« Ah ! je le savais bien, que ce coup de sonnette-là, c’était ma Minne ! Je parie que tu vas m’en vouloir, parce que tu es en retard ! »
Elle sourit, encore qu’elle n’ait guère envie de rire, de savoir si prévue, et si respectée, son injuste humeur. Au fond, elle retrouve sans déplaisir ce grand garçon à figure chevaline, beau, si l’on veut, et qui habille sa jeune figure d’une barbe sérieuse. « Au moins, songe-t-elle en dénouant sa voilette, je suis sûre de celui-ci : je n’en attends plus rien. C’est quelque chose, au point où j’en suis. »
–Pourquoi « en retard » ? On dîne ici, je suppose ?
Antoine lève des bras scandalisés qui touchent presque le plafond :
–Bon Dieu ! et les Chaulieu ?
–Ah ! dit Minne.
Et elle reste plantée, la voilette tendue entre ses doigts fins, si délicieuse avec sa figure d’enfant grondée qu’Antoine se jette sur elle, la soulève de terre, veut l’embrasser ; mais elle se dégage vite, les yeux refroidis :
– C’est ça, va ! retarde-moi encore ! D’ailleurs, on dîne tellement tard chez eux… Nous ne serons jamais les derniers !
Elle glisse vers la porte de sa chambre et se retourne, les lèvres plissées d’une moue :
– Tu y tiens, toi, à ce dîner ?
Antoine ouvre la bouche, puis la referme, puis la rouvre, évidemment sous un flot si pressé d’arguments que Minne s’énerve et crie avant qu’il ait parlé :
– Oui, je sais ! Tes relations avec Pleyel ! Et la publicité des journaux affermés par Chaulieu ! Et Lugné-Poe qui veut commander un barbytos pour les danses d’Isadora Duncan ! Je sais tout, tout, je te dis ! Dans dix minutes, je serai prête !
« Puisqu’elle sait tout ça, se dit Antoine resté tout seul au milieu du salon, pourquoi me demande-t-elle si je tiens à ce dîner ? »
L’amour d’Antoine ignore la supercherie, comme la modération. Sa tendresse le fait trop tendre, et trop gai sa gaieté, et trop soucieux son souci. Peut-être n’y a-t-il pas d’autres barrières, entre elle et lui, que ce besoin – « cette manie » dit Minne – d’être sincère et sans détour ?… Un jour, l’oncle Paul, le père d’Antoine, a dit à son fils, devant Minne : « Il faut se défier de son premier mouvement !– Oh ! c’est bien vrai », a répondu Minne docile, achevant en elle-même : «…surtout les gens qui ne mentent pas spontanément. Ce sont des paresseux, qui ne se donnent même pas la peine d’arranger un peu la vérité, quand ce ne serait que par politesse, ou bien pour intriguer… »
Antoine est un de ces incorrigibles. Il s’écrie vers Minne, à chaque instant : « Je t’aime ! » Et c’est vrai. C’est vrai d’une manière absolue, sans nuances, pour toujours.
« Où irions-nous, philosophait Minne, si, usant du même procédé d’affirmation, je m’exclamais avec une conviction égale à la sienne : « Je ne t’aime pas ! »
Cette fois encore, planté dans le salon blanc, il discute loyalement avec Minne absente : « Pourquoi me l’a-t-elle demandé, puisqu’elle le savait ? » Il bouscule, en passant, le barbytos qu’il a fait construire chez Pleyel. La grande lyre gémit, lamentable et harmonieuse : « Bon Dieu ! mon modèle huit ! « Il la palpe avec sollicitude et sourit, dans la glace, à son image de rhapsode barbu.
Antoine n’est pas un aigle, mais il a le bon sens de s’en rendre compte. Tourmenté du besoin de se grandir aux yeux de Minne, il détourne avec l’autorisation de Gustave Lyon, son patron, quelques heures de son temps, dû à la comptabilité de la maison Pleyel, pour les donner à la reconstruction d’instruments grecs ou égyptiens. « Je me serais aussi bien occupé d’automobiles, s’avoue-t-il, mais la reconstitution du barbytos me vaudra peut-être un bout de ruban rouge… » La porte de la chambre à coucher se rouvre, Antoine tressaille.
– J’ai dit dix minutes, jette une petite voix triomphante. Regarde ta montre !
– C’est épatant, concède ce modèle des maris. Que tu es belle, Minne !
Belle, on ne sait pas bien ; mais singulière et charmante, comme elle fut toujours. Elle est habillée d’un tulle vert, vert bleu, bleu vert, une robe couleur d’aigue-marine. Une ceinture d’argent, une rose d’argent au bord du décolletage discret, c’est tout. Mais il y a les épaules frêles de Minne, les cheveux étincelants de Minne, et les yeux noirs qui étonnent, qui ne vont pas avec le reste, et, au-dessous de son collier, – des perles pas plus grosses que des grains de riz, – deux toutes petites salières si attendrissantes…
– Viens vite, ma poupée !…
* * *
Chez les Chaulieu, chacun arrive avec une âme de combat, les poings serrés, la mâchoire contractée et défensive. Les plus forts montrent une mine affectée d’aise et de bien-être, la face reposée d’un bon ami qui vient chez ses bons amis pour passer tranquillement la soirée. Mais ceux-là sont rares. En thèse générale, quand un homme annonce dans la journée : « Je dîne ce soir chez les Chaulieu », les visages se tournent vers lui avec un ironique intérêt. On dit « ah ! ah ! » et cela signifie : « Bonne chance ! vous sentez-vous en forme ? le biceps va ? »
Dégagé de toute légende, le salon des Chaulieu n’a pas de quoi inquiéter les plus fiers courages ; madame Chaulieu est une harpie, soit. Mais il se trouve encore des esprits paisibles sur qui cette révélation ne produit pas d’autre effet que, par exemple, celle-ci : « Madame Chaulieu est un peu bossue.»
Cette insigne créature se pare de méchanceté, comme les autres de vice. Pratique, elle s’est d’abord fait connaître en parlant d’elle-même, et encore d’elle-même. Patiente, elle a, durant cinq ou six années, commencé toutes ses phrases par : « Moi qui suis la plus méchante femme de Paris… » Et Paris, à cette heure, redit avec un touchant ensemble : « Madame Chaulieu, qui est la plus méchante femme de Paris… »
Peut-être n’est-ce chez elle qu’activité inemployée, énergie de bossue dont la bosse est en dedans ; car son corps menu porte solennellement une grande et magnifique tête de Juive orientale.
Chaulieu, son mari, est un homme discret, découragé et bûcheur, épouvanté de sa compagne. On dit volontiers, en parlant de lui : « Ce pauvre Chaulieu » ; car il laisse paraître, sur sa figure de petit hidalgo camus, la mélancolie des malades incurables et résignés. Il accepte fièrement le malheur d’être l’époux de sa femme, et son silence signifie : « Laissez-moi tranquille avec votre pitié ; si je suis son mari, c’est que je l’ai bien voulu ! »
Irène Chaulieu s’habille coûteusement, porte des robes blanches de dentelle ou de tulle qui gagneraient à connaître plus fréquemment le teinturier-dégraisseur, des zibelines d’occasion, et des gants blancs toujours un peu craqués à cause de la nervosité remuante de ses petites mains, des mains tripoteuses et moites, qui accaparent la poussière des bibelots, le sucre des gâteaux, le beurre des sandwiches, et les traces oxydées d’une chaîne de cou qu’elles tourmentent sans cesse.
Chez elle, assise, afin de paraître plus grande, sur l’extrême bord d’une chaise, Irène Chaulieu se tient au fond d’un immense salon carré, face à la porte pour dévisager ses amis dès qu’ils entrent, et les suivre, durant qu’ils traversent le parquet miroitant comme une mare, de son beau regard brutal et malveillant.
Telle est l’étrange amie que le hasard a donnée à Minne. Irène s’est jetée sur cette jeune femme avec la curiosité collectionneuse qui la fait si aimable aux nouveaux venus, tout animée de la joie de connaître, d’éplucher, de détruire. Et puis, mon Dieu, Antoine n’est pas si mal… grand et barbu, une dégaine de Brésilien honnête… La prévoyante sensualité d’Irène sait ménager l’avenir.
– Ah ! les voilà enfin !
Antoine, derrière Minne qui traverse en patineuse le parquet glacé, marmonne des excuses et s’effondre sur la main tendue de madame Chaulieu. Mais elle ne le regarde même pas, occupée à détailler la toilette de Minne…
– C’est cette belle robe, ma chère, qui vous a mise en retard ?
Son ton châtie plus qu’il n’interroge ; mais Minne n’en semble pas émue. Elle compte, l’œil noir et grave, les convives masculins et oublie de dire bonsoir à Chaulieu qui s’écrie mollement, fatigué jusque dans l’enthousiasme :
– Minne, notre ami Maschaing désire vous connaître.
Cette fois, Minne semble s’éveiller de son indifférence : Maschaing l’académicien, le Maschaing de Spectre d’Orient et des Désabusées, Maschaing lui-même !… « En voilà un qui doit s’y connaître en voluptés ! » se dit Minne… Elle se penche, très attentive, vers un petit homme agile qui la salue… « Ah ! je l’aurais cru plus jeune ! Et puis il ne me regarde pas assez… c’est dommage !… »
Irène Chaulieu se lève, traînant deux mètres de guipure poussiéreuse, et s’empare du bras de Maschaing. Sa tête royale et busquée, son petit corps raidi sur des talons périlleux proclament l’orgueil d’une chasse fructueuse : « Enfin, je l’ai, leur académicien ! »
– Maugis, jette-t-elle par-dessus l’épaule, vous offrez le bras à Minne…
Minne suit, sa main gantée sur la manche de Maugis, qu’elle n’a jamais vu de si près. « Il est drôle, mon voisin. Il a des yeux d’escargot. Mais j’aime assez cette moustache militaire. Et puis il a un nez trop court qui m’amuse. En voilà un qui passe pour la mener joyeuse, comme ils disent ? Irène Chaulieu affirme qu’on peut faire beaucoup de fond sur ces hommes de la génération précédente… En somme, dépouillé de son borde-plats, il perd le trait le plus caractéristique de sa physionomie… J’ai mal aux reins, pourquoi ?… Tiens ! je n’y pensais plus ! mais c’est ce petit Couderc, aujourd’hui… » Elle sourit froidement à son souvenir, et refuse le potage.
À sa gauche, Chaulieu boit de l’eau de Vichy, prudent et résigné, car : « Il n’y a pas de maison, dit-il, où l’on mange plus mal que chez moi. » À sa droite, Maugis l’épie de son œil saillant. En face d’elle, Irène Chaulieu, superbe, très grande dès qu’elle est assise, expédie sa bisque, y trempe un bout d’écharpe – qui, d’ailleurs, en a vu bien d’autres – et « fait du plat » à Maschaing, avec cette brutalité dans la louange, ce cynisme dans l’admiration qui subjuguent parfois leur objet et l’amènent, passif, heureux, jusqu’aux lèvres buveuses et bien ciselées d’Irène, jusqu’entre ses bras musclés de dompteuse…
Antoine sourit à sa femme. Elle lui rend le sourire en renversant la tête, pour que Maugis suive le mouvement du cou, note l’éclair des yeux entre les cils blonds… « On ne sait jamais » se dit–elle.
Aux deux bouts de la table, des gens vagues, cousines pauvres d’Irène, jeunes prodiges de la littérature, pas encore bacheliers, mais qui traitent Mallarmé de rétrograde ; une Américaine, qu’on nomme « la belle Suzie » sans la désigner davantage, et son flirt de la semaine ; un marchand de pierres israélite, sur qui l’hôtesse, qui convoite un saphir étoilé, essaiera vainement tout à l’heure ses regards les plus explicites et son cynisme fraternel : « Nous deux, qui sommes de bonnes crapules… ». Un blond pianiste beethovenien est annoncé pour onze heures…
Minne regarde tous ces gens-là et rit : « Ce pauvre Antoine, il a encore écopé la tante Rachel ! Ça ne rate jamais. Comme il n’y a guère que lui de poli, ici, on lui repasse toutes les vieilles parentes… »
– Vous ne buvez pas, madame ?
« Ah ! Ah ! Il se décide, ce gros Maugis ? Quelles moustaches, tout de même ! Je ne peux pas m’habituer à entendre sortir de ces broussailles sa voix de jeune fille un peu enrhumée… »
– Mais si, monsieur ! je bois du champagne et de l’eau.
– Et comme vous avez raison ! Le champagne est le seul vin tolérable de cette maison. Chaulieu est chargé de la publicité du Pommery, heureusement pour vous !
– Je ne savais pas. Si Irène vous entendait !
– Pas de danger ! Elle s’éreinte en effets de corsage pour Maschaing…
– C’est ce qui vous trompe, mon petit Maugis, j’entends toujours tout !
Le regard et la phrase tombent raide sur l’imprudent, qui plie le dos et tend les mains jointes :
– Pardon ! ferai plus ! gémit-il.
Mais on ne désarme pas si vite Irène Chaulieu.
– Ne vous mettez pas mal avec moi, mon petit Maugis : ça pourrait vous coûter cher !
Blessé d’être menacé devant Minne, l’homme aux grosses moustaches devient insolent :
– Cher ? Ma pauvre amie, je suis bien tranquille : les femmes ne m’ont jamais rien coûté, et ce n’est fichtre pas pour vous que je changerai mes habitudes !
Irène Chaulieu flaire le vent en cavale de sang, et va répondre… Déjà tous les convives se taisent et se penchent comme au théâtre… La voix douce et lasse de Chaulieu détourne – quel dommage ! – la tempête :
– Je l’avais bien dit, que la timbale serait ratée !…
Bien que l’assertion soit rigoureusement exacte, les convives jettent à ce martyr des regards féroces : Chaulieu leur fait manquer un de ces attrapages soignés, la spécialité de la maison, et puis, comme dit Maugis, pendant ce temps-là, on n’aurait pas pensé à ce qu’on mange ! N’empêche que Minne jette à son voisin, ce brave, une œillade singulièrement flatteuse. « Ses moustaches ne mentent pas : c’est un héros ! » Le héros sent venir, d’elle à lui, cette sympathie d’ordre inférieur, penchant de la petite femme du monde pour le lutteur qui vient de « tomber » un adversaire… Il est prêt à en profiter, séduit par l’inquiétante beauté de Minne, son charme de bibelot hors commerce…
Le dîner se dégèle. Irène Chaulieu flambe d’entrain, grisée par sa première escarmouche. Elle ne mange plus, parle comme on délire, et comble de calomnies inédites l’oreille tendue de l’académicien qui prend des notes. Antoine l’entend, épouvanté, défendre une amie de fraîche date :
– Non, mon cher maître, vous ne vous ferez pas l’écho de pareilles infamies ! Madame Barnery est une honnête femme, qui n’a jamais eu avec Claude les relations que l’on dit ! Madame Barnery a des amants…
– Ah ! comment ? elle a des amants ?
– Parfaitement, elle a des amants ! Et c’est son droit, d’avoir des amants ! C’est le droit de toute femme trompée par la vie ! Et je n’admettrai jamais qu’on parle d’elle, devant moi, en des termes équivoques !
« Bon Dieu ! soupire Antoine, assommé. Si jamais cette mégère-là prenait Minne en grippe, nous serions frais ! Ma petite Minne si pure ! Comme elle rit des fumisteries de ce gros journaliste !… Rien de tout cela ne l’effleure… »
Minne rit, en effet, la tête en arrière, et on voit le rire descendre en ondes sous la peau nacrée du cou, jusqu’aux deux petites salières attendrissantes… Elle rit pour s’embellir et pour éviter de répondre à Maugis emballé, qui lui dépeint son état d’âme en termes vigoureux :
– … et vous verriez quel bath aimoir, avec quels divans !
– Des divans ! répète Minne, tout à coup très réservée… Vous entendez, monsieur Chaulieu, ce que me dit mon voisin ?
– J’entends bien, répond Chaulieu… mais je faisais, par discrétion, le monsieur qui savoure sa salade Femina. Et, bon Dieu ! qu’elle est mauvaise ! avec quoi peut-on bien fabriquer l’huile d’olive, chez moi ?
Minne le tire par la manche, gamine :
– Mais, monsieur Chaulieu, défendez-moi ! il me dit des choses horribles !
Chaulieu tourne vers Minne sa figure camuse :
– Comment ? ma pauvre enfant, vous en êtes déjà à me demander secours ? Dans ce cas, il y a…
– Il y a ?… insiste Minne, très coquette.
Chaulieu, du menton, désigne Antoine :
– Mais… celui-là, de qui les biceps me semblent compter… Hé ! Maugis, qu’est-ce que tu en dis ?
Maugis, embêté au fond, ricane, pose lourdement ses coudes sur la table, exagère la vigueur de son large dos :
– Mon vieux, pourvu qu’une femme ait des faiblesses, la force du mari, moi, je m’en fiche !
– C’est une opinion.
– Dites donc, petite madame blonde, il a l’air occupé votre mari ?
Très occupé ! Irène Chaulieu, dès qu’elle a vu le jeu de Maugis, a résolument tourné le dos à l’Immortel et s’est jetée sur Antoine, sur le mari, sur l’ennemi… Elle lui masque tout un côté de la table, de son chignon gonflé et lâche, de son éventail ouvert, de son épaule évadée du corsage… Elle l’ahurit de paroles, se découvre un intérêt récent et passionné pour le barbytos.
– Mais, mon cher, c’est une révolution dans la musique !
– Oh ! c’est beaucoup dire ! hasarde loyalement Antoine.
– Laissez donc, laissez donc, vous êtes trop modeste ! Ah ! si j’étais homme ! À nous deux, nous remuerions le monde !… Quand on a votre force, votre jeunesse, votre…
Le beau regard oriental d’Irène s’appuie sur celui d’Antoine ; ses cils, lourds de mascara, battent paresseusement comme l’aile d’un papillon pose… Il cligne, gêné, fatigué aussi par l’électricité crue qui tombe sur la nappe brodée et rejaillit blafarde jusqu’aux visages. Un coup de timbre lointain met fin à son supplice, et Chaulieu avertit sa femme d’un petit claquement de langue :
– Hep, Irène !
Elle se lève à regret, enroule son écharpe, accroche et entraîne des pelures de bananes, en disant tout haut :
– Déjà les cure-dents qui rappliquent ! Je vais encore trouver au salon des têtes à quarante-cinq degrés. Tant pis, je n’y peux rien ! Tout le monde voudrait dîner ici… Minne, vous ferez la jeune fille au salon, pour le café et les liqueurs.
Minne ne déteste pas cet office délicat qui consiste à manier, dans un salon encombré, des tasses fragiles, une cafetière, une pince à sucre… Elle y apporte des mains soigneuses, une application de fausse ingénue qui attendrit les dîneurs bien remplis.
– Quel trésor, mon cher, qu’une petite femme comme ça ! Elle vous a une frimousse à repriser des chaussettes, tu ne trouves pas ?
L’emballement de Maugis n’a plus de bornes. Il vient de se confier à un jeune poète, trop jeune pour n’être pas blasé sur la beauté des femmes…
– Quel petit cou à étrangler ! Et ces cheveux ! et ces yeux ! et ces…
Irène Chaulieu survient, chétive et excitée.
– Là, là, Maugis, un peu de calme ! Convenez au moins que je suis une bonne amie ? À table, pour vous laisser le champ libre, j’ai occupé le mari !
– C’est vrai, je vous revaudrai ça. Elle est rudement gentille, l’enfant ! Je vous fous mon billet que si je la rencontrais dans une île déserte…
– Mon pauvre Maugis, vous me faites pitié ! Il n’y a rien à faire avec Minne.
L’homme de lettres lève ses lourdes épaules :
– Elle est honnête ? raison de plus ! une femme qui a pas marché se méfie moins.
– Ça dépend, objecte Irène nonchalante, les cils couchés en abat-jour. Il y a celles à qui les hommes ne disent rien…
Maugis lance, pour mieux écouter, sa cigarette dans un vase de roses.
– Non ? vrai ? elle ?… Racontez-moi tout ! On est des vieux copains, nous deux, pas, Irène ?
– Oui, à présent ! jette-t-elle, moqueuse. Vous êtes trop chineur, mon gros, vous ne saurez rien.
Tranquille, sûre d’avoir semé de la bonne graine de mensonge, elle s’en va vers les couples qui arrivent. Rares, les couples : le célibataire abonde, et l’homme marié venu tout seul. Elle sourit, tend ses mains aux ongles brillants. Le grand salon glacial se peuple enfin, perd sa sonorité d’appartement à louer. Irène permet le cigare, et Minne verse les liqueurs, si sage dans sa robe bleue…
– Un peu de curaçao sec, monsieur ?
Elle dit cela d’une voix distinguée, une voix qui s’ennuie poliment…
– Un peu de curaçao sec, monsieur ?
Pas de réponse, Minne lève les yeux et se trouve devant le petit baron Couderc qui vient d’entrer… Il n’en revient pas. Pourquoi ne lui a-t-elle pas dit qu’il la verrait ce soir ? Et pourquoi n’a-t-elle pas l’air émue ? Car, enfin, il y a cinq heures à peine que, là-bas, rue Christophe-Colomb, elle détachait ses jarretelles avec une pudeur si charmante et si drôlement placée… À ce souvenir, il suffoque un peu, et son teint d’enfant frais s’empourpre d’un seul flot.
– Mais, murmure-t-il, vous êtes donc ici ?
– On le dit… raille-t-elle en lui souriant des yeux.
Elle lui laisse aux doigts un verre plein, et s’en va, Hébé indifférente, servir Antoine.
Irène Chaulieu a vu… Maugis aussi…
– Bon Dieu ! Irène, qu’est-ce qu’il a pris, le gosse, souffle Maugis, intéressé violemment. Vous avez vu ce qu’il a tiqué ?
– Ça vous étonne ? Pas moi ! Vous ne savez donc pas ? Ce petit Couderc est fou d’elle, mais elle ne veut rien savoir. Elle a dû le remiser encore une fois, et sec ; il fera bien de ne plus se retrouver devant elle !
– Il ne s’en remet pas : regardez-le… Pauvre gosse ! il me fait pitié !
– Pitié ! vous êtes épatant, mon cher, à vouloir que toutes les femmes passent leur vie dans les garçonnières ! C’est bien fait pour le petit Couderc ! Moi, j’aime les femmes qui se tiennent !
Il est exact, d’ailleurs, que Jacques Couderc souffre. Il supporte son nouvel état d’amant heureux avec impatience et malaise. La semaine d’avant, son flirt avec Minne lui procurait un agacement délicieux, l’exaltation d’un vin léger qui fait chanceler la tête sans couper les jambes. Il aurait voulu se battre devant elle, insulter à tout ce qui existe, enlever une autre femme pour que Minne le sût et l’admirât ; mais il ne subissait pas ce morne et ardent amour, si près des larmes et de la violence, cet amour que la première heure de possession avait fait sortir d’un gîte sombre où il dormait tout armé…
Jacques souffre de jalousie, parce qu’il aime, et son mal lui donne une contenance un peu courbée et gauche, un air de rhumatisant précoce.
Sans déférence pour le pianiste qui joue une tumultueuse rengaine de Liszt, Maugis a rejoint Minne, et Jacques Couderc la regarde roucouler et rire.
« Elle n’a ri qu’une fois aujourd’hui, songe-t-il, c’est quand elle m’a dit que j’étais bête. Seigneur ! je le suis encore bien plus qu’elle ne le croit… Quelle sale tête il a, ce Maugis ! Il ressemble au « Frog Prince » des dessins de Walter Crane… Tant pis ! je m’en vais mettre la puce à l’oreille du mari ! »
Jacques Couderc relève son nez de gavroche, affermit son sourire en coin, et s’en va crânement « rapporter » à Antoine, qui fume en paix près de la table de poker, dans le clan des hommes mûrs, car sa barbe et sa figure de cheval sérieux lui ont créé des relations au-dessus de son âge. Et puis, le rénovateur du barbytos ne folâtre pas avec des gigolos !
– Monsieur…
– Cher monsieur…
Ils échangent une poignée de main, et Antoine sourit paternel.
– Vous avez vu ma femme ?
– Oui… c’est-à-dire… elle causait avec M. Maugis : alors, je n’ai pas cru devoir…
– Vous ne connaissez pas Maugis ?
– À peine… C’est un de vos amis personnels ?
– Non, pas du tout. Je le rencontre ici, et ailleurs. Il amuse Minne.
Jacques jette sur Antoine un regard furieux :
– Charmant garçon, d’ailleurs. Un peu bohème, mais quand on est célibataire, n’est-ce pas ?…
– Je ne vous le fais pas dire !
– Mais je ne le dis pas non plus ! se récrie imprudemment Jacques, rouge d’une pudeur insolite. Je sais bien qu’on a la rage de dire que je mène une vie de bâton de chaise, mais c’est très, très exagéré. Dans tous les cas, je n’ai pas, comme Maugis, la fâcheuse réputation de coucher avec des vieilles dames, moi !
Antoine lève les sourcils et regarde du côté de Maugis, toujours assis auprès de Minne.
– Comment ? il couche avec des vieilles dames ?
– Des vieilles dames, c’est beaucoup dire… avec une vieille dame, une blonde teinte, hors d’âge… Et Dieu sait pourquoi ! car il aime plutôt les petites personnes très jeunes…
– Vrai ? c’est épatant, déclare Antoine.
Son accent révèle une si vive admiration que le petit Couderc s’indigne.
– Ça ne vous dégoûte pas plus que ça ?
– Moi ? mais je trouve ça merveilleux, cher monsieur ! Vous pourriez me mettre dans un lit avec une femme d’âge pendant sept ans… je resterais comme… comme… je ne peux pas dire quoi, moi !
Le baron Couderc se lève, déçu.
– Vous permettez, cher monsieur ? Je crois que madame Minne me fait signe…
Ce n’est pas un signe, mais un froncement têtu des sourcils. Minne voit, Minne sent un commencement de danger contre lequel se dresse son âme brave et rusée. Elle regarde venir Jacques avec défiance… Il est gentil pourtant cet enfant, et si bien habillé !
« Le pantalon de Maugis visse, pense-t-elle, et puis je n’aime pas les revers de moire… Mais, décidément, Jacques est trop jeune. Cette surprise, cette rougeur en me trouvant ici !… Je n’aurais jamais dû compter sur un garçon si jeune pour faire de moi une femme comme les autres… Quand je pense à ce que disait Marthe Payet, l’autre jour : « Moi, je suis comme Bilitis ; quand je suis avec mon amant, le plafond tomberait sans changer le fil de mes idées ! » Jacques aussi, il est comme Bilitis… Oh ! je le battrai !… »
Elle se tourne un peu du côté de Maugis, dont le souffle caresse son épaule : « Celui-ci…, on ne peut pas lui reprocher d’être trop jeune, au contraire. Il n’est pas beau… Mais son assurance, sa voix de jeune fille, sa câlinerie blessante, et ce … je ne sais quoi… Ah ! oui ! s’interrompt-elle résignée, le je ne sais quoi des hommes qu’on ne connaît pas beaucoup ! »
Jacques est revenu à Minne, qui lui tend sa main dégantée. Il l’effleure des lèvres, et attend pour Maugis une présentation qui ne vient pas. Maugis fume, suave et vague, les yeux vers l’azur pommelé du plafond… Minne se lève enfin, déplisse sa robe et marche vers la table qui porte des rafraîchissements, pour que son amant l’y suive…
– Un verre d’orangeade, chère madame ?… Minne, supplie-t-il tout bas, vous saviez que vous veniez ici ce soir, et vous ne me l’avez pas dit…
– C’est vrai, avoue-t-elle. Je n’y ai pas pensé…
Elle lui parle de profil une coupe aux doigts, inondée de lumière crue. Ses cils retroussés semblent la flèche que lancent ses yeux aux aguets ; le peu de champagne qu’elle a bu rosit sa petite oreille compliquée…
– Minne, poursuit-il, enragé de tant de grâce, jure-moi que tu ne voulais pas cacher ton flirt avec cet ignoble individu !
Elle tressaille, mais ne se tourne pas vers Jacques.
– Connais-je d’ignobles individus ? Et osez-vous aujourd’hui, aujourd’hui, me parler ainsi ?
Il jette à travers la table son sandwich mordu qui tombe dans les cerises déguisées.
– Eh ! c’est d’aujourd’hui seulement que je puis vous parler ainsi, parce que c’est d’aujourd’hui que je souffre, d’aujourd’hui que je t’aime !
Minne s’est retournée, brusque ; elle plonge dans les yeux défiants et tristes de son amant son grave regard.
– D’aujourd’hui ? Parce que vous m’avez eue ? Réellement ?… Oh ! expliquez-moi comment il se peut que l’amour vienne d’une pareille chose ?… Dites-moi : vous m’aimez davantage parce que, cet après-midi… ?
Il croit comprendre, et se trompe ; il croit que Minne veut ranimer son imagination au feu d’un souvenir tout proche, qu’elle veut goûter, devant tous, l’outrage exquis d’une évocation précise… Son teint d’enfant sanguin s’embrase et pâlit tour à tour : le voici de nouveau changé, sans défense, comme elle l’a vu tout à l’heure rue Christophe-Colomb…
– Oh ! Minne, quand tu t’es penchée pour dénouer tes jarretelles…
Il délire et tremble, son genou gauche trépide, comme là-bas… Elle l’écoute, très sérieuse, sans baisser les yeux sans frémir aux mots brûlants, et quand il s’arrête, honteux et enivré, elle n’a qu’une exclamation, à peine prononcée, de découragement :
– C’est inconcevable !