II

– Madame n'a pas bien dormi ?

– Non, Léonie…

– Madame a les yeux battus… Madame devrait prendre un verre de cognac.

– Non, merci. J'aime mieux mon cacao.

Léonie ne connaît qu'un remède à tous les maux : un verre de cognac. J'imagine qu'elle en expérimente journellement les bons effets. Elle m'intimide un peu parce qu'elle est grande, de gestes décidés, qu'elle ferme les portes avec autorité et qu'en cousant dans la lingerie, elle siffle, comme un cocher qui revient du régiment, des sonneries militaires. C'est d'ailleurs une fille capable de dévouement, qui me sert depuis mon mariage, depuis quatre ans, avec un mépris affectueux.

Seule à mon réveil, seule à me dire qu'une journée et une nuit se sont écoulées depuis le départ d'Alain, seule à réunir tout mon courage pour commander les repas, téléphoner à l' « Urbaine », feuilleter les livres de comptes !… Un collégien qui n'a pas fait ses devoirs de vacances ne s'éveille pas plus morne que moi, le matin de la rentrée…

Hier, je n'ai pas accompagné ma belle-sœur à l'essayage. Je lui en voulais, à cause du coq… J'ai prétexté une fatigue, la rougeur de mes paupières.

Aujourd'hui, je veux secouer ma prostration et – puisque Alain me l'a ordonné – visiter Marthe à son jour, bien que la traversée, sans appui, toute seule, de ce salon immense, sonore de voix féminines, me soit toujours un petit supplice. Si je me faisais, comme dit Claudine, « porter malade » ? Oh ! Non, je ne peux pas désobéir à mon mari.

– Quelle robe que Madame a besoin ?

Oui, quelle robe ? Alain n'hésiterait pas, lui. D'un coup d'œil, il eût consulté la couleur du temps, celle de mon teint, puis les noms inscrits au « jour », et son choix infaillible eût tout contenté…

– Ma robe en crêpe gris, Léonie, et le chapeau aux papillons…

Des papillons gris aux ailes de plumes cendrées, tachées de lunules orange et roses, qui m'amusent. Enfin ! Il faut constater que mon grand chagrin ne m'enlaidit pas trop. Le chapeau aux papillons bien droit sur les cheveux lisses et gonflés, la raie à droite et le chignon bas, les yeux bleus gênants et pâles, plus liquides encore à cause des larmes récentes, allons, il y a de quoi faire pester Valentine Chessenet, une fidèle du salon de ma belle-sœur, qui me déteste parce que (je sens cela) elle trouverait volontiers mon mari tout à fait de son goût. Une créature qu'on a plongée, dirait-on, dans un bain décolorant. Les cheveux, la peau, les cils, tout du même blond rosâtre. Elle se maquille en rose, se poisse les cils au mascaro (c'est Marthe qui me l'a dit) sans arriver à tonifier sa fadasse anémie.

Elle sera à son poste chez Marthe, le dos au jour pour masquer ses poches sous les yeux, à bonne distance de la Rose-Chou dont elle redoute l'éclat bête et sain, elle me criera aigrement, par-dessus les têtes, des rosseries auxquelles je ne saurai rien répondre ; mon silence intimidé fera rire d'autres perruches, et on m'appellera encore « la petite oie noire » ! Alain, autoritaire Alain, c'est pour vous que je cours m'exposer à tant de douloureuses piqûres !

Dès l'antichambre, à ce bruit de volière, ponctué, comme de coups de bec, par les chocs des petites cuillers, mes mains se refroidissent.

Elle est là, cette Chessenet ! Elles sont toutes là, et toutes jacassent, sauf Candeur, poétesse-enfant, dont l'âme silencieuse ne fleurit qu'en beaux vers. Celle-là se tait, tourne avec lenteur des yeux moirés et mord sa lèvre inférieure d'un air voluptueux et coupable, comme si ce fût la lèvre d'une autre…

Il y a Miss Flossie, qui dit, pour refuser une tasse de thé, un « Non… », Si prolongé, dans un petit râle guttural semblant accorder toute elle-même. Alain ne veut pas (pourquoi ?) que je la connaisse, cette Américaine plus souple qu'une écharpe, dont l'étincelant visage brille de cheveux d'or, de prunelles bleu de mer, de dents implacables. Elle me sourit sans embarras, ses yeux rivés aux miens, jusqu'à ce qu'un frémissement de son sourcil gauche, singulier, gênant comme un appel, fasse détourner mon regard… Miss Flossie sourit plus nerveusement alors, tandis qu'une enfant rousse et mince, blottie dans son ombre, me couve, inexplicablement, de ses profonds yeux de haine…

Maugis – un gros critique musical –, ses yeux saillants avivés d'une lueur courte, considère le couple des Américaines de tout près, avec un insolence à gifler, et grognonne presque indistinctement, en remplissant de whisky un verre à bordeaux :

– Quéqu'Sapho, pourvu qu'on rigole !

Je ne comprends pas ; j'ose à peine regarder tous ces visages subitement figés dans une immobilité malveillante à cause de ma robe qui est jolie. Que je voudrais m'enfuir ! Je me réfugie près de Marthe qui me réchauffe de sa main solide et petite, de ses yeux d'audace, braves comme elle-même. Comme je l'envie d'être si brave ! Elle a la langue vive et impatiente, elle dépense beaucoup, il n'en faut pas tant pour qu'on potine autour d'elle sans bonté. Elle le sait, court au-devant des allusions, empoigne les amies perfides et les secoue avec l'entrain et la ténacité d'un bon ratier.

Aujourd'hui, je l'embrasserais pour sa réponse à madame Chessenet, qui crie à mon entrée :

– Ah ! Voici la veuve du Malabar !

– Ne la taquinez pas trop, riposte Marthe. Après tout, quand un mari s'en va, ça laisse un vide.

Derrière moi une voix pénétrée acquiesce, en roulant des r :

– Cerrrtainement, un vide considérrrable… et doulourrreux !

Et toutes partent d'un éclat de rire. Je me suis retournée, confuse, et ma gêne augmente en reconnaissant Claudine, la femme de Renaud. « Une seule visite à Renaud et Claudine, ménage trop fantaisiste… » La circonspection que leur témoigne Alain me rend sotte et comme coupable en leur présence. Pourtant, je les trouve enviables et gentils, ce mari et cette femme qui ne se quittent pas, unis comme des amants.

Comme j'avouais à Alain, un jour, que je ne blâmais point Claudine et Renaud de se poser en amants mariés, il m'a demandé, assez sec :

– Où avez-vous pris, ma chère, que des amants se voient plus et mieux que des époux ?

Je lui ai répondu sincèrement :

– Je ne sais pas…

Depuis ce temps nous n'échangeons plus, avec ce ménage « fantaisiste » que de rares visites de politesse. Cela ne gêne point Claudine, que rien ne gêne, ni Renaud qui ne se soucie guère que de sa femme au monde. Et Alain professe une parfaite horreur des ruptures inutiles.

Claudine ne paraît point se douter qu'elle a déchaîné les rires. Elle mange, les yeux baissés, un sandwich au homard, et déclare posément, après, que « c'est le sixième ».

– Oui, dit Marthe gaiement, vous êtes une relation ruineuse, l'âme de madame Beulé a passé en vous.

– Son estomac seulement, c'est tout ce qu'elle avait de bon à prendre, rectifie Claudine.

– Méfiez-vous ! Ma chère, insinue madame Chessenet, vous engraisserez à ce régime-là. Il m'a semblé, l'autre soir, que vos bras prenaient une agréable, mais dangereuse ampleur.

– Peuh ! réplique Claudine, la bouche pleine, je vous souhaite seulement d'avoir les cuisses comme j'ai les bras, ça fera plaisir à bien du monde.

Madame Chessenet, qui est maigre, et s'en désole, avale cette rebuffade péniblement, le cou si tendu que je crains un petit esclandre. Mais elle toise seulement, avec un mutisme rageur, l'insolente aux cheveux courts, et se lève. J'esquisse un mouvement pour me lever aussi, puis je me rassieds afin de ne pas sortir avec cette vipère décolorée.

Claudine attaque vaillamment l'assiette aux petits choux pralinés et m'en offre (si Alain nous voyait !…). J'accepte et je lui chuchote :

– Elle va en inventer des horreurs sur vous, cette Chessenet !

– Je l'en défie bien. Elle a déjà sorti tout ce qu'elle pouvait imaginer. N'y a plus que l'infanticide qu'elle ne m'a pas attribué, et encore je n'oserais pas en répondre.

– Elle ne vous aime pas ? Questionné-je timidement.

– Si ; mais elle le cache.

– Ça vous est égal ?

– Pardi !

– Pourquoi ?

Les beaux yeux havane de Claudine me dévisagent.

– Pourquoi ? Je ne sais pas, moi. Parce que…

L'approche de son mari interrompt sa réponse. Souriant, il lui indique la porte d'un signe léger. Elle quitte sa chaise, souple et silencieuse comme une chatte. Je ne saurai pas pourquoi.

Pourtant, il me semble que ce regard enveloppant qu'elle lui a jeté était bien une réponse…

Je veux partir aussi. Debout au milieu de ce cercle de femmes et d'hommes, je me sens défaillir d'embarras. Claudine voit mon angoisse, revient vers moi ; sa main nerveuse agrippe la mienne et la tient ferme pendant que ma belle-sœur m'interroge.

– Pas encore de nouvelles d'Alain ?

– Non, pas encore. Je trouverai peut-être un télégramme en rentrant.

– C'est la grâce que je te souhaite. Bonsoir, Annie.

– Où passez-vous vos vacances ? Me demande tout doucement Claudine.

– À Arriège, avec Marthe et Léon.

– Si c'est avec Marthe !… Alain peut naviguer tranquille.

– Croyez-vous que, même sans Marthe…

Je sens que je rougis ; Claudine hausse les épaules et répond, en rejoignant son mari qui l'attend, sans impatience, près de la porte :

– Oh ! Dieu non, il vous a trop bien dressée !

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