CHATS

Ils sont cinq autour d'elle, tous les cinq issus de la même souche et rayés à l'image de leur ancêtre, le chat sauvage. L'un porte ses rayures noires sur un fond rosé comme le plumage de la tourterelle, l'autre n'est, des oreilles à la queue, que zébrures pain brûlé sur champ marron très clair, comme une fleur de giroflée. Un troisième paraît jaune, à côté du quatrième qui n'est que ceintures de velours noir, colliers, bracelets, sur un dessous gris argent d'une grande élégance. Mais le cinquième, énorme, resplendit dans sa fourrure fauve à mille bandes. Il a les yeux verts de menthe, et la large joue velue qu'on voit au tigre.

Elle, mon Dieu, c'est la Noire. Une Noire pareille à cent autres Noires, mince, bien vernissée, la mouche blanche au poitrail et la prunelle en or pur. Nous l'avons nommée la Noire parce qu'elle est noire, de même la chatte grise s'appelle Chatte-Grise et la plus jeune des bleues de Perse Jeune-Bleue. Nous n'avons pas risqué la méningite.

Janvier, mois des amours félines, pare les chats d'Auteuil de leur plus belle robe et racole, pour nos trois chattes, une trentaine de matous. Le jardin s'emplit de leurs palabres interminables, de leurs batailles, et de leur odeur de buis vert. La Noire seule marque qu'ils l'intéressent. C'est trop tôt pour Jeune-Bleue et Chatte-Grise, qui contemplent de haut la démence des mâles. La Noire, pour l'heure, se tient mal, et ne va pas plus loin. Elle choisit longuement dans le jardin une branche taillée en biseau, élaguée de l'an dernier, pour s'en servir en guise de brosse à dents d'abord, puis de gratte-oreilles, enfin de gratte-flancs. Elle s'y râpe, elle s'y écorche, en donnant tous les signes de la satisfaction. Une danse horizontale suit, au cours de laquelle elle imite l'anguille hors de l'eau. Elle se roule, chemine sur le dos et le ventre, souille sa robe, et les cinq matous avec elle avancent, reculent comme un seul matou. Souvent le doyen magnifique, n'y tenant plus, s'élance, et porte sur la tentatrice une patte pesante… Tout aussitôt la chorégraphe voluptueuse se redresse, gifle l'imprudent et s'accroupit, pattes rentrées sous le ventre, avec un aigre et revêche visage de vieille dévote. En vain le puissant chat rayé, pour montrer sa soumission et rendre hommage à la Noire, feint-il de choir les quatre pattes en l'air, défaillant et soumis. Elle le relègue parmi le quintette anonyme, et gifle équitablement n'importe quel rayé, s'il manque à l'étiquette et la salue de trop près.

Ce ballet de chats dure depuis ce matin, sous mes fenêtres. Aucun cri, sauf le « rrrr… » dur et harmonieux qui roule par moments dans la gorge des matous. La Noire, muette et lascive, provoque, puis châtie, et savoure sa toute-puissance éphémère. Dans huit jours le même mâle qui tremble devant elle, qui patiente et perd le boire et le manger, la tiendra solidement par la nuque… Jusque-là, il plie.

Un sixième rayé vient d'apparaître. Mais aucun des matous n'a daigné le toiser en rival. Gras, velouté, candide, il a perdu dès son jeune âge tout souci des jeux de l'amour, et les nuits tragiques de janvier, les clairs de lune de juin ont cessé pour lui, à jamais, d'être fatidiques. Ce matin, il se sent las de manger, fatigué de dormir. Il promène, sous le petit soleil d'argent, sa robe lustrée, et la fatuité sans malice qui lui valut son nom de Beaugarçon. Il sourit au temps clair, aux passereaux confiants. Il sourit à la Noire, à sa frémissante escorte. Il taquine d'une patte molle un vieil oignon de tulipe qu'il délaisse pour un gravier rond. La queue de la Noire fouette et se tord comme un serpent coupé : il s'élance, la capture, la mordille, et reçoit une demi-douzaine de mornifles, sèches et griffues, à le défigurer… Mais Beaugarçon, déchu du rang de mâle, ignore tout du protocole amoureux, et redescend à l'équité pure. Injustement battu, il ne prend que le temps de gonfler ses poumons et de reculer d'un pas, avant d'administrer à la Noire une correction telle qu'elle en suffoque, râle de rage et saute le mur pour cacher sa honte dans le jardin voisin.

Et comme j'allais courir, craignant la fureur des matous, au secours de Beaugarçon, je vis qu'il faisait retraite avec lenteur, majesté et inconscience, parmi les rayés immobiles, silencieux, et pour la première fois déférents devant l'eunuque qui avait osé battre la reine.

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