II

Le soleil haut bordait la fenêtre quand Alain s’éveilla. La grappe jaune du cytise pendait, translucide, au-dessus de la tête de Saha, une Saha diurne, innocente et bleue, occupée à sa toilette.

– Saha !

– Me-rraing ! répondit la chatte avec éclat.

– Est-ce que c’est ma faute, si tu as faim ? Tu n’avais qu’à aller demander ton lait en bas, si tu es pressée.

Elle s’adoucit à la voix de son ami, répéta la même parole plus bas, montrant sa gueule sanguine, plantée de canines blanches. Sous le regard plein de loyal et exclusif amour, Alain s’alarma : « Mon Dieu, cette chatte… que faire de cette chatte… J’avais oublié que je me marie… Et la nécessité d’habiter chez Patrick… »

Il se tourna vers le portrait, serti d’acier chromé, où Camille brillait comme baignée d’huile, une grande flaque-miroir sur ses cheveux, la bouche en émail vitrifié d’un noir d’encre, les yeux vastes entre deux palissades de cils.

– Beau travail de professionnel, grommela Alain.

Il ne se souvenait plus qu’il avait choisi lui-même, pour sa chambre, cette photographie qui ne ressemblait ni à Camille, ni à personne. « Cet œil… J’ai vu cet œil… »

Il prit un crayon et rétrécit légèrement l’œil, atténua l’excès de blanc et ne réussit qu’à gâter l’épreuve.

– Mouek mouek mouek… Ma-a-a-a… Ma-a-a-a… dit Saha, en s’adressant à un petit bombyx prisonnier entre la vitre et le rideau de tulle.

Son menton léonin tremblait, et elle bégayait de convoitise. Alain cueillit le papillon entre deux doigts pour l’offrir à la chatte.

– Hors-d’œuvre, Saha !

Un râteau, dans le jardin, peignait nonchalamment le gravier. Alain vit en lui-même la main qui guidait le râteau, une main de femme vieillissante, main machinale, obstinée et douce, sous un gros gant blanc de gendarme…

– Bonjour, maman ! cria-t-il.

Une voix de loin lui donna une réponse, voix dont il n’écoutait pas les paroles, murmure affectueux, insignifiant et nécessaire… Il descendit en courant, la chatte aux talons. Au grand jour, elle savait se changer en une sorte de chien turbulent, dégringoler bruyamment l’escalier, gagner le jardin par sauts rudes et dépouillés de magie.

Elle s’assit sur la petite table du déjeuner, parmi les médailles de soleil, à côté du couvert d’Alain. Le râteau, qui s’était tu, reprit lentement sa tâche.

Alain versa le lait de Saha, y délaya une pincée de sel et une pincée de sucre, puis se servit avec gravité. Quand il déjeunait seul, il n’avait pas à rougir de certains gestes élaborés par le vœu inconscient de l’âge maniaque, entre la quatrième et la septième année. Il pouvait librement aveugler de beurre tous les « yeux » du pain, et froncer le sourcil lorsque le niveau du café au lait, dans sa tasse, dépassait une cote de crue marquée par certaine arabesque d’or. À la première tartine épaisse devait succéder une seconde tartine mince, tandis que la deuxième tasse réclamait un morceau de sucre supplémentaire… Enfin un tout petit Alain, dissimulé au fond d’un grand garçon blond et beau, attendait impatient que la fin du déjeuner lui permît de lécher en tous sens la cuiller du pot à miel, une vieille cuiller d’ivoire noircie et cartilagineuse.

« Camille, en ce moment, déjeune debout, en marchant. Elle mord à même une lame de jambon maigre, serrée entre deux biscottes, et dans une pomme d’Amérique. Et elle pose et oublie, de meuble en meuble, une tasse de thé sans sucre… »

Il leva les yeux sur son domaine d’enfant privilégié, qu’il chérissait et croyait connaître. Au-dessus de sa tête les vieux ormes, sévèrement taillés en charmilles, ne frémissaient que du bout de leurs jeunes feuilles. Un édredon de silènes roses, à margelle de myosotis, trônait sur une pelouse. L’arbre mort laissait pendre, de son coude décharné, une écharpe de polygonum émue à chaque souffle, mêlée de clématites violettes à quatre pétales. Un des appareils d’arrosage, debout sur son pied unique, rouait sur le gazon, ouvrant sa queue de paon blanc barrée d’un instable arc-en-ciel.

« Un si beau jardin… Un si beau jardin… » dit Alain tout bas. Il mesura, offensé, l’amas silencieux de gravats, de poutrelles et de plâtre en sacs qui déshonorait l’ouest de la maison. « Ah ! c’est dimanche, ils ne travaillent pas. Pour moi c’était dimanche toute la semaine… » Quoique jeune et capricieux, et choyé, il vivait selon le rythme commercial des six jours et sentait le dimanche.

Un pigeon blanc furtif bougea derrière les wégélias et les deutzias à grappes rosées. « Ce n’est pas un pigeon, c’est la main gantée de maman. » Le gros gant blanc, à ras de terre, relevait une tige, pinçait des brins d’herbe folle crûs en une nuit. Deux verdiers, sur le gravier, vinrent cueillir les miettes du déjeuner, et Saha les suivit de l’œil sans s’échauffer. Mais une mésange, suspendue la tête en bas dans un orme, au-dessus de la table, appela la chatte par défi. Assise, les pattes jointes, son jabot de belle femme tendu et la tête en arrière, Saha tâchait de se vaincre, mais ses joues enflaient de fureur et ses petites narines se mouillaient.

– Aussi belle qu’un démon ! Plus belle qu’un démon, lui dit Alain.

Il voulut caresser le crâne large, habité d’une pensée féroce, et la chatte le mordit brusquement pour dépenser son courroux. Il regarda sur sa paume deux petites perles de sang, avec l’émoi coléreux d’un homme que sa femelle a mordu en plein plaisir.

– Mauvaise… Mauvaise… Regarde ce que tu m’as fait…

Elle baissa le front, flaira le sang, et interrogea craintivement le visage de son ami. Elle savait comment l’égayer et l’attendrir, et cueillit sur le napperon une biscotte qu’elle tint à la manière des écureuils.

La brise de mai passait sur eux, courbait un rosier jaune qui sentait l’ajonc en fleur. Entre la chatte, le rosier, les mésanges par couples et les derniers hannetons, Alain goûta les moments qui échappent à la durée humaine, l’angoisse et l’illusion de s’égarer dans son enfance. Les ormes grandirent démesurément, l’allée élargie se perdit sous les arceaux d’une treille défunte, et comme le dormeur hanté qui choit d’une tour, Alain reprit conscience de sa vingt-quatrième année.

« J’aurais dû dormir une heure de plus. Il n’est que neuf heures et demie. C’est dimanche. Hier aussi pour moi c’était dimanche. Trop de dimanches… Mais demain… »

Il sourit à Saha d’un air complice. « Demain, Saha, c’est l’essayage fini de la robe blanche. Sans moi. C’est une surprise… Camille est assez brune pour que le blanc l’embellisse… Pendant ce temps-là, je verrai la voiture. Ça fait un peu kiki, un peu radin, comme dit Camille, un roadster… Voilà ce qu’on gagne à être « des mariés si jeunes… »

D’un bond vertical, montant dans l’air comme un poisson vers la surface de l’eau, la chatte atteignit une piéride bordée de noir. Elle la mangea, toussa, recracha une aile, se lécha avec affectation. Le soleil jouait sur son pelage de chatte des Chartreux, mauve et bleuâtre comme la gorge des ramiers.

– Saha !

Elle tourna la tête et lui sourit sans détour.

– Mon petit puma ! bien-aimée chatte ! créature des cimes ! Comment vivras-tu si nous nous séparons ? Veux-tu que nous entrions tous deux dans les ordres ? Veux-tu… je ne sais pas, moi…

Elle l’écoutait, le regardait d’un air tendre et distrait, mais, à une inflexion plus tremblante de la voix amie, elle lui retira son regard.

– D’abord, tu viendras avec nous, tu ne détestes pas la voiture. Si nous avons le cabriolet à la place du roadster, derrière les sièges il y a un rebord…

Il se tut et s’assombrit au souvenir récent d’une voix de jeune fille, vigoureuse, timbrée à souhait pour les appels en plein air, hardiment appuyée sur les grandes voyelles A et O, qui savait rappeler les nombreux mérites du roadster. « Et puis quand on couche le pare-brise, Alain, c’est épatant, à pleins gaz on sent la peau des joues qui vous recule jusqu’aux oreilles… »

– Qui recule jusqu’aux oreilles, tu t’imagines, Saha ? Quelle horreur…

Il serra les lèvres, fit une longue figure d’enfant buté, expert à la dissimulation.

« Ça n’est pas dit encore. Si j’aime mieux le cabriolet, moi ? Je pense que j’ai tout de même voix au chapitre ? »

Il toisa le rosier jaune comme si ce fût la jeune fille à la belle voix. Derechef l’allée s’élargit, les ormes montèrent, la treille morte ressuscita. Tapi contre les jupes de deux ou trois parentes, hautaines et le front dans les nues, un Alain enfant épiait une autre famille compacte, entre les blocs de laquelle brillait une fillette très brune, dont les larges yeux et les cheveux noirs en rouleaux rivalisaient d’éclat hostile et minéral. « Dis bonjour… Pourquoi ne veux-tu pas dire bonjour ?… » C’était une voix d’autrefois, affaiblie, conservée par des années d’enfance, d’adolescence, de collège, d’ennui militaire, de fausse gravité, de fausse compétence commerciale. Camille ne voulait pas dire bonjour. Elle suçait sa joue à l’intérieur de sa bouche et esquissait roidement la courte révérence des fillettes. « Maintenant, elle appelle ça la révérence à la tords-toi-le-pied. Mais quand elle est en colère, elle se mord encore le dedans de la joue. Et c’est curieux, dans ces moments-là, elle n’est pas laide. »

Il sourit et s’échauffa honnêtement sur sa fiancée, content en somme qu’elle fût saine, un peu banale dans la fougue sensuelle. À la face du matin innocent, il provoqua des images propres, tantôt à exciter sa vanité et sa hâte, tantôt à engendrer l’appréhension, voire le désarroi. En sortant de son trouble, il trouva le soleil trop blanc et le vent sec. La chatte avait disparu, mais dès qu’Alain se leva elle fut auprès de lui et l’accompagna, marchant d’un long pas de biche et évitant les grains ronds du gravier rosé. Ils allèrent ensemble jusqu’aux « travaux », inspectèrent avec une hostilité égale le tas de gravats, une porte-fenêtre neuve, sans vitres, insérée dans un mur, des appareils d’hydrothérapie et des carreaux de faïence.

Pareillement offensés, ils supputaient le dommage causé à leur passé et à leur présent. Un vieil if, arraché, mourrait très lentement, la tête en bas, sous sa chevelure de racines. « Jamais, jamais je n’aurais dû permettre cela », murmura Alain. « C’est une honte. Toi, Saha, tu ne le connais que depuis trois ans, cet if. Mais moi… »

Au fond du trou laissé par l’if, Saha flairait une taupe dont l’image, sinon l’odeur, lui monta au cerveau.

Pendant une minute, elle s’oublia jusqu’à la frénésie, gratta comme un fox-terrier, se roula comme un lézard, sauta des quatre pattes comme un crapaud, couva une pelote de terre entre ses cuisses comme fait le rat des champs de l’œuf qu’il a volé, s’échappa du trou par une série de prodiges et se trouva assise sur le gazon, froide et prude et domptant son souffle.

Alain, grave, n’avait pas bougé. Il savait tenir son sérieux, quand les démons de Saha l’entraînaient hors d’elle-même. L’admiration et la compréhension du chat, il les portait innées en lui, rudiments qui lui donnèrent, par la suite, de traduire Saha avec facilité. Il la lisait comme un chef-d’œuvre, depuis le jour où, au sortir d’une exposition féline, Alain avait posé sur le gazon ras de Neuilly une petite chatte de cinq mois, achetée à cause de sa figure parfaite, à cause de sa précoce dignité, de sa modestie sans espoir derrière les barreaux d’une cage.

– Pourquoi n’avez-vous pas acheté plutôt un angora ? demanda Camille…

« Elle me disait vous dans ce temps-là », songeait Alain. « Ce n’était pas seulement une petite chatte que j’apportais. C’étaient la noblesse féline, son désintéressement sans bornes, son savoir-vivre, ses affinités avec l’élite humaine… » Il rougit et s’excusa mentalement. « Saha, l’élite, c’est ce qui te comprend le mieux… »

Il n’en était pourtant pas encore à penser « ressemblance » au lieu de « compréhension », car il appartenait à un milieu humain qui s’interdit de reconnaître et même de concevoir ses parentés animales. Mais à l’âge de convoiter une automobile, un voyage, une reliure rare, des skis, Alain n’en demeura pas moins le jeune-homme-qui-a-acheté-un-petit-chat. Son étroit univers en retentit, les employés de la Maison Amparat et Fils, rue des Petits-Champs, s’étonnèrent, et M. Veuillet s’enquit de la « petite bestiole »…

« Avant de t’avoir choisie, Saha, je n’aurais peut-être jamais su qu’on peut choisir. Pour le reste… Mon mariage contente tout le monde et Camille, et il y a des moments où il me contente aussi, mais… »

Il se leva du banc vert, prit le sourire important du fils Amparat qui épouse, condescendant, la petite essoreuse Malmert, « une jeune fille qui n’est pas tout à fait de notre bord », disait Mme Amparat. Mais Alain n’ignorait pas que les Machines-à-laver-Malmert, parlant entre eux des Amparat-de-la-soie, n’oubliaient pas de mentionner, en levant haut le menton « Les Amparat ne sont plus dans la soie, la mère et le fils ont seulement conservé des intérêts dans la maison, et le fils n’y fait pas figure de maître… »

Guérie de son extravagance, l’œil doux et doré, la chatte sembla attendre la reprise de la confidence mentale, du murmure télépathique vers lequel elle tendait son oreille ourlée d’argent.

« Tu n’es pas qu’un pur et étincelant esprit de chat, toi non plus », reprit Alain. « Ton premier séducteur, le matou blanc sans queue, rappelle-toi, ô ma laide, ô ma coureuse sous la pluie, ô ma dévergondée… »

– Ce qu’elle est mauvaise mère, votre chatte ! s’écriait Camille, indignée. Elle n’y pense même plus, à ses petits qu’on lui a ôtés !

« Mais c’étaient des paroles de jeune fille », reprit Alain, défiant. « Les jeunes filles sont toujours bonnes mères, avant. »

Un coup de timbre grave et rond tomba de haut de l’air tranquille, et Alain se leva d’un saut comme un coupable, au bruit du gravier écrasé sous les roues.

« Camille ! Il est onze heures et demie… Bon Dieu !… ».

Il croisait la veste de son pyjama, resserrait la ceinture d’une main si nerveuse qu’il se gourmanda : « Allons, qu’est-ce que j’ai ? J’en verrai bien d’autres dans une semaine… Saha, tu viens à la rencontre ? » Mais Saha avait disparu, et déjà Camille foulait, d’un talon hardi, le gazon. « Ah ! Elle est vraiment bien… » Un bond agréable de son sang lui serra la gorge, lui rougit les joues, et il fut tout au spectacle de Camille en blanc, un petit pinceau noir de cheveux bien taillés sur les tempes, une mince cravate rouge au cou, et le même rouge sur sa bouche. Fardée avec art, avec modération, sa jeunesse ne devenait évidente qu’au bout d’un instant, et révélait la joue blanche sous l’ocre, la paupière sans pli sous un peu de poudre beige, autour du grand œil presque noir. Son diamant tout neuf à sa main gauche taillait la lumière en mille éclats colorés.

– Oh ! s’écria-t-elle, tu n’es pas prêt !… Par ce temps !…

Mais elle s’arrêta aux rudes cheveux blonds désordonnés, à la poitrine nue sous le pyjama, à la confusion qui colorait Alain, et tout son visage de jeune fille avoua si clairement la chaude indulgence d’une femme qu’Alain n’osa plus lui donner le baiser de midi moins le quart, celui du jardin ou du Bois.

– Embrasse-moi, supplia-t-elle tout bas, comme si elle lui demandait secours.

Gauche, inquiet, et mal défendu sous son pyjama léger, il désigna d’un signe les arbustes à grappes roses, d’où venait le bruit du sécateur et du râteau, et Camille n’osa pas se jeter à son cou. Elle baissa les yeux, cueillit une feuille, ramena sur sa joue le pinceau lustré de ses cheveux, mais, au mouvement de son menton levé et au battement de ses narines, Alain voyait qu’elle cherchait dans l’air, sauvagement, la fragrance d’un corps blond, à peine couvert, et dont il jugea secrètement qu’elle n’avait pas assez peur.

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