II

– Un si beau cruchon, si ce n’est pas dommage !

– Il n’était pas très beau, Maria.

– Quand même… Madame a vu ? La tenture bâille, là. C’est trais.

– C’est peut-être frais, mais la tenture ne l’est pas. Sans doute qu’elle bâille d’ennui…

Les mains gantées, un foulard noué sur ses cheveux, Alice astiquait un chandelier de cuivre, et Maria délogeait de leurs places la table-bureau, les sièges et le divan houssé.

« C’est du Michel tout pur, ce que je viens de dire là. Moi aussi je fais la gentille… » Toute noire, sauf la coiffe blanche en serre-tête, Maria déployait sa vivacité, ses puissants ressorts d’insecte, et cherchait à lire dans les éclats de la cruche brisée. Un soleil caché buvait, dans la terre attiédie, l’eau nocturne, et du parc détrempé montait une rude odeur d’herbe versée, de mousseron et de tubercule germé.

– Qu’est-ce que Madame croit qu’il a, Monsieur ?

Alice secoua sans hâte, au-dessus des lauriers-tins, son chiffon jaune.

– Du surmenage… Un mauvais air apporté de Paris… Un peu de grippe…

De son grand front de sauterelle, Maria approuva les trois suggestions.

« Elle parle, ce matin », songeait Alice. « Elle voltige autour de ce pichet brisé comme une libellule au-dessus d’une falque… Et l’autre qui dort, là, à côté, avec ses 38°3… »

– Madame fait venir le docteur ?

Alice, accroupie, acheva de passer le torchon-velours sur les barreaux d’une chaise, se redressa et fit face à Maria :

– Non. Si la température monte ce soir, demain matin je téléphonerai au docteur Puymaigre. Mais…

Elle parut consulter les débris de la cruche que Maria avait rassemblés dans la corbeille à papiers.

– … mais j’ai idée qu’elle ne montera pas. C’est plutôt une fièvre nerveuse.

De sa petite main vieillie et vive, Maria empoigna la corbeille, secoua les éclats de faïence comme elle eût secoué les sous à la quête paroissiale :

– C’est Madame qui a échappé ce cruchon ?

– Non, dit nettement Alice. C’est Monsieur. Que ce soit lui ou moi, ça ne change en rien le résultat.

La servante méditative interrogeait la tenture fendue et le parquet. Elle mesura de l’œil l’espace compris entre le bureau et le point de chute de la cruche, et décréta :

– Ah ! c’est Monsieur… Eh bien, il n’aurait pas dû.

Pour la seconde fois, Alice crut sentir, sous la carapace sans défaut de Maria, une chaude convulsion humaine, un mouvement qu’elle compara à la solidarité qui lie l’épouse et la concubine. Elle rougit jusqu’à ses paupières gonflées par la nuit d’insomnie. « Belle conquête… Une paysanne traîtresse, dévorée de curiosité, qui n’a jamais aimé ma présence ici… Mais elle n’a pas accepté ma présence, je ne peux pas l’appeler traîtresse. Je ne lui connais rien de bas. Et quelle pénétration… Au total, qu’est-ce que j’ai à lui reprocher ? Sa féroce honnêteté ? Toutes ses vertus ? »

Elle s’accouda, oubliant sa tâche de ménagère, au-dessus du désordre végétal scintillant de pluie, paré de fleurs sans durée, de feuillages à peine dépliés, de bourgeons que teignait encore la rouge et douloureuse couleur de leur effort.

« Que c’était beau, il y a deux jours… »

Une allée presque effacée descendait jusqu’au plus sombre du bois, vers la fraise sauvage en fleur, vers les hampes hautes et maigres des sceaux-de-Salomon et les crosses neuves des fougères.

« Je ne m’en irais pas à la découverte dans ce bois, toute seule, aujourd’hui. Et avec Michel ? Non plus. »

Pour se rassurer elle écouta Maria qui, chaussée de patins de feutre, frottait le parquet. Bras bruns et secs ballant en mesure, jambes de chèvre menant une danse de ciseaux, la servante évoluait sur le chêne ciré comme les araignées d’eau sur le tain des étangs. Avec un plaisir humble, Alice s’attarda à entendre les pieds feutrés. Elle eût aimé aussi le bruit du pilon dans le mortier, du balai dans le vestibule, du hachoir sur le billot, tous les témoignages de la présence de Maria… « Je voudrais, soupira-t-elle en elle-même, je voudrais trier des lentilles dans la cuisine, ou tirer le chiendent des allées… Je voudrais aller à la foire de Sarzat-le-Haut… Mais je ne suis pas ravie d’aller donner la citronnade, et les sels de fruits, à l’autre, là, qui a 38°3… Je veux bien le soigner, mais pas quand il est malade… » En traversant la bibliothèque, elle s’aventura à conseiller Maria :

– Vous savez, Maria, que c’est très mauvais pour le ventre, de frotter avec les pieds comme vous faites ?

Elle n’attendit pas de réponse, sortit un peu honteuse : « Des avances, je lui fais presque des avances maintenant… » Derrière elle, la danse sur patins s’arrêta un instant, puis reprit avec une sorte d’allégresse furibonde.

Dans la demi-nuit de la chambre, elle entra, un petit plateau tintant sur sa main ouverte.

– Tu ne dors pas ? Tu es mieux ? Voilà la limonade chaude. Montre ta langue ? Mieux que ça… Elle est affreuse… Comment est ton intestin ? Depuis quand… Hein ?

Il s’agita entre ses draps :

– Laisse, laisse ! J’ai une horreur particulière de ce genre d’inquisition !

– Mais, Michel, voyons, il faut bien… C’est de l’enfantillage !

Il se recroquevillait, les genoux hauts, repoussait le plateau d’un regard hostile et enfantin.

– Michel !… Je n’admets pas une minute que tu ne te soignes pas. Bois vite. J’ai mis une grande cuillerée de sel. Tu resteras couché jusque… jusqu’aux premières affres. Et tu ne te lèveras que pour le thé, à cinq heures…

Patiente, elle le regarda boire. Mais elle s’éloigna contente et d’un pas trop vif.

– Où vas-tu, maintenant ?

Elle s’arrêta comme sur une secousse de licol.

– Maintenant ?… Je vais… là, à côté. Un peu dans le parc. Enfin… nulle part.

Elle baissa le front, répéta :

– Nulle part.

Avant de fermer la porte, elle se ravisa :

– Ah ! Michel… Si on téléphone de Paris…

– Eh bien, je suis là, dit-il d’une voix d’homme valide.

– Si tu dormais, je dois prendre la communication ?

Il tourna la tête sur l’oreiller, toisa Alice dans sa robe matinale, cernée d’argent par le rayon venu du jardin, et lui dédia un assez déplaisant sourire :

– Non, tu ne dois pas. Justement tu ne dois pas. Tu m’appelleras, voilà tout.

Elle sortit sans répliquer, en s’applaudissant de sa modération, et transforma sa solitude en légitime récompense, musant à pas muets de la terrasse au parc, du parc à la maison, sous un soleil blanc, à chaque moment étouffé de nues paresseuses, qui promettaient, puis retenaient des orages et imposaient quelque trêve aux rossignols. À midi, sur la terrasse, Maria servit la viande hachée et le riz, roulés dans des feuilles de choux, roussies d’une longue cuisson.

– Des restes, autant dire… s’excusa froidement la servante. Comme on n’est pas descendu en ville ce matin…

– Si j’avais des restes comme ceux-là à Paris, Maria…

Elle mangeait en gourmande, à petits coups de fourchette, et offrait à la lumière chagrine et douce ses cheveux lisses qui miraient le ciel cotonneux, ses yeux mi-fermés et pâles. En même temps elle tendait l’oreille vers la maison, notait le pas précipité de Michel, le battement des portes secrètes, le claquement de certain verrou. « Allons, tout va bien… Il n’aura plus de fièvre ce soir… »

– Qu’est-ce que vous m’apportez encore, Maria ?

– Ma confiture de melons. Goûtez-la, Madame… J’y mets quatre citrons pour empêcher le fade…

L’une assise, l’autre debout, elles pensaient toutes deux qu’elles se trouvaient seules pour la première fois, et singulièrement émues.

« Comme c’est étrange… La première fois. Entre nous deux, il y a toujours eu Michel, ou l’homme de Maria, ou une femme de lessive, une échelle à laver les vitres, une bassine à confitures… »

– Quatre citrons… C’est le secret ! Eh bien, je ne l’aurais pas deviné ! Je me disais, aussi…

La sonnerie du téléphone lui ôta la parole, changea le gris bienveillant du ciel, ternit les aubépines rouges, et Alice posa sa cuiller sur son assiette.

– Oh !… ce timbre… On devrait le remplacer…

– Madame y va ?

Elle refusa d’un signe, épiant déjà la voix de son mari, les « Allô… Eh bien, allô !… » l’accent d’intransigeance que Michel réservait aux subalternes lorsqu’ils étaient hors de vue. Dès que la communication s’établit, la voix baissa, et Alice ne distingua plus qu’un murmure de bonne compagnie.

– Je prendrai mon café ici, Maria. Versez-le vous-même, ne m’apportez que ma tasse pleine… Deux morceaux de sucre, comme d’habitude…

Elle se remit à écouter, à tendre le cou, hébétée d’attention. Elle crut entendre un demi-rire complaisant, et serra la bouche avec malveillance. Mais il y eut, après un long silence, un cri : « Ne coupez pas ! » presque angoissé. Puis la voix de Michel s’éleva, exprima d’une manière entrecoupée l’étonnement, la hauteur. « Ce ne sont pas des choses qui se discutent ! » cria-t-il. « Non ! Je ne permets pas ! Il n’y a pas deux façons d’interpréter les termes… Comment, j’aurais, moi, fait confiance… »

« Ça y est », se dit Alice. « Et ça y est bien. » Elle écouta encore, vainement. Sa cigarette qui tremblait toucha le reste de confiture sur son assiette, et s’éteignit. Elle ne sut pas qu’elle pâlissait, mais Maria, qui apportait la tasse brûlante, marqua en la regardant un petit temps d’arrêt. Au même moment, Michel parut sur le seuil, rabattit bruyamment la porte derrière lui, et Alice, en se soulevant, instinctivement pour le fuir, trébucha, rencontra à côté d’elle le bras étendu de Maria, l’épaule dure comme une planche, toute la maigreur sarmenteuse et solide de Maria.

– Madame… allons, Madame… dit tout bas la servante.

– Tu as entendu ? cria de loin Michel.

Elle dit « non » de la tête, et reprit sa place. Elle mordait sa lèvre gercée et blanche, pendant que Michel marchait rapidement sur elle.

– Maria, il ne te reste pas de café ? Va donc m’en chercher une goutte, veux-tu ?

Il s’assit près de sa femme sur le banc. En lui voyant l’œil éclairci et le corps dispos, elle fléchit, et respira à fond pour calmer son cœur.

– Voilà, dit Michel. Te sens-tu capable de fournir, d’ici… quatre, cinq jours, la plupart des maquettes des costumes pour Daffodyl, mise en scène et figuration réduites, bien entendu… Ces affaires qu’on croit mortes et enterrées, c’est toujours celles-là qui ressuscitent et qui gigotent. Tu ne la croyais pas fichue, toi ? Moi, je n’en aurais pas donné cent sous. Seulement, maintenant qu’ils veulent la salle, je refuse d’entendre parler des vieux costumes de la création, brûlés de benzine, déglingués par deux cents représentations… Ils prendront les tiens ! Je le leur ai dit ! Que tu aies au moins le bénéfice de vendre tes maquettes ! Une promesse, ça existe ! Je ne leur ai pas envoyé dire…

– À qui ? demanda Alice.

L’animation de Michel tomba. Il prit des mains de Maria une tasse pleine, attendit que la servante repartit.

– C’est toujours le groupe de Bordat et Hirsch, dit-il. Remarque bien que je ne crois pas à l’avenir de cette affaire, et qu’à mon sens ils reprennent Daffodyl un an trop tôt. Mais puisque c’est moi qui tiens la salle !… Tant qu’ils n’en étaient qu’à la correspondance, ça ne voulait rien dire. Avec eux, ça ne devient sérieux que quand ils font téléphoner.

– Par qui ? demanda Alice.

Il but, affecta de se brûler les lèvres, prit un temps et dévisagea sa femme, et parce qu’il ne pouvait plus éviter de répondre donna à sa réponse un tour insultant :

– Mais par Ambrogio, naturellement. Par qui m’auraient-ils fait téléphoner, sinon par Ambrogio ? Il est mon associé – si j’ose m’exprimer ainsi.

Il se leva, s’éloigna de quelques pas et revint.

– Alors ?… C’est tout ce que tu dis ?…

Elle leva sur lui son regard le plus ensommeillé :

– Quoi ?… Ce que je dis ?… Ah ! oui… Eh bien, je dis oui.

– Oui quoi ?

– Je vais fournir les maquettes.

– En quatre jours ?

– J’ai déjà quarante-quatre esquisses… Pour les costumes des ballets…

Michel fit entendre un petit rire ironique et commercial :

– J’ai idée que tu ne pâliras pas sur les costumes des ballets, pour cause…

– Ah ?

– Peuh… Quatre petites danseuses classiques qui feront des pointes…

– De la tarlatane, jeta Alice.

– Oui… Un bon couple de danseurs acrobatiques…

– Du nu, du déchiqueté et du strass.

– Du strass ? protesta Michel. Tu te crois en 1913 ? Pas de folies. De la paillette, oui. Ça ne va pas chercher loin, tout ça… Il ne faut pas que ça aille chercher loin, d’ailleurs. Pour les rôles non plus. Ils vont râler, tu penses…

Alice parut s’éveiller, s’égayer :

– Pour les rôles ? De la fleur au mètre en place de plumes, des rubans au lieu de broderies, de la cellophane pour faire soyeux, et de la frange pour faire luxueux, je vois, je vois !

– Tu as tes dessins ici ?

– Tous. Dans mon buvard violet, acheva-t-elle étourdiment.

« C’est ce qu’on appelle jeter un froid », pensa-t-elle en regardant Michel vider, d’une bouche amère, sa tasse de café. « Il convient de supprimer, de mon vocabulaire, le mot « buvard » et le mot « violet », si je ne veux pas voir cette sensitive replier chaque fois ses feuilles meurtries. Mais cette même sensitive converse au téléphone, cordialement, avec Ambrogio. Bizarre autant qu’étrange, comme disait feu mon père… »

Elle frotta l’une contre l’autre ses mains qui se refroidissaient, frissonna d’une sorte de honte : « C’est affreux de mesurer tout ce qui est changé entre nous. Pour deux mots, le voilà recroquevillé, écorché et vieilli, avec son œil droit rapetissé. Et moi qui ne perds pas une occasion de le critiquer, comme si c’était sa faute que j’aie couché avec Ambrogio… »

– Michel, je passe une robe et je fais un saut jusqu’au village.

– Au village ?

– Parce que je n’ai rien pour dessiner. Ni papier, ni couleurs, ni calque…

– Tu veux dessiner ? demanda-t-il d’un air absent.

– Voyons, Michel… mes costumes !

– C’est vrai, pardon.

– Tu n’as besoin de rien ?

Il posa sur sa femme un regard qui avouait sa constance à souffrir :

– Si. Mais ce que je voudrais tu ne peux pas me le donner.

Il rougit comme un homme jeune, et rentra à grands pas.

Derrière lui elle se mordit la lèvre, le traita d’idiot romanesque, jeta rageusement sa serviette, et renversa la tête pour retenir deux larmes entre ses cils. Une demi-heure plus tard elle descendait la pente en tendant son visage aux gouttes rares de la pluie. En chemin elle projetait des costumes, calculait des prix de revient, et cueillait les premières brunelles : « Je coifferai la Fée, dans Daffodil de ce petit cimier bleu, cornu… »

Au village, elle acquit des crayons d’écolier, des flacons d’encre rouge et violette, des pains d’aquarelle destinés au premier âge :

– Vous les portez à la bouche sans danger, assura la marchande.

Elle remonta égayée, pleine de bon vouloir, s’assit en route pour crayonner, sur sa rame de papier neuf, le costume du Colimaçon. Une pluie, impalpable comme l’embrun salé, s’attachait à ses joues poudrées et à ses cheveux nus. « Parlez-moi d’une heure de solitude et d’un peu de travail pour vous faire le teint clair, et l’humeur aussi ! »

Quand elle atteignit le terre-plein, une bande de ciel dorée, au ras de l’horizon, échappait seule à l’invasion du nuage pluvieux.

– Michel, où es-tu ? cria-t-elle.

Ce fut Maria qui s’avança sur le seuil, les mains gantées de farine.

– Monsieur est sorti, Maria ?

– Monsieur est dans la bibliothèque. Monsieur n’a pas bougé.

– Vous lui avez porté une infusion, Maria ?

– Oui, mais Monsieur m’a fait affront, il ne l’a pas bue.

Maria baissa son œil éloquent, secoua ses bras noirs à mitaines blanches.

– Monsieur était au téléphone, je l’ai peut-être dérangé…

Elle releva sur Alice son nouveau visage d’alliée lointaine et s’ enfuit gauchement.

« Encore un coup de téléphone… Et il n’est pas sorti. Et il n’a pas bu… »

Elle hésita, puis passa le seuil à grand bruit, ayant opté pour la fausse étourderie.

– Tu es là ? Dieu, qu’il fait sombre ici ! Tu n’as pas idée de ce qu’on trouve dans le pays comme fourniture de peintre ! Et pas moyen d’avoir du papier-calque ! Enfin, à Cransac comme à Cransac. En fait de radeau de la Méduse j’en ai vu bien d’autres… J’ai pris les journaux. Rien de nouveau ?

Il remua dans la pénombre lourdement et sans se lever :

– Pas grand-chose… J’ai une de ces migraines !… Ah ! on a téléphoné…

– Qui ?

– Eux, enfin les gens de Hirsch et Bordat… Je suis désolé, mon petit, mais ça ne marche plus.

– Quoi ?

– Mais l’affaire Daffodyl.

– Comment ?

– Oui. On ne monte plus Daffodyl à l’Étoile.

Il remua de nouveau confusément, se retourna sur le divan.

– Ça… Ça, par exemple… balbutia Alice. Ça, c’est… c’est fort…

Elle s’assit, dénoua ses petits paquets d’une main machinale, et alluma la lampe du bureau.

– À présent, raconte.

– Je te dis que j’ai un de ces maux de tête… geignit Michel.

– Tu prendras de l’aspirine. Mais raconte-moi tout de suite ce qu’il y a eu.

Il répondit de mauvaise grâce, le visage contre la muraille.

– Qu’est-ce que je raconterais ? Quand c’est cassé, c’est cassé.

– Question galette ?

– Aussi… Des complications… Hirsch ne peut pas paraître en nom dans l’affaire, ni comme commanditaire ni comme directeur…

– Eh bien, et toi ?

– Moi tout seul, ils ne veulent pas. Je ne suis pas assez leur homme.

Alice regardait avidement la nuque chevelue, le corps détourné qui parlait au mur.

– Et avec Ambrogio ?

Michel ne répondit pas.

– Tu m’entends ?… Et avec Ambrogio ? Il est de leur bord, lui ?

Elle vit le dos de Michel respirer à petites saccades.

– Tu me fais rire, dit-il avec condescendance.

Elle réfléchissait, mordillait la tige de la brunelle inutile…

– C’est toi qui as rappelé Paris, dit-elle.

Il remua, montra son profil :

– Pourquoi me demandes-tu ça ?

– Je ne te le demande pas. Je dis : c’est toi qui as rappelé Paris.

Il ne répondit que d’un mouvement d’épaules, se retourna vers le mur.

– Toi, dit Alice au bout d’un moment, toi, tu as fait une blague : tu as fichu l’affaire en l’air.

Il s’assit, arrangea sa chevelure du plat de la main.

– Oui, j’ai fichu l’affaire en l’air, répéta-t-il. Tu as besoin que je te dise pourquoi ?

– Non, dit-elle absorbée. Non. Je vois assez bien… En somme, tu n’aurais pu être qu’une manière de second directeur, auprès d’Ambrogio, qui est très bien en cour chez les Hirsch… Mon travail avec lui pour les costumes et décors… Je vois… Tu as préféré nous couper un doigt et fiche l’affaire en l’air, n’est-ce pas ? C’est à peu près ça ?

– À peu près.

Les mains serrées entre les genoux, Michel se balançait d’avant en arrière.

– C’est encore Ambrogio que tu as eu au téléphone ?

– Bien entendu.

– Et… qu’est-ce qu’il pense de ton refus ?

Michel se mit à rire, sans regarder sa femme :

– Lui ? Il trouve que j’ai raison dans le fond, figure-toi. Que c’est très malin. Que Hirsch et Bordat vont nous revenir dessus à la première occasion, avec des propositions meilleures. On n’est pas plus optimiste, tu vois.

– En effet.

Il cessa de se balancer, interrogea Alice avec un effort mal déguisé.

– Et toi ? Qu’est-ce que tu en dis, de mon refus ?

Elle contenait et essayait de démêler des sentiments divers.

– Moi ? Je dis que c’est un assez joli manque à gagner, mais qu’en somme ça te regarde. Tu n’as pas l’habitude de donner beaucoup d’importance à mon opinion, du moins quand il s’agit d’affaires.

– Ne joue pas sur les mots, Alice. Je ne suis guère de force, aujourd’hui. Tâche de voir les choses sous un autre jour. Inspirer des décisions aussi jalouses, passer avant les questions d’argent, avant les raisons raisonnables, avant… avant tout, il y a plus d’une femme – à mon avis, à mon humble avis ! – qui en serait orgueilleuse…

– Ne t’aventure jamais à décider de ce qui rend ou non une femme orgueilleuse, Michel.

– Oh ! Je sais bien…

Elle se pencha et sa bouche hardie, son nez aux narines plates dépassèrent la zone d’ombre.

– Non, tu ne sais pas. Et moi non plus, je n’arrive pas à deviner l’idée que tu as de moi depuis… Mais je commence à croire qu’un homme et une femme peuvent tout faire ensemble impunément, tout, sauf la conversation. Depuis l’autre jour, quand l’un de nous deux parle, l’autre l’écoute avec une politesse de sourd, ou bien lui répond de cent lieues, de Dieu sait où, d’un récif sur lequel il gesticule, perdu, tout seul… Non, je t’en prie ! On va encore se rendre enragés. Daffodyl est mort. Enterrons Daffodyl.

Elle ranima le feu assoupi, pressa sur son front sa frange de cheveux humides, et s’assit à sa place favorite pour esquisser, au crayon bleu, le casque cornu et fleuri d’un petit personnage de fée. Derrière elle, dans l’ombre, un grand soupir saccadé la remercia. Elle se donnait la peine d’avoir l’air attentive à son dessin, le jugeait à bout de bras, la tête penchée et les yeux rapetissés. Elle entendait la pluie très fine, le feu bavard, la petite horloge à face de chouette perchée près du plafond, et pensait : « Il n’est que six heures… Nous ne sommes que samedi… Encore dix jours pleins… » Elle abandonna le costume de la Fée pour celui de la Libellule. « Des ailes en cellophane… Tout le corps en plaques articulées, en métal léger, qu’on passerait simplement au duco, je vois des bleus et des verts ravissants. Les yeux, ah ! les yeux… Deux petits ballons en baudruche irisée, de chaque côté de la tête… Joli. Mais c’est plus revue qu’opérette. » Elle biffa son dessin et laissa errer son crayon, obsédée par la chute musicale de la pluie sur le balcon, au-dessous de la gouttière crevée.

– Et avec ça, dit soudain la voix de Michel, ils voulaient que nous partions pour Paris ce soir, au plus tard demain matin…

Elle ne répondit pas, déchira son esquisse et commença, sur une feuille blanche, des dessins de poignées de portes et de cache-radiateurs.

– Revoir, en ce moment, revoir… ces gens-là… reprit la voix, ma foi, je ne m’en vante pas, et ce n’est peut-être pas d’un très beau caractère, mais j’avoue que…

« que la tâche était au-dessus de mes forces », acheva Alice en elle-même. « Quand Michel commence une phrase, il pourrait toujours la donner à finir au-dehors. Incidente et cliché, cliché et incidente. Mon pauvre Michel, comme je le traite… Comment le traiterais-je si je ne l’aimais pas ?… C’est hideux, ce que je dessine. Tout à fait le style métro première manière. Jamais je n’oserais proposer ces horreurs aux Ateliers Eschenbach… »

Elle roula la feuille en boule, essaya aux crayons de couleur une parure, corner, ceinture et bracelet, qui d’abord lui plut. « Des plaques en verre épais… Ici des boules de métal, et de bois des îles… Ou des noyaux de pruneaux laqués… Total : une infâme pacotille genre Ouganda. Ah ! je ne suis pas en forme… » Elle éloigna d’elle les crayons et la rame de papier, écouta la goutte de pluie qui tombait musicalement dans une flaque d’eau. « Elle dit mi, sol, sol, mi, sol, sol dièse… »

– Si encore, reprit la voix incertaine, si encore j’avais cette consolation – non, qu’est-ce que je dis ? Après tout, oui, c’en serait une – si je pouvais me dire que l’insurrection des sens seule…

Alice serra les dents : « Ça va recommencer. »

– Une brutalité sensuelle est presque toujours, dans la vie d’une femme – je parle d’une femme équilibrée – une crise d’exception, un passage morbide… Tu me comprends, Alice ?

– Très bien.

« …Et je tiens mon sérieux, en outre », continua-t-elle en elle-même. « Il est vrai que je n’ai pas, depuis quelque temps, le fou rire facile. Mais pourquoi un homme ne peut-il jamais parler de la sensualité féminine sans dire d’énormes bêtises ? »

Encouragé, Michel se leva, marcha à grands pas appuyés, ouvrant les bras pour exprimer qu’il allait au-devant de l’équité, à la rencontre de la mansuétude. Mais quand il atteignait le fond de la pièce, entre les deux bibliothèques, il virait sur un talon avec une violence qui chaque fois démentait sa laborieuse bonhomie.

– Une passade, quoi, une passade… J’admets… Si encore… Que veux-tu, je suis ainsi fait…

Elle lui prêtait tantôt son regard dérobé, tantôt sa sensible oreille, en dessinant nonchalamment. Elle recueillait des bribes de phrases, des variations sur un motif tenace qu’elle appelait : le thème si-encore. Michel s’arrêta à la table, usa du briquet pour allumer une cigarette, et le délabrement de ses traits éveilla, occupa entièrement l’esprit d’Alice. « En si peu d’heures, quels dégâts !… Il a l’air grimé. Il est mortellement ennuyeux, mais il dépérit. Il mange mal, il chipote sa viande. Je supporterai n’importe quoi, mais pas de le voir dépérir. Cette figure qui diminue, et l’œil gauche rétréci, et son petit rire de travers… Mon pauvre Michel !… Tout à fait la tête qu’il avait quand le krach Spéleïeff nous a mis sur le sable, et ça a fini par une paratyphoïde…

Elle fronça les sourcils, soulevée d’une tendre malveillance qui ne distinguait pas encore son but, mais qui d’avance s’interposait entre Michel et la maladie, Michel et le danger, Michel et les blessures qui lui venaient de la main d’Alice… Elle le suivit dans son va-et-vient de monomane, baissa les yeux parce qu’elle l’avait regardé ardemment.

– …Et tu m’avoueras que je n’ai pas tout à fait tort ? Alice ?… Eh bien, Alice ?

– Pardon…

– Ma parole, elle ne m’écoute même pas !

Il lui posa sa main ouverte sur la tête, avec une douceur indignée :

– Mon pauvre petit monstre… dit-il.

D’un sourire contraint elle s’excusa :

– Il ne faut pas m’en vouloir, Michel. Je tâche de ramasser les morceaux… Est-ce que tu vas tous les jours casser quelque chose ? Laisse-nous un peu tranquilles, au moins un peu silencieux ?

Elle poussa vers lui la lampe.

– Tiens, partageons les journaux… Je prends les images…

« Il me rend lâche », songeait-elle. « Ce qui est affreux, c’est que je prends l’habitude de cette situation. Il y a deux jours, s’il m’avait traitée de pauvre petit monstre, on aurait vu quelque chose… Combien y a-t-il d’heures que nous ne nous sommes pas injuriés ?… Lui, si je le laissais faire, il s’habituerait. Tous les jours être malheureux, tous les jours si-encore, tous les jours un an de plus. Et aux fêtes carillonnées, étreinte pleine de honte, remords supplémentaires, évocation érotico-infernale du fameux Ambrogio… Ambrogio ! Il pense à Ambrogio !… » Elle recomposa froidement le visage du Niçois fin dont les cheveux noirs brillaient comme un plumage. « C’était joli, ce ton des lèvres à peine rouges, plutôt d’un beige sanguin… Il avait des gencives adorables, qui enchâssaient les dents comme de petites arcades roses… Et combien d’autres mérites… » Elle employait l’imparfait, comme pour un mort. « Penser à Ambrogio !… Est-ce que j’y pense, moi ? »

Elle abaissa sans bruit l’illustré qu’elle feuilletait. Les secousses brèves d’un journal déployé entre les mains de Michel comptaient les battements, irréguliers et rapides, d’un cœur fatigué.

« Lui, il y pense. J’attends encore deux, trois jours… Et je me risque… »

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