La bande

23 février 1913

Je ne puis, de la place que j’occupe, les voir tous. Au premier rang, je reconnais facilement Soudy, Kilbatchiche, et Callemin plus loin, et encore Dieudonné. Carouy, au second rang, m’apparaît de temps en temps, intercalé dans une frise bleue et rouge de gardes municipaux.

Je les reconnais, grâce aux journaux qui, depuis tant de jours, nous les montrèrent, faces, profils et nuques. Mais ils ne me semblent presque pas plus vivants, ici, que les instantanés et les croquis sans nombre qui me rendirent leurs traits familiers. L’épuisement de douze audiences consécutives, sans doute, les fait mornes, ensommeillés, et ils subissent maussadement la triste lumière d’atelier qui tombe d’en haut, tamisée par la neige tourbillonnante. La raideur, la militaire carrure des gardes qui séparent les accusés soulignent la veulerie de certaines attitudes ; je remarque des épaules effondrées, qui ont l’air vides, et des nuques de travers comme on en voit aux sans-gîte qui dorment dehors sur les bancs. Une grande main, d’une laideur éloquente et terrible, cache et soutient une face penchée : cette main-là a visé. Cet index, élargi du bout, a pressé sans trembler – combien de fois ? – le meurtrier petit ressort… Je me répète cela, pour me faire peur, pour tâcher de restituer à la « bande » sa sinistre auréole. Il y faut un réel effort. Car aujourd’hui, Dieudonné, par exemple – en dépit du poil noir, plus noir sur le front pâle, du charbonnage des sourcils et de la moustache – Dieudonné a la moustache raide et le regard veule. Callemin, à demi couché en avant, les coudes étalés et le menton sur ses mains croisées, Callemin myope, mobile, impudent, respire moins l’insolence que le contentement de soi. Ce potache à pamphlets ne dira aujourd’hui que quelques mots insignifiants, mais c’est dans l’expression de son visage, dans un haussement de sourcils, dans une lippe dédaigneuse qu’éclatent à tout moment la joie d’une supériorité incontestée, le plaisir d’affirmer sa « culture » et d’exercer une ironie littéraire…

Le poison de la littérature !… En lisant les interrogatoires, en écoutant parler les accusés, je ne puis m’empêcher de voir en eux des intoxiqués.

Les moins atteints, les plus incultes, cèdent au besoin théâtral d’étonner le jury et le public, ceux-là prennent contact avec la littérature à la façon des enfants, des illettrés et des sauvages : par le drame. Chez les simples de la bande se décèle la vénération de l’imprimé, le fanatisme du mot difficile : « Ah ! dis-moi encore des mots que je ne comprends pas ! » criait à son amant, avec l’accent de lui jeter son âme, une midinette amoureuse…

C’est à ce cri-là que je pense lorsque Gauzy, après avoir soucieusement griffonné, se lève et lit, d’une voix appliquée : « Je demanderai au témoin s’il n’a pas l’impression que je suis été trompé ; s’il n’a pas, dans toute cette triste affaire, la certitude, dis-je, que j’étais une victime. »

Cet homme, qui joue sa tête, cet homme, qui peut être innocent, a donc rédigé avec une sorte de plaisir sa phrase. Il a écrit « triste affaire » et « dis-je » entre deux virgules… Avec Gauzy, nous sommes très loin, évidemment, des boutades médiocres de Callemin, et Callemin – qui connut aux audiences l’insuccès d’une vedette de quartier qu’on transporte au boulevard – apparaît très inférieur à Kilbatchiche. Tous trois ont pourtant bu à la même dangereuse coupe : ils ont lu…

Quand Kilbatchiche se lève et commence à parler, on cède d’abord à l’attrait triple d’une jolie voix, facile et douce, d’un vocabulaire mieux que correct, et d’une tête régulièrement construite, sans bosses ni dépressions inquiétantes, où la mâchoire n’est point monstrueuse, où le crâne, honorable, s’achève en un beau front chimérique. Mais à l’entendre d’abord solliciter – sans brièveté – l’autorisation de poser à un témoin quelques questions, puis exposer – et non compendieusement ! – une série de questions, je juge que c’est lui le plus malade. Parler, avec une fluide élégance qui semble ignorer l’effort, sinon l’effet ; parler, avec une modération de ton qui n’exclut ni la recherche ni l’exaltation ; parler, c’est pour Kilbatchiche un délice, pis qu’un faible, presque une manie.

Pendant qu’il achève une chevaleresque péroraison en faveur de Mme Maîtrejean, Dettwiller lève vers lui une face ahurie, où des yeux roses de lapin albinos clignent, d’admiration ou de sommeil ; Soudy ne détourne même pas son profil coupant où le nez long avance, tandis que le front et le menton fuient ensemble. Ainsi il ressemble, le cheveu long et lisse aidant, à certaines faces de Peaux-Rouges où, entre la joue aplatie et le crâne en pain de sucre, brillent deux yeux tout petits, impénétrables…

Debout et parlant, au-dessus du lapin aux paupières roses et du Peau-Rouge déteint, debout près de l’informe Bélonie, devant Poyer (celui-ci, nous l’avons tous plus ou moins vu, c’est le valet de pied dont on dit : « Sa figure ne me revient pas ») Kilbatchiche continue, de sa voix nette et douce, il continue à leur verser le poison. À travers la nuit où ils se sentent tous descendre, le mot, la phrase les charment encore, confusément, par instant… Même dans l’auditoire, on témoigne une espèce de déférence à la rhétorique de celui que d’aucuns nomment « le sinistre raseur »…

Mais que pense-t-il, celui qui parle à peine, et qui rêve si sombrement, le front sur sa main ? Celui-là, c’est Carouy, qui n’espère plus rien. Croit-il encore à la solidarité de ceux que nous avons appelés, romanesquement, la « bande » ? Il ne s’est pas tourné une seule fois vers eux, aujourd’hui. Il n’a rien demandé, autour de lui, à ces visages où je cherche en vain le sceau d’une fraternité redoutable. Éteints par l’internement, comme Bélonie, comme Dettwiller, ou secoués, comme Callemin, d’une gaieté méprisante, ils ont l’air de gens que les hasards du meurtre et du vol rassemblèrent ici. Je ne parviens pas à sentir, entre eux, cette chaleur de prosélytisme, cette émotion cachée, un peu démentielle, qui hausserait une association de coquins au niveau d’une phalange d’insurgés… Est-ce à cela que rêve Carouy, désabusé ? Il n’a pas l’air féroce, il a l’air sagace. Son nez ouvert, son œil, sont d’un chien subtil ; le dernier « chien sage », comme disent les chasseurs, d’une meute démoralisée, où l’on a commencé à s’entre-mordre…

Dirai-je les cheveux courts, le col blanc, la lavallière à pois et le sarrau de Mme Maîtrejean ? On a fait à cette jeune femme qui figure, déguisée, en plein midi, aux audiences d’assises, un succès auquel je ne puis rien ajouter. Elle n’a besoin de personne. Son innocence agressive ignore le trouble, et – son costume autorise la comparaison – nulle actrice ne fit paraître sur les planches un « culot » égal au sien. Culot qui demeure pédagogique – sa vive parole enseigne et châtie, le président Couinaud en sait quelque chose ! J’ai bien cru, un moment, qu’elle allait lui coller cinq cents lignes. À cause du sarrau d’écolière, on s’est écrié : « C’est Claudine ! » mais dès qu’elle parle, on s’aperçoit que c’est « Mademoiselle ».

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