II

Minne dort et Maman songe. Cette petite fille si mince, qui repose à côté d’elle, remplit et borne l’avenir de Madame… qu’importe son nom ? elle s’appelle Maman, cette jeune veuve craintive et casanière. Maman a cru souffrir beaucoup, il y a dix ans, lors de la mort soudaine de son mari ; puis ce grand chagrin a pâli dans l’ombre dorée des cheveux de Minne fragile et nerveuse, les repas de Minne, les cours de Minne, les robes de Minne… Maman n’a pas trop de temps pour y penser, avec une joie et une inquiétude qui ne se blasent ni l’une ni l’autre.

Pourtant, Maman n’a que trente-trois ans, et il arrive qu’on remarque dans la rue sa beauté sage, éteinte sous des robes d’institutrice. Maman n’en sait rien. Elle sourit, quand les hommages vont aux surprenants cheveux de Minne, ou rougit violemment, lorsqu’un vaurien apostrophe sa fille, il n’y a guère d’autres événements dans sa vie occupée de mère-fourmi. Donner un beau-père Minne ? vous n’y pensez pas. Non, non, elles vivront toutes seules dans le petit hôtel du boulevard Berthier qu’a laissé papa à sa femme et sa fille, toutes seules… jusqu’à l’époque, confuse et terrible comme un cauchemar, où Minne s’en ira avec un monsieur de son choix…

L’oncle Paul, le médecin, est là pour veiller de temps en temps sur elles deux, pour soigner Minne en cas de maladie et empêcher Maman de perdre la tête ; le cousin Antoine amuse Minne pendant les vacances. Minne suit les cours des demoiselles Souhait pour s’y distraire, y rencontrer des jeunes filles bien élevées et, mon Dieu, s’y instruire à l’occasion… « Tout cela est bien arrangé », se dit Maman qui redoute l’imprévu. Et si l’on pouvait aller ainsi jusqu’à la fin de la vie, serrées l’une contre l’autre dans un tiède et étroit bonheur, comme la mort serait vite franchie, sans péché et sans peine !…

– Minne chérie, c’est sept heures et demie.

Maman a dit cela à mi-voix, comme pour s’excuser.

Dans l’ombre blanche du lit, un bras mince se lève, ferme son poing et retombe.

Puis la voix de Minne faible et légère demande :

– Il pleut encore ?

Maman replie les persiennes de fer. Le murmure des sycomores entre par la fenêtre, avec un rayon de jour vert et vif, un souffle frais qui sent l’air et l’asphalte.

– Un temps superbe !

Minne, assise sur son lit, fourrage les soies emmêlées de sa chevelure. Parmi la clarté des cheveux, la pâleur rose de son teint, la noire et liquide lumière de ses yeux étonne. Beaux yeux, grands ouverts et sombres, où tout pénètre et se noie, sous l’arc élégant des sourcils mélancoliques… La bouche mobile sourit, tandis qu’ils restent graves… Maman se souvient, en les regardant, de Minne toute petite, d’un bébé délicat tout blanc, la peau, la robe, le duvet de la chevelure, un poussin argenté qui ouvrait des yeux étonnants, des yeux sévères, tenaces, noirs comme l’eau ronde d’un puits…

Pour l’instant, Minne regarde remuer les feuilles d’un air vide. Elle ouvre et resserre les doigts de ses pieds, comme font les hannetons avec leurs antennes… La nuit n’est pas encore sortie d’elle. Elle vagabonde à la suite de ses rêves, sans entendre Maman qui tourne par la chambre, Maman tendre et toute fraîche en peignoir bleu, les cheveux nattés…

– Tes bottines jaunes, et puis ta petite jupe bleu marine et une chemisette… une chemisette comment ?

Enfin réveillée, Minne soupire et détend son regard :

– Bleue, maman, ou blanche, comme tu voudras.

Comme si d’avoir parlé lui déliait les membres, Minne saute sur le tapis, se penche à la fenêtre : il n’y a pas de sergent de ville étendu en travers du trottoir, un couteau dans la nuque…

« Ce sera pour une autre fois », se dit Minne, un peu déçue.

L’arôme vanillé du chocolat s’est glissé dans la chambre et stimule sa toilette minutieuse de petite femme soignée ; elle sourit aux fleurs roses des tentures. Des roses partout sur les murs, sur le velours anglais des fauteuils, sur le tapis à fond crème, et jusqu’au fond de cette cuvette longue, montée sur quatre pieds laqués en blanc… Maman a voulu superstitieusement des roses, des roses autour de Minne, autour du sommeil de Minne…

– J’ai faim ! dit Minne qui, devant la glace, noue sa cravate sur son col blanc luisant d’empois.

Quel bonheur ! Minne a faim ! voilà Maman contente pour la journée. Elle admire sa grande fille, si longue et si peu femme encore, le torse enfantin dans la chemisette à plis, les épaules frêles où roulent les beaux cheveux en copeaux brillants…

– Descendons, ton chocolat t’attend.

Minne prend son chapeau des mains de Maman et dégringole l’escalier, leste comme une chèvre blanche. Elle court, pleine de l’heureuse ingratitude qui embellit les enfants gâtés, et flaire son mouchoir où Maman a versé deux gouttes de verveine citronnelle…

Le cours des demoiselles Souhait n’est pas un cours pour rire. Demandez à toutes les mères qui y conduisent leurs filles ; elles vous répondront : « C’est ce qu’il y a de mieux fréquenté dans Paris ! » Et on vous citera coup sur coup les noms de mademoiselle X…, des petites Z…, de la fille unique du banquier H… On vous parlera des salles bien aérées, du chauffage à la vapeur, des voitures de maître qui stationnent devant la porte, et il est à peu près sans exemple qu’une maman, séduite par ce luxe hygiénique, éblouie par des noms connus et fastueux, s’aventure jusqu’à éplucher le programme d’études.

Tous les matins, Minne, accompagnée tantôt de Maman, tantôt de Célénie, suit les fortifications jusqu’au boulevard Malesherbes où le cours Souhait tient ses assises. Bien gantée, une serviette de maroquin sous le bras, droite et sérieuse, elle salue d’un regard l’avenue Gourgaud verte et provinciale, d’une caresse les chiens et les enfants du peintre Thaulow qui vagabondent en maîtres sur l’avenue déserte.

Minne connaît et envie ces enfants blonds et libres, ces petits pirates du Nord qui parlent entre eux un norvégien guttural… « Tout seuls, sans bonne, le long des fortifications !… Mais ils sont trop jeunes, ils ne savent que jouer… Ils ne s’intéressent pas aux choses intéressantes… »

Arthur Dupin, le styliste du Journal, a ciselé un nouveau chef-d’œuvre :

ENCORE NOS APACHES ! – CAPTURE IMPORTANTE.

LE FRISÉ INTROUVABLE.

« Nos lecteurs ont encore présent à l’esprit le récit lugubre et véridique de la nuit de mardi à mercredi. La police n’est pas restée inactive depuis ce temps, et vingt-quatre heures ne s’étaient pas écoulées que l’inspecteur Joyeux mettait la main sur Vandermeer, dit L’Andouille, qui, dénoncé par un des blessés transportés à l’hôpital, se faisait pincer dans un garni de la rue de Norvins. De Casque-de-Cuivre, point de nouvelles. Il semblerait même que ses amis les plus intimes ignorent sa retraite, et l’on nous fait savoir que l’anarchie règne parmi ce peuple privé de sa reine. Jusqu’à présent, Le Frisé a réussi à échapper aux recherches. »

Minne, avant d’entrer dans son lit blanc, vient de relire le Journal avant de le jeter dans sa corbeille à papiers. Elle tarde à s’endormir, s’agite et songe :

« Elle est cachée, elle, leur reine ! Probablement aussi dans une carrière. Les agents ne savent pas chercher. Elle a des amis fidèles, qui lui apportent de la viande froide et des œufs durs, la nuit… Si on découvre sa cachette, elle aura toujours le temps de tuer plusieurs personnes de la police avant qu’on la prenne… Mais, voilà, son peuple se mutine ! Et les Aristos de Levallois vont se disperser aussi, privés du Frisé… Ils auraient dû élire une vice-reine, pour gouverner en l’absence de Casque-de-Cuivre…»

Pour Minne, tout cela est monstrueux et simple à la manière d’un roman d’autrefois. Elle sait, à n’en point douter, que la bordure pelée des fortifications est une terre étrange, où grouille un peuple dangereux et attrayant de sauvages, une race très différente de la nôtre, aisément reconnaissable aux insignes qu’elle arbore : la casquette de cycliste, le jersey noir rayé de vives nuances, qui colle à la peau comme un tatouage bariolé. La race produit deux types distincts :

1° Le Trapu, qui balance en marchant des mains épaisses comme des biftecks crus, et dont les cheveux, bas plantés sur le front, semblent peser sur les sourcils ;

2° Le Svelte. Celui-là marche indolemment, sans le moindre bruit. Ses souliers Richelieu – qu’il remplace souvent par des chaussures de tennis – montrent des chaussettes fleuries trouées ou non. Parfois aussi, au lieu de chaussettes, on voit la peau délicate du cou-de-pied, nu, d’un blanc douteux, veiné de bleu… Des cheveux souples descendent sur la joue bien rasée, en manière d’accroche-cœurs, et la pâleur du teint fait valoir le rouge fiévreux des lèvres.

D’après la classification de Minne, cet individu-là incarne le type noble de la race mystérieuse. Le Trapu chante volontiers, promène à ses bras des jeunes filles en cheveux, gaies comme lui. Le Svelte glisse ses mains dans les poches d’un pantalon ample, et fume, les yeux mi-clos, tandis qu’à son côté une inférieure et furieuse créature crie, pleure, et reproche… « Elle l’ennuie, invente Minne, d’un tas de petits soucis domestiques. Lui, il ne l’écoute même pas, il rêve, il suit la fumée de sa cigarette d’Orient… »

Car les songeries de Minne ignorent le caporal vulgaire, et pour elle il n’est de cigarettes qu’orientales…

Minne admire combien, pendant le jour, les mœurs de la race singulière restent patriarcales. Lorsqu’elle revient de son cours, vers midi, elle « les » aperçoit, nombreux, au flanc du talus où leurs corps étendus pendent, assoupis. Les femelles de la tribu, accroupies sur leurs talons, ravaudent et se taisent, ou lunchent comme à la campagne, des papiers gras sur leurs genoux. Les mâles, forts et beaux, dorment. Quelques-uns de ceux qui veillent ont jeté leurs vestes, et des luttes amicales entretiennent la souplesse de leurs muscles…

Minne les compare aux chats qui, le jour, dorment, lustrent leur robe, aiguisent leurs griffes courbes au bois des parquets. La quiétude des chats ressemble à une attente. La nuit venue, ce sont des démons hurleurs, sanguinaires, et leurs cris d’enfants étranglés parviennent jusqu’à Minne pour troubler son sommeil.

La race mystérieuse ne crie point la nuit ; elle siffle. Des coups de sifflets vrillants, terribles, jalonnent le boulevard extérieur, portent de poste en poste une téléphonie incompréhensible. Minne, à les entendre, frémit des cheveux aux orteils, comme traversée d’une aiguille…

« Ils ont sifflé deux fois… une espèce de ui-ui-ui tremblé a répondu, loin, là-bas… Est-ce que ça veut dire : Sauvez-vous ? ou bien : Le coup est fait ? Peut-être qu’ils ont fini, qu’ils ont tué la vieille dame ? La vieille dame est maintenant au pied de son lit, par terre, dans “une mare de sang “. Ils vont compter l’or et les billets, s’enivrer avec du vin rouge et dormir. Demain, sur le talus, ils raconteront la vieille dame à leurs camarades, et ils partageront le butin…

“Mais, hélas ! leur reine est absente, et l’anarchie règne le Journal l’a dit ! Être leur Reine avec un ruban rouge et un revolver, comprendre le langage sifflé, caresser les cheveux du Frisé et indiquer les coups à faire… La reine Minne… la reine Minne !… Pourquoi pas ? on dit bien la reine Wilhelmine…»

Minne dort déjà et divague encore…

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