurai bien sûr une note pas fameuse…

– Donne ton cahier.

Je lis son devoir, très quelconque, et je lui dicte des choses oubliées ; je lui retape un peu ses phrases ; elle baigne dans la joie et la surprise, et me considère sournoisement avec des yeux étonnés et ravis.

– Là, tu vois, c'est mieux comme ça… Dis donc, les garçons pensionnaires ont leur dortoir en face du vôtre ?

Ses yeux s'allument de malice :

– Oui, et le soir ils vont se coucher à la même heure que nous, exprès, et tu sais qu'il n'y a pas de volets aux fenêtres ; alors, les garçons cherchent à nous voir en chemise ; nous levons les coins de rideaux pour les regarder, et mademoiselle Griset a beau nous surveiller jusqu'à ce que la lumière soit éteinte, nous trouvons toujours moyen de lever un rideau tout grand, tout d'un coup, et ça fait que les garçons reviennent tous les soirs guetter.

– Eh bien ! vous avez le déshabillage gai, là-haut !

– Dame !

Elle s'anime et se familiarise. Mademoiselle Sergent et mademoiselle Lanthenay sont toujours ensemble dans la seconde classe. Aimée montre une lettre à la rousse, et elles rient aux éclats, mais tout bas.

– Sais-tu où l'ex-Armand de ta sœur est allé cuver son chagrin, petite Luce ?

– Je ne sais pas. Aimée ne me parle guère des choses qui la regardent.

– Je m'en doutais. Elle a sa chambre aussi là-haut ?

– Oui ; la plus commode et la plus gentille des chambres des sous-maîtresses, bien plus jolie et plus chaude que celle de mademoiselle Griset. Mademoiselle y a fait mettre des rideaux à fleurs roses et du linoléum par terre, ma chère, et une peau de chèvre, et on a ripoliné le lit en blanc. Aimée a même voulu me faire croire qu'elle avait acheté ces belles choses sur ses économies. Je lui ai répondu : « Je demanderai à maman si c'est vrai. » Alors elle m'a dit : « Si tu en parles à maman, je te ferai renvoyer chez nous sous prétexte que tu ne travailles pas. » Alors, tu penses, je n'ai plus eu qu'à me taire.

– Houche ! Mademoiselle revient.

Effectivement, mademoiselle Sergent s'approche de nous, quittant son air tendre et riant pour sa figure d'institutrice :

– Vous avez fini, Mesdemoiselles ? Je vais vous dicter un problème de géométrie.

Des protestations douloureuses s'élèvent, demandant encore cinq minutes de grâce. Mais mademoiselle Sergent ne s'émeut pas de cette supplication, qui se renouvelle trois fois par jour, et commence tranquillement à dicter le problème. Le Ciel confonde les triangles semblables !

J'ai soin d'apporter souvent des bonbons à dessein de séduire complètement la jeune Luce. Elle les prend sans presque dire merci, en remplit ses petites mains et les cache dans un ancien œuf à chapelet en nacre. Pour dix sous de pastilles de menthe anglaise, trop poivrées, elle vendrait sa grande sœur et encore un de ses frères par-dessus le marché. Elle ouvre la bouche, aspire l'air pour sentir le froid de la menthe et dit : « Ma langue gèle, ma langue gèle » avec des yeux pâmés. Anaïs me mendie effrontément des pastilles, s'en gonfle les joues, et redemande précipitamment avec une irrésistible grimace de prétendue répugnance :

– Vite, vite donne-m'en d'autres, pour ôter le goût, celles-là étaient « flogres »!

Comme par hasard, tandis que nous jouons à la grue, Rabastens entre dans la cour, porteur de je ne sais quels cahiers-prétextes. Il feint une aimable surprise en me revoyant et profite de l'occasion pour me mettre sous les yeux une romance dont il lit les amoureuses paroles d'une voix roucoulante. Pauvre nigaud d'Antonin, tu ne peux plus me servir à rien, maintenant, et tu ne m'as jamais servi à grand-chose. C'est tout au plus si tu seras encore bon à m'amuser pendant quelque temps et surtout à exciter la jalousie de mes camarades. Si tu t'en allais…

– Monsieur, vous trouverez ces demoiselles dans la classe du fond ; je crois les avoir aperçues qui descendaient, n'est-ce pas, Anaïs ?

Il pense que je le renvoie à cause des yeux malins de mes compagnes, me lance un regard éloquent et s'éloigne. Je hausse les épaules aux « Hum ! » entendus de la grande Anaïs et de Marie Belhomme, et nous reprenons une émouvante partie de « tourne-couteau » au cours de laquelle la débutante Luce commet fautes sur fautes. C'est jeune, ça ne sait pas ! On sonne la rentrée.

Leçon de couture, épreuve d'examen ; c'est-à-dire qu'on nous fait exécuter les échantillons de couture demandés à l'examen, en une heure. On nous distribue de petits carrés de toile, et mademoiselle Sergent écrit au tableau, de son écriture nette, pleine de traits en forme de massue :

Boutonnière. – Dix centimètres de surjet. Initiale, au point de marque. Dix centimètres d'ourlet à points devant. Je grogne devant cet énoncé, parce que la boutonnière, le surjet, je m'en tire encore, mais l'ourlet à points devant et l'initiale au point de marque, je ne les « perle » pas, comme le constate avec regret mademoiselle Aimée. Heureusement je recours à un procédé ingénieux et simple : je donne des pastilles à la petite Luce qui coud divinement, et elle m'exécute un G mirifique. « Il se faut entraider. » (Justement nous avons commenté, pas plus tard qu'hier, cet aphorisme charitable.)

Marie Belhomme confectionne une lettre G qui ressemble à un singe accroupi, et, bonne toquée, s'esclaffe devant son œuvre. Les pensionnaires, têtes penchées et coudes serrés, cousent en causant imperceptiblement, et échangent avec Luce de temps à autre des regards éveillés du côté de l'école des garçons. Je soupçonne que, le soir, elles épient des spectacles amusants du haut de leur blanc dortoir paisible.

Mademoiselle Lanthenay et mademoiselle Sergent ont changé de bureau ; ici, c'est Aimée qui surveille la leçon de couture, pendant que la Directrice fait lire les élèves de la seconde classe. La favorite est occupée à écrire en belle ronde le titre d'un registre de présences, quand sa rousse l'interpelle de loin :

– Mademoiselle Lanthenay !

Qu'es-ce que tu veux ? crie étourdiment Aimée.

Silence de stupeur. Nous nous regardons toutes : la grande Anaïs commence à se serrer les côtes pour rire davantage ; les deux Jaubert penchent la tête sur leurs coutures ; les pensionnaires se donnent des coups de coude, sournoisement ; Marie Belhomme éclate d'un rire comprimé qui sonne en éternuement ; et moi, devant la figure consternée d'Aimée, je m'exclame tout haut :

– Ah ! elle est bien bonne !

La petite Luce rit à peine ; on voit qu'elle a déjà dû entendre de pareils tutoiements ; mais elle considère sa sœur avec des yeux narquois.

Mademoiselle Aimée se retourne furieuse sur moi :

– Il peut arriver à tout le monde de se tromper, mademoiselle Claudine ! Et je fais mes excuses de mon inadvertance à mademoiselle Sergent.

Mais celle-ci, remise de sa secousse, sent bien que nous ne gobons pas l'explication, et hausse les épaules en signe de découragement devant la gaffe irrémédiable. Cela finit gaiement l'ennuyeuse leçon de couture. J'avais besoin de cet incident folâtre.

Après la sortie, à quatre heures, au lieu de m'en aller, j'oublie astucieusement un cahier et je reviens. Car je sais qu'à l'heure du balayage les pensionnaires montent de l'eau à tour de rôle dans leur dortoir ; je ne le connais pas encore, je veux le visiter, et Luce m'a dit : « Aujourd'hui, je suis d'eau. » À pas de chat, je grimpe là-haut, portant un broc plein en cas de rencontre fâcheuse. Le dortoir est blanc de murs et de plafond, meublé de huit lits blancs ; Luce me montre le sien, mais je m'en moque pas mal, de son lit ! Je vais tout de suite aux fenêtres qui, effectivement, permettent de voir dans le dortoir des garçons. Deux ou trois grands de quatorze à quinze ans y rôdent et regardent de notre côté ; sitôt qu'ils nous ont aperçues, ils rient, font des gestes et désignent leurs lits. Tas de vauriens ! Avec ça qu'ils sont tentants ! Luce, effarouchée ou feignant de l'être, ferme la fenêtre précipitamment, mais je pense bien que le soir, à l'heure du coucher, elle affiche moins de bégueulerie. Le neuvième lit, au bout du dortoir, est placé sous une sorte de dais qui l'enveloppe de rideaux blancs.

– Ça, m’explique Luce, c’est le lit de la surveillante. Les sous-maîtresses de semaine doivent se relayer pour coucher tour à tour dans notre dortoir.

– Ah ! Alors, c’est tantôt ta sœur Aimée, tantôt mademoiselle Griset ?

– Dame… ça devrait être ainsi… mais jusqu’à présent… c’est toujours mademoiselle Griset…, je ne sais pas pourquoi.

– Ah ! tu ne sais pas pourquoi ? Tartufe !

Je lui donne une bourrade dans l’épaule ; elle se plaint sans conviction. Pauvre mademoiselle Griset !

Luce continue à me mettre au courant :

– Le soir, Claudine, tu ne peux pas te figurer comme on s’amuse quand on se couche. On rit, on court en chemise, on se bat à coups de traversins. Il y en a qui se cachent derrière les rideaux pour se déshabiller parce qu’elles disent que ça les gêne ; la plus vieille, Rose Raquenot, se lave si mal que son linge est gris au bout de trois jours qu’elle le porte. Hier, elles m’ont caché ma robe de nuit, et j’ai failli rester toute nue dans le cabinet de toilette, heureusement mademoiselle Griset est arrivée ! Et puis on se moque d’une, tellement grasse qu’elle est obligée de se poudrer d’amidon un peu partout pour ne pas se couper. Et Poisson, que j’oubliais, qui met un bonnet de nuit qui la fait ressembler à une vieille femme, et qui ne veut se déshabiller qu’après nous dans le cabinet de toilette. Ah ! on rit bien, va !

Le cabinet de toilette est sommairement meublé d’une grande table recouverte de zinc sur laquelle s’alignent huit cuvettes, huit savons, huit paires de serviettes, huit éponges, tous les objets pareils, le linge matriculé à l’encre indélébile. C’est proprement tenu.

Je demande :

– Est-ce que vous prenez des bains ?

– Oui, et c’est encore quelque chose de drôle, va !

Dans la buanderie neuve, on fait chauffer de l’eau plein une grande cuve à vendanges, grande comme une chambre. Nous nous déshabillons toutes et nous nous fourrons dedans pour nous savonner.

– Toutes nues ?

– Dame, comment ferait-on pour se savonner, sans ça ? Rose Raquenot ne voulait pas, bien sûr, parce qu’elle est trop maigre. Si tu la voyais, ajoute Luce en baissant la voix, elle n’a presque rien sur les os, et c’est tout plat sur sa poitrine, comme un garçon ! Jousse, au contraire, c’est comme une nourrice, ils sont gros comme ça ! Et celle qui met un bonnet de nuit de vieille, tu sais, Poisson, elle est velue partout comme un ours, et elle a les cuisses bleues.

– Comment bleues ?

– Oui, bleues, comme quand il gèle et qu’on a la peau bleue de froid.

– Ça doit être engageant !

– Non, pour sûr, si j’étais garçon, ça ne me ferait pas grand-chose de me baigner avec elle !

– Mais elle, ça lui ferait peut-être plus d’effet, de se baigner avec un garçon ?

Nous pouffons; mais je bondis en entendant le pas et la voix de mademoiselle Sergent dans le corridor. Pour ne pas me faire pincer, je me blottis sous le dais réservé à la seule mademoiselle Griset ; puis, le danger passé, je me sauve et je dégringole, en criant tout bas « Au revoir. »

Ce matin, qu’il fait bon dans ce cher pays ! Que mon joli Montigny se chauffe gaiement par ce printemps précoce et chaud ! Dimanche dernier et jeudi, j’ai déjà couru les bois délicieux, tout pleins de violettes, avec ma sœur de première communion, ma douce Claire, qui me racontait ses amourettes... son « suiveux » lui donne des rendez-vous au coin de la Sapinière, le soir, depuis que le temps est doux. Qui sait si elle ne finira pas par faire des bêtises ! Mais ce n’est pas ce qui la tente : pourvu qu’on lui débite des paroles choisies, qu’elle ne comprend pas très bien, pourvu qu’on l’embrasse, qu’on se mette à ses genoux, que ça se passe comme dans les livres, enfin, ça lui suffit parfaitement.

Dans la classe, je trouve la petite Luce affalée sur une table, sanglotante à s’étrangler. Je lui lève la tête de force et je vois ses yeux gros comme des œufs, tant elle les a tamponnés.

– Oh ! vrai ! Tu n’es pas belle comme ça ! Qu’est-ce qu’il y a, petite ? Pourquoi chougnes-tu ?

– Elle… m’a… elle… m’a battue !

– Ta sœur, au moins ?

– Ouiii !

– Qu’est-ce que tu lui avais fait ?

Elle se sèche un peu et raconte :

– Voilà, je n’avais pas compris mes problèmes, alors je ne les avais pas faits ; ça l’a mise en colère, alors elle m’a dit que j’étais une buse, que c’était bien la peine que notre famille paie ma pension, que je la dégoûtais, et tout ça… Alors je lui ai répondu : « Tu m’embêtes à la fin » : alors elle m’a battue, giflée sur la figure, elle est mauvaise comme la gale, je la déteste.

Nouveau déluge.

– Ma pauvre Luce, tu es une oie ; il ne fallait pas te laisser battre, il fallait lui jeter au nez son ex-Armand…

Les yeux subitement effarés de la petite me font retourner ; j’aperçois mademoiselle Sergent qui nous écoute sur le seuil. Patatras ! qu’est-ce qu’elle va dire ?

– Mes compliments, mademoiselle Claudine, vous donnez à cette enfant de jolis conseils.

– Et vous de jolis exemples !

Luce est terrifiée de ma réponse. Moi, ça m’est bien égal, les yeux de braise de la Directrice scintillent de colère et d’émotion ! Mais cette fois, trop fine pour s’emballer, elle secoue la tête et dit simplement :

– Il est heureux que le mois de juillet approche, mademoiselle Claudine ; vous sentez, n’est-ce pas, que je peux de moins en moins vous garder ici ?

– Il me semble. Mais, vous savez, c’est faute de s’entendre, nos rapports ont été mal engagés.

– Allez en récréation, Luce, dit-elle, sans me répondre.

La petite ne se le fait pas répéter deux fois, elle sort en courant et en se mouchant. Mademoiselle Sergent continue :

– C’est bien votre faute, je vous assure. Vous vous êtes montrée pleine de mauvais vouloir pour moi, à mon arrivée, et vous avez repoussé mes avances, car je vous en ai fait, bien que ce ne fût pas mon rôle. Vous m’aviez pourtant paru intelligente et assez jolie pour m’intéresser, moi qui n’ai ni sœur ni enfant.

Du diable si j’aurais jamais pensé… On ne peut pas me déclarer plus nettement que j’eusse été » sa petite Aimée » si j’avais voulu. Eh bien, non, ça ne me dit rien, même rétrospectivement. Pourtant, c’est de moi que mademoiselle Lanthenay serait jalouse, à cette heure-ci… Quelle comédie !

– C’est vrai, Mademoiselle. Mais, fatalement, ça aurait mal tourné tout de même, à cause de mademoiselle Aimée Lanthenay ; vous avez mis une telle ardeur à conquérir… son amitié, et à détruire celle qu’elle pouvait me porter !

Elle détourne les yeux :

– Je n’ai pas cherché, comme vous le prétendez, à détruire… Mademoiselle Aimée aurait pu vous continuer ses leçons d’anglais sans que je l’en empêchasse…

– Ne dites donc pas ça ! Je ne suis pas encore idiote, et il n’y a que nous deux ici ! J’en ai été longtemps furieuse, désolée même, parce que je suis presque aussi jalouse que vous… Pourquoi l’avez-vous prise ? J’ai eu tant de peine, oui, là, soyez contente, j’ai eu tant de peine ! Mais j’ai vu qu’elle ne tenait pas à moi, à qui tient-elle ? J’ai vu aussi qu’elle ne valait réellement pas cher : ça m’a suffi. J’ai pensé que je ferais assez de bêtises sans commettre celle de vouloir l’emporter sur vous. Voilà. Maintenant tout ce que je désire, c’est qu’elle ne devienne pas trop la petite souveraine de cette école, et qu’elle ne tourmente pas exagérément cette petite, sa sœur, qui, au fond, ne vaut pas mieux qu’elle, ni moins, je vous assure… Je ne raconte rien chez nous jamais, de ce que je peux voir ici ; je ne reviendrai pas après les vacances, et je me présenterai au brevet parce que papa se figure qu’il y tient, et qu’Anaïs serait trop contente si je ne passais pas l’examen… Vous pouvez me laisser tranquille jusque-là, je ne vous tourmente guère maintenant…

Je pourrais parler longtemps, je crois, elle ne m’écoute plus. Je ne lui disputerai pas sa petite, c’est tout ce qu’elle a entendu ; elle regarde en dedans, suit une idée, et se réveille pour me dire, subitement redevenue Directrice, au sortir de cette causerie sur pied d’égalité :

– Allez vite dans la cour, Claudine, il est huit heures passées, il faut vous mettre en rang.

– Qu’est-ce que tu causais si longtemps là-dedans avec Mademoiselle ? me demande la grande Anaïs. Tu es donc bien avec elle, maintenant ?

– Une paire d’amies, ma chère !

En classe, la petite Luce se serre contre moi, me lance des regards affectueux et me prend les mains, mais ses caresses m’agacent ; j’aime seulement la battre, la tourmenter, et la protéger quand les autres l’embêtent.

Mademoiselle Aimée entre en coup de vent dans la classe en criant tout bas : « L’inspecteur ! l’inspecteur ! » Rumeur. Tout est prétexte à désordre ici ; sous couleur de ranger nos livres irréprochablement, nous avons ouvert tous nos pupitres et nous bavardons avec rapidité derrière les couvercles. La grande Anaïs fait sauter en l’air les cahiers de Marie Belhomme toute désemparée, et enfouit prudemment dans sa poche un Gil Blas Illustré qu’elle abritait entre deux feuilles de son Histoire de France. Moi, je dissimule des histoires de bêtes merveilleusement contées par Rudyard Kipling (en voilà un qui connaît les animaux !) – c’est pourtant pas des lectures bien coupables. On bourdonne, on se lève, on ramasse les papiers, on retire les bonbons dissimulés dans les pupitres, car ce père Blanchot, l’inspecteur, a des yeux louches mais qui fouinent partout.

Mademoiselle Lanthenay, dans sa classe, bouscule les gamines, range son bureau, crie et voltige, et voici que, de la troisième salle, sort la pauvre Griset, effarée, qui demande aide et protection : « Mademoiselle Sergent, est-ce que M. l’Inspecteur me demandera les cahiers des petites ? Ils sont bien sales, les toutes petites ne font que des bâtons… » La mauvaise Aimée lui rit au nez ; la Directrice répond en haussant les épaules : « Vous montrerez ce qu’il vous demandera, mais si vous croyez qu’il s’occupera des cahiers de vos gamines ! » Et la triste ahurie rentre dans sa classe où ses petits animaux font un vacarme terrible, car elle n’a pas pour vingt-cinq centimes d’autorité !

Nous sommes prêtes, ou peu s’en faut. Mademoiselle Sergent s’écrie : « Vite, prenez vos morceaux choisis ! Anaïs, crachez immédiatement le crayon à ardoise que vous avez dans la bouche ! Ma parole d’honneur, je vous mets à la porte devant M. Blanchot si vous mangez encore de ces horreurs-là ! Claudine, vous ne pourriez pas cesser un instant de pincer Luce Lanthenay ? Marie Belhomme, quittez tout de suite les trois fichus que vous avez sur la tête et au cou ; et quittez aussi l’air bête qui est sur votre figure. Vous êtes pire que les petites de la troisième classe et vous ne valez pas chacune la corde pour vous pendre ! »

Il faut bien qu’elle dépense son énervement. Les visites de l’inspecteur la tracassent toujours parce que Blanchot est en bons termes avec le député, qui déteste à mort son remplaçant possible, Dutertre, lequel protège mademoiselle Sergent. (Dieu que la vie est compliquée !) Enfin, tout se trouve à peu près en ordre ; la grande Anaïs se lève, inquiétante de longueur, la bouche encore sale du crayon gris qu’elle croquait et commence La Robe du pleurard Manuel :

Dans l’étroite mansarde où glisse un jour douteux

La femme et le mari se disputaient tous deux…

Il était temps ! Une grande ombre passe sur les vitres du corridor, toute la classe frémit et se lève – par respect – au moment où la porte s’ouvre devant le père Blanchot. Il a une figure solennelle entre deux grands favoris poivre et sel, et un redoutable accent franc-comtois. Il pontifie, il mâche ses paroles avec enthousiasme, comme Anaïs les gommes à effacer, il est toujours vêtu avec une correction rigide et démodée ; quel vieux bassin ! En voilà pour une heure ! Il va nous poser des questions idiotes et nous démontrer que nous devrions toutes « embrasser la carrière de l’enseignement ». J’aimerais encore mieux ça que de l’embrasser, lui.

– Mesdemoiselles ! … Mes enfants, asseyez-vous.

« Ses enfants » s’asseyent modestes et douces. Je voudrais bien m’en aller. Mademoiselle Sergent s’est empressée au-devant de lui d’un air respectueux et malveillant, pendant que son adjointe, la vertueuse Lanthenay, s’est enfermée dans sa classe.

M. Blanchot pose dans un coin sa canne à béquille d’argent, et commence par horripiler tout d’abord la Directrice (bien fait !) en l’entraînant près de la fenêtre, pour lui parler programmes de brevet, zèle, assiduité, et allez donc ! Elle l’écoute, elle répond : « Oui, monsieur l’inspecteur. » Ses yeux se reculent et s’enfoncent ; elle a sûrement envie de le battre. Il a fini de la raser, c’est à notre tour.

– Que lisait cette jeune fille, quand je suis entré ?

La jeune fille, Anaïs, cache le papier buvard rose qu’elle mastiquait et interrompt le récit, évidemment scandaleux, qu’elle déversait dans les oreilles de Marie Belhomme qui, choquée, cramoisie, mais attentive, roule ses yeux d’oiseau avec un effarement pudique. Sale Anaïs ! Qu’est-ce que ça peut bien être que ces histoires-là ?

– Voyons, mon enfant, dites vouâr ce que vous lisiez.

La Robe, monsieur l’inspecteur.

– Veuillez reprendre.

Elle recommence, avec des mines faussement intimidées, pendant que Blanchot nous examine de ses yeux vert sale. Il blâme toute coquetterie, et ses sourcils se froncent quand il voit un velours noir sur le cou blanc, ou des frisettes qui volent sur le front et les tempes. Moi, il m’attrape à chacune de ses visites, à cause de mes cheveux toujours défaits et bouclés, et aussi des grandes collerettes blanches, plissées, que je porte sur mes robes sombres. C’est pourtant d’une simplicité que j’aime, mais assez gentille pour qu’il trouve mes costumes affreusement répréhensibles. La grande Anaïs a terminé La Robe et il lui en fait analyser logiquement (oh ! là ! là !) cinq ou six vers. Puis il lui demande :

– Mon enfant, pourquoi avez-vous noué ce velours « nouâr » après (sic) votre cou ?

Ça y est ! Qu’est-ce que je disais ? Anaïs, démontée, répond bêtement que « c’est pour tenir chaud ». Gourde sans courage !

– Pour vous tenir chaud, dites-vous ? Mais ne pensez-vous point qu’un foulard remplirait mieux cet office ?

Un foulard ! Pourquoi pas un passe-montagne, antique rasoir ? Je ne peux pas m’empêcher de rire, ce qui attire son attention sur moi.

– Et vous, mon enfant, pourquoi êtes-vous ainsi décoâffée et les cheveux pendants, au lieu de les porter tordus sur la tête, et retenus par des épingles ?

– Monsieur l’inspecteur, ça me donne des migraines.

– Mais vous pourriez au moins les tresser ; je crois ?

– Oui, je le pourrais, mais papa s’y oppose.

Il me tanne, je vous dis ! Après un petit claquement de lèvres désapprobateur, il va s’asseoir et tourmente Marie sur la guerre de Sécession, une des Jaubert sur les côtes d’Espagne, et l’autre sur les triangles rectangles. Puis il m’envoie au tableau noir, et m’enjoint de tracer un cercle. J’obéis. C’est un cercle… si on veut.

– Inscrivez dedans une rosace à cinq feuilles. Supposez qu’elle est éclairée de gauche, et indiquez par des traits forts les ombres que reçoivent les feuilles.

Ça, ça m’est égal. S’il avait voulu me faire chiffrer, je n’en sortais pas ; mais les rosaces et les ombres, ça me connaît. J’ m’en tire assez bien, au grand ennui des Jaubert qui espéraient sournoisement me voir grondée.

– C’est… bien. Oui, c’est assez bien. Vous subissez cette année l’examen du brevet ?

– Oui, monsieur l’inspecteur, au mois de juillet.

– Pis, ne voulez-vous point entrer à l’École Normale après ?

– Non, monsieur l’inspecteur, je rentrerai dans ma famille.

– Ah ? Je crois en effet que vous n’avez point la vocation de l’enseignement. C’est regrettable.

Il me dit ça du même ton que : « Je crois que vous êtes une infanticide. » Pauvre homme, laissons-lui ses illusions ! Mais j’aurais seulement voulu qu’il puisse voir la scène d’Armand Duplessis, ou encore l’abandon dans lequel on nous laisse pendant des heures, quand nos deux institutrices sont là-haut à se becqueter…

– Montrez-moi votre seconde classe, je vous prie, Mademoiselle.

Mademoiselle Sergent l’emmène dans la seconde classe, où elle reste avec lui pour protéger sa petite mignonne contre les sévérités inspectoriales. Profitant de son absence, j’esquisse au tableau noir une caricature du père Blanchot et de ses grands favoris, qui met les gamines en joie ; je lui ajoute des oreilles d’âne, puis l’efface vite et je regagne ma place où la petite Luce passe son bras sous le mien, câlinement et tente de m’embrasser. Je la repousse d’une légère calotte, et elle prétend que je suis « bien méchante » !

– Bien méchante ? Je vais t’apprendre à avoir avec moi des libertés pareilles ! Tâche de museler tes sentiments, et dis-moi si c’est toujours mademoiselle Griset qui couche dans le dortoir.

– Non, Aimée y a couché deux fois deux jours de suite.

– Ça fait quatre fois. Tu es une cruche ; même pas une cruche, un siau ! Est-ce que les pensionnaires se tiennent plus tranquilles quand c’est ta chaste sœur qui couche sous le dais ?

– Guère. Et même, une nuit, une élève a été malade, on s’est levées, on a ouvert une fenêtre, j’ai même appelé ma sœur pour qu’elle me donne des allumettes qu’on ne pouvait pas trouver, elle n’a pas remué, elle n’a pas plus soufflé que s’il n’y avait personne dans le lit ! Faut-il qu’elle ait le sommeil dur ?

– Sommeil dur ! Sommeil dur ! Quelle oie ! Mon Dieu, pourquoi avez-vous permis qu’il y ait sur cette terre des êtres aussi dépourvus de toute intelligences ? J’en pleure des larmes de sang !

– Qu’est-ce que j’ai encore fait ?

– Rien ! oh ! rien, voilà seulement des bourrades dans les épaules pour te former le cœur et l’esprit, et t’apprendre à ne pas croire aux alibis de la vertueuse Aimée.

Luce se roule sur la table avec un désespoir feint, ravie d’être rudoyée et meurtrie. Mais j’y pense :

– Anaïs, qu’est-ce que tu racontais donc à Marie Belhomme pour lui faire piquer des fards, que ceux de la Bastille sont pâles à côté !

– Quelle Bastille ?

– Ça n’a pas d’importance. Dis vite.

– Approche-toi un peu.

Sa figure vicieuse pétille ; ça doit être des choses très vilaines.

– Eh bien, voilà. Tu ne sais pas ? au dernier réveillon, le maire avait chez lui sa maîtresse, la belle Julotte, et puis son secrétaire avait amené une femme de Paris ; au dessert, ils les ont fait déshabiller toutes les deux, sans chemise, et ils en on fait autant, et ils se sont mis à danser comme ça un quadrille, ma vieille !

– Pas mal ! Qui t’a dit ça ?

– C’est papa qui l’a raconté à maman ; j’étais couchée, seulement, on laisse toujours la porte de la chambre ouverte, parce que je prétends que j’ai peur et alors j’entends tout.

– Tu ne t’embêtes pas. Il en raconte souvent comme ça, ton père ?

– Non, pas toujours d’aussi bien mais quelquefois, je me roule de rire dans mon lit.

Elle me narre encore d’autres potins du canton assez sales ; son père, employé à la mairie, connaît à fond la chronique scandaleuse du pays. Je l’écoute et le temps passe.

Mademoiselle Sergent revient ; nous n’avons que le temps de rouvrir nos livres au hasard : mais elle vient droit à moi sans regarder ce que nous faisons :

– Claudine, pourriez-vous faire chanter vos camarades devant M. Blanchot ? Elles savent maintenant ce joli chœur à deux voix : Dans ce doux asile.

– Moi, je veux bien ; seulement l’inspecteur a si mal au cœur de me voir les cheveux défaits qu’il n’écoutera pas !

– Ne dites pas de bêtises, ce n’est pas le jour ; faites-les chanter vite. M. Blanchot paraît assez peu content de la deuxième classe ; je compte sur la musique pour le dérider.

Je le crois sans peine qu’il doit être assez peu content de la deuxième classe : mademoiselle Aimée Lanthenay s’en occupe toutes les fois qu’elle n’a pas autre chose à faire ; elle gorge ses gosses de devoirs écrits, pour pouvoir, pendant qu’elles noircissent du papier, causer tranquillement avec sa chère Directrice. Moi, je veux bien faire chanter les élèves, pour ce que ça me coûte !

Mademoiselle Sergent ramène l’odieux Banchot ; je range en demi-cercle notre classe et la première division de la seconde ; je confie les dessus à Anaïs, les secondes à Marie Belhomme (infortunées secondes !) Et je chanterai les deux parties à la fois, c’est-à-dire que je changerai vite quand je sentirai faiblir un côté. Allez-y ! Une mesure pour rien : Une, deux, trois.

Dans ce doux asile

Les sages sont couronnés,

Venez !

Aux plaisirs tranquilles

Ces lieux charmants sont destinés…

Veine ! Ce vieux normalien racorni rythme la musique de Rameau avec sa tête (à contre-mesure d’ailleurs), et paraît enchanté. Toujours l’histoire du compositeur Orphée apprivoise les bêtes.

– C’est bien chanté. De qui est-ce ? De Gounoud, je crois ? (Pourquoi prononce-t-il Gounode ?)

– Oui, Monsieur. (Ne le contrarions pas.)

– Il me semblait bien. C’est un fort joli chœur. (Joli chœur toi-même !)

En entendant cette attribution inattendue d’un air de Rameau à l’auteur de Faust, mademoiselle Sergent se pince les lèvres pour ne pas rire. Quant au Blanchot, rasséréné, il lâche quelques paroles aimables, et s’en va, après nous avoir dicté – la flèche du Parthe ! – ce canevas de composition française :

« Expliquer et commenter cette pensée de Franklin : L’oisiveté est comme la rouille, elle use plus que le travail. »

Allons-y ! À la clef brillante, aux contours arrondis, que la main vingt fois par jour polit et tourne dans la serrure, apposons la clef rongée de rouille rougeâtre. Le bon ouvrier qui travaille joyeusement, levé dès l’aube, dont les muscles solides, et tatatata… mettons-le en parallèle avec l’oisif qui, languissement couché sur des divans orientaux, regarde défiler sur sa table somptueuse… et tatatata… les mets rares… tatatata. Oh ! c’est bientôt bâclé !

Avec ça que ce n’est pas bon de paresser dans un fauteuil ! Avec ça que les ouvriers qui travaillent toute leur vie ne meurent pas jeunes et épuisés ! Mais quoi, faut pas le dire. Dans le « programme des examens » les choses ne se passent pas comme dans la vie.

La petite Luce manque d’idées et geint tout bas pour que je lui en fournisse. Je la laisse généreusement lire ce que j’ai écrit, elle ne me prendra pas grand-chose.

Enfin, quatre heures. On s’en va. Les pensionnaires montent prendre le goûter que prépare la mère de mademoiselle Sergent ; je pars avec Anaïs et Marie Belhomme, après m’être mirée dans les vitres pour voir si mon chapeau n’est pas de travers.

En route, nous cassons un pain de sucre sur le dos de Blanchot. Il m’ennuie ce vieux, qui veut toujours qu’on soit toujours habillées avec de la toile à sac et les cheveux tendus !

– Je crois qu’il n’est pas très content de la deuxième classe, tout de même, remarque Marie Belhomme ; si tu ne l’avais pas amadoué avec la musique !

– Dame, fait Anaïs, sa classe, mademoiselle Lanthenay s’en occupe un peu… par-dessous la jambe.

– Tu as des mots ! Elle ne peut pas tout faire, voyons ! Mademoiselle Sergent l’a attachée à sa personne, c’est elle qui fait sa toilette le matin.

– Ça, c’est une blague ! s’écrient à la fois Anaïs et Marie Belhomme.

– Pas le moins du monde ! Si jamais vous allez au dortoir et dans les chambres des sous-maîtresses (c’est très facile, on n’a qu’à monter de l’eau avec les pensionnaires) passez la main au fond de la cuvette de mademoiselle Aimée et ne craignez pas de vous mouiller, il n’y a que de la poussière.

– Non, c’est trop fort tout de même ! déclare Marie Belhomme.

La grande Anaïs n’ajoute rien, et s’en va songeuse ; sans doute, elle racontera ces aimables détails au grand gamin avec lequel elle flirte cette semaine. Je sais très peu de chose de ses fredaines ; elle reste fermée et narquoise quand je la tâte là-dessus.

Je m’ennuie à l’école, fâcheux symptôme, et tout nouveau. Je ne suis pourtant amoureuse de personne. (Au fait, c’est peut-être pour cela.) Je fais mes devoirs presque exactement tant j’ai la flemme, et je vois paisiblement nos deux institutrices se caresser, se bécoter, se disputer pour le plaisir de s’aimer mieux après. Elles ont les gestes et la parole si libres l’une avec l’autre maintenant, que Rabastens, malgré son aplomb, s’en effarouche, et bafouille avec entrain. Alors, les yeux d’Aimée brasillent de joie comme ceux d’une chatte en malice, et mademoiselle Sergent rit de la voir rire. Elles sont étonnantes, ma parole ! Ce que la petite est devenue « agouante » on ne peut pas se le figurer ! L’autre change de visage sur un signe d’elle, sur un froncement de ses sourcils de velours.

Attentive devant cette intimité tendre, la petite Luce guette, flaire, s’instruit. Elle s’instruit même beaucoup, car elle saisit toutes les occasions d’être seule avec moi, me frôle, câline, ferme presque ses yeux verts et trouve à demi sa petite bouche fraîche ; non, elle ne me tente pas. Que ne s’adresse-t-elle à la grande Anaïs qui s’intéresse, elle aussi, aux jeux des deux colombelles qui nous servent d’institutrices à leurs moments perdus, et qui s’en étonne fort, car elle a des coins d’ingénuité assez curieux !

Ce matin, je l’ai battue comme plâtre, la petite Luce, parce qu’elle voulait m’embrasser dans le hangar où on range les arrosoirs ; elle n’a pas crié et s’est mise à pleurer, jusqu’à ce que je la console en lui caressant les cheveux. Je lui ai dit :

– Bête, tu auras bien le temps d’épancher ton trop-plein de tendresse, plus tard, puisque tu vas entrer à l’École Normale !

– Oui, mais tu n’y entreras pas, toi !

– Non, par exemple ! Mais tu n’y seras pas depuis deux jours que deux « troisième année » se seront brouillées à cause de toi, dégoûtant petit animal !

Elle se laisse injurier voluptueusement, et me jette des regards de reconnaissance.

C’est peut-être parce qu’on m’a changé ma vieille école que je m’ennuie dans celle-ci ? Je n’ai plus les « rabicoins » où on se mussait dans la poussière, ni les couloirs de ce vieux bâtiment compliqué dans lequel on ne savait jamais si on se trouvait chez les instituteurs ou bien chez nous, et où on débouchait si naturellement dans un chambre de sous-maître qu’on avait à peine besoin de s’excuser en rentrant à la classe.

C’est peut-être que je vieillis Je me ressentirais donc des seize ans que j’atteins ? Voilà une chose stupide, en vérité.

C’est peut-être le printemps ? Il est trop beau aussi, c’en est inconvenant ! Le jeudi et le dimanche, je file toute seule, pour retrouver ma sœur de communion, ma petite Claire, embarquée solidement dans une sotte aventure avec le secrétaire de la mairie qui ne veut pas l’épouser. Pardi, il en serait bien empêché ; il paraît qu’il a subi, encore au collège, une opération pour une maladie bizarre, une de celles dont on ne nomme jamais le « siège »; et on prétend que s’il a encore envie des filles, il ne peut plus guère « contenter ses désirs ». Je ne comprends pas très bien, je comprends même assez mal, mais je me tue à redire à Claire ce que j’ai vaguement appris. Elle lève au ciel des yeux blancs, secoue la tête, et répond, avec des mines extatiques : « Ah ! qu’est-ce que ça fait, qu’est-ce que ça fait ? Il est si beau, il a des moustaches si fines, et puis, les choses qu’il me dit me rendent assez heureuse ! Et puis, il m’embrasse dans le cou, il me parle de la poésie, des soleils couchants, qu’est-ce que tu veux que je demande jamais davantage ? » Au fait, puisque ça lui suffit…

Quand j’ai assez de ses divagations, je lui dis, pour qu’elle me laisse seule, que je rentre chez papa ; et je ne rentre pas. Je reste dans les bois, je cherche un coin plus délicieux que les autres, et je m’y couche. Des armées de petites bêtes courent par terre, sous mon nez (elles se conduisent même quelquefois très mal, mais c’est si petit !) et ça sent un tas d’odeurs bonnes, ça sent les plantes fraîches qui chauffent… Ô mes chers bois !

À l’école où j’arrive en retard (je m’endors difficilement, mes idées dansent devant moi sitôt que j’ai éteint la lampe) je trouve mademoiselle Sergent au bureau, digne et froncée, et toutes les gamines arborent des figures convenables, pincées et cérémonieuses. Qu’est-ce que c’est que ça ? Ah ! la grande Anaïs affalée sur mon pupitre fait de tels efforts pour sangloter que ses oreilles en sont bleues. On va s’amuser ! Je me glisse à côté de la petite Luce qui me souffle dans l’oreille : « Ma chère, on a trouvé dans le pupitre d’un garçon toutes les lettres d’Anaïs ; l’instituteur vient de les apporter ici pour que la directrice les lise. »

Elle les lit, en effet, mais tout bas, pour elle seule. Quel malheur, mon Dieu, quel malheur ! Je donnerais bien trois ans de la vie de Rabastens (Antonin), pour parcourir cette correspondance. Oh ! qui inspirera à la rousse de nous en lire tout haut deux ou trois passages bien choisis ! Hélas ! hélas ! Mademoiselle Sergent a fini… Sans rien dire à Anaïs toujours vautrée sur sa table, elle se lève solennellement, marche à pas comptés vers le poêle, à côté de moi ; elle l’ouvre, y dépose les papiers scandaleux, pliés en quatre, frotte une allumette et met le feu, puis referme la petite porte. En se redressant, elle dit à la coupable :

– Mes compliments, Anaïs, vous en savez plus long que bien des grandes personnes. Je vous garde ici jusqu’à l’examen, parce que vous êtes inscrite, mais je vais déclarer à vos parents que je me décharge de toute responsabilité à votre égard. Copiez vos problèmes, Mesdemoiselles, et ne vous occupez pas davantage de cette personne qui ne le mérite pas.

Incapable de supporter le tourment d’entendre brûler la littérature d’Anaïs, j’ai pris, pendant que la Directrice s’énonçait majestueusement, la règle plate qui me sert pour le dessin : je l’ai passée sous ma table et, au risque de me faire pincer, je m’en suis servie pour pousser la petite poignée qui fait mouvoir la rosace de tirage. On n’a rien vu ; peut-être que la flamme, ainsi étouffée, ne brûlera pas tout je le saurai après la classe. J’écoute ; le poêle tait son ronflement au bout de quelques secondes. Est-ce qu’onze heures ne vont pas bientôt sonner ? Comme je pense peu à ce que je copie, aux « deux pièces de toile qui, après lessivage, se rétrécissent de 1/19 dans leur longueur et de 1/22 dans leur largeur », elles pourraient rétrécir encore bien davantage sans m’intéresser.

Mademoiselle Sergent nous quitte et se rend dans la classe d’Aimée, sans doute pour lui raconter la bonne histoire et en rire avec elle. Aussitôt qu’elle a disparu, Anaïs relève la tête, nous la considérons avidement, elle a les joues marbrées, les yeux gonflés à force de les frotter, et elle regarde son cahier obstinément. Marie Belhomme se penche vers elle et lui dit, avec une sympathie tumultueuse : « Bien, ma vieille, je crois qu’on va te râbâter chez toi. Tu disais-t-y beaucoup de choses dans tes lettres ?» Elle ne lève pas les yeux et répond à haute voix pour que nous entendions toutes : « Ça m’est bien égal, les lettres ne sont pas de moi. » Les gamines échangent des regards indignés : « Crois-tu, ma chère ! ma chère, ce qu’elle est menteuse ! »

Enfin l’heure sonne. Jamais sortie n’a été si lente à venir ! Je m’attarde à ranger mon pupitre pour rester la dernière. Dehors, après avoir marché pendant une cinquantaine de mètres, je prétends avoir oublié mon atlas et je quitte Anaïs pour voler à l’école : « Attends-moi, veux-tu ? »

Je me rue silencieusement dans la classe vide et j’ouvre le poêle : j’y trouve une poignée de papiers à demi brûlés, que je retire avec des précautions maternelles ; quelle chance ! Le dessus et le dessous sont perdus, mais l’épaisseur du milieu est à peu près intacte ; c’est bien l’écriture d’Anaïs. J’emporte le paquet dans ma serviette pour les lire chez nous à loisir, et je rejoins Anaïs, calme, qui flâne en m’attendant ; nous repartons ensemble ; elle me lorgne en dessous. Tout à coup, elle s’arrête net et soupire d’angoisse… Je vois ses regards fixés sur mes mains, anxieusement, et je m’aperçois qu’elles sont noires des papiers brûlés que j’ai touchés. Je ne vais pas lui mentir, bien sûr. Je prends l’offensive :

– Eh bien, quoi ?

– Tu y es allée, hein, chercher dans le poêle ?

– Bien sûr que j’y suis allée ! Pas de danger que je laisse perdre une occasion pareille de lire tes lettres !

– Elles sont brûlées ?

– Heureusement non ; tiens, regarde là-dedans.

Je lui montre les papiers, en les tenant solidement. Elle darde sur moi des yeux vraiment meurtriers, mais n’ose pas sauter sur ma serviette, trop sûre que je la rosserais ! Je vais la consoler un peu, elle me fait presque de la peine.

– Écoute, je vais lire ce qui n’est pas brûlé parce que ça me fait trop envie ; et puis je te rapporterai tout ce soir. Je ne suis pas encore trop mauvaise ?

Elle se méfie beaucoup.

– Ma pure parole ! Je te les remettrai à la récréation, avant de rentrer.

Elle s’en va, désemparée, inquiète, plus jaune et plus longue que de coutume.

À la maison, j’épluche enfin ces lettres. Grosse déception ! Ce n’est pas ce que je pensais. Un mélange de sentimentalités bébêtes et d’indications pratiques : « Je pense à toi toujours quand il fait clair de lune… Tu feras attention, jeudi, d’apporter au champ de Vrimes le sac de blé que tu avais pris la dernière fois ; si maman voyait ma robe verdie, elle me ferait un raffut ! » Et puis des allusions peu claires, qui doivent rappeler au jeune Gangneau des épisodes polissons… En somme, oui, une déception. Je lui rendrai ses lettres, bien moins amusantes qu’elle-même qui est fantasque, froide et drôle.

Je les lui ai remises, elle n’en croyait pas ses yeux. Toute à la joie de les revoir, elle se moque pas mal que je les aie lues ; elle a couru les jeter dans les cabinets, et maintenant, elle a repris sa figure close et impénétrable, aucune humiliation. Heureuse nature !

Zut, j’ai pincé un rhume ! Je reste dans la bibliothèque de papa, à lire la folle Histoire de France de Michelet, écrite en alexandrins. (J’exagère peut-être un peu ?) Je ne m’ennuie pas du tout, bien installée dans ce grand fauteuil, entourée de livres, avec ma belle Fanchette, cette chatte intelligente entre toutes, qui m’aime avec tant de désintéressement malgré les misères que je lui inflige, mes morsures dans ses oreilles roses et le dressage compliqué que je lui fais subir.

Elle m’aime au point de comprendre ce que je dis, et de venir me caresser la bouche quand elle entend le son de ma voix. Elle aime aussi des livres comme un vieux savant, cette Fanchette, et me tourmente chaque soir après le dîner pour que je retire de leur rayon deux ou trois gros Larousse de papa, le vide qu’ils laissent forme une espèce de petite chambre carrée où Fanchette s’installe et se lave ; je referme la vitre sur elle, et son ronron prisonnier vibre avec un bruit de tambour voilé, incessant. De temps en temps, je la regarde, alors elle me fait signe avec ses sourcils, qu’elle lève, comme une personne. Belle Fanchette, que tu es intéressante et compréhensive ! (Bien plus que Luce Lanthenay, cette chatte inférieure.) Tu m’amuses depuis que tu es au monde ; tu n’avais qu’un seul œil ouvert que, déjà, tu essayais des pas belliqueux dans ta corbeille, encore incapable de te tenir debout sur tes quatre allumettes ; depuis, tu vis joyeusement, et tu me fais rire, par tes danses du ventre en l’honneur des hannetons et des papillons, par tes appels maladroits aux oiseaux que tu guettes, par tes façons de te disputer avec moi et de me donner des tapes sèches qui résonnent dur sur mes mains. Tu mènes la conduite la plus indigne ; deux ou trois fois l’an, je te rencontre dans le jardin sur les murs, l’air fou, ridicule, une trôlée de matous autour de toi. Je connais même ton favori, perverse Fanchette, c’est un matou gris sale, long, efflanqué, dépoilé, des oreilles de lapin et les attaches canailles, comment peux-tu te mésallier avec cet animal de basse extraction, et si souvent ? Mais même en ces temps de démence, quand tu m’aperçois, tu reprends un moment ta figure naturelle, tu me miaules amicalement quelque chose comme : « Tu vois, j’en suis là ; ne me méprise pas trop, la nature a ses exigences, mais je rentrerai bientôt et je me lécherai longtemps pour me purifier de cette existence dévergondée. » Ô belle Fanchette blanche, ça te va bien de te mal conduire !

Mon rhume fini, je constate qu’on commence à s’agiter beaucoup à l’École, à cause des examens proches, nous voilà fin mai et « on passe » le 5 juillet ! Je regrette de n’être pas plus remuée, mais les autres le sont assez pour moi, surtout la petite Luce Lanthenay qui a des crises de larmes quand elle reçoit une mauvaise note ; quant à mademoiselle Sergent, elle s’occupe de tout, mais plus que de tout, de la petite aux beaux yeux qui la fait « tourner en chieuvre ». Elle a fleuri, cette Aimée, d’une façon surprenante ! Son teint merveilleux, sa peau de velours, et ses yeux, « qu’on y frapperait des effigies » ! comme dit Anaïs, en font une petite créature maligne et triomphante. Elle est tellement plus jolie que l’année dernière ! On ne prêterait plus attention maintenant au léger écrasement de sa figure, au petit cran de sa lèvre à gauche, quand elle sourit ; et quand même, elle a de si blanches dents pointues ! sa rousse amoureuse défaut rien qu’à la regarder et ne résiste plus guère devant nous aux furieuses envies qui la saisissent d’embrasser sa mignonne toutes les trois minutes…

Cet après-midi chaud, la classe bourdonne un « morceau choisi » qu’on doit réciter à trois heures ; je sommeille presque, écrasée de paresse nerveuse. Je n’en peux plus, et, tout d’un coup, j’ai des envies de griffer, de m’étirer violemment et d’écraser les mains de quelqu’un : ce quelqu’un se trouve être Luce, ma voisine. Elle a eu la nuque empoignée, et mes ongles enfoncés dedans ; heureusement, elle n’a rien dit. Je retombe dans ma langueur agacée…

La porte s’ouvre sans qu’on ait même frappé : c’est Dutertre, en cravate claire, les cheveux au vent, rajeuni et batailleur. Mademoiselle Sergent, dressée, lui dit à peine bonjour et l’admire passionnément, sa tapisserie « chutée » par terre. (L’aime-t-elle plus qu’Aimée ? ou Aimée plus que lui ? Drôle de femme !) La classe s’est levée. Par mauvaiseté, je reste assise, de sorte que Dutertre, quand il se retourne vers nous, me remarque tout de suite.

– Bonjour, Mademoiselle. Bonjour, les petites. Comme te voilà affalée, toi !

– Je suis flâ. Je n’ai plus d’os.

– Tu es malade ?

– Non, je ne crois pas. C’est le temps, la flemme.

– Viens ici, qu’on te voie.

Ça va recommencer, ces prétextes médicaux à examens prolongés ? La Directrice me lance des regards enflammés d’indignation, pour la façon dont je me tiens, dont je parle à son chéri de délégué cantonal. Non, je vais me gêner ! D’ailleurs, il adore ces façons malséantes. Je me traîne paresseusement à la fenêtre.

– On n’y voit pas, ici, à cause de cette ombre verte des arbres. Viens dans le corridor, il y fait du soleil. Tu as une piètre mine, mon petit.

Triple extrait de mensonge ! J’ai bonne mine, je me connais ; si c’est à cause des yeux battus qu’il me croit malade, il se trompe, c’est bon signe, je me porte bien quand j’ai du bistre autour des yeux. Heureusement qu’il est trois heures de l’après-midi, sans cela, je ne serais pas plus rassurée qu’il ne faut, d’aller, même dans le couloir vitré, avec cet individu dont je me défie comme du feu.

Quand il a refermé la porte derrière nous, je me retourne sur lui et je lui dis :

– Mais, non, voyons, je n’ai pas l’air malade ; pourquoi dites-vous ça ?

– Non ? Et ces yeux battus jusqu’aux lèvres ?

– Eh bien, c’est la couleur de ma peau, voilà.

Il s’est assis sur le banc et me tient debout devant lui, contre ses genoux.

– Tais-toi, tu dis des bêtises. Pourquoi as-tu toujours l’air fâché contre moi ?

– … ?

– Si, tu me comprends bien. Tu as une frimousse, tu sais, qui vous trotte dans la tête quand on l’a vue !

Je ris stupidement. Ô Père Éternel, envoyez-moi de l’esprit, des reparties fines, car je m’en sens terriblement dénuée !

– Est-ce vrai que tu vas te promener toujours seule dans les bois ?

– Oui, c’est vrai. Pourquoi ?

– Parce que, coquine, tu vas trouver un amoureux, peut-être ? Tu es si bien surveillée !

Je hausse les épaules :

– Vous connaissez aussi bien que moi tous les gens d’ici ; me voyez-vous un amoureux dedans ?

– C’est vrai. Mais tu aurais assez de vice…

Il me serre les bras, il fait briller ses yeux et ses dents. Quelle chaleur ici ! J’aimerais mieux qu’il me laissât rentrer.

– Si tu es mal portante, que ne viens-tu me consulter, chez moi ?

Je réponds trop vite » Non ! je n’irai pas… » et je cherche à dégager mes bras, mais il me tient solidement et lève vers moi des yeux ardents et méchants – beaux aussi, c’est vrai.

– Ô petite, petite charmante, pourquoi as-tu peur ? Tu as si tort d’avoir peur de moi ! Crois-tu que je sois un goujat ? Tu n’aurais rien à craindre, rien. Ô petite Claudine, tu me plais tant, avec tes yeux d’un brun chaud et des boucles folles ! Tu es faite comme une petite statue adorable, je suis sûr…

Il se dresse brusquement, m’enveloppe et m’embrasse ; je n’ai pas le temps de me sauver, il est trop fort et trop nerveux, et mes idées sont en salade dans ma tête… En voilà une aventure ! Je ne sais plus ce que je dis, ma cervelle tourne… Je ne peux pourtant pas rentrer en classe, rouge et secouée comme je suis, et je le sens derrière moi qui va vouloir m’embrasser encore, sûrement… J’ouvre la porte du perron, je dévale dans la cour jusqu’à la pompe où je bois un gobelet d’eau. Ouf !… Il faut remonter… Mais il doit s’être embusqué dans le couloir. Ah ! et puis zut ! Je crierai s’il veut me reprendre… C’est qu’il m’a embrassée sur le coin de la bouche, ne pouvant faire mieux, cet animal-là !

Non, il n’est plus dans le corridor, quelle chance ! Je rentre dans la classe, et je le vois debout, près du bureau, causant tranquillement avec mademoiselle Sergent. Je m’assieds à ma place, il me dévisage et demande :

– Tu n’as pas bu trop d’eau au moins ? Ces gosses, ça avale des gobelets d’eau froide, c’est détestable pour la santé.

Je suis plus hardie devant tout le monde.

– Non, je n’ai bu qu’une gorgée, c’est bien assez, je n’en reprendrai pas.

Il rit d’un air content :

– Tu es drôle, tu n’es pas trop bête.

Mademoiselle Sergent ne comprend pas, mais l’inquiétude qui plissait ses sourcils s’efface peu à peu ; elle n’a plus que du mépris pour la tenue déplorable que j’affiche avec son idole.

J’en ai chaud moi ; il est stupide ! La grande Anaïs flaire quelque chose de suspect et ne peut se tenir de me demander : « Il t’a donc auscultée de bien près, que tu es si émue ? » Mais ce n’est pas elle qui me fera parler : « Tu es bête ! Je te dis que je viens de la pompe. » La petite Luce, à son tour, se frotte contre moi comme une chatte énervée et se risque à me questionner : « Dis, ma Claudine, qu’est-ce qu’il a donc à t’emmener comme ça ? »

– D’abord, je ne suis pas « ta » Claudine ; et puis ça ne te regarde pas, petite arnie . Il avait à me consulter sur l’unification des retraites. Parfaitement.

– Tu ne veux jamais rien me dire, et moi je te dis tout !

– Tout quoi ? Ça m’avance à grand-chose de savoir que ta sœur ne paie pas sa pension, ni la tienne, et que mademoiselle Olympe la couvre de cadeaux, et qu’elle porte des jupons en soie, et que…

– Houche ! Tais-toi, je t’en prie ! Je serais perdue si on savait que je t’ai raconté tout ça !

– Alors, ne me demande rien. Si tu es sage, je te donnerai ma belle règle en ébène, qui a des filets en cuivre.

– Oh ! tu es gentille. Je t’embrasse bien, mais ça te déplaît…

– Assez ; je te la donnerai demain – si je veux !

Car la passion des « articles de bureau » s’apaise en moi, ce qui est encore un bien mauvais symptôme. Toutes mes camarades (et j’étais naguère comme elles) raffolent des « fournitures scolaires », nous nous ruinons en cahiers de papier vergé, à couvertures de « moiré métallique », en crayons de bois de rose, en plumiers laqués, vernis à s’y mirer, en porte-plumes de bois d’olivier, en règles d’acajou et d’ébène comme la mienne qui a ses quatre arêtes en cuivre, et devant laquelle pâlissent d’envie les pensionnaires trop peu fortunées pour s’en payer de semblables. Nous avons de grandes serviettes d’avocats en maroquin plus ou moins du Levant, plus ou moins écrasé. Et si les gamines ne font pas, pour leurs étrennes, gainer de reliures voyantes leurs bouquins de classe, si je ne le fais pas non plus, c’est uniquement parce qu’ils ne sont pas notre propriété. Ils appartiennent à la commune, qui nous les fournit généreusement, sous obligation de les laisser à l’école quand nous la quittons pour n’y point revenir. Aussi, nous haïssons ces livres administratifs, nous ne les sentons pas à nous, et nous leur jouons d’horribles farces ; il leur arrive des malheurs imprévus et bizarres ; on en a vu prendre feu au poêle, l’hiver ; on en a vu sur qui les encriers se renversaient avec une rare prédilection ; ils attirent la foudre ; quoi ! Et toutes les avanies qui surviennent aux tristes « Livres de la commune » sont le sujet de longues lamentations de mademoiselle Lanthenay et de terribles semonces de Mademoiselle Sergent.

Dieu, que les femmes sont bêtes ! (Les petites filles, la femme, c’est tout un) Croirait-on que depuis les « coupables tentatives » de cet enragé de Dutertre sur ma personne, j’éprouve comme qui dirait une vague fierté ? Bien humiliante pour moi, cette constatation. Mais je sais pourquoi ; au fond, je me dis : « Puisque celui-là, qui a connu des tas de femmes, à Paris et partout, me trouve plaisante, c’est donc que je ne suis pas très laide ! » Voilà. C’est plaisir de vanité. Je me doutais bien que je ne suis pas repoussante, mais j’aime à en être sûre. Et puis, je suis contente d’avoir un secret que la grande Anaïs, Marie Belhomme, Luce Lanthenay et les autres ne soupçonnent pas.

La classe est bien dressée, maintenant. Toutes les gosses, jusqu’à la troisième division incluse, savent qu’il ne faut jamais pénétrer pendant la récréation dans une classe où les institutrices se sont enfermées. Dame, l’éducation ne s’est pas faite en un jour ! On est entré plus de cinquante fois, l’une, l’autre, dans la classe où se cachait le tendre couple, mais on les trouvait si tendrement enlacées, ou si absorbées dans leur chuchotement, ou bien mademoiselle Sergent tenant sur ses genoux sa petite Aimée avec tant d’abandon, que les plus bêtes en restaient interdites et se sauvaient vite sur un « Qu’est-ce que vous voulez encore ? » de la rousse, épouvantées par le froncement féroce de ses sourcils touffus. Moi comme les autres j’ai fait irruption souvent, et même sans intention, quelquefois : les premiers fois, quand c’était moi, et qu’elles se trouvaient par trop rapprochées, on se levait vivement ou bien l’une feignait de retordre le chignon défait de l’autre – puis elles ont fini par ne plus se gêner pour moi. Alors ça ne m’a plus amusée.

Rabastens ne vient plus ; il s’est déclaré à maintes reprises « trop intimidé de cette intimité », et cette façon de dire lui semblait une sorte de jeu de mots qui l’enchantait. Elles, elles ne songent plus à autre chose qu’à elles-mêmes. L’une vit sur les pas de l’autre, marche dans son ombre, elles s’entr’aiment si absolument que je ne songe plus à les tourmenter, près d’envier leur délicieux oubli de tout le reste.

Là ! Ça y est ; ça devait arriver ! Lettre de la petite Luce que je trouve en rentrant à la maison, dans une poche de ma serviette.

« Ma Claudine chérie,

Je t’aime beaucoup, tu as l’air toujours de n’en rien savoir ; et j’en dépéris de chagrin. Tu es bonne et méchante avec moi, tu ne veux pas me prendre au sérieux, tu es pour moi comme pour un petit chien ; j’en ai une peine que tu ne peux pas te figurer. Vois pourtant comme on pourrait être contentes toutes les deux ; regarde ma sœur Aimée avec Mademoiselle, elles sont si heureuses qu’elles ne pensent plus à rien. Je te prie, si tu n’es pas fâchée de cette lettre, de ne rien me dire demain matin à l’école, je serais trop embarrassée sur le moment. Je saurai bien, rien que par la manière que tu auras de me parler dans la journée, si tu veux ou si tu ne veux pas être ma grande amie.

Je t’embrasse de tout mon cœur, ma Claudine chérie, et je compte aussi sur toi pour brûler cette lettre, car je sais que tu ne voudrais pas la montrer pour me faire arriver des ennuis, ce n’est pas ton habitude. Je t’embrasse encore bien tendrement et j’attends d’être à demain avec tant d’impatience !

Ta petite LUCE. »

Ma foi non, je ne veux pas ! Si ça me disait, ce serait avec quelqu’un de plus fort et de plus intelligent que moi, qui me meurtrirait un peu, à qui j’obéirais, et non pas avec une petite bête vicieuse qui n’est peut-être pas sans charme, griffante et miaulante, rien que pour une caresse, mais trop inférieure. Je n’aime pas les gens que je domine. Sa lettre, gentille et sans malice, je l’ai déchirée tout de suite et j’ai mis les morceaux dans une enveloppe pour les lui rendre.

Le lendemain matin, je vois une petite figure soucieuse qui m’attend, collée aux vitres. Cette pauvre Luce, ses yeux verts sont pâlis d’anxiété ! Tant pis, je ne peux pourtant pas, rien que pour lui faire plaisir…

J’entre ; elle est, par chance, toute seule.

– Tiens, petite Luce, voici les morceaux de ta lettre, je ne l’ai pas gardée longtemps, tu vois.

Elle ne répond rien et prend machinalement l’enveloppe.

– Toquée ! Aussi, qu’allais-tu faire dans cette galère – je veux dire dans cette galerie du premier étage – derrière les serrures de l’appartement de mademoiselle Sergent ? Voilà où ça te mène ! Seulement, moi, je ne peux rien pour toi.

– Oh ! fait-elle atterrée.

– Mais oui, mon pauvre petit. C’est pas par vertu, tu penses bien ; ma vertu elle est encore trop petite, je ne la sors pas. Mais, vois-tu, c’est que, dans ma verte jeunesse, un grand amour m’a incendiée ; j’ai adoré un homme qui est décédé en me faisant jurer à son lit de mort de ne jamais…

Elle m’interrompt en gémissant :

– Voilà, voilà, tu te moques encore de moi, je ne voulais pas t’écrire, tu es sans cœur, oh ! que je suis malheureuse ! Oh ! que tu es méchante !

– Et puis tu m’étourdis à la fin ! En voilà un raffut ! Veux-tu parier que je t’allonge des calottes pour te ramener dans le chemin du devoir ?

– Ah ! qu’est-ce que ça me fait ! Ah ! j’ai bien l’idée à rire…

– Tiens, graine de femme ! donne-moi un reçu.

Elle a encaissé une gifle solide qui a pour effet de la faire taire tout de suite ; elle me regarde en dessous avec des yeux doux et pleure, déjà consolée en se frottant la tête. Comme elle aime être battue, c’est prodigieux.

– Voilà Anaïs et un tas d’autres, tâche de prendre un air à peu près convenable ; on va rentrer, les deux tourterelles descendent.

Plus que quinze jours avant le brevet ! Juin nous accable ; nous cuisons, ensommeillées, dans les classes, nous nous taisons de paresse, j’en lâche mon journal ! Et par cette température d’incendie, il nous faut encore apprécier la conduite de Louis XV, raconter le rôle du suc gastrique dans la digestion, esquisser des feuilles d’acanthe, et diviser l’appareil auditif en oreille interne, oreille moyenne et oreille externe. Il n’y a pas de justice sur la terre ! Louis XV a fait ce qu’il a voulu, ce n’est pas moi que ça regarde, oh ! Dieu non, moi moins que personne !…

La chaleur est telle qu’on en perd le sentiment de la coquetterie – ou plutôt, que la coquetterie se modifie sensiblement, maintenant, on montre de la peau. J’inaugure des robes ouvertes en carré, quelque chose de moyenâgeux, avec des manches qui s’arrêtent au coude ; on a des bras encore un peu minces, mais gentils tout de même, et pour le cou, je ne crains personne ! Les autres m’imitent : Anaïs ne porte pas de manches courtes, mais elle en profite pour retrousser les siennes jusqu’à l’épaule ; Marie Belhomme montre des bras dodus imprévus au-dessus de ses mains maigres, un cou frais et destiné à l’empâtement. Ah ! Seigneur, qu’est-ce qu’on ne montrerait pas par une température semblable ! En grand secret, je remplace mes bas par des chaussettes. Au bout de trois jours, toutes le savent, se le répètent, et me prient tout bas de relever ma jupe.

– Fais voir tes chaussettes, si c’est vrai ?

– Tiens !

– Veinarde ! C’est égal, je n’oserais pas, moi.

– Pourquoi, rapport aux convenances ?

– Dame…

– Laisse donc, je sais pourquoi, tu as du poil sur les jambes !

– Oh ! menteuse des menteuses ! on peut regarder, je n’en ai pas plus que toi ; seulement, ça me ferait honte de sentir mes jambes toutes nues sous ma robe !

La petite Luce exhibe de la peau timidement, de la peau blanche et douce à émerveiller ; et la grande Anaïs envie cette blancheur au point de lui faire aux bras des piqûres d’aiguilles, les jours de couture.

Adieu le repos ! L’approche des examens, l’honneur qui doit rejaillir sur cette belle école neuve, de nos succès possibles, ont enfin tiré nos institutrices de leur doux isolement. Elles nous enferment, nous, les six candidates, elles nous obsèdent de redites, nous forcent à entendre, à retenir, à comprendre même, nous font venir une heure avant les autres et partir une heure après ! – Presque toutes, nous devenons pâles, fatiguées et bêtes ; il y en a qui perdent l’appétit et le sommeil à force de travail et de souci ; moi, je suis restée à peu près fraîche, parce que je ne me tourmente pas beaucoup, et que j’ai la peau mate ; la petite Luce Lanthenay aussi, qui possède, comme sa sœur Aimée, un de ces heureux teints blancs et roses inattaquables…

Nous savons que Mademoiselle Sergent nous conduira toutes ensemble au chef-lieu, nous logera avec elle à l’hôtel, se chargera de toutes les dépenses et qu’on règlera les comptes au retour. Sans ce maudit examen, ce petit voyage nous enchanterait.

Ces derniers jours sont déplorables. Institutrices, élèves, toutes, atrocement énervées, éclatent à chaque instant. Aimée a jeté son cahier à la figure d’une pensionnaire qui commettait pour la troisième fois la même ineptie dans un problème d’arithmétique, et s’est sauvée ensuite dans sa chambre. La petite Luce a reçu des gifles de sa sœur et s’est venue jeter dans mes bras pour que je la console. J’ai battu Anaïs qui me taquinait mal à propos. Une Jaubert vient d’être prise d’une crise frénétique de sanglots, puis d’une non moins frénétique attaque de nerfs, parce que, criait-elle, « elle ne pourra jamais arriver à être reçue… » (serviettes mouillées, fleur d’oranger, encouragements). Mademoiselle Sergent, exaspérée elle aussi, a fait tourner comme une toupie, devant le tableau noir, la pauvre Marie Belhomme qui désapprend le lendemain, régulièrement, ce qu’elle a appris la veille.

Je ne me repose bien, le soir, qu’au sommet du gros noyer, sur une longue branche que le vent berce… le vent, la nuit, les feuilles… Fanchette vient me retrouver là-haut ; j’entends chaque fois ses griffes solides qui grimpent, avec quelle sûreté ! Elle miaule avec étonnement : « Qu’est-ce que tu peux bien chercher dans cet arbre ? Moi, je suis faite pour être là, mais toi, ça me choque toujours un peu ! » Puis elle vagabonde dans les petites branches, toute blanche dans la nuit, et parle aux oiseaux endormis, avec simplicité, dans l’espoir qu’ils vont venir se faire manger complaisamment ; mais comment donc !

Veille du départ ; pas de travail ; nous avons porté nos valises à l’école (une robe et un peu de linge, on ne reste que deux jours).

Demain matin, rendez-vous à neuf heures et demie et départ dans l’omnibus malodorant du père Racalin qui nous trimballe à la gare.

C’est fait, nous sommes revenues du chef-lieu hier, triomphantes, sauf (naturellement) la pauvre Marie Belhomme, recalée. Mademoiselle Sergent se rengorge d’un tel succès. Il faut que je raconte.

Le matin du départ, on nous empile dans l’omnibus du père Racalin, ivre mort comme par hasard, qui nous conduit follement, zigzaguant d’un fossé à l’autre, nous demandant si on nous mène toutes marier, et se congratulant de la maîtrise avec laquelle il nous cahote : « J’vons bramant, pas ?…» tandis que Marie pousse des cris aigus et verdit de terreur. À la gare, on nous parque dans la salle d’attente, mademoiselle Sergent prend nos billets et prodigue des adieux tendres à la chérie qui est venue l’accompagner jusqu’ici. La chérie, en robe de toile bise, coiffée d’un grand chapeau simplet sous lequel elle est plus fraîche qu’un liseron (petite rose d’Aimée !) excite l’admiration de trois commis voyageurs qui fument des cigares, et qui, amusés de ce départ d’un pensionnat, viennent dans la salle d’attente faire briller pour nous leurs bagues et leurs blagues, car ils trouvent charmant de lâcher d’énormes inconvenances. Je pousse le coude de Marie Belhomme pour l’avertir d’écouter ; elle tend ses oreilles et ne comprend pas ; je ne peux pourtant pas lui dessiner des figures à l’appui ! La grande Anaïs comprend bien, elle, et se fatigue en attitudes gracieuses avec d’inutiles efforts pour rougir.

Le train souffle, siffle ; nous empoignons nos valises, et nous nous engouffrons dans un wagon de seconde, surchauffé, suffocant ; heureusement, le voyage ne dure que trois heures ! Je me suis installée dans un coin pour respirer un peu, et tout le long du chemin, nous ne causons guère, amusées de regarder filer les paysages. La petite Luce, nichée à côté de moi, passe tendrement son bras sous le mien, mais je me dégage : « Laisse, il fait trop chaud. » J’ai pourtant une robe de tussor écru, toute droite, froncée comme celles des bébés, serrée à la taille par une ceinture de cuir plus large que la main, et ouverte en carré ; Anaïs, ravivée par une robe de toile rouge, paraît à son avantage de même que Marie Belhomme, en demi-deuil, toile mauve à bouquets noirs. Luce Lanthenay conserve son uniforme noir, chapeau noir à nœud rouge. Les deux Jaubert continuent à ne pas exister et tirent de leur poche des questionnaires que Mademoiselle Sergent, dédaigneuse de ce zèle excessif, leur fait rengainer. Elles n’en reviennent pas !

Des cheminées d’usines, des maisons clairsemées et blanches qui se resserrent tout de suite et deviennent nombreuses – voilà la gare, nous descendons. Mademoiselle Sergent nous pousse vers un omnibus et nous roulons sur de douloureux pavés en têtes de chat, vers l’hôtel de la Poste. Dans les rues pavoisées, des oisifs badaudent, car c’est demain la Saint je ne sais quoi – grande fête locale – et la Philharmonique sévira dans la soirée.

La gérante de l’hôtel, madame Cherbay, une payse de mademoiselle Sergent, grosse femme trop aimable, s’empresse. Des escaliers sans fin, un corridor et… trois chambres pour six. Je n’avais pas songé à ça ! Avec qui va-t-on me loger ? c’est stupide ; je déteste coucher avec des gens !

La gérante nous laisse, enfin. Nous éclatons en paroles, en questions, on ouvre les valises ; Marie a perdu la clef de la sienne et se lamente ; je m’assieds déjà lasse. Mademoiselle réfléchit : « Voyons, il faut que je vous case… » Elle s’arrête et cherche à nous appareiller de la meilleure façon ; la petite Luce se coule silencieusement près de moi et me serre la main ; elle espère qu’on nous fourrera dans le même lit. La Directrice se décide : « Les deux Jaubert, vous coucherez ensemble ; vous Claudine, avec… (elle me regarde d’une façon aiguë, mais je ne bronche ni ne cille)… avec Marie Belhomme, et Anaïs avec Luce Lanthenay. Je crois que cela ira assez bien ainsi. » La petite Luce n’est pas du tout de cet avis ! Elle prend son paquet d’un air penaud et s’en va tristement avec la grande Anaïs dans la chambre en face de la mienne. Marie et moi nous nous installons ; je me déshabille vivement pour laver la poussière du train, et derrière les volets, clos à cause du soleil, nous vagabondons en chemise avec volupté. Le voilà, le costume rationnel, le seul pratique !

Dans la cour, on chante, je regarde et je vois la grosse patronne assise à l’ombre avec des servantes, des jeunes gens et des jeunes filles ; tout ça bêle des romances sentimentales : « Manon, voici le soleil ! » en confectionnant des roses en papier et des guirlandes de lierre pour décorer la façade, demain. Des branches de pin jonchent la cour ; la table de fer peint est chargée de bouteilles de bière et de verres ; le paradis terrestre, quoi !

On frappe : c’est mademoiselle Sergent ; elle peut entrer, elle ne me gêne pas. Je la reçois en chemise pendant que Marie Belhomme passe précipitamment un jupon, par respect. Elle n’a pas l’air de s’en apercevoir, d’ailleurs ; et nous engage seulement à nous dépêcher ; le déjeuner est servi. Nous descendons toutes. Luce se plaint de leur chambre, éclairée par en haut, pas même la ressource de se mettre à la fenêtre !

Mauvais déjeuner de table d’hôte.

L’examen écrit ayant lieu demain, mademoiselle Sergent nous enjoint de monter dans nos chambres et d’y repasser une dernière fois ce que nous savons le moins. Pas besoin d’être ici pour ça ! J’aimerais mieux rendre visite aux X…, des amis de papa charmants, excellents musiciens… Elle ajoute : « Si vous êtes sages, ce soir, vous descendrez avec moi, après dîner, et nous ferons des roses avec madame Cherbay et ses filles. » Murmures de joie ; toutes mes camarades exultent. Pas moi ! Je ne ressens aucune ivresse à l’idée de confectionner des roses en papier dans une cour d’hôtel avec cette obèse gérante, en graisse blanche. Je le laisse voir probablement, car la Rousse reprend, tout de suite excitée :

– Je ne force personne, bien entendu ; si mademoiselle Claudine ne croit pas devoir se joindre à nous…

– C’est vrai, Mademoiselle, je préfère rester dans ma chambre, je crains vraiment d’être inutile !

– Restez-y, nous nous passerons de vous. Mais je me verrai forcée, dans ce cas, de prendre avec moi la clef de votre chambre ; je suis responsable de vous.

Je n’avais pas pensé à ce détail et je ne sais que répondre. Nous remontons là-haut, et nous bâillons tout l’après-midi sur nos livres, énervées par l’attente du lendemain. Mieux aurait valu nous promener, car nous ne faisons rien de bon, rien…

Et dire que ce soir je serai enfermée, enfermée ! Tout ce qui ressemble à un emprisonnement me rend enragée ; je perds la tête, sitôt qu’on m’enferme. (On n’a jamais pu me mettre en pension, gamine, parce que des pâmoisons de rage me prenaient à sentir qu’on me défendait de franchir la porte. On a essayé deux fois ; j’avais neuf ans ; les deux fois, dès le premier soir, j’ai couru aux fenêtres comme un oiseau stupide, j’ai crié, mordu, griffé, je suis tombée suffoquée. Il a fallu me remettre en liberté, et je n’ai pu « durer » que dans cette invraisemblable école de Montigny, parce que là, au moins, je ne me sentais pas « prise » et je couchais dans mon lit, chez nous.)

Certes, je ne le montrerai pas aux autres, mais je suis malade d’agacement et d’humiliation. Je ne quémanderai pas mon pardon ; elle serait trop contente, la mauvaise rousse ! Si elle voulait seulement me laisser la clef en dedans ! Mais je ne le demanderai pas non plus, je ne veux pas ! puisse la nuit être courte…

Avant dîner, mademoiselle Sergent nous mène promener le long de la rivière ; la petite Luce, tout apitoyée, veut me consoler de ma punition :

– Écoute, si tu lui demandais de te laisser descendre, elle voudrait bien, tu lui demanderais ça gentiment…

– Allons donc ! J’aimerais mieux être enfermée à triple tour pendant huit mois, huit jours, huit heures, huit minutes.

– Tu as bien tort de ne pas vouloir ! On va faire des roses, on chantera, on…

– Plaisirs purs ! je vous verserai de l’eau sur la tête.

– Houche ! tais-toi ! Mais vrai, tu as gâté notre journée ; je ne serai pas gaie, ce soir, puisque tu ne seras pas là !

– Ne t’attendris pas. Je dormirai, je prendrai des forces pour le « grand jour » qu’est demain.

Redîner à table d’hôte avec des commis voyageurs et des marchands de chevaux. La grande Anaïs, possédée du désir de se faire remarquer, prodigue les gestes et renverse sur la nappe blanche son verre d’eau rougie. À neuf heures, nous remontons. Mes camarades se munissent de fichus contre la fraîcheur qui pourrait tomber et moi… je rentre dans ma chambre. Oh ! je fais belle contenance, mais j’écoute sans bienveillance la clef que mademoiselle Sergent tourne dans la serrure et emporte dans sa poche… Voilà, on est toute seule… Presque tout de suite je les entends dans la cour, et je pourrais les voir très bien de ma fenêtre, mais pour rien au monde je n’avouerai mes regrets en montrant de la curiosité. Eh bien, quoi ? Je n’ai plus qu’à me coucher.

J’enlève ma ceinture, déjà, quand je tombe en arrêt devant la commode-toilette, devant la porte de communication qu’elle condamne. Cette porte s’ouvre sur la chambre voisine (le verrou est de mon côté) et la chambre voisine donne dans le corridor… Je reconnais là le doigt de la Providence, il n’y a pas à le nier… Tant pis, il arrivera ce qui arrivera, mais je ne veux pas que la Rousse puisse triompher et se dire : « Je l’ai enfermée ! » Je ragrafe ma ceinture, je remets mon chapeau. Je ne vais pas dans la cour, pas si bête, je vais chez les amis de papa, ces X…, hospitaliers et aimables qui m’accueilleront bien. Ouf ! Que cette commode est lourde ! J’en ai chaud. Le verrou est dur à pousser, il manque d’exercice, et la porte s’ouvre en grinçant, mais elle s’ouvre. La chambre où je pénètre, la bougie haute, est vide, le lit sans draps ; je cours à la porte, la porte bénie qui n’est pas fermée, qui s’ouvre gentiment sur le délicieux corridor… Comme on respire bien, quand on n’est pas sous clef ! Ne nous faisons pas pincer ; personne dans l’escalier, personne dans le bureau de l’hôtel, tout le monde fait des roses. Faites des roses, bonnes gens, faites des roses sans moi !

Dehors, dans la nuit tiède, je ris tout bas ; mais je dois aller chez les X… L’ennui, c’est que je ne connais pas le chemin, surtout la nuit. Bah ! je demanderai. Je remonte d’abord résolument le cours de la rivière, puis je me décide, sous un réverbère, à demander la « place du Théâtre, s’il vous plaît ? » à un monsieur qui passe. Il s’arrête, se penche pour me regarder : « Mais, ma belle enfant, permettez-moi de vous y conduire, vous ne sauriez trouver toute seule… » Quelle scie ! Je tourne les talons et je fuis prestement dans l’ombre. Ensuite, je m’adresse à un garçon épicier qui abaisse à grand bruit le rideau de fer de son magasin, et, de rue en rue, souvent poursuivie d’un rire ou d’un appel familier, j’arrive place du Théâtre. Je sonne à la maison connue.

Mon entrée interrompt le trio de violon, violoncelle et piano que jouent deux blondes sœurs et leur père ; on se lève en tumulte : « C’est vous ? Comment ? Pourquoi ? Toute seule ? – Attendez, laissez-moi dire et excusez-moi. » Je leur conte mon emprisonnement, ma fuite, le brevet de demain ; les blondines s’amusent comme de petites folles. « Ah ! que c’est drôle ! Il n’y a que vous pour inventer des tours pareils ! » Le papa rit aussi, indulgent : « Allez, n’ayez pas peur, on vous reconduira, on obtiendra votre grâce. » Braves gens !

Et nous musiquons, sans remords. À dix heures, je veux partir et j’obtiens qu’une seule vieille bonne me reconduise… Trajet dans les rues assez désertes, sous la lune levée… Tout de même, je me demande ce que la Rousse coléreuse va bien pouvoir me dire ?

La bonne entre avec moi à l’hôtel, et je constate que toutes mes camarades sont encore dans la cour occupées à chiffonner des roses, à boire de la bière et de la limonade. Je pourrais rentrer dans ma chambre, inaperçue, mais je préfère me payer un petit effet, et je me présente, modeste, devant Mademoiselle qui bondit sur ses pieds à ma vue : « D’où sortez-vous ? » Du menton, je désigne la bonne qui m’accompagne et celle-ci débite sa leçon docilement : « Mademoiselle a passé la soirée chez Monsieur avec ces demoiselles. » Puis elle murmure un vague bonsoir et disparaît. Je reste seule (un, deux, trois) avec… une furie ! Ses yeux ragent, ses sourcils se touchent et se mêlent, mes camarades stupéfaites restent debout, des roses commencées dans les mains ; je suppose à voir les regards brillants de Luce, les joues rouges de Marie, l’air fébrile de la grande Anaïs qu’elles se sont un peu grisées ; il n’y a pas de mal à ça, vraiment, mademoiselle Sergent ne prononce pas un mot ; elle cherche sans doute ; ou bien elle s’efforce pour ne pas éclater. Enfin, elle parle ; pas à moi : « Montons, il est tard. » C’est dans ma chambre qu’elle fera explosion ? Soit… Dans l’escalier, toutes les gamines me regardent comme une pestiférée ; la petite Luce me questionne de ses yeux suppliants.

Dans la chambre, il y a d’abord un silence solennel, puis la Rousse m’interroge avec une solennité pesante :

– Où étiez-vous ?

– Vous le savez bien, chez les X…, des amis de mon père.

– Comment avez-vous osé sortir ?

– Dame, vous voyez, j’ai tiré la commode qui barrait cette porte.

– C’est d’une effronterie odieuse ! J’apprendrai cette conduite extravagante à Monsieur votre père, il ne manquera pas d’y prendre un grand plaisir.

– Papa ? Il dira : « Mon Dieu, oui, cette enfant a un grand amour de la liberté », et attendra avec impatience la fin de votre histoire pour se replonger avidement dans la Malacologie du Fresnois.

Elle s’aperçoit que les autres écoutent, et vire sur ses talons. « Allez toutes vous coucher ! Si dans un quart d’heure vos bougies ne sont pas éteintes, vous aurez affaire à moi ! Quant à mademoiselle Claudine, elle cesse d’être sous ma responsabilité et peut se faire enlever cette nuit, si cela lui plaît ! »

Oh ! shoking ! Mademoiselle ! Les gamines ont disparu comme des souris effrayées, et je reste seule avec Marie Belhomme qui me déclare :

– C’est pourtant vrai qu’on ne peut pas t’enfermer ! Moi, je n’aurais pas eu l’idée de tirer la commode !

– Je ne me suis pas ennuyée. Mais « applette » un peu, pour qu’elle ne revienne pas souffler la bougie.

On dort mal dans un lit étranger ; et puis, je me suis collée toute la nuit contre le mur pour ne pas frôler les jambes de Marie.

Le matin, on nous réveille à cinq heures et demie ; nous nous levons engourdies ; je me noie dans l’eau froide pour me secouer un peu. Pendant que je barbote, Luce et la grande Anaïs viennent emprunter mon savon parfumé, quêter un tire-bouton, etc., Marie me prie de lui commencer son chignon. Toutes ces petites, peu vêtues et ensommeillées, c’est amusant à voir.

Échange de vues sur les précautions ingénieuses à prendre contre les examinateurs : Anaïs a copié toutes les dates d’histoire dont elle n’est pas certaine sur le coin de son mouchoir (il me faudrait une nappe à moi !). Marie Belhomme a confectionné un minuscule atlas qui tient dans le creux de la main ; Luce a écrit sur ses manchettes blanches les dates, des lambeaux de règnes, des théorèmes d’arithmétique, tout un manuel ; les sœurs Jaubert ont également consigné une foule de renseignements sur des bandes de papier minces qu’elles roulent dans le tuyau de leurs porte-plume. Toutes s’inquiètent beaucoup des examinateurs eux-mêmes ; j’entends Luce dire : « En arithmétique, c’est Lerouge qui interroge ; en sciences physiques et en chimie, c’est Roubaud, une rosse à ce qu’il paraît ; en littérature, c’est le père Sallé… » J’interromps :

– Quel Sallé ? l’ancien principal du collège ?

– Oui, celui-là.

– Quelle chance !

Je suis ravie d’être interrogée par ce vieux monsieur très bon, que papa et moi nous connaissons beaucoup, il sera gentil pour moi.

Mademoiselle Sergent paraît, concentrée et silencieuse en ce moment de bataille. « Vous n’oubliez rien ? Partons. »

Notre petit peloton passe le pont, grimpe des rues, des ruelles, arrive enfin devant un vieux porche endommagé, sur la porte duquel une inscription presque effacée annonce Institution Rivoire ; c’est l’ancienne pension de jeunes filles, abandonnée depuis deux ou trois ans pour cause de vétusté. (Pourquoi nous parque-t-on là-dedans ?) Dans la cour à demi dépavée, une soixantaine de jeunes filles bavardent activement, en groupes bien scindés ; les écoles ne se mêlent pas. Il y en a de Villeneuve, de Beaulieu, et d’une dizaine de chefs-lieux de canton ; toutes, massées en petits groupes autour de leurs institutrices respectives, abondent en remarques dénuées de bienveillance sur les écoles étrangères.

Dès notre arrivée, nous sommes dévisagées, déshabillées ; on me toise, moi surtout, à cause de ma robe blanche rayée de bleu, et de ma grande capeline de dentelles qui font tache sur le noir des uniformes ; comme je souris avec effronterie aux concurrentes qui me regardent, on se détourne de la façon la plus méprisante qu’on sache. Luce et Marie rougissent sous les regards et rentrent dans leur coquille ; la grande Anaïs exulte de se sentir ainsi épluchée. Les examinateurs ne sont pas encore arrivés ; on piétine ; je m’ennuie.

Une petite porte sans loquet bâille sur un corridor noir, percé, à l’extrémité, d’une baie lumineuse. Pendant que mademoiselle Sergent échange de froides politesses avec ses collègues, je m’insinue doucement dans le couloir : au bout, c’est une porte vitrée – ou qui le fut, du moins – je lève le loquet rouillé, et je me trouve dans une petite courette carrée, près d’un hangar. Là, des jasmins ont poussé à l’abandon, et des clématites, avec un petit prunier sauvage, des herbes libres et charmantes ; c’est vert, silencieux, au bout du monde. Par terre, trouvaille admirable, des fraises ont mûri et embaument.

Appelons les autres pour leur montrer ces merveilles ! Je rentre dans la cour sans attirer l’attention, et j’apprends à mes camarades l’existence de ce verger inconnu. Après des regards craintifs vers mademoiselle Sergent qui cause avec une institutrice mûre, vers la porte qui ne s’ouvre toujours pas sur les examinateurs (ils font la grasse matinée, ces gens-là), Marie Belhomme, Luce Lanthenay, et la grande Anaïs se décident, les Jaubert s’abstiennent. Nous mangeons les fraises, nous ravageons les clématites, nous secouons le prunier, quand, à un brouhaha plus haut dans la cour d’entrée, nous devinons l’arrivée de nos tourmenteurs.

À toutes jambes, nous repassons le couloir ; nous arrivons à temps pour voir une file de messieurs noirs, pas beaux, pénétrer dans la vieille maison, solennels et muets. À leur suite, nous franchissons l’escalier avec un bruit d’escadron, soixante et quelques que nous sommes, mais, dès le premier étage, on nous arrête au seuil d’une salle d’études délaissée : il faut laisser ces messieurs s’installer. Ils s’asseyent à une grande table, s’épongent et délibèrent. Sur quoi ? l’utilité de nous laisser entrer ? Mais non, je suis sûre qu’ils échangent des considérations sur la température et causent de leurs petites affaires, pendant qu’on nous contient difficilement sur le palier et l’escalier où nous débordons.

Au premier rang, je puis considérer ces sommités : un long grisonnant, l’air doux et grand-papa – le bon père Sallé, tordu et goutteux, avec ses mains comme des sarments ; – un gros court, le cou serré dans une cravate aux teintes chatoyantes, à l’instar de Rabastens lui-même, c’est Roubaud, le terrible, qui nous interrogera demain en « sciences ».

Enfin, ils se sont décidés à nous dire d’entrer. Nous emplissons cette vieille salle laide, aux murs de plâtre indiciblement sales, couturés d’inscriptions et de noms d’élèves ; les tables sont affreuses aussi, tailladées, noires et violettes d’encriers renversés autrefois. C’est honteux de nous interner dans un pareil taudis.

Un de ces messieurs procède à notre placement : il tient à la main une grande liste et mêle soigneusement toutes les écoles, séparant le plus possible les élèves d’un même canton, pour éviter les communications. (Il ne sait donc pas qu’on peut toujours communiquer ?) Je me trouve à un bout de table, près d’une petite jeune fille en deuil, qui a de grands yeux graves. Où sont mes camarades ? Là‑bas j’aperçois Luce qui m’adresse des signes et des regards désespérés ; Marie Belhomme s’agite devant elle à une table, elles pourront se passer des renseignements, ces deux faibles… Roubaud circule, distribuant de grandes feuilles timbrées de bleu au coin gauche, et des pains à cacheter. Nous connaissons toutes la manœuvre : il faut écrire au coin son nom, avec celui de l’école où nous avons fait nos études, puis replier et cacheter ce coin. (Histoire de rassurer tout le monde sur l’impartialité des appréciations.)

Cette petite formalité remplie, nous attendons qu’on veuille bien nous dicter quelque chose. Je regarde autour de moi les petites figures inconnues, dont plusieurs me font pitié, tant elles sont déjà tendues et anxieuses.

On sursaute, Roubaud a parlé dans le silence : « Épreuve d’orthographe, Mesdemoiselles, veuillez écrire : je ne répète qu’une seule fois la phrase que je dicte. » Il commence la dictée en se promenant dans la classe.

Grand silence recueilli. Dame ! les cinq sixièmes de ces petites jouent leur avenir. Et penser que tout ça va devenir des institutrices, qu’elles peineront de sept heures du matin à cinq heures du soir, et trembleront devant une Directrice, la plupart du temps malveillante, pour gagner 75 francs par mois ! Sur ces soixante gamines, quarante-cinq sont filles de paysans ou d’ouvriers ; pour ne pas travailler dans la terre ou dans la toile, elles ont préféré jaunir leur peau, creuser leur poitrine et déformer leur épaule droite : Elles s’apprêtent bravement à passer trois ans dans une École Normale (lever à cinq heures, coucher à huit heures et demie, deux heures de récréation sur vingt-quatre), et s’y ruiner l’estomac, qui résiste rarement à trois ans de réfectoire. Mais au moins, elles porteront un chapeau, ne coudront pas les vêtements des autres, ne garderont pas les bêtes, ne tireront pas les seaux du puits, et mépriseront leurs parents ; elles n’en demandent pas davantage. Et qu’est-ce que je fais ici, moi Claudine ? Je suis ici parce que je n’ai pas autre chose à faire, parce que papa, pendant que je subis les interrogations de ces professeurs, peut tripoter en paix ses limaces ; j’y suis aussi « pour l’honneur de l’École », pour lui obtenir un brevet de plus, de la gloire de plus, à cette École unique, invraisemblable et délicieuse…

Ils ont fourré des participes, tendu des embûches des pluriels équivoques, dans cette dictée qui arrive à n’avoir plus aucun sens, tant ils ont tortillé et hérissé toutes les phrases. C’est enfantin !

– Un point, c’est tout. Je relis.

Je crois bien ne pas avoir de fautes ; je n’ai qu’à veiller aux accents, car ils vous comptent des demi-fautes, des quarts de fautes, pour des velléités d’accents qui traînent mal à propos au-dessus des mots. Pendant que je relis, une petite boule de papier, lancée avec une adresse extrême tombe sur ma feuille ; je la déroule dans le creux de ma main, c’est la grande Anaïs qui m’écrit : « Faut-il un S à trouvés, dans la seconde phrase ? » Elle ne doute de rien, cette Anaïs ! lui mentirai-je ? Non, je dédaigne les moyens dont elle se sert familièrement. Relevant la tête, je lui adresse un imperceptible « oui », et elle corrige, paisiblement.

– Vous avez cinq minutes pour relire, annonce la voix de Roubaud ; l’épreuve d’écriture suivra.

Seconde boulette de papier, plus grosse. Je regarde autour de moi : elle vient de Luce dont les yeux anxieux épient les miens. Mais, mais, elle demande quatre mots ! Si je renvoie la boulette, je sens qu’on la pincera ; une inspiration me vient, tout bonnement géniale : sur la serviette de cuir noir qui contient les crayons et les fusains (les candidates doivent tout fournir elles-mêmes) j’écris, un petit morceau de plâtre détaché du mur me servant de craie, les quatre mots qui inquiètent Luce, puis je lève brusquement la serviette au-dessus de ma tête, le côté vierge tourné vers les examinateurs qui, d’ailleurs, s’occupent assez peu de nous. La figure de Luce s’illumine, elle corrige rapidement ; ma voisine en deuil qui a suivi la scène, m’adresse la parole :

– Vrai, vous n’avez pas peur, vous.

– Pas trop, comme vous voyez. Faut bien s’entraider un peu.

– Ma foi… Oui. Mais je n’oserais pas. Vous vous appelez Claudine, n’est-ce pas ?

– Oui, comment le savez-vous ?

– Oh ! il y a longtemps qu’on « cause » de vous. Je suis de l’école de Villeneuve ; nos maîtresses disaient de vous : « C’est une jeune fille intelligente, mais hardie comme un page et dont il ne faut imiter ni les manières de garçon, ni la coiffure. Cependant, si elle veut s’en donner la peine, ce sera une concurrente redoutable pour l’examen. » À Bellevue aussi, on vous connaît, on dit que vous êtes un peu folle, et passablement excentrique…

– Elles sont gentilles, vos institutrices ! Mais elles s’occupent de moi plus que je ne m’occupe d’elles. Dites-leur donc qu’elles ne sont qu’un tas de vieilles filles enragées de monter en graine, n’est-ce pas, dites-leur ça de ma part !

Scandalisée, elle se tait. D’ailleurs Roubaut promène entre les tables son petit ventre rondelet et recueille nos copies qu’il porte à ses congénères. Puis il nous distribue d’autres feuilles pour l’épreuve d’écriture et s’en va mouler au tableau noir, d’une « belle main », quatre vers :

Tu t’en souviens, Cinna, tant d’heur et tant de gloire,

Etc., etc…

– Vous êtes priées, Mesdemoiselles, d’exécuter une ligne de grosse cursive, une de moyenne cursive, une de fine cursive, une de grosse ronde, un de moyenne ronde, une de ronde fine, une de grosse bâtarde, un de moyenne et une de fine. Vous avez une heure.

C’est un repos, cette heure-là. Un exercice pas fatigant, et on n’est pas très exigeant pour l’écriture. La ronde et la bâtarde, ça me va, car c’est du dessin, presque ; mais ma cursive est détestable ; mes lettres bouclées et mes majuscules arrivent difficilement à garder le nombre exigé de « corps » et de « demi-corps » d’écriture, tant pis ! Il fait faim quand on atteint le bout de l’heure !

Nous nous envolons de cette salle attristante et moisie pour retrouver, dans la cour, nos institutrices, inquiètes, groupées dans l’ombre qui n’est pas même fraîche. Tout de suite, des flots de paroles jaillissent, des questions, des plaintes : « Ça a bien marché ? Quel sujet de dictée ? Vous rappelez-vous des phrases difficiles ? »

« C’était ceci – cela – j’ai mis « indication » au singulier – moi au pluriel – le participe était invariable, n’est-ce pas, Mademoiselle ? – Je voulais corriger, et puis je l’ai laissé – une dictée si difficile !… »

Il est midi passé et l’hôtel est loin…

Je bâille d’inanition. Mademoiselle Sergent nous emmène à un restaurant proche, notre hôtel étant trop loin pour aller jusque-là sous cette lourde chaleur. Marie Belhomme pleure et ne mange pas, désolée de trois fautes qu’elle a commises (et chaque faute diminue de deux points !) Je raconte à la Directrice – qui ne paraît plus songer à mon escapade d’hier – nos moyens de communiquer ; elle en rit, contente, et nous recommande seulement de ne pas commettre trop d’imprudences. En temps d’examen, elle nous pousse aux pires tricheries ; tout pour l’honneur de l’école.

En attendant l’heure de la composition française, nous sommeillons presque toutes sur nos chaises, accablées de chaleur. Mademoiselle lit les journaux illustrés, et se lève après un coup d’œil à l’horloge : « Allons, petites, il faut partir… Tâchez de ne pas vous montrer trop bêtes tout à l’heure. Et vous, Claudine, si vous n’êtes pas notée 18 sur 20 pour la composition française, je vous jette dans la rivière. »

– J’y serais plus fraîchement, au moins !

Quelles tourtes, ces examinateurs ! L’esprit le plus obtus aurait compris que, par ce temps écrasant, nous composerions en français plus lucidement le matin. Eux, non. De quoi sommes-nous capables, à cette heure-ci ?

Quoique pleine, la cour est plus silencieuse que ce matin, et ces messieurs se font attendre, encore ! Je m’en vais seule dans le petit jardin clos, je m’assieds sous les clématites, dans l’ombre, et je ferme les yeux, ivre de paresse…

Des cris, des appels : « Claudine ! Claudine ! » Je sursaute, mal réveillée, car je dormais de tout mon cœur, et je trouve devant moi Luce effarée qui me secoue, m’entraîne : « Mais tu es folle ! mais tu ne sais pas ce qui se passe ! on est rentré, ma chère, depuis un quart d’heure ! On a dicté le sommaire de la composition, et puis j’ai osé enfin dire, avec Marie Belhomme, que tu n’étais pas là… on t’a cherchée, mademoiselle Sergent est aux champs – et j’ai pensé que tu flânais peut-être ici… Ma chère, on va t’en dire, là-haut ! »

Je me jette dans l’escalier, Luce derrière moi ; un brouhaha léger se lève à mon entrée, et ces messieurs, rouges d’un déjeuner qui s’est prolongé tard, se tournent vers moi : « Vous n’y pensiez plus, Mademoiselle ? où étiez‑vous ? »

C'est Roubaud qui m'a parlé, demi-aimable, demi-rosse : « J'étais dans le jardin, là-bas, je faisais la sieste. » Un battant de fenêtre ouverte me renvoie mon image assombrie, j'ai des pétales de clématites mauves dans les cheveux, des feuilles à ma robe, une petite bête verte et une coccinelle sur l'épaule, et mes cheveux roulent en désordre… Ensemble pas répugnant… Il faut le croire, du moins, car ces messieurs s'attardent à me considérer et Roubaud me demande à brûle-pourpoint :

– Vous ne connaissez pas un tableau qui s'appelle Le Printemps, de Botticelli ?

Pan ! je l'attendais :

– Si, Monsieur, on me l'a déjà dit.

Je lui ai coupé le compliment sous le pied et il pince les lèvres, vexé ; il me revaudra ça. Les hommes noirs rient entre eux ; je gagne ma place, escortée de cette phrase rassurante, mâchonnée par Sallé, brave homme qui, pourtant, ne me reconnaît pas, le pauvre myope : « Vous n'êtes pas en retard, d'ailleurs, copiez le sommaire inscrit au tableau, vos compagnes n'ont pas encore commencé. » Eh là ! qu'il n'ait pas peur, je ne le gronde pas !

En avant la composition française ! Cette petite histoire m'a donné du cœur.

« Sommaire. – Exposez les réflexions et commentaires que vous inspirent ces paroles de Chrysale : “Qu'importe qu'elle manque aux lois de Vaugelas”, etc. »

Ce n'est pas un sujet trop idiot ni trop ingrat, par chance inespérée. J'entends autour de moi des questions anxieuses et désolées, car la plupart de ces petites filles ne savent pas ce que c'est que Chrysale ni Les Femmes savantes. Il va y avoir le joli gâchis ! Je ne peux pas m'empêcher d'en rire d'avance. Je prépare une petite élucubration pas trop sotte, émaillée de citations variées, pour montrer qu'on connaît un peu son Molière ; ça marche assez bien, je finis par ne plus penser à ce qui se passe autour de moi.

En levant le nez pour chercher un mot rétif, j'aperçois Roubaud fort occupé à crayonner mon portrait sur un petit calepin. Moi, je veux bien ; et je reprends la pose sans en avoir l'air.

Paf ! encore une boulette qui tombe. C'est de Luce : « Peux-tu m'écrire deux ou trois idées générales, je n'en sors pas, je suis désolée ; je t'embrasse de loin. » Je la regarde, je vois sa pauvre petite figure toute marbrée, ses yeux rouges, et elle répond à mon regard par un hochement de tête désespéré. Je lui griffonne sur un papier calque tout ce que je peux et je lance la boulette, non en l'air – trop dangereux – mais par terre, dans l'allée qui sépare les deux rangées de tables ; et Luce pose son pied dessus, lestement.

Je fignole ma conclusion ; j'y développe des choses qui plairont et qui me déplaisent. Ouf ! fini ! Voyons ce que font les autres…

Anaïs travaille sans lever la tête, sournoise, le bras gauche arrondi sur sa feuille pour empêcher sa voisine de copier. Roubaud a terminé son esquisse et l'heure s'avance pendant que le soleil baisse à peine. Je suis éreintée ; ce soir, je me coucherai sagement avec les autres, sans musique. Continuons à regarder la classe : tout un régiment de tables sur quatre files, qui s'en vont jusqu'au fond ; des petites filles noires penchées dont on ne voit que des chignons lisses ou la natte pendante, serrée comme une corde, peu de robes claires, seulement celles des élèves d'écoles primaires comme la nôtre, – les rubans verts, au cou des pensionnaires de Villeneuve, font tache. Un grand silence, troublé par le bruit léger des feuillets qu'on tourne, par un soupir de fatigue… Enfin, Roubaud plie le Moniteur du Fresnois sur lequel il s'est un peu assoupi, et tire sa montre : « Il est l'heure, Mesdemoiselles, je relève les feuilles ! » Quelques faibles gémissements s'élèvent, les petites qui n'ont pas fini s'effarent, demandent cinq minutes de grâce qu'on leur accorde ; puis ces messieurs ramassent les copies et nous lâchent. Toutes nous nous levons, on s'étire, on bâille, et les groupes se reforment immédiatement avant le bas de l'escalier ; Anaïs se précipite vers moi :

– Qu'est-ce que tu as mis ? Comment as-tu commencé ?

– Tu m'éluges, crois‑tu que j'aie retenu ces choses-là par cœur ?

– Mais ton brouillon ?

– Je n'en ai pas fait ; seulement quelques phrases que j'ai mises sur leurs pattes avant de les écrire.

– Ma chère, ce que tu vas être grondée ! Moi j'ai rapporté mon brouillon pour le montrer à Mademoiselle.

Marie Belhomme aussi rapporte son brouillon, et Luce, et les autres ; et toutes d'ailleurs ; ça se fait toujours.

Dans la cour encore tiède du soleil retiré, mademoiselle Sergent lit un roman, assise sur un petit mur bas : « Ah ! vous voilà enfin ! Vos brouillons, tout de suite, que je voie si vous n'avez pas pondu trop de bêtises. »

Elle les lit, et décrète ; celui d'Anaïs n'est « pas nul », paraît-il ; Luce « a de bonnes idées » (pardi, les miennes) « pas assez développées » ; Marie « a fait du délayage, comme toujours » ; les Jaubert, compositions « très présentables ».

– Votre brouillon, Claudine ?

– Je n'en ai pas fait.

– Ma petite, il faut que vous soyez folle ! Pas de brouillon un jour d'examen ! Je renonce à obtenir de vous quoi que ce soit de raisonnable… Enfin, est-il mauvais, votre devoir ?

– Mais non, Mademoiselle, je ne le crois pas mauvais.

– Ça vaut quoi ? 17 ?

– 17 ? Oh ! Mademoiselle, la modestie m'empêche… 17 c'est beaucoup… Mais enfin ils me donneront bien 18 !

Mes camarades me regardent avec une envieuse malveillance : « Cette Claudine, a-t-elle une chance de pouvoir prédire sa note ! Disons bien vite qu'elle n'a aucun mérite, disposition naturelle et voilà tout ; elle fait des compositions françaises comme on ferait un œuf sur le plat… et patati et patata ! »

Autour de nous, les candidates babillent sur le mode aigu, et exhibent leurs brouillons aux institutrices, et s'exclament, et poussent des ah ! de regret d'avoir oublié une idée… un piaillement d'oisillons en volière.

Ce soir, au lieu de me sauver en ville, étendue dans le lit à côté avec Marie Belhomme, je cause avec elle de cette grande journée.

– Ma voisine de droite, me raconte Marie, vient d'une pension religieuse ; figure-toi, Claudine, que ce matin pendant qu'on distribuait les feuilles avant la dictée, elle avait sorti de sa poche un chapelet qu'elle égrenait sous la table, oui, ma chère, un chapelet avec de gros grains tout ronds, quelque chose comme un boulier-compteur de poche. C'était pour se porter bonheur.

– Bah ! Si ça ne fait pas de bien, ça ne fait pas de mal non plus… Qu'est-ce qu'on entend ?

On entend, il me semble, un grand rabâtemen dans la chambre en face de la nôtre, celle où couchent Luce et Anaïs. La porte s'ouvre violemment, Luce, en chemise courte, se jette dans la chambre, éperdue :

– Je t'en prie, défends-moi, Anaïs est si méchante !…

– Elle t'a fait quoi ?

– Elle m'a versé de l'eau dans mes bottines, d'abord, et puis dans le lit elle m'a donné des coups de pied et elle m'a pincé les cuisses, et quand je me suis plainte elle m'a dit que je pouvais coucher sur la descente de lit si je n'étais pas contente !

– Pourquoi n'appelles-tu pas Mademoiselle ?

– Oui ! appeler Mademoiselle ! Je suis allée à la porte de sa chambre, elle n'y est pas ; et la fille qui passait dans le corridor m'a dit qu'elle était sortie avec la gérante… Maintenant, qu'est-ce que je vais faire ?

Elle pleure. Pauvre gosse ! Si menue dans sa chemise de jour qui montre ses bras fins et ses jolies jambes. Décidément, toute nue, et la figure voilée, elle serait bien plus séduisante. (Deux trous pour les yeux, peut-être ?) Mais le temps n'est pas de délibérer là-dessus : je saute à terre, je cours à la chambre d'en face. Anaïs occupe le milieu du lit, la couverture tirée jusqu'au menton ; elle a sa plus mauvaise figure.

– Eh bien, qu'est-ce qui te prend ? Tu ne veux pas laisser Luce coucher avec toi ?

– Je ne dis pas ça ; seulement, elle veut prendre toute la place, alors je l'ai poussée.

– Des blagues ! Tu la pinces, et tu lui as versé de l'eau dans ses bottines.

– Couche-la avec toi, si tu veux, moi je n'y tiens pas.

– Elle a pourtant la peau plus fraîche que toi ! Il est vrai que ce n'est pas difficile.

– Va donc, va donc, on sait que la petite sœur te plaît autant que la grande !

– Attends, ma fille, je vais te changer les idées.

Tout en chemise, je me jette sur le lit, j'arrache les draps, je saisis la grande Anaïs par les deux pieds, et malgré les ongles silencieux dont elle s'accroche à mes épaules, je la tire en bas du lit, sur le dos, avec ses pattes toujours dans les mains, et j'appelle : « Marie, Luce, venez voir ! »

Une petite procession de chemises blanches accourt sur des pieds nus, et on s'effare : « Eh ! là, séparez-les ! Appelez Mademoiselle ! » Anaïs ne crie pas, agite ses jambes et me jette des regards dévorants, acharnée à cacher ce que je montre en la traînant par terre : des cuisses jaunes, un derrière en poire. J'ai si envie de rire que j'ai peur de la lâcher. J'explique :

– Il y a que cette grande Anaïs que je tiens ne veut pas laisser la petite Luce coucher avec elle, qu'elle la pince, qu'elle lui met de l'eau dans ses chaussures, et que je veux la faire tenir tranquille.

Silence et froid. Les Jaubert sont trop prudentes pour donner tort à l'une de nous deux. Je lâche enfin les chevilles d'Anaïs qui se relève et baisse sa chemise précipitamment.

– Va te coucher, à présent, et tâche de laisser cette gosse tranquille, ou tu auras une taraudée… qui te cuira la peau.

Toujours muette et furieuse, elle court à son lit, s'y muse le nez au mur. Elle est d'une incroyable lâcheté et ne craint au monde que les coups. Pendant que les petits fantômes blancs regagnent leurs chambres, Luce se couche timidement à côté de sa persécutrice, qui ne remue pas plus qu'un sac maintenant. (Ma protégée m'a dit le lendemain qu'Anaïs n'avait pas bougé, de toute la nuit, que pour faire sauter son oreiller par terre, de rage.)

Personne ne parla de l'histoire à mademoiselle Sergent. Nous étions bien assez occupées de la journée qui allait s'écouler ! Épreuves d'arithmétique et de dessin, et, le soir, affichage des concurrentes admises à l'oral.

Chocolat rapide, départ précipité. Il fait déjà chaud à sept heures. Plus familiarisées, nous prenons nos places nous-mêmes et nous jabotons, en attendant ces messieurs, avec décence et modération. On est déjà plus chez soi, on se faufile sans se cogner entre le banc et la table, on range devant soi les crayons, porte-plume, gommes et grattoirs d'un air d'habitude ; c'est très bien porté d'ailleurs. Pour un peu nous afficherions des manies.

Entrée des maîtres de nos destinées. Ils ont déjà perdu une partie de leur prestige : les moins timides les regardent paisiblement, d'un air de connaissance. Roubaud, qui arbore un pseudo-panama sous lequel il se croit très chic, s'impatiente, tout frétillant : « Allons, Mesdemoiselles, allons ! Nous sommes en retard, ce matin, il faut rattraper le temps perdu. » J'aime bien ça ! Tout à l'heure, ce sera de notre faute, s'ils n'ont pas su se lever de bonne heure. Vite, vite, les feuilles jonchent les tables ; vite, nous cachetons le coin pour cacher notre nom ; vite l'accéléré Roubaud rompt le sceau de la grande enveloppe jaune, timbrée de l'Inspection académique et en retire l'énoncé redoutable des problèmes :

« Première question. – Un particulier a acheté de la rente 3 ½ % au cours de 94 fr.60, etc. »

Puisse la grêle transpercer son pseudo‑panama ! Les opérations de Bourse me navrent : il y a des courtages, des 1/800 % que j'ai toujours toutes les peines du monde à ne pas oublier.

« Deuxième question. – La divisibilité par 9. Vous avez une heure. »

Ce n'est pas trop, ma foi. Heureusement, la divisibilité par 9, je l'ai apprise si longtemps que j'ai fini par la retenir. Encore il faudra mettre en ordre toutes les conditions nécessaires et suffisantes, quelle scie !

Les autres concurrentes sont déjà absorbées, attentives ; un léger chuchotement de chiffres, de calculs faits à voix basse, court au-dessus des nuques penchées.

… Il est fini, ce problème. Après avoir recommencé chaque opération deux fois (je me trompe si souvent !) j'obtiens un résultat de 22.850 francs, comme bénéfice du monsieur ; un joli bénéfice ! J'ai confiance en ce nombre rond et rassurant, mais je veux tout de même m'étayer de Luce, qui joue avec les chiffres d'une façon magistrale. Plusieurs concurrentes ont fini, et je ne vois guère que des visages contents. La plupart de ces petites filles de paysans avides ou d'ouvrières adroites ont d'ailleurs le don de l'arithmétique à un point qui m'a souvent stupéfaite. Je pourrais interroger ma brune voisine, qui a fini aussi, mais je me méfie de ses yeux sérieux et discrets ; je confectionne donc une boule qui vole et tombe sous le nez de Luce, portant le chiffre 22.850. La gamine, joyeusement, m'envoie un « oui » de la tête ; ça va bien. Satisfaite, je demande alors à ma voisine : « Vous avez combien ? » Elle hésite et murmure, réservée : « J'ai plus de 20.000 francs. »

– Moi aussi, mais combien plus ?

– Dame… plus de 20.000 francs…

– Eh ! Je ne vous demande pas de me les prêter ! Gardez vos 22.850 francs, vous n'êtes pas la seule à avoir le bon résultat, vous ressemblez à une fourmi noire, pour diverses raisons !

Autour de nous, quelques-unes rient ; mon interlocutrice, pas même offensée, croise ses mains et baisse les yeux.

– Vous y êtes, Mesdemoiselles ? clame Roubaud. Je vous rends votre liberté, soyez exactes pour l'épreuve de dessin.

Nous revenons à deux heures moins cinq à l'ex-Institution Rivoire. Quel dégoût, et quelle envie de m'en aller me communique la vue de cette geôle délabrée !

À l'endroit le plus éclairé de la classe, Roubaud a disposé deux cercles de chaises ; au centre de chacun, une sellette. Que va-t-on poser là-dessus ? nous sommes tout yeux. L'examinateur factotum disparaît et revient porteur de deux cruches de verre à anse. Avant qu'il les pose sur les sellettes, toutes les élèves chuchotent : « Ma chère, ce que ça va être difficile, à cause de la transparence ! »

Roubaud parle :

– Mesdemoiselles, vous êtes libres, pour l'épreuve de dessin, de vous placer comme vous l'entendrez. Reproduisez ces deux vases (vase toi-même !) au trait, l'esquisse au fusain, le repassé au crayon Conté, avec interdiction formelle de se servir d'une règle ou de quoi que ce soit qui y ressemble. Les cartons que vous devez toutes avoir apportés vous serviront de planches à dessin.

Il n'a pas fini, que je me précipité déjà sur la chaise que je guigne, une place excellente, d'où l'on voit la cruche de profil, avec l'anse de côté ; plusieurs m'imitent, et je me trouve entre Luce et Marie Belhomme. « Interdiction formelle de se servir d'une règle pour les lignes de construction ? » Bah ! on sait ce que ça veut dire ! Nous avons en réserve, mes camarades et moi, des bandes de papier raide, longues d'un décimètre et divisées en centimètres, très faciles à cacher.

Il est permis de causer, on en use peu ; on aime mieux faire des mines, le bras tendu, l'œil fermé, pour prendre des mesures avec le porte-fusain. Avec un peu d'adresse, rien de plus simple que de tracer à la règle les lignes de construction (deux traits qui coupent la feuille en croix et un rectangle pour enfermer le ventre de la cruche).

Dans l'autre cercle de chaises, une petite rumeur soudaine, des exclamations étouffées et la voix de Roubaud sévère : « Il n'en faudra pas davantage, Mademoiselle, pour vous faire exclure de l'examen ! » C'est une pauvre petite, étriquée et chétive, qui s'est fait pincer un double-décimètre entre les mains, et sanglote maintenant dans son mouchoir. Du coup, Roubaud devient très fouineur et nous épluche de près ; mais les bandes de papier à divisions ont disparu comme par enchantement. D'ailleurs, on n'en a plus besoin.

Ma cruche vient à ravir, bien ventrue. Pendant que je la considère complaisamment, notre surveillant distrait par l'entrée timide des institutrices qui viennent savoir « si les compositions sont bonnes en général », nous laisse seules, et Luce me tire doucement : « Dis-moi, je t'en prie, si mon dessin est bien ; il me semble qu'il y a quelque chose qui cloche. »

Après examen, je lui explique :

– Pardi, elle a l'anse trop basse ; ça lui donne l'air d'un chien fouetté qui baisse la queue.

– Et la mienne ? demande Marie de l'autre côté.

– La tienne, elle est bossue à droite ; mets-lui un corset orthopédique.

– Un quoi ?

– Je dis que tu dois lui mettre du coton à gauche, elle n'a des « avantages » que d'un côté ; demande à Anaïs de te prêter un de ses faux nénés (car la grande Anaïs introduit deux mouchoirs dans les goussets de son corset, et toutes nos moqueries n'ont pu la décider à abandonner ce puéril rembourrage).

Ce bavardage jette mes voisines dans une gaieté immodérée : Luce se renverse sur sa chaise, riant de toutes les dents fraîches de sa petite gueule féline. Marie gonfle ses joues comme des poches de cornemuse, puis toutes deux s'arrêtent figées au milieu de leur joie – car la terrible paire d'yeux brasillants de mademoiselle Sergent les méduse du fond de la salle. Et la séance s'achève au milieu d'un silence irréprochable.

On nous met dehors, enfiévrées et bruyantes à l'idée que nous viendrons lire ce soir, sur une grande liste clouée à la porte, les noms des candidates admises à l'oral du lendemain. Mademoiselle Sergent nous contient avec peine ; nous bavardons insupportablement.

– Tu viendras voir les noms, Marie ?

– Non, tiens ! Si je n'y étais pas, les autres se moqueraient de moi.

– Moi, dit Anaïs, j'y viendrai ! Je veux voir les têtes de celles qui ne seront pas admises.

– Et si tu en étais, de celles-là ?

– Eh bien, je ne porte pas mon nom écrit sur mon front et je saurais faire une figure contente pour que les autres ne prennent pas des airs de pitié.

– Assez ! Vous me rompez la cervelle, fait brusquement mademoiselle Sergent ; vous verrez ce que vous verrez, et prenez garde que je vienne seule, ce soir, lire les noms sur la porte. D'abord, nous ne rentrons pas à l'hôtel, je n'ai pas envie de faire deux fois de plus cette trotte ; nous dînons au restaurant.

Elle demande une salle réservée. Dans l'espèce de cabine de bain qu'on nous assigne, où le jour tombe tristement d'en haut, notre effervescence s'éteint ; nous mangeons comme autant de petits loups, sans guère parler. Et, la fringale apaisée, nous demandons tour à tour, toutes les dix minutes, l'heure qu'il est. Mademoiselle essaie vainement de calmer notre énervement en assurant que les concurrentes sont trop nombreuses pour que ces messieurs aient pu lire toutes les compositions avant neuf heures ; nous bouillonnons quand même.

On ne sait plus que faire dans cette cave ! Mademoiselle Sergent ne veut pas nous mener dehors ; je sais pourquoi : la garnison est en liberté, à cette heure-ci, et les pantalons rouges, farauds, ne se gênent pas. Déjà, en venant dîner, notre petite bande était escortée de sourires, de claquements de langue et de bruits de baisers jetés ; ces manifestations exaspèrent la Directrice qui fusille de ses regards les audacieux fantassins ; mais il en faudrait plus pour les faire rentrer dans le rang !

Le jour qui décroît, et notre impatience, nous rendent maussades et méchantes ; Anaïs et Marie ont déjà échangé des répliques aigres, avec des attitudes hérissées de poules en bataille ; les deux Jaubert semblent méditer sur les ruines de Carthage, et j'ai repoussé d'un coude pointu la petite Luce qui voulait se faire câliner. Heureusement, Mademoiselle, presque aussi agacée que nous-mêmes, sonne, et demande de la lumière et deux jeux de cartes. Bonne idée !

La clarté des deux becs de gaz nous remonte un peu le moral, et les jeux de cartes nous font sourire.

– Un trente et un, voyons !

Allons bon ! Les deux Jaubert ne savent pas jouer ! Eh bien, qu'elles continuent à réfléchir sur la fragilité de la destinée humaine ; nous cartonnerons, nous autres, pendant que Mademoiselle lit les journaux.

On s'amuse, on joue mal. Anaïs triche. Et parfois nous nous arrêtons au milieu de la partie, les coudes sur la table, le visage tendu, pour questionner : « Quelle heure peut-il être ? »

Marie émet cette idée que, puisqu'il fait nuit, on ne pourra pas lire les noms ; il faudrait emporter des allumettes.

– Bête ! il y aura des réverbères.

– Ah ! oui… Mais s'il n'y en avait pas à cet endroit-là, justement ?

– Eh bien, dis-je tout bas, je vais voler une bougie aux flambeaux de la cheminée, et tu porteras des allumettes. Jouons… Le misti et deux as !

Mademoiselle Sergent tire sa montre ; nous ne la quittons pas des yeux. Elle se lève ; nous l'imitons si brusquement que des chaises tombent. Reprises d'emballement, nous dansons vers nos chapeaux, et en me regardant dans la glace pour coiffer le mien je chipe une bougie.

Mademoiselle Sergent se donne une peine inouïe pour nous empêcher de courir ; des passants rient à cette ribambelle qui s'efforce de ne pas galoper, et nous rions aux passants. Enfin, la porte brille à nos yeux. Quand je dis brille, je fais de la littérature… c'est pourtant vrai qu'il n'y a pas de réverbère ! Devant cette porte fermée, une foule d'ombres s'agitent, crient, sautent de joie ou se lamentent, ce sont nos concurrentes des autres écoles ; de brusques et courtes flambées d'allumettes, tôt éteintes, des flammes vacillantes de bougies éclairent une grande feuille blanche piquée sur la porte. Nous nous précipitons, déchaînées, poussant brutalement des coudes les petites silhouettes remuantes ; on ne fait guère attention à nous».

Tenant la bougie volée aussi droite que je peux, je lis, je devine, guidée par les initiales, en ordre alphabétique : « Anaïs, Belhomme, Claudine, Jaubert, Lanthenay. » Toutes, toutes ! Quelle joie ! Et maintenant, vérifions le nombre des points. C'est 45 le minimum des points exigés ; le total est écrit à côté des noms, les notes détaillées entre deux parenthèses. Mademoiselle Sergent, ravie, transcrit sur son calepin : « Anaïs 65, Claudine 68, combien les Jaubert ? 63 et 64, Luce 49, Marie Belhomme 44 ½. Comment 44 ½ ? Mais vous n'êtes pas reçue alors ? Qu'est-ce que vous me chantez là ?

– Non, Mademoiselle, dit Luce qui vient d'aller vérifier, c'est 44 ¾, elle est admise avec une faute d'un quart, c'est une bonté de ces messieurs.

La pauvre Marie, tout essoufflée de la peur chaude qu'elle vient d'avoir, respire longuement. Ils ont bien fait, ces gens-là, de lui passer son quart de point, mais j'ai peur qu'elle ne bafouille à l'oral. Anaïs, la première joie passée, éclaire charitablement les nouvelles arrivantes en les arrosant de bougie fondue, la mauvaise fille !

Mademoiselle ne nous calme pas, même en nous douchant de cette prédiction sinistre : « Vous n'êtes pas au bout de vos peines, je voudrais vous voir demain soir après l'oral. »

Elle nous rentre difficilement à l'hôtel, sautillantes et chantonnantes sous la lune.

Et le soir, la Directrice couchée et endormie, nous sortons de nos lits pour danser, Anaïs, Luce, Marie et moi (sans les Jaubert, bien entendu), pour danser follement, les cheveux bondissants, pinçant la chemise courte comme pour un menuet.

Puis, pour un bruit imaginaire du côté de la chambre où repose Mademoiselle, les danseuses de l'inconvenant quadrille s'enfuient avec des frôlements de pattes nues et des rires étouffés.

Le lendemain matin, éveillée trop tôt, je cours « faire peur » au couple Anaïs-Luce qui dort d'un air absorbé et consciencieux : je chatouille avec mes cheveux le nez de Luce qui éternue avant d'ouvrir les yeux et son effarement réveille Anaïs qui bougonne et s'assied en m'envoyant au diable. Je m'écrie avec un grand sérieux : « Mais tu ne sais pas l'heure qu'il est ? Sept heures, ma chère, et l'oral à 7 h. 30 ! » Je les laisse se précipiter au bas du lit, se chausser, et j'attends que leurs bottines soient boutonnées pour leur dire qu'il n'est que six heures, que j'avais mal vu. Ça ne les ennuie pas tant que j'avais espéré.

À sept heures moins le quart, mademoiselle Sergent nous bouscule, presse le chocolat, nous engage à jeter un coup d'œil sur nos résumés d'histoire tout en mangeant nos tartines, nous pousse dans la rue ensoleillée tout étourdies, Luce munie de ses manchettes crayonnées, Marie de son tube de papier roulé, Anaïs de son atlas minuscule. Elles s'accrochent à ces petites planches de salut, plus encore qu'hier, car il faudra parler aujourd'hui, parler à ces messieurs qu'on ne connaît pas, parler devant trente paires de petites oreilles malveillantes. Seule Anaïs fait bonne contenance ; elle ignore l'intimidation.

Dans la cour délabrée, les candidates sont aujourd'hui bien moins nombreuses ; il en est tant resté en route, entre l'écrit et l'oral ! (Bon ça ; quand on en reçoit beaucoup à l'écrit, on en refuse beaucoup à l'oral.) La plupart, pâlottes, bâillent nerveusement, et se plaignent, comme Marie Belhomme, d'avoir l'estomac serré… le fâcheux trac !

La porte s'ouvre sur les hommes noirs ; nous les suivons silencieusement jusque dans la salle du haut, aujourd'hui débarrassée de toutes ses chaises ; aux quatre coins, derrière des tables noires, ou qui le furent, un examinateur s'assied, grave, presque lugubre. Tandis que nous considérons cette mise en scène, curieuses et craintives, massées à l'entrée, gênées de la grande distance à franchir, Mademoiselle nous pousse : « Allez ! allez donc ! prendrez-vous racine ici ? » Notre groupe s'avance plus brave, en peloton, le père Sallé, noueux et recroquevillé, nous regarde sans nous voir, invraisemblablement myope ; Roubaud joue avec sa chaîne de montre, les yeux distraits, le vieux Lerouge attend patiemment et consulte la liste des noms ; et dans l'embrasure d'une fenêtre s'étale une grosse bonne dame, qui est d'ailleurs demoiselle, mademoiselle Michelot, des solfèges devant elle. J'allais oublier un autre, le grincheux Lacroix, qui ronchonne, hausse furieusement les épaules en feuilletant ses bouquins, et semble se disputer avec soi-même ; les petites, effrayées, se disent qu'il doit être « rudement mauvais ! » C'est celui-là qui se décide à grogner un nom : « Mademoiselle Aubert ! »

La nommée Aubert, une trop longue, pliante et penchée, tressaute comme un cheval, louche et devient stupide, immédiatement, dans son désir de bien faire elle se jette en avant en criant d'une voix de trompette, avec un gros accent paysan : « Et j'suis là, Môssieur ! » Nous éclatons de rire toutes, et ce rire que nous n'avons pas songé à retenir nous remonte et nous ragaillardit.

Ce bouledogue de Lacroix a froncé les sourcils quand la malheureuse a poussé son « Et j'suis là ! » de détresse, et lui a répondu : « Qui vous dit le contraire ? » De sorte qu'elle est dans un état à faire pitié.

– « Mademoiselle Vigoureux ! » appelle Roubaud, qui, lui, prend l'alphabet par la queue. Une boulotte se précipite, elle porte le chapeau blanc, enguirlandé de marguerites de l'école de Villeneuve.

– « Mademoiselle Mariblom ! » glapit le père Sallé qui croit prendre le milieu de l'alphabet et lit tout de travers. Marie Belhomme s'avance cramoisie et s'assied sur la chaise en face du père Sallé, il la dévisage et lui demande si elle sait ce que c'est que l'Iliade. Luce, derrière moi, soupire : « Au moins, elle a commencé, c'est le tout de commencer. »

Les concurrentes inoccupées, dont je suis, se dispersent timidement, s'éparpillent et vont écouter leurs collègues placées sur la sellette. Moi, je vais assister à l'examen de la jeune Aubert pour me réjouir un peu. À l'instant où je m'approche, le père Lacroix lui demande : « Alors, vous ne savez pas qui avait épousé Philippe le Bel ? »

Elle a les yeux hors de la tête, la figure rouge et luisante de sueur ; ses mitaines laissent passer des doigts comme des saucisses : « Il avait épousé…, non, il n'avait pas épousé. Môssieur, Môssieur, crie-t-elle tout à coup, j'ai oublié, tout ! » Elle tremble, elle a de grosses larmes qui roulent. Lacroix la regarde, mauvais comme la gale : « Vous avez tout oublié ? Avec ce qui vous reste, on a un joli zéro. »

– Oui, oui, bégaie-t-elle, mais ça ne fait rien, j'aime mieux m'en aller chez nous, ça m'est égal…

On l'emmène, hoquetante de gros sanglots, et, par la fenêtre, je l'entends dehors dire à son institutrice mortifiée : « Ma foi, voui, que j'aime mieux garder les vaches chez papa, et pis que je reviendrai plus ici, et pis que je prendrai le train de deux heures. »

Dans la classe, ses camarades parlent du « regrettable incident », sérieuses et blâmantes. « Ma chère, crois-tu qu'elle est bête ! Ma chère, on m'aurait demandé une question aussi facile, je serais trop contente, ma chère ! »

– Mademoiselle Claudine !

C'est le vieux Lerouge qui me réclame. Aïe ! l'arithmétique… Une chance qu'il a l'air d'un bon papa… Tout de suite je vois qu'il me fera pas de mal.

– Voyons, mon enfant, vous me direz bien quelque chose sur les triangles rectangles ?

– Oui, Monsieur, quoique, eux, ils ne me disent pas grand-chose.

– Bah ! bah ! vous les faites plus mauvais qu'ils sont. Voyons, construisez-moi un triangle rectangle sur ce tableau noir, et puis vous lui donnerez des dimensions, et puis vous me parlerez gentiment du carré de l'hypoténuse…

Il faudrait y tenir pour se faire recaler par un homme comme ça ! Aussi je suis plus douce qu'un mouton à collier rose, et je dis tout ce que je sais. C'est vite fait, d'ailleurs.

– Mais, ça va très bien ! Dites-moi encore comment on reconnaît qu'un nombre est divisible par 9, et je vous tiens quitte.

Je dégoise : « somme de ses chiffres… condition nécessaire… suffisante. »

– Allez, mon enfant, ça suffit.

Je me lève en soupirant d'aise, je trouve derrière moi Luce qui dit : «Tu as de la chance, j'en suis contente pour toi. » Elle a dit ça gentiment : pour la première fois je lui caresse le cou sans malice. Bon ! Encore moi ! On n'a pas le temps de respirer !

– Mademoiselle Claudine !

C'est le porc-épic Lacroix, ça va chauffer ! Je m'installe, il me regarde par-dessus son lorgnon et dit : « Ha ! qu'est-ce que c'était que la guerre des Deux-Roses ? »

Pan ! collée du premier coup ! Je ne sais pas quinze mots sur la guerre des Deux-Roses. Après les noms des deux chefs de partis, je m'arrête.

– Et puis ? Et puis ? Et puis ?

Il m'agace, j'éclate :

– Et puis, ils se sont battus comme des chiffonniers, pendant longtemps, mais ça ne m'est pas resté dans la mémoire.

Il me regarde stupéfait. Je vais recevoir quelque chose sur la tête, sûr !

– C'est comme ça que vous apprenez l'Histoire, vous ?

– Pur chauvinisme, Monsieur ! L'Histoire de France seule m'intéresse.

Chance inespérée : il rit !

– J'aime mieux avoir affaire à des impertinentes qu'à des ahuries. Parlez-moi de Louis XV (1742).

– Voici. C'était le temps où madame de la Tournelle exerçait sur lui une influence déplorable…

– Sacrebleu ! on ne vous demande pas ça !

– Pardon, Monsieur, ce n'est pas de mon invention, c'est la vérité simple… Les meilleurs historiens…

– Quoi ? les meilleurs historiens…

– Oui, Monsieur, je l'ai lu dans Michelet, avec des détails !

– Michelet ! mais c'est de la folie ! Michelet, entendez bien, a fait un roman historique en vingt volumes et il a osé appeler ça l'Histoire de France ! Et vous venez me parler de Michelet !…

Il est emballé, il tape sur la table ; je lui tiens tête ; les jeunes candidates sont figées autour de nous, n'en croyant pas leurs oreilles ; mademoiselle Sergent s'est approchée, haletante, prête à intervenir. Quand elle m'entend déclarer :

– Michelet est toujours moins embêtant que Duruy !…

Elle se jette contre la table et proteste avec angoisse :

– Monsieur, je vous prie de pardonner… cette enfant a perdu la tête : elle va se retirer à l'instant…

Il lui coupe la parole, s'éponge le front et souffle :

– Laissez, Mademoiselle, il n'y a pas de mal : je tiens à mes opinions, mais j'aime bien que les autres tiennent aux leurs ; cette jeune fille a des idées fausses et de mauvaises lectures, mais elle ne manque pas de personnalité – on voit tant de dindes ! – Seulement, vous, la lectrice de Michelet, tâchez de me dire comment vous iriez, en bateau, d'Amiens à Marseille, ou je vous flanque un 2 dont vous me direz des nouvelles !

– Partie d'Amiens en m'embarquant sur la Somme, je remonte… etc., et… canaux… etc., et j'arrive à Marseille, seulement au bout d'un temps qui varie entre six mois et deux ans.

– Ça c'est pas votre affaire. Système orographique de la Russie, et vivement.

Heu ! je ne peux pas dire que je brille particulièrement par la connaissance du système orographique de la Russie, mais je m'en tire à peu près sauf quelques lacunes qui semblent regrettables à l'examinateur.

– Et les Balkans, vous les supprimez, alors ?

Cet homme parle comme un pétard.

– Que non pas, Monsieur, je les gardais pour la bonne bouche.

– C'est bon, allez-vous-en.

On s'écarte sur mon passage avec un peu d'indignation. Ces chères petites belles !

Je me repose, on ne m'appelle pas, et j'entends avec épouvante Marie Belhomme qui répond à Roubaud que « pour préparer de l'acide sulfurique, on verse de l'eau sur de la chaux, que ça se met à bouillonner ; alors on recueille le gaz dans un ballon ». Elle a sa figure des vastes gaffes et des stupidités sans bornes, ses mains immenses, longues et étroites, s'appuient sur la table ; ses yeux d'oiseau sans cervelle brillent et tournent ; elle débite, avec une volubilité extrême, des inepties monstrueuses. Il n'y a rien à faire, on lui soufflerait dans l'oreille qu'elle n'entendrait pas ! Anaïs l'écoute aussi et s'amuse de toute sa bonne âme. Je lui demande :

– Tu as passé quoi, déjà ?

– Le chant, l'histoire, la jographie…

– Méchant, le vieux Lacroix ?

– Oui, qu'il est ch'tit ! Mais il m'a demandé des choses faciles, guerre de Trente Ans, les Traités… Dis donc, Marie déraille !

– Dérailler est un mot qui semble faible.

La petite Luce, émue et ébouriffée, vient à nous :

– J'ai passé la jographie, l'histoire, j'ai bien répondu, ah ! que j'ai du goût !

– Te voilà, arnie ? moi je vais boire à la pompe, je ne peux plus tenir, qui vient ac'moi ?

Personne ; elles n'ont pas soif ou elles ont peur de manquer un appel. Dans une espèce de parloir, en bas, je trouve l'élève Aubert, les joues encore plaquées du rouge de son désespoir de tout à l'heure et les yeux en poche ; elle écrit à sa famille, sur une petite table, tranquille maintenant et contente de rentrer à la ferme. Je lui dis :

– Eh bien, vous n'avez rien voulu savoir tout à l'heure ?

Elle lève des yeux de veau :

– Moi, ça m'fait peur, tout ça, et ça me mange les sangs. Ma mère m'a mise en pension, mon père voulait pas, il disait que j'étais bonne à tenir la maison comme mes sœurs, et à faire la lessive et à pieucher le jardin, ma mère a pas voulu, c'est elle qu'on a écoutée. On m'a rendue malade à force de me faire apprendre, et vous voyez ce que ça fait aujourd'hui. Je l'avais prédit ! Ils me croiront à présent !

Et elle se remet à écrire paisiblement.

Là-haut, dans la salle, il fait chaud à mourir ; ces petites, presque toutes rouges et luisantes (une chance que je ne suis pas une nature rouge !) sont affolées, tendues, elles guettent leur nom qu'on appellera, avec l'obsession de ne pas répondre de bêtises. Ne sera-t-il pas bientôt midi, qu'on s'en aille ?

Anaïs revient de la physique et chimie ; elle n'est pas rouge, elle, comment serait-elle rouge ? Dans une chaudière bouillante, je crois qu'elle resterait jaune et froide.

– Eh bien, ça va ?

– Ma foi, j'ai fini. Tu sais que Roubaud interroge en anglais par-dessus le marché ; il m'a fait lire des phrases et traduire ; je ne sais pas pourquoi il se tordait quand je lisais en anglais ; est-il bête !

C'est la prononciation ! Dame, mademoiselle Aimée Lanthenay, qui nous donne des leçons, ne parle pas l'anglais avec une pureté excessive, je m'en doute. De sorte que, tout à l'heure, cet imbécile de professeur se paiera ma tête puisque je ne prononce pas mieux, moi ! Encore quelque chose de gai ! J'enrage de penser que cet idiot rira de moi.

Midi. Ces messieurs se lèvent et nous procédons au raffut du départ. Lacroix, hérissé et les yeux hors de la tête, annonce que la petite fête recommencera à 2 h. 30. Mademoiselle nous trie avec peine dans le remous de ces jeunesses bavardes et nous emmène au restaurant. Elle me tient encore rigueur, à cause de mon « odieuse » conduite avec le père Lacroix ; mais ça m'est égal ! La chaleur pèse, je suis fatiguée et sans voix…

Ah ! les bois, les chers bois de Montigny ! À cette heure-ci, je le sais bien, comme ils bourdonnent ! Les guêpes et les mouches qui pompent dans les fleurs des tilleuls et des sureaux font vibrer toute la forêt comme un orgue ; et les oiseaux ne chantent pas, car à midi ils se tiennent debout sur les branches, cherchent l'ombre, lissent leurs plumes, et regardent le sous-bois avec des yeux mobiles et brillants. Je serais couchée, au bord de la Sapinière d'où l'on voit toute la ville, en bas, au-dessous de soi, avec le vent chaud sur ma figure, à moitié morte d'aise et de paresse.

… Luce me voit partie, complètement absente, et me tire par la manche avec son sourire le plus aguicheur. Mademoiselle lit les journaux ; mes camarades échangent des bouts de phrase ensommeillés. Je geins et Luce proteste doucement :

– Tu ne me parles plus jamais, aussi ! Toute la journée on passe les examens, le soir on se couche, et à table tu es de si mauvaise humeur que je ne sais plus quand te trouver !

– Bien simple ! Ne me cherche pas !

– Oh ! que tu n'es pas gentille ! Tu ne vois même pas toute ma patience à t'attendre, à supporter tes façons de toujours me rebuter…

La grande Anaïs rit comme une porte mal graissée, et la petite s'arrête très intimidée. C'est vrai pourtant qu'elle a une patience solide. Et dire que tant de constance ne lui servira à rien, triste ! triste !

Anaïs suit son idée ; elle n'a pas oublié les incohérentes réponses de Marie Belhomme, et, bonne rosse, demande gentiment à la malheureuse, hébétée et immobile :

– Quelle question t'a-t-on posée, en physique et chimie ?

– Ça n'a pas d'importance, grogne Mademoiselle, hargneuse ; de toute façon elle aura répondu des bêtises.

– Je ne sais plus, moi, fait la pauvre Marie démontée, l'acide sulfurique, je crois…

– Et qu'est-ce que vous avez raconté ?

– Oh ! heureusement je savais un peu, Mademoiselle ; j'ai dit qu'on versait de l'eau sur de la chaux, que les bulles de gaz qui se formaient étaient de l'acide sulfurique…

– Vous avez dit cela ? articule Mademoiselle avec des envies de mordre…

Anaïs se dévore les ongles de joie. Marie, foudroyée, n'ouvre plus la bouche, et la Directrice nous emmène raide, rouge, marchant au pas accéléré ; nous trottons derrière comme des petits chiens ; et c'est tout juste si nous ne tirons pas la langue sous se soleil écrasant.

Nous ne faisons plus guère attention à nos concurrentes étrangères qui ne nous regardent pas davantage. La chaleur et l'énervement nous ôtent toute coquetterie, toute animosité. Les élèves de l'école supérieure de Villeneuve, les « vert pomme » comme on les appelle – à cause du ruban vert dont elles sont colletées, cet affreux vert cru dont les pensionnats gardent la spécialité – affectent bien encore des airs prudes et dégoûtés en passant près de nous (pourquoi ? on ne saura jamais) ; mais tout ça se tasse et se calme ; on songe au départ du lendemain matin, on songe avec délices qu'on fera la « gnée » aux camarades recalées, à celles qui n'ont pu se présenter pour cause de « faiblesse générale ». Ce que la grande Anaïs va se pavaner, parler de l'École Normale comme si c'était une propriété de rapport, peuh ! Je n'ai pas assez d'épaules pour les lever.

Les examinateurs reparaissent enfin, ils s'épongent, ils sont laids et luisants. Dieu ! Je n'aimerais pas être mariée par ce temps-là ! Rien que l'idée de coucher avec un monsieur qui aurait chaud comme eux… (D'ailleurs, l'été, j'aurai deux lits…) Et puis dans cette salle surchauffée, l'odeur est affreuse ; beaucoup de ces petites filles sont mal tenues en dessous, sûrement. Je voudrais bien m'en aller.

Affalée sur une chaise, j'écoute vaguement les autres en attendant mon tour ; je vois celle, heureuse entre toutes, qui « a fini » la première. Elle a subi toutes les questions, elle respire, elle traverse la salle, escortée des compliments, des envies, des « tu en as une chance ! » Bientôt une autre la suit, la rejoint dans la cour, où les « délivrées » se reposent et échangent leurs impressions.

Le père Sallé, détendu un peu par ce soleil qui chauffe sa goutte et ses rhumatismes, se repose, forcément, car l'élève qu'il attend est occupée ailleurs ; si je risquais une tentative sur sa vertu ! Doucement, je m'approche et je m'assieds sur la chaise en face de lui.

– Bonjour, monsieur Sallé.

Il me regarde, assure ses lunettes, clignote et ne me voit pas.

– Claudine, vous savez bien ?

– Ah ! … comment donc ! Bonjour, ma chère enfant ! Votre père va bien ?

– Très bien, je vous remercie.

– Eh bien, ça marche l'examen ? Êtes-vous contente ? Avez-vous bientôt fini ?

– Hélas ! je le voudrais ! Mais j'ai encore à passer la physique et chimie, la littérature, que vous représentez, l'anglais et la musique. Madame Sallé se porte bien ?

– Ma femme, elle se promène dans le Poitou ; elle ferait bien mieux de me soigner, mais…

– Écoutez, monsieur Sallé, puisque vous me tenez, débarrassez-moi de la littérature.

– Mais je n'en suis pas à votre nom, loin de là ! Revenez tout à l'heure…

– Monsieur Sallé, qu'est-ce que ça peut bien faire ?

Ça fait, ça fait que je jouissais d'un instant de repos et que je l'avais bien mérité. Et puis ce n'est pas dans le programme, on ne doit pas rompre l'ordre alphabétique.

– Monsieur Sallé, soyez bon. Vous ne me demanderez presque rien. Vous savez que j'en sais plus que n'en exige le programme, sur les bouquins de littérature. Je suis souris dans la bibliothèque de papa.

– Heu… oui, c'est vrai. Je peux bien faire ça pour vous. J'avais l'intention de vous demander ce que c'étaient que les aèdes et les troubadours et le Roman de la Rose, etc.

– Reposez-vous, monsieur Sallé. Les troubadours, ça me connaît : je les vois tous sous la forme du petit Chanteur Florentin, comme ça…

Je me lève et je prends la pose : le corps appuyé sur la jambe droite, l'ombrelle verte du père Sallé me servant de mandoline. Heureusement nous sommes seuls en ce coin ! Luce me regarde de loin et bée de surprise. Ce pauvre homme goutteux, ça le distrait un peu, il rit.

– … ils ont une toque en velours, les cheveux bouclés, souvent même en costume mi-partie (en bleu et jaune ça fait très bien) ; leur mandoline pendue à un cordon de soie, ils chantent la petite chose du Passant : « Mignonne, voici l'avril. » C'est ainsi, monsieur Sallé, que je me représente les troubadours. Nous avons aussi le troubadour premier empire.

– Mon enfant, vous êtes un peu folle, mais je me délasse avec vous. Qu'est-ce que vous pouvez bien appeler les troubadours premier empire, Dieu juste ? Parlez tout bas, ma petite Claudine, si ces messieurs nous voyaient…

– Chut ! les troubadours premier empire, je les ai connus par des chansons que chantait papa. Écoutez bien.

Je fredonne tout bas :

Brûlant d'amour et partant pour la guerre,

Le casque en tête et la lyre à la main,

Un troubadour à sa jeune bergère

En s'éloignant répétait ce refrain :

Mon bras à ma patrie,

Mon cœur à mon amie,

Mourir content pour la gloire et l'amour,

C'est le refrain du joyeux troubadour !

Le père Sallé rit de tout son cœur :

– Mon Dieu ! que ces gens étaient ridicules ! Je sais bien que nous le serons autant qu'eux dans vingt ans, mais cette idée d'un troubadour avec un casque et une lyre !… Sauvez-vous vite, mon enfant, allez, vous aurez une bonne note, mes amitiés à votre père, dites-lui que je l'aime bien, et qu'il apprend de belles chansons à sa fille !

– Merci, monsieur Sallé, adieu, merci encore de ne m'avoir pas interrogée, je ne dirai rien, soyez tranquille !

Voilà un brave homme ! ça m'a rendu un peu de courage, et j'ai l'air si gaillard que Luce me demande :

– Tu as donc bien répondu ? Qu'est-ce qu'il t'a demandé ? Pourquoi prenais-tu son ombrelle ?

– Ah ! voilà ! Il m'a demandé des choses très difficiles sur les troubadours, sur la forme des instruments dont ils se servaient ; une chance que je savais tous ces détails-là !

– La forme des instruments… non vrai, je tremble en pensant qu'il pouvait me le demander ! La forme des …mais ce n'est pas dans le programme ! Je le dirai à Mademoiselle !

– Parfaitement, nous ferons une réclamation. Tu as fini, toi ?

– Oui, merci ! J'ai fini. J'ai cent kilos de moins sur la poitrine, je t'assure ; je crois qu'il n'y a plus que Marie à passer.

– Mademoiselle Claudine ! fait une voix derrière nous. Ah ! ah ! c'est Roubaud. Je m'assieds devant lui, réservée et convenable ; il fait le gentil, il est le professeur mondain de l'endroit, je parle, mais il m'en veut encore, le rancunier, d'avoir trop vite écarté son madrigal botticellique. C'est d'une voix un peu grincheuse qu'il me demande :

– Vous ne vous êtes pas endormie sous les frondaisons, aujourd'hui, Mademoiselle ?

– Est-ce une question qui fait partie du programme, Monsieur ?

Il toussote. J'ai commis une grosse maladresse pour le vexer. Tant pis !

– Veuillez me dire comment vous vous y prendriez pour vous procurer de l'encre.

– Mon Dieu, Monsieur, il y a bien des manières ; la plus simple serait d'aller encore en demander chez le papetier du coin…

– La plaisanterie est aimable, mais ne suffirait pas à vous obtenir une note somptueuse… Tâchez de me dire avec quels ingrédients vous fabriquerez de l'encre ?

– Noix de galle… tannin… oxyde de fer… gomme…

– Vous ne connaissez pas les proportions ?

– Non.

– Tant pis ! pouvez-vous me parler du mica ?

– Je n'en ai jamais vu ailleurs que dans les petites vitres des Salamandres.

– Vraiment ? Tant pis encore ! La mine de crayons, de quoi est-elle faite ?

– Avec de la plombagine, une pierre tendre qu'on scie en baguettes et qu'on enferme dans deux moitiés de cylindre en bois.

– C'est le seul usage de la plombagine ?

– Je n'en connais pas d'autres.

– Tant pis, toujours ! on ne fait que des crayons avec ?

– Oui, mais on en fait beaucoup ; il y a des mines en Russie, je crois. On consomme dans le monde entier une quantité fabuleuse de crayons, surtout les examinateurs qui croquent des portraits de candidates sur leur calepin…

(Il rougit, et s'agite.)

– Passons à l'anglais.

Et ouvrant un petit recueil de Contes de Miss Edgeworth :

– Veuillez me traduire quelques phrases.

– Traduire, oui, mais lire… c'est autre chose !

– Pourquoi ?

– Parce que notre professeur d'anglais prononce d'une façon ridicule ; je ne sais pas prononcer autrement.

– Bah ! qu'est-ce que ça fait ?

– Ça fait que je n'aime pas être ridicule.

– Lisez un peu, je vous arrêterai tout de suite.

Je lis, mais tout bas, en esquissant à peine les syllabes, et je traduis les phrases avant d'avoir articulé les derniers mots. Roubaud, malgré lui, pouffe de tant d'empressement à ne pas montrer mon insuffisance en anglais, et j'ai envie de le griffer. Comme si c'était ma faute !

– C'est bien. Voulez-vous me citer quelques verbes irréguliers, avec leur forme au parfait et au participe passé ?

To see, voir. I saw, seen. To be, être. I was, been. To drink, boire. I drank, drunk. To

– Assez, je vous remercie. Bonne chance, Mademoiselle.

– Vous êtes trop bon, Monsieur.

J'ai su le lendemain que ce tartufe bien mis m'avait collé une très mauvaise note, trois points au-dessous de la moyenne, de quoi me faire recaler, si les notes de l'écrit, la composition française surtout, n'avaient plaidé en ma faveur. Fiez-vous à ces sournois prétentieusement cravatés, qui lissent leurs moustaches et crayonnent votre portrait en vous coulant des regards ! Il est vrai que je l'avais vexé, mais c'est égal ; les bouledogues francs, comme le père Lacroix, valent cent fois mieux !

Délivrée de la physique et chimie ainsi que de l'anglais, je m'assieds et m'occupe de mettre un peu d'art dans le désordre de mes cheveux. Luce vient me trouver, roule complaisamment mes boucles sur son doigt, toujours chatte et frôleuse ! Elle a du courage, par cette température.

– Où sont les autres, petite ?

– Les autres ? Elles ont fini toutes, elles sont en bas dans la cour avec Mademoiselle, et toutes celles des autres écoles qui ont fini sont là aussi.

Le fait est que la salle se vide rapidement.

Cette grosse bonne femme de mademoiselle Michelot m'appelle enfin. Elle est rouge et fatiguée à faire pitié à Anaïs elle-même. Je m'assieds ; elle me considère sans rien dire, d'un gros œil perplexe et débonnaire.

– Vous êtes… musicienne, m'a dit mademoiselle Sergent.

– Oui, Mademoiselle, je joue du piano.

Elle s'exclame en levant les bras :

– Mais alors, vous en savez bien plus que moi.

Ça lui est parti du cœur ; je ne peux pas m'empêcher de rire.

– Ma foi, écoutez, je vais vous faire déchiffrer et puis voilà tout. Je vais vous chercher quelque chose de difficile, vous vous en tirerez toujours.

Ce qu'elle a trouvé de difficile, c'est un exercice assez simple, qui, tout en doubles croches, avec sept bémols à la clef, lui a semblé « noir » et redoutable. Je le chante allegro vivace, entourée d'un cercle admiratif de petites filles qui soupirent d'envie. Mademoiselle Michelot hoche la tête et m'adjuge, sans insister davantage, un 20 qui fait loucher l'auditoire.

Ouf ! C'est donc fini ! On va rentrer à Montigny, on va retourner à l'école, courir les bois, assister aux ébats de nos institutrices. (Pauvre petite Aimée elle doit languir, toute seule !) Je dévale dans la cour, mademoiselle Sergent n'attendait plus que moi et se lève à ma vue.

– Eh bien, c'est terminé ?

– Oui, Dieu merci ! J'ai 20 en musique.

– Vingt en musique !

Les camarades ont crié ça en chœur, n'en croyant pas leurs oreilles.

– Il ne manquerait plus que ça, que vous n'eussiez pas 20 en musique, dit Mademoiselle d'un air détaché, flattée au fond.

– C'est égal, dit Anaïs, ennuyée et jalouse, 20 en musique, 19 en composition française… si tu as beaucoup de notes comme celles-là !

– Rassure-toi, douce enfant, l'élégant Roubaud m'aura chichement notée !

– Parce que ? demande Mademoiselle, tout de suite inquiète.

– Parce que je ne lui ai pas dit grand-chose. Il m'a demandé de quel bois on fait les flûtes, non, les crayons, quelque chose comme ça, et puis des histoires sur l'encre… et sur Botticelli, enfin, ça ne « cordait » pas nous deux.

La Directrice s'est rembrunie.

– Je m'étonnerais bien si vous n'aviez pas fait quelque bêtise ! Vous ne vous en prendrez pas à d'autres qu'à vous si vous échouez.

– Hé, qui sait ? Je m'en prendrai à M. Antonin Rabastens ; il m'avait inspiré une violente passion et mes études en ont singulièrement souffert.

Sur ce, Marie Belhomme déclare, en joignant ses mains de sage-femme, que si elle avait un amoureux, elle ne le dirait pas si effrontément. Anaïs me regarde en coin pour savoir si je plaisante ou non, et Mademoiselle, haussant les épaules, nous rentre à l'hôtel, traînardes, égrenées, si musardes qu'elle doit toujours en attendre quelqu'une au détour des rues. On dîne, on bâille ; – à neuf heures la fièvre nous reprend d'aller lire le nom des élues, à la porte de ce laid paradis. « Je n'emmène personne, déclare Mademoiselle, j'irai seule, vous attendrez. » Mais un tel concert de gémissements s'élève qu'elle s'attendrit et nous laisse venir.

Nous nous sommes encore précautionnées de bougies, inutiles cette fois, une main bienveillante ayant accroché une grosse lanterne au-dessus de l'affiche blanche où sont inscrits nos noms… eh ! là ! je m'avance un peu trop en disant nos… si le mien allait ne pas se trouver sur la liste ? Anaïs s'évanouirait de bonheur ! Au milieu des exclamations, des poussées, des battements de mains, je lis, heureusement : Anaïs, Claudine, etc. Toutes, donc ! Hélas ! non, pas Marie : « Marie est refusée », murmure Luce. « Marie n'y est pas », chuchote Anaïs, qui cache difficilement sa joie mauvaise.

La pauvre Marie Belhomme reste plantée, toute pâle, devant la méchante feuille, qu'elle considère de ses yeux brillants d'oiseau, agrandis et ronds ; puis, les coins de sa bouche se tirent et elle éclate en pleurs bruyants… Mademoiselle l'emmène, ennuyée ; nous suivons, sans songer aux passants qui se retournent, Marie gémit et sanglote tout haut.

– Voyons, voyons, ma petite fille, dit Mademoiselle, vous n'êtes pas raisonnable. Ce sera pour le mois d'octobre, vous serez plus heureuse… Quoi donc, ça vous fait deux mois à travailler encore…

– Heu ! se lamente l'autre, inconsolable.

– Vous serez reçue, je vous dis ! Tenez, je vous promets que vous serez reçue ! Êtes-vous contente ?

Effectivement cette affirmation produit un heureux effet. Marie ne pousse plus que des petits grognements de chien d'un mois qu'on empêche de téter, et marche en se tamponnant les yeux.

Son mouchoir est à tordre, et elle le tord ingénument, en passant sur le pont. Cette rosse d'Anaïs dit à demi-voix : « Les journaux annoncent une forte crue de la Lisse… »

Marie, qui entend, éclate d'un fou rire mêlé d'un reste de sanglots, et nous pouffons toutes. Et voilà, et la tête mobile de la retoquée a girouetté du côté de la joie ; elle songe qu'elle va être reçue au mois d'octobre, elle s'égaie, et nous ne trouvons rien de plus opportun, par cette soirée accablante, que de sauter à la corde, sur la place (toutes, oui, même les Jaubert !) jusqu'à dix heures, sous la lune.

Le lendemain, Mademoiselle vient nous secouer dans nos lits dès six heures ; pourtant, le train ne part qu'à dix ! « Allons, allons, petites louaches, il faut refaire les valises, déjeuner, vous n'aurez pas trop de temps ! » Elle vibre, dans un état de trépidation extraordinaire, ses yeux aigus brillent et pétillent, elle rit, bouscule Luce qui chancelle de sommeil, bourre Marie Belhomme qui se frotte ses yeux, en chemise, les pieds dans ses pantoufles, sans reprendre la conscience nette des choses réelles. Nous sommes toutes éreintées, nous, mais qui reconnaîtrait en Mademoiselle la duègne qui nous chaperonna ces trois jours ? Le bonheur la transfigure, elle va revoir sa petite Aimée, et, d'allégresse, ne cesse de sourire aux anges, dans l'omnibus qui nous ramène à la gare. Marie semble un peu mélancolique de son échec, mais je pense que c'est par devoir qu'elle affiche une mine contrite. Et nous jacassons éperdument, toutes à la fois, chacune racontant son examen à cinq autres qui n'écoutent pas.

– Ma vieille ! s'écrie Anaïs, quand j'ai entendu qu'il me demandait les dates des…

– J'ai défendu cent fois qu'on s'appelle « ma vieille », interrompt Mademoiselle.

– Ma vieille, recommence tout bas Anaïs, je n'ai eu que le temps d'ouvrir mon petit calepin dans ma main ; le plus fort, c'est qu'il l'a vu, ma pure parole, et qu'il na rien dit !

– Menteuse des menteuses ! crie l'honnête Marie Belhomme, les yeux hors de la tête, j'étais là, je regardais, il n'a rien vu du tout ; il te l'aurait ôté, on a bien ôté le décimètre à une des Villeneuve.

– Je te conseille de parler ! va donc raconter à Roubaud que la Grotte du Chien est pleine d'acide sulfurique !

Marie baisse la tête, devient rouge, et recommence à pleurer au souvenir de ses infortunes : je fais le geste d'ouvrir un parapluie et Mademoiselle sort une fois encore de son « espoir charmant » :

– Anaïs, vous êtes une gale ! Si vous tourmentez une seule de vos compagnes, je vous fais voyager seule dans un wagon à part.

– Celui des fumeurs, parfaitement, affirmai-je.

– Vous, on ne vous demande pas ça. Prenez vos valises, vos collets, ne soyez pas les éternelles engaudres !

Une fois dans le train, elle ne s'occupe pas plus de nous que si nous n'existions pas ; Luce s'endort, la tête sur mon épaule ; les Jaubert s'absorbent dans la contemplation des champs qui filent, du ciel pommelé et blanc ; Anaïs se ronge les ongles ; Marie s'assoupit, elle et son chagrin.

À Bresles, la dernière station avant Montigny, on commence à s'agiter un peu ; dix minutes encore et nous serons là-bas. Mademoiselle tire sa petite glace de poche et vérifie l'équilibre de son chapeau, le désordre de ses rudes cheveux roux crépelés, la pourpre cruelle de ses lèvres – absorbée, palpitante, et l'air quasi dément ; Anaïs se pince les joues dans le fol espoir d'y amener une ombre de rose, je coiffe mon tumultueux et immense chapeau. Pour qui faisons-nous tant de frais ? Pas pour mademoiselle Aimée, nous autres, bien sûr… Eh bien ! pour personne, pour les employés de la gare, pour le conducteur de l'omnibus, le père Racalin, ivrogne de soixante ans, pour l'idiot qui vend les journaux, pour les chiens qui trotteront sur la route.

Voilà la sapinière, et le bois de Bel Air, et puis le pré communal, et la gare des marchandises, et enfin les freins geignent ! Nous sautons à terre, derrière Mademoiselle qui a couru déjà à sa petite Aimée, joyeuse et sautillante sur le quai. Elle l'a serrée d'une étreinte si vive que la frêle adjointe en a brusquement rougi, suffoquée. Nous accourons près d'elle et lui souhaitons la bienvenue de l'air des écolières sages : « …jour, Mmmselle !… zallez bien, Mmmselle ? »

Comme il fait beau, comme rien ne presse, nous fourrons nos valises dans l'omnibus et nous revenons à pied, flânant le long de la route entre les haies hautes où fleurissent les polygalas, bleus et rose vineux, et les Ave Maria aux fleurs en petites croix blanches. Joyeuses d'être lâchées, de ne pas avoir d'histoire de France à repasser ni de cartes à mettre en couleur, nous courons devant et derrière ces demoiselles, qui marchent bras sur bras, unies et rythmant leur pas. Aimée a embrassé sa sœur, lui a donné une tape sur la joue en lui disant : « Tu vois bien, petite serine, qu'on s'en tire tout de même ? » Et maintenant elle n'a d'yeux, d'oreilles que pour sa grande amie.

Désappointée une fois de plus, la pauvre Luce s'attache à ma personne et me suit comme une ombre, en murmurant des moqueries et des menaces : « C'est vraiment la peine qu'on se brège la cervelle pour recevoir des compliments comme ça !… Elles ont bonne touche toutes les deux ; ma sœur pendue à l'autre comme un panier !… Devant tous les gens qu passent, si ça fait pas soupirer ! » Elles s'en fichent pas mal des gens qui passent.

Rentrée triomphale ! Tout le monde sait d'où nous venons et le résultat de l'examen, télégraphié par Mademoiselle ; les gens se trouvent sur leurs portes et nous font des signes amicaux… Marie sent croître sa détresse et disparaît le plus qu'elle peut.

D'avoir quelques jours quitté l'École, nous la voyons mieux en la retrouvant : achevée, parachevée, léchée, blanche, la mairie au milieu, flanquée des deux écoles, garçons et filles, la grande cour dont on a respecté les cèdres, heureusement, et les petits massifs réguliers à la française, et les lourdes portes de fer – beaucoup trop lourdes et trop redoutables – qui nous enferment, et les water-closets à six cabines, trois pour les grandes, trois pour les petites (par une touchante et pudique attention, les cabines des grandes ont des portes pleines, celles des petites des demi-portes), les beaux dortoirs du premier étage, dont on aperçoit au-dehors les vitres claires et les rideaux blancs. Les malheureux contribuables la paieront longtemps. On dirait une caserne, tant c'est beau !

Les élèves font une réception bruyante ; mademoiselle Aimée ayant bonnement confié la surveillance de ses élèves et celle de la première classe à la chlorotique mademoiselle Griset, pendant sa petite promenade à la gare, les classes sont semées de papiers, hérissées de sabots-projectiles, des trognons de pommes de moisson… Sur un froncement des sourcils roux de mademoiselle Sergent, tout rentre dans l'ordre, des mains rampantes ramassent les trognons de pommes, des pieds s'allongent, et, silencieusement, réintègrent les sabots épars.

Mon estomac crie et je vais déjeuner, charmée de retrouver Fanchette, et le jardin, et papa ; – Fanchette, blanche qui se cuit et se fait maigrir au soleil, et m'accueille avec des miaulements brusques et étonnés ; – le jardin vert, négligé et envahi de plantes qui se hissent et s'allongent pour trouver le soleil que leur cachent les grands arbres ; et papa qui m'accueille d'une bonne bourrade tendre au défaut de l'épaule :

– Qu'est-ce que tu deviens donc ? Je ne te vois plus !

– Mais, papa, je viens de passer mon examen.

– Quel examen ?

Je vous dis qu'il n'y en a pas deux comme lui ! Complaisamment je lui narre les aventures de ces derniers jours, pendant qu'il tire sa grande barbe rousse et blanche. Il paraît content. Sans doute, ses croisements de limaces lui auront fourni des résultats inespérés.

Je me suis payé quatre ou cinq jours de repos, de vagabondages aux Matignons, où je trouve Claire, ma sœur de communion, ruisselante de larmes parce que son amoureux vient de quitter Montigny sans daigner même l'en prévenir. Dans huit jours elle possédera un autre promis qui la lâchera au bout de trois mois, pas assez rusée pour retenir les gars, pas assez pratique pour se faire épouser ; et comme elle s'entête à rester sage… ça peut durer longtemps.

En attendant, elle garde ses vingt-cinq moutons, petite bergère un peu opéra-comique, un peu ridicule, avec le grand chapeau cloche qui protège son teint et son chignon (le soleil fait jaunir les cheveux, ma chère !), son petit tablier bleu brodé de blanc, et le roman blanc à titre rouge En Fête ! qu'elle cache dans son panier. (C'est moi qui lui ai prêté les œuvres d'Auguste Germain pour l'initier à la grande vie ! Hélas ! toutes les horreurs qu'elle commettra, j'en serai peut-être responsable) Je suis sûre qu'elle se trouve poétiquement malheureuse, triste fiancée abandonnée, et qu'elle se plaît, toute seule, à prendre des poses nostalgiques, « les bras jetés comme de vaines armes », ou bien la tête penchée, à demi ensevelie sous ses cheveux épars. Pendant qu'elle me raconte les maigres nouvelles de ces quatre jours, et ses malheurs, c'est moi qui m'occupe des moutons et pousse la chienne vers eux : « Amène-les, Lisette ! Amène-les là-bas ! » c'est moi qui roule les « prrr…ma guéline ! » pour les empêcher de toucher à l'avoine ; j'ai l'habitude.

– … Quand j'ai appris par quel train il partait, soupire Claire, je me suis arrangée pour laisser mes moutons à Lisette et je suis descendue au passage à niveau. À la barrière, j'ai attendu le train, qui ne va pas trop vite là parce que ça monte. Je l'ai aperçu, j'ai agité mon mouchoir, j'ai envoyé des baisers, je crois qu'il m'a vue… Écoute, je ne suis pas sûre, mais il m'a semblé que ses yeux étaient rouges. Peut-être que ses parents l'ont forcé de revenir… Peut-être qu'il m'écrira…

Va toujours, petite romanesque, ça ne coûte rien d'espérer. Puis si j'essayais de te détourner, tu ne me croirais pas.

Au bout de cinq jours de trôleries dans les bois, à me griffer les bras et les jambes aux ronces, à rapporter des brassées d'œillets sauvages, de bleuets et de silènes, à manger des merises amères et des groseilles à maquereau, la curiosité et le mal de l'École me reprennent. J'y retourne.

Je les trouves toutes, les grandes, assises sur des bancs à l'ombre, dans la cour, travaillant paresseusement aux ouvrages « d'exposition » ; les petites, sous le préau, en train de barboter à la pompe ; Mademoiselle dans un fauteuil d'osier, son Aimée à ses pieds sur une chaise à fleurs renversée, flânant et chuchotant. À mon arrivée, mademoiselle Sergent bondit et pivote sur son siège :

– Ah ! vous voilà ! ce n'est pas malheureux ! Vous prenez du bon temps ! Mademoiselle Claudine court les champs, sans songer que la distribution des prix approche, et que les élèves ne savent pas une note du chœur qu'on doit y chanter !

– Mais… mademoiselle Aimée n'est donc pas professeur de chant ? ni M. Rabastens (Antonin) ?

– Ne dites pas de bêtises ! Vous savez fort bien que mademoiselle Lanthenay ne peut pas chanter, la délicatesse de sa voix ne le lui permet pas ; quant à M. Rabastens, on a jasé en ville sur ses visites et ses leçons de chant, à ce qu'il paraît. Ah ! Dieu, votre sale pays de cancans ! Enfin, il ne reviendra plus. On ne peut pas se passer de vous pour les chœurs et vous en abusez. Ce soir, à quatre heures, nous diviserons les parties et vous ferez copier les couplets au tableau.

– Je veux bien, moi. Qu'est-ce que c'est, le chœur de cette année ?

– L'Hymne à la Nature. Marie, allez le chercher sur mon bureau, Claudine va commencer à le seriner.

C'est un chœur à trois parties, très chœur de pension. Les sopranos piaillent avec conviction :

Là-bas au lointain,

L'hymne du matin

S'élève en un doux murmure…

Cependant que les mezzos, faisant écho aux rimes, en tin, répètent tin tin tin, pour imiter la cloche de l'Angelus. Ça plaira beaucoup.

Elle va commencer cette douce vie, qui consiste à m'égosiller, à chanter trois cents fois le même air, à rentrer aphone à la maison, à m'enrager contre ces petites réfractaires à tout rythme. Si on me faisait un cadeau, au moins.

Anaïs, Luce, quelques autres, ont heureusement une bonne mémoire de l'oreille, et me suivent de la voix dès la troisième fois. On cesse parce que Mademoiselle a dit : « Assez pour aujourd'hui », ce serait trop de cruauté de nous faire chanter longtemps par cette température sénégalienne.

– Et puis, vous savez, ajouta Mademoiselle, défense de fredonner l'Hymne à la Nature entre les leçons ! Sinon, vous l'estropierez, vous le déformerez et vous ne serez pas capables de le chanter proprement à la distribution. Travaillez, maintenant, et que je n'entende pas causer trop haut.

On nous garde dehors, les grandes, pour que nous exécutions plus à l'aise les mirifiques travaux destinés à l'exposition des ouvrages de main ! (Est-ce que les ouvrages peuvent êtres autres que « de main » ? Je n'en connais pas de « pied ».) Car, après la distribution des prix, la ville entière vient admirer nos travaux exposés, emplissant deux classes : dentelles, tapisseries, broderies, lingeries enrubannées, déposées sur les tables d'étude. Les murs sont tendus de rideaux ajourés, de jetés de lit au crochet sur transparents de couleur, de descentes de lit en mousse, de laine verte (du tricot détricoté) piquée de fleurs fausses rouges et roses, toujours en laine ; de dessus de cheminée en peluche brodée… Ces grandes petites filles, coquettes des dessous qu'elles montrent, exposent surtout une quantité de lingeries somptueuses, des chemises en batiste de coton à fleurettes, empiècements merveilleux, des pantalons forme sabot, jarretés de rubans, des cache-corset festonnés en haut et en bas, tout ça sur transparent de papier bleu, rouge et mauve avec pancartes où le nom de l'auteur ressort, en belle ronde. Le long des murs s'alignent des tabourets au point de croix où repose soit l'horrible chat dont les yeux sont faits de quatre points verts, un noir au milieu, soit le chien, à dos rouge et à pattes violâtres, qui laisse pendre une langue couleur d'andrinople.

Bien entendu, la lingerie, plus que tout le reste, intéresse les gars, qui viennent visiter l'exposition comme tout le monde ; ils s'attardent aux chemises fleuries, aux pantalons enrubannés, se poussent de l'épaule, rient et chuchotent des choses énormes.

Il est juste de dire que l'École des garçons possède aussi son exposition, rivale de la nôtre. S'ils n'offrent pas à l'admiration des lingeries excitantes, ils montrent d'autres merveilles : des pieds de table habilement tournés, des colonnes torses (ma chère ! c'est plus difficile), des assemblages de menuiserie en « queue d'aronde », des cartonnages ruisselants de colle, et surtout des moulages en terre glaise – joie de l'instituteur, qui baptise cette salle « Section de sculpture », modestement – des moulages, dis-je, qui ont la prétention de reproduire des frises du Parthénon et autres bas-reliefs, noyés, empâtés, piteux. La Section de dessin n'est pas plus consolante : les têtes des Brigands des Abruzzes louchent, le Roi de Rome a une fluxion, Néron grimace horriblement, et le président Loubet, dans un cadre tricolore, menuiserie et cartonnage combinés, a envie de vomir (c'est qu'il songe à son ministère, explique Dutertre, toujours enragé de n'être pas député). Aux murs, des lavis mal lavés, des plans d'architecture et la « vue générale anticipée (sic) de l'Exposition de 1900 », aquarelle qui mérite le prix d'honneur.

Et pendant le temps qui nous sépare encore des vacances, on laissera au rancart tous les livres, on travaillera mollement dans l'ombre des murs, en se lavant les mains à toutes les heures – prétexte à rôderie – pour ne pas tacher de moiteur les laines claires et les linges blancs ; j'expose seulement trois chemises de linon, roses, forme bébé avec les pantalons pareils, fermés, détail qui scandalise mes camarades, unanimes à trouver cela « inconvenant », parole d'honneur !

Je m'installe entre Luce et Anaïs, voisine elle-même de Marie Belhomme, car nous nous tenons, par l'habitude, en un petit groupe. Pauvre Marie ! Il lui faut retravailler pour l'examen d'octobre… Comme elle s'ennuyait à périr dans la classe, Mademoiselle la laisse par pitié venir avec nous ; elle lit dans les Atlas, dans les Histoires de France ; quand je dis qu'elle lit… son livre est ouvert sur ses genoux, elle penche la tête et glisse des regards vers nous, tendant l'oreille à ce que nous disons. Je prévois le résultat de l'examen d'octobre !

– Je sèche de soif ! As-tu la bouteille ? me demande Anaïs.

– Non, pas pensé à l'apporter, mais Marie doit avoir la sienne.

Encore une de nos coutumes immuables et ridicules, ces bouteilles. Dès les premiers jours de grosse chaleur, il est convenu que l'eau de la pompe devient imbuvable (elle l'est en tout temps), et chacune apporte au fond du petit panier – quelquefois dans la serviette de cuir ou le sac de toile – une bouteille pleine de boisson fraîche. C'est à qui réalisera le mélange le plus baroque, les liquides les plus dénaturés. Pas de coco, c'est pour la petite classe ! À nous l'eau vinaigrée qui blanchit les lèvres et tiraille l'estomac, les citronnades aiguës, les menthes qu'on fabrique soi-même avec les feuilles fraîches de la plante, l'eau-de-vie chipée à la maison et empâtée de sucre, le jus des groseilles vertes qui fait regipper. La grande Anaïs déplore amèrement le départ de la fille du pharmacien, qui nous fournissait jadis des flacons pleins d'alcool de menthe trop peu additionné d'eau, ou encore d'eau de Botot sucrée ; moi qui suis une nature simple, je me borne à boire du vin blanc coupé d'eau de Seltz, avec du sucre et un peu de citron. Anaïs abuse du vinaigre et Marie du jus de réglisse, si concentré qu'il tourne au noir. L'usage des bouteilles étant interdit, chacune, je le répète, apporte la sienne, fermée d'un bouchon que traverse un tuyau de plume, ce qui nous permet de boire en nous penchant, sous prétexte de ramasser une bobine, sans déplacer la bouteille couchée dans le panier, le bec dehors. À la petite récréation d'un quart d'heure (à neuf heures et à trois heures), tout le monde se précipite à la pompe pour inonder les bouteilles et les rafraîchir un peu. Il y a trois ans, une petite est tombée avec sa bouteille, s'est crevé un œil ; son œil est tout blanc, maintenant. À la suite de cet accident, on a confisqué tous les récipients ; tous, pendant une semaine… et puis quelqu’une a rapporté le sien, exemple suivi par une autre le jour suivant… le mois d'après, les bouteilles fonctionnaient régulièrement, Mademoiselle ignore peut-être cet accident qui date d'avant son arrivée – ou bien elle préfère fermer les yeux pour que nous la laissions tranquille.

Rien ne se passe, en vérité. La chaleur nous ôte tout entrain : Luce m'assiège moins de ses importunes câlineries ; des velléités de querelles s'éveillent à peine pour tomber tout de suite ; c'est la flemme, quoi, et les orages brusques de juillet, qui nous surprennent dans la cour, nous balaient sous des trombes de grêle – une heure après, le ciel est pur.

On a joué une méchante farce à Marie Belhomme qui s'était vantée de venir à l'École sans pantalon, à cause de la chaleur. Nous étions quatre, un après-midi, assises sur un banc dans l'ordre que voici :

Marie – Anaïs – Luce – Claudine.

Après s'être fait dûment expliquer mon plan, tout bas, mes deux voisines se lèvent pour se laver les mains, et le milieu du banc reste vide, Marie à un bout, moi à l'autre. Elle dort à moitié sur son arithmétique. Je me lève brusquement ; le banc bascule : Marie, réveillée en sursaut, tombe les jambes en l'air, avec un de ces cris de poule égorgée dont elle a le secret, et nous montre… qu'effectivement elle ne porte pas de pantalon. Des huées, de rires énormes éclatent ; la directrice veut tonner et ne peut pas, prise elle-même d'un fou rire ; et Aimée Lanthenay préfère s'en aller, pour ne pas offrir à ses élèves le spectacle de ses tortillements de chatte empoisonnée.

Dutertre ne vient plus depuis des temps. On le dit aux bains de mer, quelque part où il lézarde et flirte (mais où prend-il de l'argent ?). Je le vois, en flanelle blanche, en chemises molles, avec des ceintures trop larges et des souliers trop jaunes ; il adore ces costumes un peu rasta, très rasta lui-même sous ces teintes claires, trop hâlé et d'yeux trop brillants, les dents pointues et la moustache d'un noir roussi comme si on l'avait flambée. Je n'ai guère pensé à sa brusque attaque dans le couloir vitré, l'impression a été vive mais courte – et puis, avec lui, on sait si bien que ça ne tire pas à conséquence ! Je suis peut-être la trois centième petite fille qu'il tente d'attirer chez lui, l'incident n'a d'intérêt ni pour lui ni pour moi. Ça en aurait si le coup avait réussi, voilà tout.

Déjà nous songeons beaucoup aux toilettes de la distribution des prix. Mademoiselle se fait broder une robe de soie noire par sa mère, fine travailleuse qui exécute dessus, au plumetis, de grands bouquets, des guirlandes minces qui suivent le bas de la jupe, des branches qui grimpent sur le corsage, tout cela en soies violettes nuancées, passées – quelque chose de très distingué, un peu « dame âgée » peut-être, mais de coupe impeccable ; toujours sombrement et simplement vêtue, le chic de ses jupes éclipse toutes les notairesses, receveuses, commerçantes et rentières d'ici ! C'est sa petite vengeance de femme laide et bien faite.

Mademoiselle Sergent s'occupe aussi d'habiller gentiment sa petite Aimée pour ce grand jour. On a fait venir des échantillons du Louvre, du Bon Marché, et les deux amies choisissent ensemble, absorbées, devant nous, dans la cour où nous travaillons à l'ombre. Je pense que voilà une robe qui ne coûtera pas cher à mademoiselle Aimée ; de vrai, elle aurait bien tort d'agir autrement, ce n'est pas avec ses 75 francs par mois – desquels il faut retrancher trente francs, sa pension (qu'elle ne paie pas), autant pour celle de sa sœur (qu'elle économise) et vingt francs qu'elle envoie à ses parents, je le sais par Luce – ce n'est pas avec ces appointements, je dis, qu'elle paierait la gentille robe de mohair blanc dont j'ai vu l'échantillon.

Parmi les élèves, c'est très bien porté de ne point paraître s'occuper de sa toilette de distribution. Toutes y réfléchissent un mois à l'avance, tourmentent les mamans pour obtenir des rubans, des dentelles, ou seulement des modifications qui moderniseront la robe de l'an passé – mais il est de bon goût de n'en rien dire ; on se demande avec une curiosité détachée, comme par politesse : « Comment sera ta robe ? » Et on semble à peine écouter la réponse, faite sur le même ton négligent et dédaigneux.

La grande Anaïs m'a posé la question d'usage, les yeux ailleurs, la figure distraite. Le regard perdu, la voix indifférente, j'ai expliqué : « Oh ! rien d'étonnant… de la mousseline blanche… le corsage en fichu croisé ouvert en pointe… et les manches Louis XV, avec un sabot de mousseline, arrêtées au coude… C'est tout. »

Nous sommes toutes en blanc pour la distribution ; mais les robes sont ornées de rubans clairs, choux, nœuds, ceintures, dont la nuance, que nous tenons à changer tous les ans, nous préoccupe beaucoup.

– Les rubans, demande Anaïs du bout des lèvres. (J'attendais ça).

– Blanc aussi.

– Ma chère, une vraie mariée, alors ! Tu sais, il y en a beaucoup qui seraient noires, dans tout ce blanc-là, comme des puces sur un drap.

– C'est vrai. Par bonheur, le blanc me va assez bien.

(Rage, chère enfant. On sait qu'avec ta peau jaune tu es forcée de mettre des rubans rouges ou orange à ta robe blanche pour ne pas avoir l'air d'un citron.)

– Et toi ? rubans orange ?

– Non, voyons ! J'en avais l'année dernière ! Des rubans Louis XV pékinés, faille et satin, ivoire et coquelicot. Ma robe est en lainage crème.

– Moi, annonce Marie Belhomme, à qui on ne demande rien, c'est de la mousseline blanche, et les rubans couleur pervenche, d'un bleu mauve, très joli !

– Moi, fait Luce, toujours nichée dans mes jupes ou tapie dans mon ombre, j'ai la robe, seulement je ne sais quels rubans y mettre ; Aimée les voudrait bleus…

– Bleus ? ta sœur est une gourde, sauf le respect que je lui dois. Avec des yeux verts comme les tiens, on ne prend pas de rubans bleus, ça fait grincer des dents. La modiste de la place vend des rubans très jolis, en glacé vert et blanc… ta robe est blanche ?

– Oui, en mousseline.

– Bon ! Maintenant, tourmente ta sœur pour qu'elle t'achète les rubans verts.

– Pas besoin, c'est moi qui les achète.

– C'est encore mieux. Tu verras que tu seras gentille ; il n'y en aura pas trois qui oseront risquer des rubans verts, c'est trop difficile à porter.

Cette pauvre gosse ! Pour la moindre amabilité que je lui dis, sans le faire exprès, elle s'illumine…

Mademoiselle Sergent, à qui l'exposition proche inspire des inquiétudes, nous bouscule, nous presse ; les punitions pleuvent, punitions qui consistent à faire après la classe vingt centimètres de dentelle, un mètre d'ourlet ou vingt rangs de tricot. Elle travaille aussi, elle, à une paire de splendides rideaux de mousseline qu'elle brode fort joliment, quand son Aimée lui en laisse le temps. Cette gentille fainéante d'adjointe, paresseuse comme une chatte qu'elle est, soupire et s'étire, pour cinquante points de tapisserie, devant toutes les élèves, et Mademoiselle lui dit, sans oser la gronder, que « c'est un exemple déplorable pour nous ». Là-dessus l'insubordonnée jette son ouvrage en l'air, regarde son amie avec des yeux scintillants, et se jette sur elle pour lui mordiller les mains. Les grandes sourient et se poussent du coude, les petites ne sourcillent pas.

Un grand papier, estampillé de la Préfecture, timbré de la mairie, trouvé par Mademoiselle dans la boîte aux lettres, a troublé singulièrement cette matinée, fraîche par hasard ; toutes les têtes travaillent, et toutes les langues. La Directrice ouvre le pli, le lit, le relit et ne dit rien. Sa toquée de petite compagne, impatientée de ne rien savoir, jette dessus des pattes vives et exigeantes et pousse des « Ah ! » et des « Ça va en faire des embarras ! » si forts que, violemment intriguées, nous palpitons.

– Oui, lui dit Mademoiselle, j'étais avertie, mais j'attendais la feuille officielle ; c'est un des amis du docteur Dutertre…

– Mais ce n'est pas tout ça, il faut le dire aux élèves, puisqu'on va pavoiser, puisqu'on va illuminer, puisqu'il y aura un banquet… Regardez-les donc, elles cuisent d'impatience !

Si nous cuisons !

– Oui, il faut leur annoncer… Mesdemoiselles, tâchez de m'écouter et de comprendre ! Le ministre de l'Agriculture, M. Jean Dupuy, viendra au chef-lieu à l'occasion du prochain comice agricole, et en profitera pour inaugurer les écoles neuves : la ville sera pavoisée, illuminée, il y aura réception à la gare… et puis vous m'ennuyez, vous saurez bien tout ça puisque le tambour de ville le criera, tâchez seulement d'appletter plus que ça, que vos ouvrages soient prêts.

Un silence profond. Et puis nous éclatons ! Des exclamations partent, se mêlent et le tumulte croît, troué d'une petite voix pointue : « Est-ce que le ministre va nous interroger ? » On hue Marie Belhomme, la cruche, qui a demandé ça.

Mademoiselle nous fait mettre en rang, quoique l'heure ne soit pas encore venue, et nous lâche, criardes, et bavardes, pour aller éclaircir ses idées et prendre des dispositions en vue de l'événement inouï qui se prépare.

– Ma vieille, qu'est-ce que tu dis de ça ? me demande Anaïs dans la rue.

– Je dis que nos vacances commenceront huit jours plus tôt, ça ne me fait pas rire ; ça m'ennuie quand je ne peux pas venir à l'école.

– Mais il va y avoir des fêtes, des bals, des jeux sur les places.

– Oui, et beaucoup de gens devant qui parader, je t'entends bien ! Tu sais, nous serons très en vue ; Dutertre, qui est l'ami particulier du nouveau ministre (c'est à cause de lui que cette Excellence de fraîche date se risque dans un trou comme Montigny), nous mettra en avant…

– Non ? tu crois ?

– Sûr ! c'est un coup qu'il a monté pour dégommer le député !

Elle s'en va radieuse, rêvant de fêtes officielles pendant lesquelles dix mille paires d'yeux la contempleront !

Le tambour de ville a crié la nouvelle : on nous promet des joies sans fin : arrivée du train ministériel à neuf heures, les autorités municipales, les élèves des deux Écoles, enfin tout ce que la population de Montigny compte de plus remarquable attendra le ministre près de la gare, à l'entrée de la ville, et le conduira, à travers les rues pavoisées, au sein des Écoles. Là, sur une estrade, il parlera ! Et dans la grande salle de la mairie il banquettera en nombreuse compagnie. Puis, distribution des prix aux grandes personnes (car M. Jean Dupuy apporte quelques petits rubans violets et verts aux obligés de son ami Dutertre, qui réussit là un coup de maître). Le soir, grand bal dans la salle du banquet. La fanfare du chef-lieu (quelque chose de propre !) prêtera son gracieux concours. Enfin le maire invite les habitants à pavoiser leurs demeures et à les décorer de verdure. Ouf ! Quel honneur pour nous !

Ce matin, en classe, Mademoiselle nous annonce solennellement – on voit tout de suite que de grandes choses se préparent – la visite de son cher Dutertre, qui nous donnera, avec sa complaisance habituelle, d'amples détails sur la façon dont on réglera la cérémonie.

Là-dessus, il ne vient pas.

L'après-midi seulement, vers quatre heures, à l'instant où nous plions dans les petits paniers nos tricots, dentelles et tapisseries, Dutertre entre, comme toujours, en coup de vent, sans frapper. Je ne l'avais pas revu depuis son « attentat », il n'a pas changé : vêtu avec son habituelle négligence recherchée – chemise de couleur, vêtements presque blancs, une grande régate claire prise dans la ceinture qui lui sert de gilet – mademoiselle Sergent, comme Anaïs, comme Aimée Lanthenay, comme toutes, trouvent qu'il s'habille d'une façon suprêmement distinguée.

En parlant à ces demoiselles, il laisse errer ses yeux de mon côté, des yeux allongés, tirés sur les tempes, des yeux d'animal méchant, qu'il sait rendre doux. Il ne m'y prendra plus à me laisser emmener dans le couloir, c'est fini, ce temps-là !

– Eh bien, petites, s'écrie-t-il, vous êtes contentes de voir un ministre ?

On répond par des murmures indistincts et respectueux.

– Attention ! Vous allez lui faire à la gare une réception soignée, toutes en blanc ! Ce n'est pas tout, il faut lui offrir des bouquets, trois grandes, dont l'une récitera un petit compliment ; ah, mais !

Nous échangeons des regards de timidité feinte et d'effarouchement menteur.

– Ne faites pas les petites dindes ! Il en faut une en blanc pur, une en blanc avec rubans bleus, une en blanc avec rubans rouges, pour figurer un drapeau d'honneur, eh ! eh ! un petit drapeau pas vilain du tout ! Tu en es, bien entendu, du drapeau, toi (c'est moi, ça !), tu es décorative, et puis j'aime qu'on te voie. Comment sont tes rubans pour la distribution des prix ?

– Dame, cette année, c'est blanc partout.

– C'est bon, espèce de petite vierge, tu feras le milieu du drapeau. Et tu réciteras un speech à mon ministre d'ami, il ne s'embêtera pas à te regarder, sais-tu ?

(Il est complètement fou de lâcher ici de pareilles choses ! Mademoiselle Sergent me tuera !)

– Qui a des rubans rouges ?

– Moi, crie Anaïs qui palpite d'espérance.

– Bon, toi, je veux bien.

C'est un demi-mensonge de cette enragée, puisque ses rubans sont pékinés.

– Qui a des bleus ?

– Moi, Mon… sieur, bégaie Marie Belhomme, étranglée de peur.

– Ça va bien, vous ne serez pas répugnantes toutes trois. Et puis, vous savez, pour les rubans, allez-y gaiement, faites des folies, c'est moi qui paie ! (hum !) Des belles ceintures, des nœuds ébouriffants, et je vous commande des bouquets à vos couleurs !

– Si loin ! dis-je. Ils auront le temps de se faner.

– Tais-toi, gamine, tu n'auras jamais la bosse du respect. J'aime à croire que tu en possèdes déjà d'autres plus agréables situées ?

Toute la classe s'esclaffe avec entraînement ; Mademoiselle rit jaune. Quant à Dutertre, je jurerais qu'il est ivre.

On nous met à la porte avant son départ. Ce que j'entends de « Ma chère, on peut le dire que tu as de la chance ! Pour toi tous les honneurs, quoi ! Ça ne serait pas tombé sur une autre, pas de danger ! » Je ne réponds rien, mais je m'en vais consoler cette pauvre petite Luce, toute triste de n'avoir pas été choisie dans le drapeau : « Va, le vert t'ira mieux que tout… et puis c'est ta faute, pourquoi ne t'es-tu pas mise en avant comme Anaïs ? »

– Oh ! soupire la petite, ça ne fait rien. Je perds la tête devant le monde et j'aurais fait quelque bêtise. Mais je suis contente que tu récites le compliment et pas la grande Anaïs.

Papa, averti de la part glorieuse que je prendrai à l'inauguration des écoles, a froncé son nez bourbon pour demander : « Mille dieux ! va-t-il falloir que je me montre là-bas ? »

– Pas du tout, papa, tu restes dans l'ombre !

– Alors, parfait, je n'ai pas à m'occuper de toi ?

– Bien sûr que non, papa, ne change pas tes habitudes !

La ville et l'école sont sens dessus dessous. Si ça continue, je n'aurai plus le temps de rien raconter. Le matin nous arrivons en classe dès sept heures, et il s'agit bien de classe ! La Directrice a fait venir du chef-lieu des ballots énormes de papier de soie, rose, bleu tendre, rouge, jaune, blanc ; dans la classe du milieu nous les éventrons – les plus grandes constituées en commis principaux – et allez, allez compter les grandes feuilles légères, les plier en six dans leur longueur, les couper en six bandes, et attacher ces bandes en petits monceaux qui sont portés au bureau de Mademoiselle. Elle les découpe sur les côtés, en dents rondes à l'emporte-pièce, mademoiselle Aimée les distribue ensuite à toute la première classe, à toute la seconde classe. Rien à la troisième, ces gosses trop petites gâcheraient le papier, le joli papier, dont chaque bande deviendra une rose chiffonnée et gonflée, au bout d'une tige en fil d'archal.

Nous vivons dans la joie ! Les livres et les cahiers dorment sous les pupitres fermés, et c'est à qui se lèvera la première pour courir tout de suite à l'École transformée en atelier de fleuriste.

Je ne paresse plus au lit, non, et je me presse tant d'arriver tôt que j'attache ma ceinture dans la rue. Quelquefois nous sommes déjà toutes réunies dans les classes quand ces demoiselles descendent enfin, et elles en prennent à leur aise aussi, au point de vue toilette ! Mademoiselle Sergent s'exhibe en peignoir de batiste rouge (sans corset, fièrement) ; sa câline adjointe la suit, en pantoufles, les yeux ensommeillés et tendres. On vit en famille ; avant-hier matin, mademoiselle Aimée, s'étant lavé la tête, est descendue les cheveux défaits et encore humides, des cheveux dorés doux comme de la soie, assez courts, annelés mollement à l'extrémité ; elle ressemblait à un polisson de petit page, et sa Directrice, sa bonne Directrice, la buvait des yeux.

La cour est désertée ; les rideaux de serge, tirés, nous enveloppent d'une atmosphère bleue et fantastique. Nous nous mettons à l'aise, Anaïs quitte son tablier et retrousse ses manches comme une pâtissière : la petite Luce, qui saute et court derrière moi tout le long du jour, a relevé en laveuse sa robe et son jupon, prétexte pour montrer ses mollets ronds et ses chevilles fragiles. Mademoiselle, apitoyée, a permis à Marie Belhomme de fermer ses livres ; en blouse de toile à rayures noires et blanches, l'air toujours un peu pierrot, elle voltige avec nous, coupe les bandes de travers, se trompe, s'accroche les pieds dans les fils d'archal, se désole et se pâme de joie dans la même minute, inoffensive et si douce qu'on ne la taquine même pas.

Mademoiselle Sergent se lève et tire le rideau d'un geste brusque, du côté de la cour des garçons. On entend, dans l'école en face, des braiements de jeunes voix rudes et mal posées : c'est M. Rabastens qui enseigne à ses élèves un chœur républicain. Mademoiselle attend un instant, puis fait un signe du bras, les voix se taisent là-bas, et le complaisant Antonin accourt, nu-tête, la boutonnière fleurie d'une rose de France.

– Soyez donc assez aimable pour envoyer deux de vos élèves à l'atelier, vous leur ferez couper ce fil d'archal en bouts de vingt-cinq centimètres.

– Incontinint, Mademoiselle. Vous travaillez toujours à vos fleurs ?

– Ce n'est pas fini de sitôt ; il faut cinq mille roses rien que pour l'école seule, et nous sommes encore chargées de décorer la salle du banquet !

Rabastens s'en va, courant nu-tête sous le soleil féroce. Un quart d'heure après, on frappe à notre porte, qui s'ouvre devant deux grands nigauds de quatorze à quinze ans ; ils rapportent les fils de fer, ne savent que faire de leurs longs corps, rouges et stupides, excités de tomber au milieu d'une cinquantaine de fillettes qui, les bras nus, le cou nu, le corsage ouvert, rient méchamment des deux gars. Anaïs les frôle en passant, j'accroche doucement à leurs poches des serpents de papier, ils s'échappent enfin, contents et malheureux, tandis que Mademoiselle prodigue des « Cht ! » qu'on écoute peu.

Avec Anaïs je suis plieuse et coupeuse, Luce empaquette et porte à la Directrice, Marie met en tas. À onze heures du matin, on laisse tout et on se groupe pour répéter l'Hymne à la Nature. Vers cinq heures, on s'attife un peu, les petites glaces sortent des poches ; des gamines de la deuxième classe, complaisantes, nous tendent leur tablier noir derrière les vitres d'une fenêtre ouverte ; devant ce sombre miroir nous remettons nos chapeaux, j'ébouriffe mes boucles, Anaïs rehausse son chignon affaissé, et l'on s'en va.

La ville commence à se remuer autant que nous ; songez donc, M. Jean Dupuy arrive dans six jours ! Les gars partent le matin dans des carrioles, chantant à pleine gorge et fouettant à tour de bras la rosse qui les traîne ; ils vont dans le bois de la commune – et dans les bois privés aussi, j'en suis sûre – choisir leurs arbres et les marquer ; des sapins surtout, des ormes, des trembles aux feuilles veloutées périront par centaines, il faut bien faire honneur à ce récent ministre ! Le soir, sur la place, sur les trottoirs, les jeunes filles chiffonnent des roses de papier et chantent pour attirer les gars qui viennent les aider. Grand Dieu ! qu'ils doivent donc hâter la besogne ! Je vois ça d'ici, ils s'y emploient des deux mains.

Des menuisiers enlèvent les cloisons mobiles de la grande salle de la mairie où l'on banquettera ; une grande estrade pousse dans la cour. Le médecin-délégué cantonal Dutertre fait de courtes et fréquentes apparitions, approuve tout ce qu'on édifie, tape sur les épaules des hommes, pince les mentons féminins, paie à boire et disparaît pour revenir bientôt. Heureux pays ! Pendant ce temps-là on ravage les bois, on braconne jour et nuit, on se bat dans les cabarets, et une vachère du Chêne-Fendu a donné son nouveau-né à manger aux cochons. (Au bout de quelques jours on a mis fin aux poursuites, Dutertre ayant réussi à prouver l'irresponsabilité de cette fille… On ne s'occupe déjà plus de l'affaire.) Grâce à ce système-là il empoisonne le pays, mais il s'est constitué, de deux cents chenapans, des âmes damnées qui tueraient et mourraient pour lui. Il sera nommé député. Qu'importe le reste !

Nous, mon Dieu ! nous faisons des roses. Cinq ou six mille roses, ce n'est pas une petite affaire. La petite classe s'occupe tout entière à fabriquer des guirlandes de papier plissé, de couleurs tendres, qui flotteront un peu partout au gré de la brise. Mademoiselle craint que ces préparatifs ne soient pas terminés à temps, et nous donne à emporter chaque soir une provision de papier de soie et de fil de fer ; nous travaillons chez nous après dîner, avant dîner, sans repos ; les tables, dans toutes les maisons, s'encombrent de roses blanches, bleues, rouges, roses et jaunes, gonflées, raides et fraîches au bout de leurs tiges. Ça tient tant de place, qu'on ne sait où les mettre ; elles débordent partout, fleurissent en tas multicolores, et nous les rapportons le matin en bottes, avec l'air d'aller souhaiter la fête à des parents.

La Directrice, bouillonnante d'idées, veut encore faire construire un arc de triomphe à l'entrée des écoles ; les montants s'épaissiront de branches de pins, de feuillages échevelés, piqués de roses en foule. Le fronton portera cette inscription, en lettres de roses roses, sur un fond de mousse :

SOYEZ LES BIENVENUS !

C'est gentil, hein ?

Moi aussi, j'ai eu ma trouvaille : j'ai suggéré l'idée de couronner de fleurs le drapeau, c'est-à-dire nous.

– Oh ! oui, ont crié Anaïs et Marie Belhomme.

– Ça va. (Pour ce que ça nous coûte !) Anaïs, tu seras couronnée de coquelicots ; Marie, tu te diadèmeras de bleuets, et moi, blancheur, candeur, pureté, je mettrai…

– Quoi ? des fleurs d'oranger ?

– Je les mérite encore, Mademoiselle ! Plus que vous-même sans doute !

– Les lis te semblent-ils assez immaculés ?

– Tu m'arales ! Je prendrai des marguerites ; tu sais bien que le bouquet tricolore est composé de marguerites, de coquelicots, et de bleuets. Allons chez la modiste.

D'un air dégoûté et supérieur, nous choisissons, la modiste mesure notre tour de tête et nous promet « ce qui se fait de mieux ».

Le lendemain, nous recevons trois couronnes qui me navrent : des diadèmes renflés au milieu comme ceux des mariées de campagnes ; le moyen d'être jolie avec ça ! Marie et Anaïs, ravies, essaient les leurs au milieu d'un cercle admirant de gosses ; moi, je ne dis rien, mais j'emporte mon ustensile à la maison où je le démolis commodément. Puis, sur la même armature de fil de fer, je reconstruis une couronne fragile, mince, les grandes marguerites en étoiles posées comme au hasard, prêtes à se détacher ; deux ou trois fleurs pendent en grappes près des oreilles, quelques-unes roulent par-derrière dans les cheveux ; j'essaie mon œuvre sur ma tête ; je ne vous dis que ça ! Pas de danger que j'avertisse les deux autres !

Un surcroît de besogne nous arrive : les papillotes ! Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir. Apprenez qu'à Montigny une élève n'assisterait pas à une distribution de prix, à une solennité quelconque, sans être dûment frisée ou ondulée. Rien d'étrange à cela, certes, quoique ces tire-bouchons raides et ces torsions excessives donnent plutôt aux cheveux l'aspect de balais irrités ; mais les mamans de toutes ces petites filles, couturières, jardinières, femmes d'ouvriers et boutiquières, n'ont pas le temps, ni l'envie, ni l'adresse de papilloter toutes ces têtes. Devinez à qui revient ce travail, parfois peu ragoûtant ? Aux institutrices et aux élèves de la première classe ! Oui, c'est fou, mais quoi, c'est l'habitude, et ce mot-là répond à tout. Une semaine avant la distribution des prix, des petites nous harcèlent et s'inscrivent sur nos listes. Cinq ou six pour chacune de nous, au moins ! Et pour une tête propre aux jolis cheveux souples, combien de tignasses grasses – sinon habitées !

Aujourd'hui nous commençons à papilloter ces gamines de huit à onze ans ; accroupies à terre, elles nous abandonnent leurs têtes, et, comme bigoudis, nous employons des feuilles de nos vieux cahiers. Cette année, je n'ai voulu accepter que quatre victimes, et choisies dans les propres encore ; chacune des autres grandes frise six petites ! Besogne peu facile, car les filles de ces pays possèdent presque toutes des crinières abondamment fournies. À midi, nous appelons le troupeau docile ; je commence par une blondinette aux cheveux légers qui bouclent mollement, de façon naturelle.

– Comment ? qu'est-ce que tu viens faire ici ? avec des cheveux comme ça, tu veux que je te les frise ? C'est un massacre !

– Tiens ! mais bien sûr que je veux qu'on me les frise ! Pas frisée, un jour de Prix, un jour de Ministre ? On n'aurait jamais vu ça !

– Tu seras laide comme les quatorze péchés capitaux ! Tu aurais des cheveux raides, une tête de loup…

– Ça m'est égal, je serai frisée, au moins.

Puisqu'elle y tient ! Et dire que toutes pensent comme celle-ci ! Je parie que Marie Belhomme elle-même…

– Dis donc, Marie, toi qui tire-bouchonnes naturellement, je pense bien que tu restes comme tu es ?

Elle en crie d'indignation :

– Moi ? Rester comme ça ? Tu n'y songes pas ! J'arriverais à la distribution avec une tête plate !

– Mais moi, je ne me frise pas.

– Toi, ma chère, tu « boucles » assez serré, et puis tes cheveux font le nuage assez facilement… et puis on sait que tes idées ne sont jamais pareilles à celles des autres.

En parlant, elle roule avec animation – avec trop d'animation, – les longues mèches couleur de blé mûr de la fillette assise devant elle et ensevelie dans sa chevelure, – une broussaille d'où sortent parfois des gémissements pointus.

Anaïs malmène, non sans méchanceté, sa patiente, qui hurle.

– Aussi, elle a trop de cheveux, celle-là ! dit-elle en guise d'excuse. Quand on croit avoir fini, on est à moitié ; tu l'as voulu, tu y es, tâche de ne pas crier !

On frise, on frise… le couloir vitré s'emplit des bruissements du papier plié qu'on tord sur les cheveux… Notre travail achevé, les gamines se relèvent en soupirant et nous exhibent des têtes hérissées de copeaux de papier où l'on peut lire encore : « Problèmes… morale… duc de Richelieu… » Pendant ces quatre jours, elles se promènent, ainsi fagotées, par les rues, en classe, sans honte. Puisqu'on vous dit que c'est l'habitude.

… On ne sait plus comment on vit ; tout le temps dehors, trottant n'importe où, portant ou rapportant des roses, quêtant – nous quatre Anaïs, Marie, Luce et moi – réquisitionnant partout des fleurs naturelles celles-là, pour orner la salle du banquet, nous entrons (envoyées par Mademoiselle qui compte sur nos jeunes frimousses pour désarmer les formalistes) chez des gens que nous n'avons jamais vus ; ainsi, chez Paradis, le receveur de l'enregistrement, parce que la rumeur publique l'a dénoncé comme le possesseur de rosiers nains en pots, de petites merveilles. Toute timidité perdue, nous pénétrons dans son logis tranquille et « Bonjour, Monsieur ! Vous avez de beaux rosiers, nous a-t-on dit, c'est pour les jardinières de la salle du banquet, vous savez bien, nous venons de la part, etc., etc. » Le pauvre homme balbutie quelque chose dans sa grande barbe, et nous précède armé d'un sécateur. Nous repartons chargées, des pots de fleurs dans les bras, riant, bavardant, répondant effrontément aux gars qui travaillent tous à dresser, au débouché de chaque rue, les charpentes des arcs de triomphe et nous interpellent. « Hé ! les gobettes, si vous avez besoin de quelqu'un, on vous trouverait encore ça… heullà t'y possible ! en v'là justement qui tombent ! Vous perdez quelque chose, ramassez-le donc ! » Tout le monde se connaît, tout le monde se tutoie…

Hier et aujourd'hui, les gars sont partis à l'aube, dans des carrioles, et ne reviennent qu'à la tombée du jour, ensevelis sous les branches de buis, de mélèzes, de thuyas, sous des charretées de mousse verte qui sent le marais ; et après ils vont boire, comme de juste. Je n'ai jamais vu en semblable effervescence cette population de bandits qui, d'ordinaire, se fichent de tout, même de la politique ; ils sortent de leurs bois, de leurs taudis, des taillis où ils guettent les gardeuses de vaches, pour fleurir Jean Dupuy ! C'est à n'y rien comprendre ! La bande à Louchard, six ou sept vauriens dépeupleurs de forêts, passent en chantant, invisibles sous des monceaux de lierre en guirlandes, qui traînent derrière eux avec un chuchotement doux.

Les rues luttent entre elles, la rue du Cloître édifie trois arcs de triomphe, parce que la Grande-Rue en promettait deux, un à chaque bout. Mais la Grande-Rue se pique au jeu et construit une merveille, un château Moyen âge tout en branches de pin égalisées aux ciseaux avec des tours en poivrières. La rue des Fours-Banaux, tout près de l'école, subissant l'influence artistico-champêtre de mademoiselle Sergent, se borne à tapisser complètement les maisons qui la bordent en branches chevelues et désordonnées, puis à tendre des lattes, d'une maison à l'autre et à couvrir ce toit de lierres retombants et enchevêtrés ; résultat : une charmille obscure et verte, délicieuse, où les voix s'étouffent comme dans une chambre étoffée ; les gens passent et repassent dessous par plaisir. Furieuse alors, la rue du Cloître perd toute mesure et relie l'un à l'autre ses trois arcs triomphaux par des faisceaux de guirlandes moussues, piquées de fleurs, pour avoir, elle aussi, sa charmille. Là-dessus, la Grande-Rue se met tranquillement à dépaver ses trottoirs, et dresse un bois, mon Dieu, oui, un vrai petit bois de chaque côté, avec de jeunes arbres déracinés et replantés. Il ne faudrait pas plus de quinze jours de cette émulation batailleuse pour que tout le monde s'entr'égorgeât.

Le chef-d'œuvre, le bijou, c'est notre École, ce sont nos Écoles. Quand tout sera fini, on ne verra pas transparaître un pouce carré de muraille sous les verdures, les fleurs et les drapeaux. Mademoiselle a réquisitionné une armée de gars ; les plus grands élèves, les sous-maîtres, elle dirige tout ça, les mène à la baguette, ils lui obéissent sans souffler. L'arc de triomphe de l'entrée a vu le jour ; grimpées sur des échelles. Mesdemoiselles et nous quatre avons passé trois heures à « écrire » en roses roses :

SOYEZ LES BIENVENUS

au fronton, pendant que les gars se distrayaient à reluquer nos mollets. De là-haut, des toits, des fenêtres, de toutes les aspérités des murs, s'échappe et ruisselle un tel flot de branches, de guirlandes, d'étoffes tricolores, de cordages masqués sous le lierre, de roses pendantes, de verdures traînantes, que le vaste bâtiment semble, au vent léger, onduler de la base au faîte, et se balancer doucement. On entre à l'école en soulevant un rideau bruissant de lierre fleuri, et la féerie continue : des cordons de roses suivent les angles, relient les murs, pendent aux fenêtres ; c'est adorable.

Malgré notre activité, malgré nos invasions audacieuses chez les propriétaires de jardins, nous nous sommes vues sur le point de manquer de fleurs, ce matin. Consternation générale ! Des têtes papillotées se penchent, s'agitent autour de Mademoiselle qui réfléchit les sourcils froncés.

– Tant pis, il m'en faut ! s'écrie-t-elle. Toute l'étagère de gauche en manque, il faudrait des fleurs en pot. Les promeneuses, ici, tout de suite !

– Voilà, Mademoiselle !

Nous jaillissons, toutes quatre (Anaïs, Marie, Luce, Claudine), nous jaillissons du remous bourdonnant, prêtes à courir.

– Écoutez-moi. Vous allez trouver le père Caillavaut…

– Oh !!!…

Nous ne l'avons pas laissée achever. Dame, écoutez donc : le père Caillavaut est un vieil Harpagon, détraqué, mauvais comme la peste, riche démesurément, qui possède une maison et des jardins splendides, où personne n'entre que lui et son jardinier. Il est redouté comme fort méchant, haï comme avare, respecté comme mystère vivant. Et Mademoiselle voudrait que nous lui demandions des fleurs ! Elle n’y songe pas !

– … Ta ta ta ! on dirait que je vous envoie à l'abattoir ! Vous attendrirez son jardinier, et vous ne le verrez seulement pas, lui, le père Caillavaut. Et puis, quoi ? vous avez des jambes pour vous sauver, en tout cas ? Trottez !

J'emmène les trois autres qui manquent d'enthousiasme, car je sens une envie ardente, mêlée d'une vague appréhension, de pénétrer chez le vieux maniaque. Je les stimule : « Allons, Luce, allons, Anaïs ! on va voir des choses épatantes, nous raconterons tout aux autres… vous savez, ça se compte, les personnes qui sont entrées chez le père Caillavaut ! »

Devant la grande porte verte, où débordent par-dessus le mur des acacias fleuris et trop parfumés, aucune n'ose tirer la chaîne de la cloche. Je me pends après, déchaînant ainsi un tocsin formidable ; Marie a fait trois pas pour fuir, et Luce tressaillante se cache bravement derrière moi. Rien, la porte reste close. Une seconde tentative n'a pas plus de succès. Je soulève alors le loquet qui cède, et, comme des souris, une à une, nous entrons, inquiètes, laissant la porte entrebâillée. Une grande cour sablée, très bien tenue, devant la belle maison blanche aux volets clos sous le soleil ; la cour s'élargit en un jardin vert, profond et mystérieux à cause des bosquets épais… Plantées là, nous regardons sans oser bouger ; toujours personne, et pas un bruit. À droite de la maison, les serres fermées et pleines de plantes merveilleuses… L'escalier de pierre s'évase doucement jusqu'à la cour sablée, chaque degré supporte des géraniums enflammés, des calcéolaires aux petits ventres tigrés, des rosiers nains qu'on a forcés à trop fleurir.

L'absence évidente de tout propriétaire me rend courage : « Ah ! çà, viendra-t-on ? nous n'allons pas prendre racine dans les jardins de l'Avare-au-Bois-dormant ! »

– Chut ! fait Marie effrayée.

– Quoi, chut ? Au contraire, il faut appeler ! Hé, là-bas, Monsieur ! Jardinier !

Pas de réponse, silence toujours. Je m'avance contre les serres, et le nez collé aux vitres, je cherche à deviner l'intérieur ; une espèce de forêt d'émeraude sombre, piquée de taches éclatantes, des fleurs exotiques sûrement…

La porte est fermée.

– Allons-nous-en, chuchote Luce mal à l'aise.

– Allons-nous-en, répète Marie plus troublée encore. Si le vieux sortait de derrière un arbre !

Cette idée les fait s'enfuir vers la porte, je les rappelle de toute ma force.

– Que vous êtes cruches ! Vous voyez bien qu'il n'y a personne. Écoutez-moi : vous allez choisir chacune deux ou trois pots, des plus beaux sur l'escalier, nous les emporterons là-bas, sans rien dire, et je crois que nous aurons un vrai succès !

Elles ne bougent pas, tentées sûrement, mais craintives. Je m'empare de deux touffes de « sabots-de-Vénus » piquetés comme des œufs de mésange, et je fais signe que j'attends. Anaïs se décide à m'imiter, se charge de deux géraniums doubles, Marie imite Anaïs, Luce aussi, et toutes les quatre, nous marchons prudemment. Près de la porte la peur nous ressaisit, absurde, nous nous pressons comme des brebis dans l'ouverture étroite de la porte, et nous courons jusqu'à l'École, où Mademoiselle nous accueille avec des cris de joie. Toutes à la fois, nous racontons l'odyssée. La Directrice, étonnée, reste un instant perplexe, et conclut avec insouciance : « Bah ! nous verrons bien ! Ce n'est qu'un prêt, en somme, – un peu forcé. » Nous n'avons jamais, jamais, entendu parler de rien, mais le père Caillavaut a hérissé de tessons et de fers de lance ses murs (ce vol nous a valu une certaine considération, ici on se connaît en brigandage). Nos fleurs furent placées au premier rang, et puis, ma foi, dans le tourbillon de l'arrivée ministérielle, on oublia complètement de les rendre ; elles embellirent le jardin de Mademoiselle.

Ce jardin est depuis pas mal de temps l'unique sujet de discorde entre Mademoiselle et sa grosse femme de mère ; celle-ci, restée tout à fait paysanne, bêche, désherbe, traque les escargots dans leurs derniers retranchements, et n'a pas d'autre idéal que de faire pousser des carrés de choux, des carrés de poireaux, des carrés de pommes de terre, – de quoi nourrir toutes les pensionnaires sans rien acheter, enfin. Sa fille, nature affinée, rêve de charmilles épaisses, de fleurs en buissons, de tonnelles enguirlandées de chèvre-feuille, – des plantes inutiles quoi ! De sorte qu'on peut voir tantôt la mère Sergent donner des coups de pioche méprisants aux petits vernis du Japon, aux bouleaux pleureurs, tantôt Mademoiselle danser d'un talon irrité sur les bordures d'oseille et les ciboulettes odorantes. Cette lutte nous tord de joie. Il faut être juste et reconnaître aussi que, partout ailleurs qu'au jardin et à la cuisine, madame Sergent s'efface complètement, ne paraît jamais en visite, ne donne pas son avis dans les discussions, et porte bravement le bonnet tuyauté.

Le plus amusant, en ce peu d'heures qui nous reste, c'est d'arriver à l'École et de repartir à travers les rues méconnaissables, transformées en allées de forêt, en décors de parc, tout embaumées de l'odeur pénétrante des sapins coupés. On dirait que les bois qui cernent Montigny l'ont envahi, sont venus, presque, l'ensevelir… On n'aurait pas rêvé, pour cette petite ville perdue dans les arbres, une parure plus jolie, plus seyante… Je ne peux pourtant pas dire plus « adéquate », c'est un mot que j'ai en horreur.

Les drapeaux, qui enlaidiront et banaliseront ces allées vertes, seront tous en place demain, et aussi les lanternes vénitiennes et les veilleuses de couleur. Tant pis !

On ne se gêne pas avec nous, les femmes et les gars nous appellent au passage : « Eh ! vous qui avez l'habitude, allons, venez nous ainder, un peu, à piquer des roses ! »

On « ainde » volontiers, on grimpe aux échelles ; mes camarades se laissent – mon Dieu ! pour le ministre ! – chatouiller un peu la taille et quelquefois les mollets ; je dois dire que jamais on ne s'est permis ces facéties sur la fille du « Monsieur aux limaces ». Aussi bien, avec ces gars qui n'y songent plus, la main tournée, c'est inoffensif et pas même blessant ; je comprends que les élèves de l'École se mettent au diapason. Anaïs permet toutes les libertés et soupire après les autres ; Féfed la descend de dessus l'échelle en la portant dans ses bras. Touchart, dit Zéro, lui fourre sous les jupes des branches de pin piquantes ; elle pousse des petits cris de souris prise dans une porte et ferme à demi des yeux pâmés, sans force pour même simuler une défense.

Mademoiselle nous laisse un peu reposer, de peur que nous ne soyons trop défraîchies pour le grand jour. Je ne sais pas d'ailleurs ce qui resterait à faire, tout est fleuri, tout est en place ; les fleurs coupées trempent à la cave dans des seaux d'eau fraîche, on les sèmera un peu partout au dernier moment. Nos trois bouquets sont arrivés ce matin dans une grande caisse fragile : Mademoiselle n'as pas voulu même qu'on la déclouât complètement, elle a enlevé une planche, soulevé un peu les papiers de soie qui enlinceulent les fleurs patriotiques, et l'ouate d'où sortait une odeur mouillée : tout de suite la mère Sergent a descendu à la cave la caisse légère où roulent des cailloux d'un sel que je ne connais pas, qui empêche les fleurs de se flétrir.

Soignant ses premiers sujets, la Directrice nous envoie, Anaïs, Marie, Luce et moi, nous reposer au jardin, sous les noisetiers. Affalées à l'ombre sur le banc vert, nous ne songeons pas à grand-chose ; le jardin bourdonne. Comme piquée par une mouche, Marie Belhomme sursaute et se met soudain à dérouler une des grosses papillotes qui grelottent depuis trois jours autour de sa tête :

– … s'tu fais ?

– Voir si c'est frisé, tiens !

– Et si ce n'était pas assez frisé ?

– Dame, j'y mettrais de l'eau ce soir en me couchant. Mais tu vois, c'est très frisé, c'est bien !

Luce imite son exemple et pousse un petit cri de déception :

– Ah ! C'est comme si je n'avais rien fait ! Ça tire-bouchonne au bout, et rien du tout en haut, ou presque rien !

Elle a en effet de ces cheveux souples et doux comme de la soie, qui fuient et glissent sous les doigts, sous les rubans, et ne font que ce qu'ils veulent.

– C'est tant mieux, lui dis-je, ça t'apprendra. Te voilà bien malheureuse de n'avoir pas la tête comme un rince-bouteilles !

Mais elle ne se console pas, et comme leurs voix m'ennuient, je m'en vais plus loin me coucher sur le sable, dans l'ombre que font les marronniers. Je ne me sens pas trois idées nettes, la chaleur, la fatigue…

Ma robe est prête, elle va bien… je serai jolie demain, plus que la grande Anaïs, plus que Marie : ce n'est pas difficile, ça fait plaisir tout de même… Je vais quitter l'école, papa m'enverra à Paris chez une tante riche et sans enfants, je ferai mon entrée dans le monde, et mille gaffes en même temps… Comment me passer de la campagne, avec cette faim de verdure qui ne me quitte guère ? Ça me paraît insensé de songer que je ne viendrai plus ici, que je ne verrai plus Mademoiselle, sa petite Aimée aux yeux d'or, plus Marie la toquée, plus Anaïs la rosse, plus Luce, gourmande de coups et de caresses… j'aurai du chagrin de ne plus vivre ici…

Et puis, pendant que j'ai le temps, je peux bien me dire quelque chose : c'est que Luce me plaît, au fond, plus que je ne veux me l'avouer : j'ai beau me répéter son peu de beauté vraie, sa câlinerie animale et traîtresse, la fourberie de ses yeux, n'empêche qu'elle possède un charme à elle, d'étrangeté, de faiblesse, de perversité encore naïve – et la peau blanche, et les mains fines au bout des bras ronds, et les pieds mignons. Mais jamais elle n'en saura rien ! Elle pâtit à cause de sa sœur que mademoiselle Sergent m'a enlevée de vive force. Plutôt que de rien avouer, je m'arracherais la langue !

Sous les noisetiers, Anaïs décrit à Luce sa robe de demain ; je me rapproche, en veine de mauvaiseté, et j'entends :

– Le col ? Il n'y en a pas, de col ! C'est ouvert en V devant et derrière, entouré d'une chicorée de mousseline de soie et fermé par un chou de ruban rouge…

– « Les choux rouges, dits frisés, demandent un terrain maigre et pierreux », nous enseigne l'ineffable Bérillon ; ça fera bien l'affaire, hein, Anaïs ? De la chicorée, des choux, c'est pas une robe, c'est un potager.

– Mademoiselle Claudine, si vous venez ici pour dire des choses aussi spirituelles, vous pouviez rester sur votre sable, on n'attendait pas après vous !

– Ne t'échauffe pas ; dis-nous comment est faite la jupe, de quels légumes on l'assaisonnera ? Je la vois d'ici, il y a une frange de persil autour !

Luce s'amuse de tout son cœur ; Anaïs se drape dans sa dignité et s'en va ; comme le soleil baisse, nous nous levons aussi.

À l'instant où nous fermons la barrière du jardin, des rires clairs jaillissent, se rapprochent, et mademoiselle Aimée passe, courant, pouffant, poursuivie par l'étonnant Rabastens qui la bombarde de fleurs de bignonier égrenées. Cette inauguration ministérielle autorise d'aimables libertés dans les rues, et à l'École aussi, paraît-il ! Mais mademoiselle Sergent vient derrière, pâlissante de jalousie et les sourcils froncés ; plus loin nous l'entendons appeler : « Mademoiselle Lanthenay, je vous ai demandé deux fois si vous aviez donné rendez-vous à vos élèves pour sept heures et demie. » Mais l'autre folle, ravie de jouer avec un homme et d'irriter son amie, court sans s'arrêter et les fleurs de pourpre s'accrochent à ses cheveux, glissent dans sa robe… Il y aura une scène ce soir.

À cinq heures, ces demoiselles nous rassemblent à grand-peine, éparses que nous sommes dans tous les coins de la maison. La Directrice prend le parti de sonner la cloche du déjeuner, et interrompt ainsi un galop furieux que nous dansions, Anaïs, Marie, Luce et moi, dans la salle du banquet, sous le plafond fleuri.

– Mesdemoiselles, crie-t-elle de sa voix des grands jours, vous allez rentrer chez vous tout de suite et vous coucher de bonne heure ! Demain matin, à sept heures et demie, vous serez toutes réunies ici, habillées, coiffées, de façon qu'on n'ait plus à s'occuper de vous ! On vous remettra des banderoles et des bannières ; mesdemoiselles Claudine, Anaïs et Marie prendront leurs bouquets… Le reste… vous le verrez quand vous y serez. Allez-vous-en, n'abîmez pas les fleurs en passant par les portes, et que je n'entende plus parler de vous jusqu'à demain matin !

Elle ajoute :

– Mademoiselle Claudine, vous savez votre compliment ?

– Si je le sais ! Anaïs me l'a fait répéter trois fois aujourd'hui.

– Mais… et la distribution des prix ! risque une voix timide.

– Ah ! la distribution des prix, on la fera quand on pourra ! Il est probable d'ailleurs que je vous donnerai simplement les livres ici, et qu'il n'y aura pas cette année de distribution publique, à cause de l'inauguration.

– Mais… les chœurs, l'Hymne à la Nature ?

– Vous les chanterez demain, devant le ministre. Disparaissez !

Cette allocution a consterné pas mal de petites filles qui attendaient la distribution des prix comme une fête unique dans l'année ; elles s'en vont perplexes et pas contentes sous les arceaux de verdure fleurie.

Les gens de Montigny, fatigués et fiers, se reposent assis sur les seuils et contemplent leur œuvre ; les jeunes filles usent le reste du jour qui s'éteint à coudre un ruban, à poser une dentelle au bord d'un décolletage improvisé, pour le grand bal de la Mairie, ma chère !

Demain matin, au jour, les gars sèmeront la jonchée sur le parcours du cortège, des herbes coupées, des feuilles vertes, mêlées de fleurs et de roses effeuillées. Et si le ministre Jean Dupuy n'est pas content, c'est qu'il sera trop difficile, zut pour lui !

Mon premier mouvement, en ouvrant ce matin les yeux, c'est de courir à la glace – dame, on ne sait pas, s'il m'était poussé une fluxion cette nuit ? Rassurée, je me toilette soigneusement : temps admirable, il n'est que six heures ; j'ai le temps de me fignoler. Grâce à la sécheresse de l'air, mes cheveux font bien « le nuage ». Petite figure toujours un peu pâlote et pointue, mais je vous assure, mes yeux et ma bouche ne sont pas mal. La robe bruit légèrement ; la jupe de dessus, en mousseline sans empois, ondule au rythme de la marche et caresse les souliers aigus. La couronne maintenant : Ah ! qu'elle me va bien ! Une petite Ophélie toute jeunette, avec des yeux cernés si drôlement !… Oui, on me disait, quand j'étais petite, que j'avais des yeux de grande personne ; plus tard, c'étaient des yeux « pas convenables » ; on ne peut pas contenter tout le monde et soi-même. J'aime mieux me contenter d'abord…

L'ennui, c'est ce gros bouquet serré et rond, qui va m'enlaidir. Bah ! puisque je le refile à Son Excellence…

Toute blanche, je m'en vais à l'École par les rues fraîches ; les gars, en train de « joncher », crient de gros, d'énormes compliments à la « petite mariée » qui s'enfuit, sauvage.

J'arrive en avance, et pourtant je trouve déjà une quinzaine de gamines, des petites de la campagne environnante, des fermes lointaines ; c'est habitué à se lever à quatre heures en été. Risibles et attendrissantes, la tête énorme à cause des cheveux gonflés en tortillons raides, elles restent debout pour ne pas chiffonner leurs robes de mousseline, trop passées au bleu, qui se boursouflent, rigides, nouées à la taille par des ceintures groseille ou indigo ; et leurs figures hâlées paraissent toutes noires dans ce blanc. À mon arrivée, elles ont poussé un petit « ah ! » vite contenu, et se taisent maintenant, très intimidées de leurs belles toilettes et de leur frisure, roulant dans leurs mains gantées de fil blanc un beau mouchoir où leur mère a versé du « senti-bon ».

Ces demoiselles ne paraissent pas, mais à l'étage supérieur j'entends des petits pas courir… Dans la cour débouchent des nuages blancs, enrubannés de rose, de rouge, de vert et de bleu ; toujours et toujours plus nombreuses, les gamines arrivent – silencieuses pour la plupart, parce que fort occupées à se toiser, à se comparer, et à pincer la bouche d'un air dédaigneux. On dirait un camp de Gauloises, ces chevelures flottantes, bouclées, crêpées, débordantes, presque toutes blondes… Une galopade dévale l'escalier, ce sont les pensionnaires – troupeau toujours isolé et hostile – à qui les robes de communiantes servent encore ; derrière elles descend Luce, légère comme un angora blanc, gentille avec ses boucles molles et mobiles, son teint de rose fraîche. Ne lui faudrait-il, comme à sa sœur, qu'une passion heureuse pour l'embellir tout à fait ?

– Comme tu es belle, Claudine ! Et ta couronne n'est pas du tout pareille aux deux autres. Ah ! que tu es heureuse d'être si jolie !

–Mais, mon petit chat, sais-tu que je te trouve, toi, tout à fait amusante et désirable avec tes rubans verts ? Tu es vraiment un bien curieux petit animal ! Où est ta sœur, et sa Mademoiselle ?

– Pas prêtes encore ; la robe d'Aimée s'attache sous le bras, tu penses ! C'est Mademoiselle qui la lui agrafe.

– Oui, ça peut durer quelque temps.

D'en haut, la voix de la sœur aînée appelle : « Luce, viens chercher les banderoles ! »

La cour s'emplit de petites et de grandes fillettes, et tout ce blanc, sous le soleil, blesse les yeux. (D'ailleurs trop de blancs différents qui se tuent les uns les autres.)

Voici Liline, avec son sourire inquiétant de Joconde sous ses ondulations dorées, et ses yeux glauques ; et cette jeune perche de « Maltide », couverte jusqu'aux reins d'une cascade de cheveux blé mûr ; la lignée des Vignale, cinq filles de huit à quatorze ans, toutes secouant des tignasses foisonnantes, comme teintes au henné – Jeannette, petite futée aux yeux malins, marchant sur deux tresses aussi longues qu'elle, blond foncé, pesantes comme de l'or sombre – et tant, et tant d'autres ; et sous la lumière éclatante ces toisons flamboient.

Marie Belhomme arrive, appétissante dans sa robe crème, rubans bleus, drôlette sous sa couronne de bleuets. Mais, bon Dieu, que ses mains sont grandes sous le chevreau blanc !

Enfin, voici Anaïs, et je soupire d'aise à la voir si mal coiffée, en plis cassants ; sa couronne de coquelicots pourpres trop près du front lui fait un teint de morte. Avec un touchant accord, Luce et moi, nous accourons au-devant d'elle, nous éclatons en concert de compliments : Ma chère, ce que tu es bien ! Tu sais, ma chère, décidément, rien ne te va comme le rouge, c'est tout à fait réussi ! »

Un peu défiante d'abord, Anaïs se dilate de joie, et nous opérons une entrée triomphale dans la classe où les gamines, au complet maintenant, saluent d'une ovation le vivant drapeau tricolore.

Un religieux silence s'établit : nous regardons descendre ces demoiselles posément, marche à marche, suivies de deux ou trois pensionnaires chargées de légers drapeaux au bout de grandes lances dorées. Aimée, dame, je suis forcée de le reconnaître, on la mangerait toute vive, tant elle séduit dans sa robe blanche en mohair brillant (une jupe sans couture derrière, rien que cela !) coiffée de paille de riz et de gaze blanche. Petit monstre, va !

Et Mademoiselle la couve des yeux, moulée dans la robe noire, brodée de branches mauves, que je vous ai décrite. Elle, la mauvaise rousse, elle ne peut être jolie, mais sa robe la serre comme un gant, et l'on ne voit que des yeux qui scintillent sous les ondes ardentes coiffées d'un chapeau noir extrêmement chic.

– Où est le drapeau ? demande-t-elle tout de suite.

Le drapeau s'avance, modeste et content de soi.

– C'est bien ! c'est… très bien ! Venez ici, Claudine… je savais bien que vous seriez à votre avantage. Et maintenant séduisez-moi ce ministre-là !

Elle examine rapidement tout son bataillon blanc, range une boucle ici, tire un ruban là, ferme la jupe de Luce, qui baîllait, renfonce dans le chignon d'Aimée une épingle glissante, et ayant tout scruté de son œil redoutable, saisit le faisceau des inscriptions variées : Vive la France ! Vive la République ! Vive la Liberté ! Vive le Ministre !… etc., en tout vingt drapeaux qu'elle distribue à Luce, aux Jaubert, à des élues qui s'empourprent d'orgueil, et tiennent la hampe comme un cierge, enviées des simples mortelles qui enragent.

Nos trois bouquets noués de flots tricolores, on les tire précieusement de leur ouate comme des bijoux. Dutertre a bien employé l'argent des fonds secrets ; je reçois une botte de camélias blancs, Anaïs une de camélias rouges : à Marie Belhomme échoit le gros bouquet de bleuets larges et veloutés – car la nature, n'ayant point prévu les réceptions ministérielles, a négligé de produire des camélias bleus. Les petites se poussent pour voir, et des bourrades s'échangent déjà, ainsi que des plaintes aigres.

– Assez ! crie Mademoiselle. Croyez-vous que j'ai le temps de faire la police ? Ici, le drapeau ! Marie à gauche, Anaïs à droite, Claudine au milieu, et marchez, descendez dans la cour un peu vite ! Il ferait beau voir que nous manquions l'arrivée du train ! Les porteuses d'oriflammes, suivez, quatre par quatre, les plus grandes en tête…

Nous descendons le perron, nous n'entendons plus, Luce et les plus grandes marchent derrière nous, les banderoles de leurs fanions claquent légèrement sur nos têtes ; suivies d'un piétinement de moutons nous passons sous l'arc de verdure… SOYEZ LES BIENVENUS !

Toute la foule qui nous attendait dehors, foule endimanchée, emballée, prête à crier « Vive n'importe quoi ! » pousse à notre vue un grand Ah ! de feu d'artifice. Fières comme de petits paons, les yeux baissés, et crevant de vanité dans notre peau, nous marchons doucement, le bouquet dans nos mains croisées, foulant la jonchée qui abat la poussière ; c'est seulement au bout de quelques minutes que nous échangeons des regards de côté et des sourires enchantés, tout épanouies.

– On a du goût ! soupire Marie en contemplant les allées vertes où nous passons lentement, entre deux haies de spectateurs béants, sous les voûtes du feuillage qui tamisent le soleil, laissant filtrer un jour faux et charmant de sous-bois.

– Je te crois qu'on est bien ! On dirait que la fête est pour nous !

Anaïs ne souffle mot, trop absorbée dans sa dignité, trop occupée de chercher, parmi la foule qui s'écarte devant nous, les gars qu'elle connaît et qu'elle pense éblouir. Pas belle aujourd'hui, pourtant, dans tout ce blanc – non, pas belle ! mais ses yeux minces pétillent d'orgueil quand même. Au carrefour du Marché, on nous crie : « Halte ! » Il faut nous laisser rejoindre par l'école des garçons, toute une file sombre qu'on a une peine infinie à maintenir en rangs réguliers ; les gamins nous semblent aujourd'hui fort méprisables, hâlés et gauches dans leurs beaux habits ; leurs grosses mains pataudes lèvent des drapeaux.

Pendant la halte, nous nous sommes retournées toutes les trois, en dépit de notre importance : derrière nous, Luce et ses congénères s'appuient belliqueusement aux hampes de leurs fanions ; la petite rayonne de vanité et se tient droite comme Fanchette quand elle fait la belle ; elle rit tout bas de joie, incessamment ! Et jusqu'à perte de vue, sous les arceaux verts, robes bouffantes et chevelures gonflées, s'enfonce et se perd l'armée des Gauloises.

« En marche ! » Nous repartons, légères comme des roitelets, nous descendons la rue du Cloître et nous franchissons enfin cette muraille verte, faite d'ifs taillés aux ciseaux qui représente un château fort, et comme, sur la route, le soleil tape dur, on nous arrête dans l'ombre du petit bois d'acacias tout près de la ville ; nous attendrons là les voitures ministérielles. On se détend un peu.

– Ma couronne tient ? questionne Anaïs.

– Oui… juge toi-même.

Je lui passe une petite glace de poche, prudemment apportée, et nous vérifions l'équilibre de nos coiffures… La foule nous a suivies, mais, trop serrée dans le chemin, elle a éventré les haies qui la bordent, et piétiné les champs sans souci du regain. Les gars en délire portent des bottes de fleurs, des drapeaux, et aussi des bouteilles ! (Parfaitement, car je viens d'en voir un s'arrêter, renverser la tête et boire au goulot d'un litre.)

Les dames de la « Société » sont restées aux portes de la ville, assises qui sur l'herbe, qui sur des pliants, toutes sous des ombrelles. Elles attendront là, c'est plus distingué ; il ne sied pas de montrer trop d'empressement.

Là-bas flottent des drapeaux sur les toits rouges de la gare, vers où court la foule ; et son tumulte s'éloigne. Mademoiselle Sergent toute noire et son Aimée toute blanche, déjà essoufflées de nous surveiller et de trotter à côté de nous, en avant, en arrière, s'asseyent sur le talus, les jupes relevées par crainte de se verdir. Nous attendons debout, sans envie de parler – je repasse dans ma tête le petit compliment un peu zozo, œuvre d'Antonin Rabastens, que je réciterai tout à l'heure :

Monsieur le Ministre,

Les enfants des écoles de Montigny, parés des fleurs de leur terre natale…

(Si jamais on a vu ici des champs de camélias qu'on me le dise !)

viennent à vous pleins de reconnaissance…

Poum !!! une fusillade qui éclate à la gare met debout nos institutrices.

Les cris du populaire nous arrivent en rumeur assourdie qui grandit tout de suite et se rapproche, avec un bruit confus de clameurs joyeuses, de piétinements multiples et de galopades de chevaux… Toutes tendues, nous guettons le détour de la route… Enfin, enfin, débouche l'avant-garde ; des gamins poussiéreux qui traînent des branches et braillent, puis des flots de gens, puis deux coupés qui miroitent au soleil, deux ou trois landaus d'où se lèvent des bras agitant des chapeaux… Nous n'avons plus que des yeux pour regarder… D'un trot ralenti les voitures se rapprochent, elles sont là, devant nous, avant que nous ayons eu le temps de nous reconnaître, quand s'ouvre à dix pas de nous la portière du premier coupé.

Un jeune homme en habit noir saute à terre et tend son bras sur lequel s'appuie le Ministre de l'Agriculture. Pas distinguée pour deux sous, l'Excellence, malgré le mal qu'elle se donne pour nous paraître imposante. Même je le trouve un peu ridicule, ce rogue petit monsieur à ventre de bouvreuil, qui éponge son front quelconque, et ses yeux durs, et sa courte barbe roussâtre, car il dégoutte de sueur. Dame, il n'est pas vêtu de mousseline blanche, lui, et le drap noir sous ce soleil…

Une minute de silence curieux l'accueille, et tout de suite des cris extravagants de « Vive le Ministre ! Vive l'Agriculture ! Vive la République !… » M. Jean Dupuy remercie d'un geste étriqué, mais suffisant. Un gros monsieur, brodé d'argent, coiffé d'un bicorne, la main sur la poignée de nacre d'une petite épée, vient se placer à la gauche de l'illustre, un vieux général à barbiche blanche, haut et voûté, le flanque du côté droit. Et l'imposant trio s'avance, grave, escorté d'une troupe d'habits noirs, à cordons rouges, à brochettes, à Medjidiés. Entre des épaules et des têtes, je distingue la figure triomphante de cette canaille de Dutertre, acclamé par la foule qui le choie en tant qu'ami du Ministre, en tant que futur député.

Je cherche des yeux Mademoiselle, je lui demande du menton et des sourcils : « Faut-il y aller du petit speech ? » Elle me fit signe que oui, et j'entraîne mes deux acolytes. Un silence surprenant s'établit soudain – mon Dieu ! Comment vais-je oser parler devant tout ce monde ? Pourvu que le sale trac ne m'étrangle pas ! – D'abord, bien ensemble, nous plongeons dans nos jupes, en une belle révérence qui fait faire « fuiiiii » à nos robes, et je commence, les oreilles tellement bourdonnantes que je ne m'entends pas :

Monsieur le Ministre,

Les enfants des écoles de Montigny, parés des fleurs de leur terre natale, viennent à vous, pleins de reconnaissance…

Et puis, je m'affermis tout de suite et je continue, détaillant la prose où Rabastens se porte garant de notre « inébranlable attachement aux institutions républicaines », aussi tranquille, maintenant, que si je récitais, en classe, La Robe, d'Eugène Manuel. D'ailleurs, le trio officiel ne m'écoute pas ; le Ministre songe qu'il meurt de soif, les deux autres grands personnages échangent tout bas des appréciations :

– Monsieur le Préfet, d'où sort donc ce petit portrait ?

– N'en sais rien, mon général, elle est gentille comme un cœur.

– Un petit primitif (lui aussi !) ; si elle ressemble à une fille du Fresnois, je veux qu'on me…

« Veuillez accepter ces fleurs du sol maternel ! » terminai-je en tendant mon bouquet à Son Excellence.

Anaïs, pincée comme toutes les fois qu'elle vise à la distinction, passe le sien au Préfet, et Marie Belhomme, pourpre d'émoi, offre le sien au général.

Le Ministre bredouille une réponse où je saisis les mots de « République… sollicitude du gouvernement… confiance dans l'attachement » ; il m'agace. Puis il reste immobile, moi aussi ; tout le monde attend, quand Dutertre se penchant à son oreille lui souffle : « Faut l'embrasser, voyons ! »

Alors il m'embrasse, mais maladroitement (sa barbe rêche me pique). La fanfare du chef-lieu rugit La Marseillaise, et, faisant volte-face, nous marchons vers la ville, suivies des porte-fanion ; le reste des écoles s'écarte pour nous laisser passer, et, devançant le cortège majestueux, nous passons sous le « chateau fort », nous rentrons sous les voûtes de verdure ; on crie, autour de nous, d'une manière aiguë, forcenée, nous ne semblons vraiment rien entendre ! Droites et fleuries, c'est nous trois qu'on acclame, autant que le Ministre… Ah ! si j'avais de l'imagination, je nous verrais tout de suite les trois filles du roi, entrant avec leur père dans une « bonne ville » quelconque ; les gamines en blanc sont nos dames d'honneur, on nous mène au tournoi, où les preux chevaliers se disputeront l'honneur de… Pourvu que ces gars de malheur n'aient pas trop rempli d'huile les veilleuses de couleur, dès ce matin. Avec les secousses que donnent aux mâts les gamins grimpés et hurlants, nous serions propres ! Nous ne nous parlons pas, nous n'avons rien à nous dire, assez occupées de cambrer nos tailles à l'usage des gens de Paris, et de pencher la tête dans le sens du vent, pour faire voler nos cheveux…

On arrive dans la cour des écoles, on fait halte, on se masse, la foule reflue de tous côtés, bat les murs et les escalade. Du bout des doigts, nous écartons assez froidement les camarades trop disposées à nous entourer, à nous noyer ; on échange d'aigres « Fais donc attention ! – Et toi, fais donc pas tant ta sucrée ! on t'a assez remarquée depuis ce matin ! » La grande Anaïs oppose aux moqueries un silence dédaigneux ; Marie Belhomme s'énerve, je me retiens tant que je peux d'ôter un de mes souliers découverts pour l'appliquer sur la figure de la plus rosse des Jaubert qui m'a sournoisement bousculée.

Le ministre, escorté du général, du préfet, d'un tas de conseillers, de secrétaires, de je ne sais pas bien quoi (je connais mal ce monde-là) qui fendent la foule, a gravi l'estrade et s'installe dans le beau fauteuil trop doré que le maire a tiré de son salon tout exprès. Maigre consolation pour le pauvre homme cloué chez lui par la goutte en ce jour inoubliable ! M. Jean Dupuy sue et s'éponge ; qu'est-ce qu'il ne donnerait pas pour être à demain ! Au fait, on le paie pour ça… Derrière lui, en demi-cercles concentriques, s'asseyent les conseillers généraux, le conseil municipal de Montigny… tous ces gens en nage, ça ne doit pas sentir très bon… Eh bien, et nous ? C'est fini, notre gloire ? On nous laisse là en bas, sans que personne nous offre seulement une chaise ? Trop fort ! « Venez, vous autres, on va s'asseoir. » Non sans peine nous nous ouvrons un passage jusqu'à l'estrade, nous, le drapeau, et toutes les porte-fanion. Là, la tête levée, je hèle à demi-voix Dutertre qui bavarde, penché au dossier de M. le Préfet, tout au bord de l'estrade : « Monsieur ! Hé, Monsieur ! Monsieur Dutertre, voyons !… Docteur ! » Il entend cet appel-là mieux que les autres et se penche souriant, montrant ses crocs ! « C'est toi ! Qu'est-ce que tu veux ? Mon cœur ? Je te le donne ! » Je pensais bien qu'il était déjà ivre.

– Non, Monsieur, j'aimerais bien mieux une chaise pour moi et d'autres pour mes camarades. On nous abandonne là toutes seules, avec les simples mortelles, c'est navrant.

– Ça crie justice, tout simplement ! Vous allez vous échelonner, assises sur les degrés, que les populations puissent au moins se rincer l'œil pendant que nous les embêterons avec nos discours. Montez toutes !

On ne se le fait pas répéter. Anaïs, Marie et moi nous grimpons les premières, avec Luce, les Jaubert, les autres porte-bannière derrière nous, embarrassées de leurs lances qui s'accrochent, s'enchevêtrent, et qu'elles tirent rageusement, les dents serrées et les yeux en dessous, parce qu'elles pensent que la foule s'amuse d'elles. Un homme – le sacristain – les prend en pitié et rassemble complaisamment les petits drapeaux qu'il emporte ; bien sûr, les robes blanches, les fleurs, les bannières, ont donné à ce brave homme l'illusion qu'il assistait à une Fête-Dieu un peu plus laïque et, obéissant à une longue habitude, il nous enlève nos cierges, je veux dire nos drapeaux, à la fin de la cérémonie.

Installées et trônantes, nous regardons la foule à nos pieds et les écoles devant nous, ces écoles aujourd'hui charmantes sous les rideaux de verdure, sous les fleurs, sous toute cette parure frissonnante qui dissimule leur aspect de casernes. Quant au vil peuple des camarades restées en bas debout, qui nous dévisage envieusement, se pousse du coude, et rit jaune, nous le dédaignons.

Sur l'estrade, on remue des chaises, on tousse, et nous nous détournons à demi pour voir l'orateur. C'est Dutertre, qui, debout au milieu, souple et agité, se prépare à parler, sans papier, les mains vides. Un silence profond s'établit. On entend, comme à la grand-messe, les pleurs aigus d'un mioche qui voudrait bien s'en aller, et, comme à la grand-messe, ça fait rire. Puis :

Monsieur le Ministre,

……………

Il ne parle pas plus de deux minutes ; son discours adroit et brutal, plein de compliments grossiers, de rosseries subtiles (dont je n'ai compris que le quart probablement) est terrible contre le député et gentil pour tout le reste des humains ; pour son glorieux Ministre et cher ami – ils ont dû faire de sales coups ensemble –, pour ses chers concitoyens, pour l'institutrice, « si indiscutablement supérieure, Messieurs, que le nombre des brevets, des certificats d'études obtenus par les élèves, me dispense de tout autre éloge… » (Mademoiselle Sergent, assise en bas, modestement baisse la tête sous son voile), pour nous-mêmes, ma foi : « fleurs portant des fleurs, drapeau féminin, patriotique et séduisant ». Sous ce coup inattendu, Marie Belhomme perd la tête et se cache les yeux de sa main, Anaïs renouvelle de vains efforts pour rougir, et je ne peux pas m'empêcher d'onduler sur mes reins. La foule nous regarde et nous sourit, et Luce cligne vers moi…

de la France et de la République !

Les applaudissements et les cris durent cinq minutes, violents à faire bzii dans les oreilles ; pendant qu'on se calme, la grande Anaïs me dit :

– Ma chère, tu vois Monmond ?

– Où donc ?… oui, je le vois. Eh bien, quoi ?

– Il regarde tout le temps la Joublin.

– Ça te donne des cors aux pieds ?

– Non, mais vrai ! Faut avoir de drôles de goûts ! Regarde-le donc ! Il la fait monter sur un banc, et il la soutient ! Je parie qu'il tâte si elle a les mollets fermes.

– Probable. Cette pauvre Jeannette, je ne sais pas si c'est l'arrivée du ministre qui lui donne tant d'émotion ! Elle est rouge comme tes rubans, et elle tressaille…

– Ma vieille, sais-tu à qui Rabastens fait la cour ?

– Non.

– Regarde-le, tu le sauras.

De vrai, le beau sous-maître considère obstinément quelqu'un… Et ce quelqu'un, c'est mon incorrigible Claire, vêtue de bleu pâle, dont les beaux yeux un peu mélancoliques se tournent complaisamment vers l'irrésistible Antonin… Bon ! Encore une fois pincée, ma sœur de communion ! Sous peu, j'entendrai des récits romanesques de rencontres, de joies, d'abandons… Dieu, que j'ai faim !

– Tu n'as pas faim, Marie ?

– Si, un peu.

– Moi, je meurs d'inanition. Tu l'aimes, toi, la robe neuve de la modiste ?

– Non, je trouve que c'est criard. Elle croit que tant plus que ça se voit, tant plus que c'est beau. La mairesse a commandé la sienne à Paris, tu sais ?

– Ça lui fait une belle jambe ! Elle porte ça comme un chien habillé. L'horlogère met encore son corsage d'il y a deux ans.

– Tiens ! Elle veut faire une dot à sa fille, elle a raison, c'te femme !

Le petit père Jean Dupuy s'est levé et commence la réplique d'une voix sèche, avec un air d'importance tout à fait réjouissant. Heureusement, il ne parle pas longtemps. On applaudit, nous aussi, tant que nous pouvons. C'est amusant, toutes ces têtes qui s'agitent, toutes ces mains qui battent en l'air, à nos pieds, toutes ces bouches noires qui crient… Et quel joli soleil là-dessus ! un peu trop chaud…

Remuement de chaises sur l'estrade, tous ces messieurs se lèvent, on nous fait signe de descendre, on mène manger le ministre, allons déjeuner !

Difficilement, ballottées dans la foule qui se pousse en remous contraires, nous finissons par sortir de la cour, sur la place où la cohue se desserre un peu. Toutes les petites filles blanches s'en vont, seules ou avec les mamans très fières qui les attendaient ; nous trois, aussi, nous allons nous séparer.

– Tu t'est amusée ? demande Anaïs.

– Sûr ! Ça s'est très bien passé, c'était joli !

– Eh bien moi, je trouve… Enfin, je croyais que ce serait plus drôle… Ça manquait un peu d'entrain, voilà !

– Tais-toi, tu me fais mal ! Je sais ce qui te manque, tu aurais voulu chanter quelque chose, toute seule sur l'estrade. La fête t'aurait tout de suite paru plus gaie.

– Va toujours, tu ne m'offenses pas ; on sait ce que ces compliments valent dans ta bouche !

– Moi, confesse Marie, jamais je ne me suis tant amusée. Oh ! ce qu'il a dit pour nous… Je ne savais plus où me musser !… À quelle heure revenons-nous ?

– À deux heures précises. Ça veut dire deux heures et demie, tu comprends bien que le banquet ne sera pas fini avant. Adieu, à tout à l'heure.

À la maison, papa me demande avec intérêt :

– Il a bien parlé, Méline ?

– Méline ! Pourquoi pas Sully ? C'est Jean Dupuy, voyons, papa !

– Oui, oui.

Mais il trouve sa fille jolie et se complaît à la regarder.

Après avoir déjeuné, je me relisse, je redresse les marguerites de ma couronne, je secoue la poussière de ma jupe de mousseline et j'attends patiemment deux heures, résistant de mon mieux à une forte envie de siester. Qu'il fera chaud là-bas, grand Dieu ! Fanchette, ne touche pas à ma jupe, c'est de la mousseline. Non, je ne te prends pas de mouches, tu ne vois donc pas que je reçois le Ministre ?

Je ressors ; les rues bourdonnent déjà et sonnent du bruit des pas qui, tous, descendent vers les écoles. On me regarde beaucoup, ça ne me déplaît pas. Presque toutes mes camarades sont déjà là quand j'arrive ; figures rouges, jupes de mousseline déjà froissées et aplaties, ça n'a plus le neuf de ce matin. Luce s'étire et bâille ; elle a déjeuné trop vite, elle a sommeil, elle a trop chaud, elle « se sent pousser des griffes ». Anaïs, seule, reste la même, aussi pâle, aussi froide, sans mollesse et sans émoi.

Ces demoiselles descendent enfin. Mademoiselle Sergent, les joues cuites, gronde Aimée qui a taché le bas de sa jupe avec du jus de framboise ; la petite gâtée boude et remue les épaules, et se détourne sans vouloir voir la tendre prière des yeux de son amie. Luce guette tout cela, rage et se moque.

– Voyons, y êtes-vous toutes ? gronde Mademoiselle qui, comme toujours, fait éclater sur nos têtes innocentes ses rancunes personnelles. Tant pis, partons, je n'ai pas envie de faire le pied de… d'attendre une heure ici. En rangs, et plus vite que ça !

La belle avance ! Sur cette énorme estrade, nous piétinons longtemps, car le Ministre n'en finit pas de prendre son café et les accessoires. La foule moutonne en bas et nous regarde en riant, des faces suantes de gens qui ont beaucoup déjeuné… Ces dames ont apporté des pliants ; l'aubergiste de la rue du Cloître a posé des bancs qu'il loue deux sous la place ; les gars et les filles s'y empilent et s'y poussent ; tous ces gens-là, gris, grossiers et rieurs, attendent patiemment en échangeant de fortes gaillardises, qu'ils s'envoient à distance avec des rires formidables. De temps en temps une petite fille blanche se fraie un passage jusqu'aux degrés de l'estrade, grimpe, se fait bousculer et reléguer aux derniers rangs par Mademoiselle, crispée de ces retards et qui ronge son frein sous sa voilette – enragée davantage à cause de la petite Aimée qui joue de ses longs cils et de ses beaux yeux pour un groupe de calicots, venus de Villeneuve à bicyclette.

Un grand « Ah ! » soulève la foule vers les portes de la salle du banquet qui viennent de s'ouvrir devant le ministre plus rouge, plus transpirant encore que ce matin, suivi de son escorte d'habits noirs. On s'écarte sur son passage avec déjà plus de familiarité, des sourires de connaissance ; il resterait ici trois jours que le garde champêtre lui taperait sur le ventre, en lui demandant un bureau de tabac pour sa bru qui a trois enfants, la pauv'fille, et pas de mari.

Mademoiselle nous masse sur le côté droit de l'estrade, car le ministre et ses comparses vont s'asseoir sur ce rang de sièges, pour nous mieux entendre chanter. Ces messieurs s'installent ; Dutertre, couleur de cuir de Russie, rit et parle trop haut, ivre, comme par hasard. Mademoiselle nous menace tout bas de châtiments effroyables si nous chantons faux, et allons-y de l'Hymne à la Nature :

Déjà l'horizon se colore

Des plus éclatantes lueurs ;

Allons, debout ; voici l'aurore !

Et le travail veut nos sueurs !

(S'il ne se contente pas des sueurs du cortège officiel, le travail, c'est qu'il est exigeant.)

Les petites voix se perdent un peu en plein air ; je m'évertue à surveiller à la fois la « seconde » et la « troisième ». M. Jean Dupuy suit vaguement la mesure en dodelinant de la tête, il a sommeil, il rêve au Petit Parisien. Des applaudissements convaincus le réveillent ; il se lève, s'avance et complimente gauchement Mademoiselle Sergent qui devient aussitôt farouche, regarde à terre et rentre dans sa coquille… Drôle de femme !

On nous déloge, on nous remplace par les élèves de l'école des garçons, qui viennent braire un chœur imbécile :

Sur sum corda ! Sur sum corda !

Haut les cœurs ! que cette devise

Soit notre cri de ralliement.

Éloignons tout ce qui divise

Pour marcher au but sûrement !

Arrière le froid égoïsme

Qui, mieux que les traîtres vendus,

Étouffe le patriotisme…, etc., etc.

Après eux, la fanfare du chef-lieu « l'Amicale du Fresnois » vient tapager. C'est bien ennuyeux, tout ça ! Si je pouvais trouver un coin tranquille. Et puis, comme on ne s'occupe plus du tout de nous, ma foi, je m'en vais sans le dire à personne, je rentre à la maison, je me déshabille et je m'étends jusqu'au dîner. Tiens, je serai plus fraîche au bal, donc !

à neuf heures, je respire la fraîcheur qui tombe enfin, debout sur le perron. En haut de la rue, sous l'arc de triomphe, mûrissent les ballons de papier en gros fruits de couleur. J'attends, toute prête et gantée, un capuchon blanc sous le bras, l'éventail blanc aux doigts, Marie et Anaïs qui viendront me chercher… Des pas légers, des voix connues descendent la rue, ce sont elles… Je proteste :

– Vous n'êtes pas folles ! Partir à neuf heures et demie pour le bal ! Mais la salle ne sera pas seulement allumée, c'est ridicule !

– Ma chère, Mademoiselle a dit : « Ça commencera à huit heures et demie, dans ce pays ils sont ainsi, on ne peut pas les faire attendre, ils se précipitent au bal sitôt la bouche essuyée ! » Voilà ce qu'elle a dit.

– Raison de plus pour ne pas imiter les gars et les gobettes d'ici ! Si les « habits noirs » dansent ce soir, ils arriveront vers onze heures, comme à Paris, et nous serons déjà défraîchies de danser ! Venez un peu dans le jardin avec moi.

Elles me suivent à contrecœur dans les allées sombres où ma chatte Fanchette, comme nous en robe blanche, danse après les papillons de nuit, cabriolante et folle… Elle se méfie en entendant des voix étrangères et grimpe dans un sapin, d'où ses yeux nous suivent, comme deux petites lanternes vertes. D'ailleurs, Fanchette me méprise : l'examen, l'inauguration des écoles – je ne suis plus jamais là, je ne lui prends plus de mouches, des quantités de mouches que j'enfilais en brochette sur une épingle à chapeau et qu'elle débrochait délicatement pour les manger, toussant parfois à cause d'une aile gênante arrêtée dans la gorge ; je ne lui donne plus que rarement du chocolat cru et des corps de papillons qu'elle adore, et il m'arrive d'oublier le soir de lui « faire sa chambre » entre deux Larousse. – Patience, Fanchette chérie ! J'aurai tout le temps de te tourmenter et de te faire sauter dans le cerceau, puisque, hélas ! je ne retournerai plus à l'École…

Anaïs et Marie ne tiennent pas en place, ne me répondent que par des oui et non distraits – les jambent leur formillent. Allons, partons donc puisqu'elles en ont tant envie ! « Mais vous verrez que ces demoiselles ne seront pas seulement descendues ! »

– Oh ! tu comprends, elles n'ont que le petit escalier intérieur à descendre pour se trouver dans la salle de bal ; elles jettent de temps en temps un coup d'œil par la petite porte, pour voir si c'est le vrai moment de faire leur entrée.

– Justement, si nous arrivons trop tôt, nous aurons l'air cruches, toutes seules, avec trois chats et un veau dans cette grande salle !

– Oh ! que tu es ennuyeuse, Claudine ! Tiens, s'il n'y a pas de monde, nous monterons chercher les pensionnaires par le petit escalier et nous redescendrons quand les danseurs seront arrivés !

– Comme ça, je veux bien.

Et moi qui redoutais le désert de cette grande salle ! Elle est déjà plus qu'à demi pleine de couples qui tournoient, aux sons d'un orchestre mixte (juché sur l'estrade enguirlandée dans le fond de la salle), un orchestre composé de Trouillard et d'autres violoneux, pistons et trombones locaux, mêlés à des parcelles de « l'Amicale du Fresnois », en casquettes galonnées. Tout ça souffle, racle et tape avec peu d'ensemble, mais énormément d'entrain.

Il faut nous frayer un passage à travers la haie des gens qui regardent et encombrent la porte d'entrée, ouverte à deux battants, car vous savez, le service d'ordre ici !… C'est là que s'échangent les remarques désobligeantes et les caquets sur les toilettes de jeunes filles, sur les appareillages fréquents des mêmes danseurs et danseuses :

– Ma chère, montrer sa peau comme ça ! c'est une petite catiche !

– Oui, et montrer quoi ? des os !

– Quatre fois, quatre fois qu'elle danse de suite avec Monmond ! Si j'étais que de sa mère, je te la « resouperais » je te l'enverrais se coucher, moi !

– Ces messieurs de Paris, ça danse pas comme par ici.

– Ça, c'est vrai ! On dirait que ça a peur de se casser, si peu que ça se remue. À la bonne heure, les gars d'ici, ils se donnent du plaisir sans regarder à leur peine !

C'est la vérité, encore que Monmond, brillant danseur, se retienne de voltiger les jambes en X, « rapport à » la présence des gens de Paris. Beau cavalier, Monmond, et qu'on s'arrache ! Clerc de notaire, un visage de fille et des cheveux noirs bouclés, comment voulez-vous qu'on résiste ?

Nous opérons une entrée timide, entre deux figures de quadrille, et nous traversons posément la salle pour aller nous asseoir, trois petites filles bien sages, sur une banquette.

Je pensais bien, je voyais bien que ma toilette me seyait, que mes cheveux et ma couronne me faisaient une petite figure pas méprisable du tout – mais les regards sournois, les physionomies soudainement figées des jeunes filles qui se reposent et s'éventent m'en rendent certaine et je me sens mieux à mon aise. Je peux examiner la salle sans crainte.

Les « habits noirs », ah ! ils ne sont pas nombreux ! Tout le cortège officiel a pris le train de six heures ; adieu ministre, général, préfet et leur suite. Il reste juste cinq ou six jeunes gens, secrétaires quelconques, gentils d'ailleurs et de bonne façon, qui, debout dans un coin, paraissent s'amuser prodigieusement de ce bal comme, à coup sûr, ils n'en virent jamais. Le reste des danseurs ? Tous les gars et les jeunes gens de Montigny et des environs, deux ou trois en habit mal coupé, les autres en jaquette ; piètres accoutrements pour cette soirée qu'on a voulu faire croire officielle.

Comme danseuses rien que des jeunes filles, car, en ce pays primitif, la femme cesse de danser sitôt mariée. Elles se sont mises en frais, ce soir, les jeunesses ! Robes de gaze bleue, de mousseline rose, qui font paraître tout noirs ces teints vigoureux de petites campagnardes, cheveux trop lisses et pas assez bouffants, gants de fil blanc, et, quoi que prétendent les commères de la porte, pas assez de décolletage ; les corsages s'arrêtent trop tôt, là où ça devient blanc, ferme et rebondi.

L'orchestre avertit les couples de se joindre et, dans les coups d'éventail des jupes qui nous frôlent les genoux, je vois passer ma sœur de communion Claire, alanguie et toute gentille, aux bras du beau sous-maître Antonin Rabastens, qui valse avec furie, un œillet blanc à la boutonnière.

Ces demoiselles ne sont pas encore descendues (je surveille assidûment la petite porte de l'escalier dérobé, par où elles apparaîtront) quand un monsieur, un des « habits noirs », s'incline devant moi. Je me laisse emmener ; il n'est pas déplaisant, trop grand pour moi, solide, et il valse bien, sans trop me serrer, en me regardant d'en haut d'un air amusé…

Comme je suis bête ! Je n'aurais dû songer qu'au plaisir de danser, à la joie pure d'être invitée avant Anaïs qui lorgne mon cavalier d'un œil d'envie… et, de cette valse-là, je ne retire que du chagrin, une tristesse, niaise peut-être, mais si aiguë que je retiens mes larmes à grand-peine… Pourquoi ? Ah ! parce que… – non, je ne peux pas être sincère absolument, jusqu'au bout, je peux seulement indiquer… – je me sens l'âme tout endolorie, parce que, moi qui n'aime guère danser, j'aimerais danser avec quelqu'un que j'adorerais de tout mon cœur, parce que j'aurais voulu avoir là ce quelqu'un, pour me détendre à lui dire tout ce que je ne confie qu'à Fanchette ou à mon oreiller (et même pas à mon journal), parce que ce quelqu'un-là me manque follement, et que j'en suis humiliée, et que je ne me livrerai qu'au quelqu'un que j'aimerai et que je connaîtrai tout à fait, – des rêves qui ne se réaliseront jamais, quoi !

Mon grand valseur ne manque pas de me demander :

– Vous aimez la danse, Mademoiselle ?

– Non, Monsieur.

– Mais alors… pourquoi dansez-vous ?

– Parce que j'aime encore mieux ça que rien.

Deux tours en silence, et puis il reprend :

–– Est-ce qu'on peut constater que vos deux compagnes vous servent admirablement de repoussoirs ?

– Oh ! mon Dieu, oui, on peut. Marie est pourtant assez gentille.

– Vous dites ?

– Je dis que celle en bleu n'est pas laide.

– Je… ne goûte pas beaucoup ce genre de beauté… Me permettez-vous de vous inviter dès maintenant pour la prochaine valse ?

– Je veux bien.

– Vous n'avez pas de carnet ?

– Ça ne fait rien ; je connais tout le monde ici, je n'oublierai pas.

Il me ramène à ma place et n'a pas plus tôt tourné le dos qu'Anaïs me complimente par un « Ma chère ! » des plus pincés.

– Oui, c'est vrai qu'il est gentil, n'est-ce pas ? Et puis il est amusant à entendre parler, si tu savais !

– Oh ! on sait que tu as toutes les veines aujourd'hui ! Moi, je suis invitée pour la prochaine, par Féfed.

– Et moi, dit Marie qui rayonne, par Monmond ! Ah ! voilà Mademoiselle !

En effet, voilà même Mesdemoiselles. Dans la petite porte du fond de la salle elles s'encadrent tout à tour : d'abord la petite Aimée qui a mis seulement un corsage de soirée tout blanc, tout vaporeux, d'où sortent des épaules délicates et potelées, des bras fins et ronds, dans les cheveux, près de l'oreille, des roses blanches et jaunes avivent encore les yeux dorés – qui n'avaient pas besoin d'elles pour briller !

Mademoiselle Sergent, toujours en noir, mais pailleté, très peu décolletée sur une chair ambrée et solide, les cheveux mousseux faisant ombre ardente sur la figure disgraciée et laissant luire les yeux, n'est pas mal du tout. Derrière elle, serpente la file des pensionnaires, blanches, en robes montantes, quelconques ; Luce accourt vers moi me raconter qu'elle s'est décolletée, « en rentrant le haut de son corsage » malgré l'opposition de sa sœur. Elle a bien fait. Presque en même temps, Dutertre entre par la grande porte, rouge, excité et parlant trop haut.

À cause des bruits qui circulent en ville, on surveille beaucoup, dans la salle, ces entrées simultanées du futur député et de sa protégée. Ça ne fait pas un pli : Dutertre va droit à mademoiselle Sergent, la salue, et, comme l'orchestre commence une polka, il l'entraîne hardiment avec lui. Elle, rouge, les yeux demi-clos, ne dit mot et danse, gracieusement, ma foi ! Les couples se reforment et l'attention se détourne.

La Directrice reconduite à sa place, le délégué cantonal vient à moi, – attention flatteuse, très remarquée. Il mazurke violemment, sans valser, mais en tournant trop, en me serrant trop, en me parlant trop dans les cheveux :

– Tu es jolie comme les amours !

– D'abord, Docteur, pourquoi me tutoyez-vous ? Je suis assez grande.

– Non, je vais me gêner ? Voyez-moi cette grande personne !… Oh ! tes cheveux et cette couronne ! J'aimerais tant te l'enlever !

– Je vous jure que ce n'est pas vous qui me l'enlèverez.

– Tais-toi, ou je t'embrasse devant tout le monde !

– Ça n'étonnerait personne, on vous en a vu faire tant d'autres…

– C'est vrai. Mais pourquoi ne viens-tu pas me voir ? Ce n'est que la peur qui te retient, tu as des yeux de vice !… Va, va, je te rattraperai quelque jour ; ne ris pas, tu me fâcherais à la fin !

– Bah ! Ne vous faites pas si méchant, je ne vous crois pas.

Il rit en montrant les dents, et je pense en moi-même : « Cause toujours : l'hiver prochain, je serai à Paris, et tu ne m'y rencontreras guère ! »

Après moi, il s'en va tourner avec la petite Aimée, tandis que Monmond, en jaquette d'alpaga, m'invite. Je ne refuse pas, ma foi non ! Pourvu qu'ils aient des gants, je danse très volontiers avec les gars du pays (ceux que je connais bien), qui sont gentils avec moi, à leur façon. Et puis je redanse avec mon grand « habit noir » de la première valse, jusqu'au moment où je souffle un peu pendant un quadrille, pour ne pas devenir rouge et aussi parce que le quadrille me paraît ridicule. Claire me rejoint et s'assied, douce et languissante, attendrie ce soir, d'une mélancolie qui lui sied. Je l'interroge :

– Dis donc, on parle beaucoup de toi, à propos des assiduités du beau sous-maître ?

– Oh ! tu crois ?… On ne peut rien dire, puisqu'il n'y a rien.

– Voyons ! tu ne prétends pas faire de cachotteries avec moi ?

– Dieu non ! mais c'est la vérité qu'il n'y a rien… Tiens, nous nous sommes rencontrés deux fois, celle-ci, c'est la troisième, il parle d'une façon… captivante ! Et tout à l'heure il m'a demandé si je me promenais parfois le soir du côté de la Sapinière.

– On sait ce que ça veut dire. Tu vas répondre quoi ?

Elle sourit, sans parler, d'un air hésitant et convoiteur. Elle ira. C'est drôle, ces petites filles ! En voilà une qui, depuis l'âge de quatorze ans, jolie et douce, sentimentale et docile, se fait lâcher successivement par une demi-douzaine d'amoureux. Elle ne sait pas s'y prendre. Il est vrai que je ne saurais guère m'y prendre non plus, moi qui construis de si beaux raisonnements…

Un vague étourdissement me gagne, de tourner, et surtout de voir tourner. Presque tous les habits noirs sont partis, mais Dutertre qui tourbillonne avec emportement, danse avec toutes celles qu'il trouve gentilles, ou seulement très jeunes. Il les entraîne, les roule, les pétrit et les laisse ahuries, mais extrêmement flattées. À partir de minuit, le bal devient de minute en minute plus familier ; les « étrangers » partis, on se retrouve entre amis, le public de la guinguette à Trouillard, les jours de fête – seulement on est plus à l'aise dans cette grande salle gaiement décorée, et le lustre éclaire mieux que les trois lampes à pétrole du cabaret. La présence du docteur Dutertre n'est pas pour intimider les gars, bien au contraire, et déjà Monmond ne contraint plus ses pieds à glisser sur le parquet. Ils volent, ses pieds, ils surgissent au-dessus des têtes, ou s'éloignent follement l'un de l'autre, en « grands écarts » prodigieux. Les filles l'admirent et pouffent dans leurs mouchoirs parfumés d'eau de Cologne à bon marché. « Ma chère, qu'il est tordant ! Il n'y en pas un pareil ! »

Tout d'un coup, cet enragé passe, avec une brutalité de cyclone, emportant sa danseuse comme un paquet, car il a parié « un seau de vin blanc », payable au buffet installé dans la cour, qu'il « ferait » la longueur de la salle en six pas de galop ; on s'attroupe, on l'admire. Monmond a gagné mais sa danseuse – Fifine Baille, une petite traînée qui porte en ville du lait et tout ce qu'on veut – le quitte furieuse, et l'injurie.

– Espèce de grande armelle ! t'aurais pu aussi ben bréger ma robe ! Reviens m'inviter, je te resouperai !

L'assistance se tord, et les gars profitent du rassemblement pour pincer, chatouiller et caresser ce qu'ils trouvent à portée de la main. On devient trop gai, je vais bientôt aller me coucher. La grande Anaïs, qui a pu enfin conquérir un « habit noir » retardataire, se promène avec lui dans la salle, s'évente, rit haut en roucoulant, ravie de voir le bal s'animer et les gars s'exciter ; il y en aura au moins un qui l'embrassera dans le cou, ou ailleurs !

Où a bien pu passer Dutertre ? Mademoiselle a fini par acculer sa petite Aimée dans un coin et lui fait une scène de jalousie, redevenue, en quittant son beau délégué cantonal, impérieuse et tendre ; l'autre écoute en secouant les épaules, les yeux au loin et le front têtu. Quant à Luce, elle danse éperdument, – « je n'en manque pas une » – passant de bras en bras sans s'essouffler ; les gars ne la trouvent pas jolie, mais quand ils l'ont invitée une fois, ils y reviennent tant ils la sentent souple, petite, et blottie et légère comme un flocon.

Mademoiselle Sergent a disparu, à présent, peut-être vexée de voir sa favorite valser, malgré ses objurgations, avec un grand faraud blond qui la serre, qui l'effleure de ses moustaches et de ses lèvres, sans qu'elle bronche. Il est une heure, je ne m'amuse plus guère et je vais aller me coucher. Pendant l'interruption d'une polka (ici, la polka se danse en deux parties, entre lesquelles les couples se promènent à la queue leu leu autour de la salle, bras sur bras) j'arrête Luce au passage et la force à s'asseoir une minute :

– Tu n'en es pas fatiguée, de ce métier-là ?

– Tais-toi ! Je danserais pendant huit jours ! Je ne sens pas mes jambes…

– Alors, tu t'amuses bien ?

– Est-ce que je sais ? Je ne pense à rien, j'ai la tête engourdie, c'est tellement bon ! Pourtant j'aime bien quand ils me serrent… Quand ils me serrent et qu'on valse vite, ça donne envie de crier !

Qu'est-ce qu'on entend tout à coup ? Des piétinements, des piaillements de femme qu'on gifle, des injures criées… Est-ce que les gars se battent ? Mais non, ça vient de là-haut, ma parole ! Les cris deviennent tout de suite si aigus que la promenade des couples s'arrête ; on s'inquiète, et une bonne âme, le brave et ridicule Antonin Rabastens, se précipite à la porte de l'escalier intérieur, l'ouvre… le tumulte croît, je reconnais avec stupeur la voix de la mère Sergent, cette voix criarde de vieille paysanne qui hurle des choses épouvantables. Tous écoutent, figés sur place, dans un absolu silence, les yeux fixés sur cette petite porte d'où sort tant de bruit.

– Ah ! garce de fille ! tu ne l'as pas volé ! Hein, j'y ai t'y cassé mon manche à balai sur le dos, à ton cochon de médecin ! Hein, je te l'ai t'y flanquée c'te fessée ! Ah ! il y avait longtemps que je flairais quelque chose ! Non, non, ma belle, je ne me tairai pas, je m'en fiche, moi, des gens du bal ! Qu'ils entendent donc, ils entendront quelque chose de propre ! Demain matin, non, pas demain, tout de suite, je fais mon ballot, je ne couche pas dans une maison pareille, moi ! Saleté, t'as profité de ce qu'il était saoul, hors d'état (sic) pour le mettre dans ton lit, ce fumellier-là ! c'est donc ça que ton traitement avait raugmenté, chienne en folie ! Si je t'avais fait tirer les vaches comme j'ai fait, t'en serais pas là ! Mais t'en porteras la peine, je le crierai partout, je veux qu'on te montre dans les rues, je veux qu'on rie de toi ! Il ne peut rien me faire ton salaud de délégué cantonal malgré qu'il tutoie le minisse, j'y ai fichu une frottée qu'il s'en est sauvé, il a peur de moi ! Ça vient faire des cochonneries ici, dans une chambre que je borde le lit tous les matins, et ça s'enferme même pas ! Ça se sauve moitié en chemise, nu-pieds, que ses sales bottines y sont encore ! Tiens, v'là ses bottines, qu'on les voie donc !

On entend les chaussures jetées dans l'escalier, rebondissantes ; une retombe jusqu'en bas, sur le seuil, dans la lumière, une bottine vernie, toute luisante et fine… Personne n'ose y toucher. La voix exaspérée diminue, s'éloigne au long des corridors, dans les claquements des portes, s'éteint ; on se regarde alors, chacun n'en croyant pas ses oreilles. Les couples encore unis demeurent perplexes, aux aguets, et peu à peu des rires sournois se dessinent sur les bouches narquoises, courent en goguenardant jusque sur l'estrade où les musiciens se font du bon sang, tout comme les autres.

Je cherche des yeux Aimée, je la vois pâle comme son corsage, les yeux agrandis, fixés sur la bottine, point de mire de tous les regards. Un jeune homme s'approche charitablement d'elle, lui offrant de sortir un peu pour se remettre… Elle promène autour d'elle des regards affolés, éclate en sanglots et se jette dehors en courant. (Pleure, pleure, ma fille, ces moments pénibles te feront trouver les heures de joie plus douces.) Après cette fuite, on ne se gêne plus pour s'amuser de meilleur cœur, échanger des coups de coude, des « T'as-t'y ben vu ça ! »

J'entends alors près de moi un fou rire, un rire perçant, suffocant, vainement étouffé dans un mouchoir, c'est Luce qui se tord sur une banquette, pliée en deux, pleurant de joie, et, sur la figure, une telle expression de bonheur sans ombre, que le rire me gagne, moi aussi.

– Tu n'es pas folle, Luce, de rire comme ça ?

– Ah ! Ah !… oh ! laisse-moi… c'est trop bon… ah ! je n'aurais jamais osé espérer ça ! ah ! ah ! je peux partir, j'ai du goût pour longtemps… Dieu que ça fait du bien !…

Je l'emmène dans un coin pour la calmer un peu. Dans la salle, on bavarde ferme, et personne ne danse plus… Quel scandale, le matin venu !… Mais un violon lance une note égarée, les cornets à pistons et les trombones le suivent, un couple esquisse timidement un pas de polka, deux couples l'imitent, puis tous ; quelqu'un ferme le petite porte pour cacher la scandaleuse bottine, et le bal recommence, plus joyeux, plus échevelé d'avoir assisté à un spectacle tellement drôle, tellement inattendu ! Moi, je vais me coucher, pleinement heureuse de couronner par cette nuit mémorable mes années scolaires.

Adieu la classe, adieu, Mademoiselle et son amie ; adieu, féline petite Luce et méchante Anaïs ! Je vais vous quitter pour entrer dans le monde – ça m'étonnera bien si je m'y amuse autant qu'à l'École.

FIN

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